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NATURE ET STRATÉGIE DANS LA PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE HUMANISTE Author(s): Jean-Paul Charnay Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 46 (Janvier-juin 1969), pp. 107-124 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689482 . Accessed: 13/06/2014 16:50 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.96.189 on Fri, 13 Jun 2014 16:50:37 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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NATURE ET STRATÉGIE DANS LA PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE HUMANISTEAuthor(s): Jean-Paul CharnaySource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 46 (Janvier-juin 1969), pp.107-124Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689482 .

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ÉTUDES CRITIQUES

NATURE ET STRATÉGIE DANS LA PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE HUMANISTE

par Jean-Paul Gharnay

Battre Aux champs : la vieille expression, l'allègre sonnerie sont évocatrices de cette impression de renouveau, d'appel de l'aventure, de plongée dans la nature qu'ont longtemps donnée les entrées en « campagne » (1). Les armées quittent les villes, le grisâtre milieu quotidien, l'univers familier pour se tremper dans une nouvelle atmosphère physique et sociale déterminant un retour à l'état antérieur : l'homme est directement confronté aux règnes végétal et minéral ; passant outre aux théories du contrat social et aux constructions du droit des gens, il confie à la seule force et à la seule ruse le soin d'assurer le succès de ses entreprises, voire l'avenir de sa communauté. Il tend à s'identifier aux membres du règne animal - homo homine lupus - à se réifier à un double point de vue.

En soi, parce que, sociologiquement, l'organisation « militaire » (au sens large) subordonne et hiérarchise disciplinairement les indi- vidus, les rend « esclaves » de fins collectives souvent irrationnelles, les transforme en simples « membres de la horde », bref accroît leurs chances de mort et les confond dans un destin commun, même si le phénomène de la division du travail tend à les diver- sifier au fur et à mesure de l'évolution des sciences et des techni- ques, et des modes d'action stratégique.

Contre l'Autre : la lutte étant négation plus ou moins intense de la spécificité de l'adversaire (1), toute guerre assimile l'ennemi

(1) Pour les notions stratégiques, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Société militaire et suffrage politique en France depuis 1789t Paris, S.E.V.P.E.N., 1964, et à nos deux séries d'études :

« Une théorie générale de la stratégie », in Stratégie, nOB 1 (été 1964) ; 6 (oct. 1965) ; 7 (janv. 1966) ; 8 (avr. 1966) ; 9 (juill. 1966) ; 12 (avr. 1967) ; 15 (janv. 1968).

« Évolution des doctrines stratégiques », in Stratégie, n08 2 (oct. 1964) ; 3 (janv. 1965) ; 4 (avr. 1965) ; et in L'ambivalence dans la culture arabe, par J. Berque, J.-P. Gharnay et autres, Paris, Anthropos, 1967, « Action et politique en Islam ».

Le présent article prend rang dans cette seconde série. (1) Voir notre article « Sur la fonction stratégique. Négation et raison »,

Stratégie, n° 7, janv. 1966.

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à un « animal » à traquer, à mettre hors de combat. D'où le senti- ment d'enivrement souvent ressenti au début des conflits, de libé- ration de pulsions comprimées par la vie civilisée, d'immersion dans un nouveau mode de vie - fort mouvant et aléatoire - , lorsque commencent à s'affronter les peuples ou les classes sociales.

D'où aussi les incertitudes, les craintes chez ceux-mêmes qui inspirent ou dirigent les conflits et le souci de les restreindre par des conduites rationnelles, par une meilleure connaissance des lois naturelles régissant le « terrain » dans lequel se déroulera l'affron- tement.

L'insertion différenciée de la pensée stratégique dans la nature. - II en résulte une extension de la pensée stratégique par prises de conscience et mises en œuvre successives de domaines d'action et de moyens de plus en plus hétérogènes. Sa conception purement militaire se réfère à la « nature » au sens littéral du terme : un certain usage du temps (en sa triple acception : philosophique, quantitative et climatologique) et de l'espace (géographie straté- gique et géopolitique). Sa conception révolutionnaire appréhende la totalité du palier démo-morphologique, de l'ordonnancement idéologique et social, des ruptures économiques, des rapports écologiques et culturels, afin de déterminer les points faibles et inattendus sur lesquels l'action opérera avec le plus de surprise et d'efficacité.

La stratégie parcourt ainsi les deux contenus sémantiques du mot « nature » : la nature en tant qu'opposée au milieu citadin, la nature en tant qu'ensemble du milieu et multiplicité des dimen- sions dans lesquelles se meut l'homme, lui-même simple élément de cette nature. Afin de réduire les risques inhérents à son action, elle tend à en réaliser un contrôle de plus en plus poussé. Elle constitue un des modes les plus immédiats et les plus perceptibles de connaissance - de culture pour reprendre l'antithèse de Lévi-Strauss - par lesquels l'homme se subordonne la nature.

Mais la culture est systématisation, pondération, recherche des régularités, jonction des phénomènes naturels, des catégories conceptuelles et des rites (au sens large) sociaux. Appliquée à l'élaboration stratégique, elle se heurte à une triple contradiction. D'une part, stratégie « militaire » et stratégie « révolutionnaire » sont souvent opposées. Chacune d'elles semble s'insérer en des domaines d'action, en des « natures » différentes : ou le milieu « géographique », ou le milieu urbain socio-économique. Distinction parfaitement abusive évidemment (Comte, Spencer, Saint-Simon, Marx, ont depuis longtemps montré les relations entre l'institution militaire et les divers types de sociétés ; et Jaurès, Engels, Lénine, Trotsky, Mao Tsé-toung..., les aspects militaires de la révolution), mais qui tend à figer chaque type de stratégie dans ses inspirations, ses figures et ses rôles sociaux spécifiques, ses techniques et ses tactiques particulières. D'autre part, en tant que processus orienté en vue d'un rééquilibrage de l'ordre (interne ou international) établi, la stratégie en sa fonction négatrice de l'Autre tend à

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détruire le système d'œuvres de civilisation dont l'adversaire est porteur (1), et même, par rationalisation progressive des efforts exercés sur soi par celui qui la mène, le système dont il est lui- même porteur : le phénomène d'identification des ennemis, au fur et à mesure que la chaleur du conflit s'élève, est symptomatique à cet égard. La stratégie, dans la mesure où elle constitue un processus de soumission continue de la nature, a vocation à détruire des pans entiers de culture : les découvertes scientifiques et techniques en matière d'armement, le renouvellement des doctrines philosophiques, juridiques et sociales en matière de relations internationales, luttes sociales, guerres révolutionnaires ou subversives en font largement foi.

Dès lors, apparaît l'ambiguïté de la stratégie révolutionnaire : se voulant réaménagement prospectif, elle contient ses propres risques d'échec et paraîtra verser dans l'utopie. Certes, tout révolutionnaire est par nature optimiste, puisqu'il postule la possibilité d'un changement heureux de l'ordonnancement social et de l'éthique par une action humaine concertée et orientée. Mais il serait instructif de classer les grands tenants de la pensée révo- lutionnaire - théoriciens et praticiens - en fonction de leur degré d'optimisme et de l'intensité de la violence qu'ils préconisent pour la mettre en œuvre. Sans doute verrait-on alors, au cours de leur évolution intellectuelle et de leur expérience effective, les deux courbes suivre des directions opposées : celle de la violence ascendante, celle de l'optimisme décroissante.

Certains courants de la pensée révolutionnaire se sont précisé- ment basés sur cette triple contradiction pour aviver la véhémence de la lutte, et d'une part, la situer en tel ou tel « terrain » d'action (socio-économique, ouvrier ou rural, politique ou culturel), en tel ou tel mode d'action (masse ou inspiration individuelle), en telle ou telle intensité dans l'usage de la violence (paroxysmique ou ponctuelle). D'autre part, la faire déboucher vers la victoire entendue comme une mutation brusque et totale des structures socio-économiques se jumelant à des progrès scientifico-techniques rapides, et devant aboutir, après une série de destructions, à une transformation radicale de la table des valeurs culturelles et morales, voire des comportements humains et des mécanismes psychosociologiques.

Sans être par principe hostiles à de telles perspectives, d'autres courants de la pensée révolutionnaire, que l'on peut qualifier d'humanistes, s'efforcent au contraire de conjuguer, dans une vision spécifique des modes de rénovation sociale, les tendances extérieurement contradictoires apparaissant entre nature et stratégie. Refusant de privilégier tel ou tel domaine ou terrain d'action, ils se réfèrent à l'ensemble de la nature physique et sociale pour y déterminer, au gré des circonstances, les facteurs stratégiques les plus adéquats. Ils se fondent donc sur un pos-

(1) Par inversion, le vainqueur peut se rallier au système du vaincu : exemple fréquent qui ne modifie pas l'essence du phénomène.

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tulat : la capacité pour la raison de définir et maîtriser (fût-ce par accommodations successives) une durée au cours de laquelle ces différents facteurs pourraient être traités selon leur efficacité contingente. Ils professent, en effet, la possibilité d'un progrès linéaire et irréversible de l'humanité grâce à la cohérence crois- sante des lois écologiques et des régularités sociales organisées. Ils admettent une psychologie individuelle encore classique et une civilisation nourrie des humanités et des meilleurs « produits » de l'ère bourgeoise. Ils placent la personne et son libre arbitre au- dessus de la société, et postulent un anthropocentrisme absolu. Ils affirment concurremment la bonté intrinsèque de l'homme situé dans un milieu favorable, et l'accélération de l'amélioration de ce milieu davantage par le pouvoir persuasif de la raison sur soi que par la contrainte exercée sur autrui, par la libre discussion fondée sur l'instinct de sociabilité que par l'organisation de groupes de combat fondée sur l'instinct agonistique.

De telles croyances se révéleraient facilement chez les grands révolutionnaires de 89 à Thermidor. Elles apparaîtraient sans doute également, en dépit des diversités idéologiques, chez Proudhon (1) et Jaurès. Car en dépit des plus désespérantes retombées, la Révolution française, comme Proudhon et Jaurès, se sont efforcés de conceptualiser et de susciter les vastes processus par lesquels la pensée établit une représentation générale de l'ordre naturel et humain, de ses hiérarchies et de ses relations, afin de déterminer les éléments sur lesquels il est possible d'agir pour transformer cet ordre.

Description de la nature et Guerre d'Indépendance américaine. - A la fin du xvnie siècle, la pensée occidentale se livre à un double rééquilibrage : elle atteste la primauté conquérante de la raison en tant que technique philosophique et en tant que mode d'expli- cation de l'univers : logique déterministe issue de la déduction cartésienne, et observation empirique scientifique ou psycho- sociologique (Lavoisier, École anglaise). Elle tente d'introduire cette raison dans la totalité de la nature : dans l'homme et la société par affirmation de son innéité et de son universalité (figure du bon sauvage, recherches théoriques sur les origines du contrat social), dans les séries de corrélations monétaires, économiques et démo- graphiques (efflorescence de l'économie politique avec le Tableau économique de Quesnay, les mécanismes dévoilés par Galiani, Adam Smith, Malthus...), dans les synthèses relatives à l'évolution de la terre et des espèces (Buffon, Lamarck). Elle se jette dans une description raisonnée des pensées, des arts et des techniques (V Encyclopédie) et une découverte systématique des espaces et des populations inconnues : c'est l'époque des voyageurs (Tavernier, Volney...) et des vastes circumnavigations : Cook, La Perouse. Dans ses mœurs, elle prône, après la tension du Grand Siècle, une

(1) Les théories de Proudhon ont été évoquées dans notre article « Théori- sation de la grande guerre au début de l'ère industrielle », Stratégie. n° 4, avril 1965.

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certaine spontanéité, un repli sur l'existence et les comportements quotidiens : Rousseau, le drame bourgeois, Greuze...

Cette découverte de la terre, ce retour aux sentiments et à la vie originaires transparaissent aussi bien dans ces grandioses efforts pour ceinturer la planète - terminés si tragiquement par refus de la nature ou des « naturels » - que dans ces simulacres les plus charmeurs et les plus puérils : Trianon - également brisé par le « retour à la nature » du réalisme parisien révolutionnaire.

Aussi bien n'est-ce pas dans le parc de Versailles, mais dans un univers vierge, et à l'échelle d'un continent, que se rencontraient nature et stratégie. La première révolution moderne en effet, celle des Insurgents, se déclenche dans le pays appelé à découvrir et défricher successivement son propre territoire, à en exploiter les richesses par cette connaissance empirique des lois physiques qui demeure la grande leçon de Franklin. Il en résultera la révolution technologique qui permettra une expansion continue : cette marche vers l'Ouest qui, après la Prairie, après le Pacifique, a recouvert le Japon, bute actuellement au Viêt-nam, et étend maintenant la stratégie aux espaces sous-marins et spatiaux. Non sans paradoxe, l'accroissement du pouvoir sur la nature a entraîné la nation qui se voulait la plus libérale à détenir le plus grand potentiel de destruction.

Certes, on sait les diverses causes de la lutte américaine : économique et fiscale, socio-géographique et administrative. On sait également les facteurs politiques et militaires de la victoire avec l'intervention étrangère et les rocades interocéanes pour la maî- trise de la mer et des bases côtières. En ce sens, les prestigieuses campagnes de Suffren, de Rodney, de Grasse - parmi les plus belles de la stratégie navale - correspondent aux grands voyages de découverte. Il faut pourtant insister sur un point : l'éloignement dans l'espace, donc dans le temps, entraîne des décalages dans les mentalités d'hommes pourtant issus d'une même origine et porteurs d'une même civilisation. La nature différente (essence et échelle) détermine une mutation de culture ou, si l'on préfère, d'autres manières d'adapter l'action au milieu ambiant. Or c'est précisément la nature encore vierge qui, sur le terrain, assure la suprématie des révoltés. Les Anglais utilisent les lignes déployées de mercenaires issus de sociétés paysannes soumises depuis des siècles à leurs seigneurs, et habituées à manœuvrer disciplinai- rement dans les vastes plaines cultivées, arasées, de l'Europe et surtout de l'Allemagne où se sont déroulés, depuis les guerres de religions, deux siècles de grande guerre classique. Contre ces lignes rigides de soldats-mercenaires se dresse un peuple de colons libres, indépendants des grands propriétaires en raison de l'abon- dance de la terre. Un peuple de chasseurs, de coureurs des bois, de planteurs bons cavaliers, disséminés, mais individualistes et se mouvant à travers forêts et couverts, ayant l'habitude de la lutte contre les Indiens ou de la poursuite des esclaves enfuis, et compen- sant une insuffisante densité de feu par la précision de l'arme des chasseurs : la carabine rayée et non le long fusil à silex de l'infan-

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terie européenne. Un peuple surtout ayant acquis par nécessité le goût, bientôt transformé en culte, de l'action indispensable pour survivre et se transposant naturellement dans la concurrence du libéralisme économique et dans la conception de la politique en tant que lutte entre équipes opposées, entraînant racket par inté- gration entre caractère privé et vie sociale, et identification de l'intérêt général et de la prospérité personnelle. D'où le succès que remportèrent en Amérique, à la fin du xvme siècle, les doctrines de l'ambiance (en partie dérivées de Montesquieu et des empiristes anglais), privilégiant les influences du milieu sur l'homme et la société - donc postulant leur découverte et leur manipulation. Ainsi l'utilisation encore peu rationalisée mais inéluctable de l'envi- ronnement physique et des aptitudes et fonctions sociales que cet environnement imposait, réalisait déjà une imbrication plus large de la stratégie dans la totalité du milieu naturel. La Révo- lution française en a poursuivi le développement.

La nature physique et sociale dans la Révolution française. - Elle a surtout tenté d'articuler logiquement, autant que faire se peut, les stratégies de lutte (au sens large de contrainte, violence) avec les conduites d'action stratégique destinées à déboucher sur de nouveaux modes d'insertion de l'homme dans la nature sociale. La tendance se remarque, dès l'abord, au niveau stratégique le plus immédiat : celui de la stratégie militaire. Les armées, sous l'impul- sion de Garnot, usaient d'une stratégie découlant directement de l'état physique et social contingent : réalisant ainsi, après la stra- tégie purement combina toire rêvée par l'École géométrique du Siècle des Lumières, la première grande « stratégie-praxis » des temps modernes (1). A la fin du xvme siècle, l'Europe avait connu un certain développement démographique, en partie dû au relatif recul des famines par amélioration des cultures et premières théorisations des phénomènes économiques, ainsi qu'aux progrès de l'hygiène. Ainsi, le défaut de forêts très denses ou de marais étendus, et de vastes territoires permettant une retraite en pro- fondeur, pouvait être compensé par la mobilisation acceptée des masses sur lesquelles s'appuyait la direction de la révolution : la petite bourgeoisie et les ruraux. Leur émancipation, si elle demeu- rait encore formelle par certains côtés, dégageait cependant une dynamique qui permettait de modifier la structure sociale, donc la façon de combattre des armées ; et d'intensifier l'exploitation des richesses nationales : la production.

La conscription massive et le patriotisme, l'élan individuel révolutionnaire intéressé et d'autant plus fort, autorisent conjoin- tement la mobilité et la dilution sur le terrain. Ce seront, en straté- gie dite opérationnelle, les grands mouvements tournants sur lignes extérieures ou les fortes concentrations sur lignes intérieures, des

(1) Sur les notions de stratégie-combinatoire et de stratégie-praxis, voir notre article « Déploiement sémantique de la stratégie », Stratégie, n° 15, janv. 1968.

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armées révolutionnaires et des premières armées impériales ; et ce seront, en tactique, les colonnes d'assaut françaises, et la dis- persion des tirailleurs en grandes bandes (puisque le patriotisme raréfie la désertion) qui fatiguent les lignes ennemies.

Ainsi, cette structure sociale nouvelle entraînait également une extension de l'utilisation du milieu physique : l'articulation des forces en corps séparés se répandant sur l'ensemble du théâtre d'opération, au point de vue géographique, et l'utilisation des villages, des fermes, des boqueteaux, etc., au cours de la bataille, par de petits groupes de combattants. Il n'est que de se souvenir, plus que de Fabrice dans la Chartreuse de Parme, du « Cimetière d'Eylau » dans la Légende des siècles. Et également, en matière de logistique, de la façon dont les armées révolutionnaires et impé- riales vivent sur le pays : non seulement par les lourdes réquisitions et contributions en denrées et monnaies officiellement imposées par l'autorité militaire, mais aussi, à un niveau microsociologique pourrait-on dire, par le chapardage, la « débrouillardise » des troupiers.

Aussi, les campagnes révolutionnaires et impériales - ces premières grandes migrations depuis de longs siècles en cette partie du monde - réalisaient déjà, avant le romantisme, un retour de l'homme à son milieu originaire : la nature. Elles consti- tuent aussi les dernières « grandes vacances » de l'Europe, de Madrid à Moscou, avant que le machinisme triomphant ne déter- mine la concentration des vastes prolétariats urbains qui ne repar- tiront en « grandes vacances », en « congés payés », qu'après plus d'un siècle de luttes syndicales révolutionnaires.

Au-delà de la stratégie militaire, l'action stratégique générale exercée à la fois sur soi, contre l'adversaire et dans la totalité du milieu ambiant, physique, idéologique et social, apparaît à vif dans l'un des textes les plus célèbres de la Révolution, le fameux décret de la Convention en date du 23 août 1793, ordonnant, après que la patrie eut été déclarée en danger, la levée en masse :

« Dès ce moment jusqu'à celui où nos ennemis auront été chassés du ter- ritoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente.

« Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour enflammer le courage des guerriers, exciter la haine contre les rois et recommander l'unité de la République.

« Les maisons nationales seront converties en casernes, et les places publi- ques en ateliers d'armes ; le sol des caves sera lessivé pour en extraire le salpêtre.

« Les armes de calibre seront exclusivement confiées à ceux qui marcheront à l'ennemi ; le service de l'intérieur se fera avec des fusils et à l'arme blanche.

« Les chevaux de selle seront requis pour compléter les corps de cavalerie ; les chevaux de trait et autres que ceux employés à l'agriculture conduiront l'artillerie et les vivres. »

Dans la tension révolutionnaire, se mêlent curieusement le style précis du législateur, la phraséologie révolutionnaire dont les

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sémanticiens modernes, tel R. Barthes, ont montré les divers niveaux de signification, les souvenirs antiques, une mobilisation démographique, mentale et matérielle - despotique - totale, l'utilisation des sciences physiques et naturelles en leurs appli- cations chimiques, métallurgiques (cf. par exemple les travaux de Monge), une application de l'esprit de Y Encyclopédie, et la reconnais- sance de Tétat économique contingent : début de la grande pro- duction industrielle, incapable cependant d'assurer pour le « ser- vice de l'intérieur » la fourniture d' « armes de calibre ».

Au-delà même, les réminiscences de Jean-Jacques (le rôle des vieillards) débouchent sur la vision, fort moderne, d'une diffé- renciation de la société par classes d'âge articulant leurs rôles sociaux non en opposition mais en complémentarité : la commu- nauté ainsi redistribuée d'une façon biologiquement naturelle pouvant surmonter ses propres antagonismes internes (sociaux : les ex-ordres ; économiques : les ex-corporations et jurandes) et se coaguler tout entière en une sorte de communion dans la « haine des rois » - c'est-à-dire dans la négation des sociétés hiérarchisées selon des graduations ne correspondant pas directement à des rapports, à des faits « naturels ».

Ainsi devait être jugulée la contradiction entre stratégie pure- ment « militaire », n'appréhendant la nature qu'au seul point de vue géographique, et stratégie « révolutionnaire » manœuvrant sur l'ensemble de la nature sociale. Ou plus exactement, devaient être jointes la stratégie révolutionnaire militaire « en campagne » et la stratégie révolutionnaire populaire, urbaine : celle des grandes « journées révolutionnaires », sommets successifs et discontinus se détachant sur un processus continu de discussions, de remises en cause permanentes, d'agitation latente. En déclarant la guerre aux rois, et en appelant les peuples à se soulever contre eux (cf. notamment les foyers insurrectionnels attisés en Lombardie, sur la rive gauche du Rhin ou dans les Pays-Bas), les révolution- naires français en appelaient au nom d'une culture nouvelle contre la nature humaine pervertie par le despotisme, au nom de la nature revivifiée contre un système de culture sclérosée. Principes visant une véritable transposition du mode de vie, et une action straté- gique atteignant tous les paliers sociaux : de la base géographique et démo-économique, de la refonte normative (administrative, législative) au langage révolutionnaire et aux symboles excitatifs (chants, insignes), voire aux instruments de la quotidienneté : vêtements ou calendrier.

Cette action stratégique générale, imparfaitement formulée mais fort bien comprise et utilisée par les révolutionnaires français, fondait sa dynamique sur des tensions non dialectisées. La praxis révolutionnaire repose sur quelques idées simples partagées par des esprits aussi représentatifs de tendances différentes que, par exemple, Gondorcet ou Saint-Just : la croyance notamment en un progrès linéaire de l'esprit humain, progrès s'analysant en la définition successive de pratiques « scientifiques » susceptibles, par l'évidence et la force de la raison justificatrices des conflits et de

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la chute successive des « factions » (girondins, hébertistes, danto- nistes, montagnards), d'assurer la maîtrise de l'homme sur la nature, du patriote sur ses concitoyens (remodelages socio-poli- tique et socio-idéologique internes constamment poursuivis par les « journées révolutionnaires », mais aussi par les fêtes : de celle de la Fédération à celle de la Déesse Raison, et par les dis- cussions permanentes dans les clubs et les sections), de la France révolutionnaire sur les tyrans (rééquilibrage du concert interna- tional et avancée vers un nouvel Age d'or).

En d'autres termes, la négation totale de l'Autre (fondement essentiel de la stratégie) reposait, non sans paradoxe, sur la philoso- phie des Lumières en certains de ses aspects les plus idylliques : la bonté et la sagesse de l'homme naturel, replacé (par postulat) dans un milieu favorable (le rêve d' O 'Tahiti, et les multiples projets de paix perpétuelle - de l'abbé de Saint-Pierre à Kant - perpétrés à l'époque) et rendu meilleur par le progrès des sciences empiriques.

Dès lors, la lutte entre forces antagonistes est ressentie comme un obstacle, ou une série d'obstacles à surmonter une fois, plusieurs fois, d'une façon comparable, mutatis mutandis, aux efforts renou- velés que doit consentir l'esprit humain s'élevant à la connaissance par dévoilement successif des secrets de la nature physique et sociale, et non comme le principe moteur de l'évolution des sociétés humaines, de la conceptualisation de leurs mobiles plus ou moins avouables (ce sont les idéologies), et de l'élaboration de leurs modes d'action (ce sont les doctrines d'action stratégique, au sens large et riche).

La théorie de la violence révolutionnaire, telle que l'on peut la dégager de l'œuvre et des écrits d'un Robespierre ou d'un Saint- Just, semble donc résulter de l'enchaînement des circonstances plus que d'une volonté délibérée. Et d'une certaine manière, la théorie de la violence issue de la stratégie napoléonienne est compa- rable en son esprit, en sa fonction et en sa finalité. Les massacres de Septembre, la Terreur apparaissent plutôt comme la projection d'une croyance un peu sommaire en l'efficacité de la contrainte pour résoudre les oppositions, pour les raboter, les gommer, pour réaliser une approche « asymptotique » de la pureté révolution- naire, et non comme l'utilisation de la dialectique des antago- nismes. Cette croyance peut être rapprochée des affirmations déistes qui avaient été nécessaires à la philosophie des Lumières pour fonder sa dynamique - fort mécaniste - des changements dans l'univers et sa doctrine du « despote éclairé » ou du « sage législateur » orientant les sociétés vers une meilleure organisation. En bref, la stratégie révolutionnaire doit s'appuyer davantage sur la puissance logique de la raison s'appliquant à l'ensemble de l'architecture sociale, que sur la violence, simple moyen contingent.

On sait, en pratique, les contradictions internes subies par cette vision humaniste de la stratégie révolutionnaire. La croyance en la bonté de l'homme, et la coagulation d'une quasi-unanimité sur les moyens et les fins bafouée par le déchirement des factions ;

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la stratégie urbaine des « journées révolutionnaires » oscillant entre les essais d'identification (fête de la Fédération : égalité et complé- mentarité entre capitale et provinces, villes et campagne ; fête de la Déesse Raison : convergence de tous les esprits vers la vérité) et les processus d'accélération (prises de la Bastille, des Tui- leries...) ou de décélération (Saint-Roch, Germinal...) de la pulsion révolutionnaire ; la grande coupure entre Gironde et Montagne réintroduisant, à l'intérieur même de la stratégie révolutionnaire, les antagonismes entre les principaux centres révolutionnaires ; la paradoxale guerre de Vendée, où l'idéologie révolutionnaire mène une guerre militaire contre une insurrection à stratégie révo- lutionnaire reposant sur une véritable immersion de l'homme dans la nature ; la contradiction, enfin, entre les deux théories fondant respectivement la stratégie révolutionnaire au point de vue théorique : suprématie des masses en tant que groupes nationaux étatiquement organisés, maîtres de leur destin ; et aux points de vue géopolitique et militaire : répartition rationnellement empi- rique des ensembles démographiques et économiques sur l'échiquier géographique selon des frontières « naturelles ».

Ainsi s'exacerbaient les oppositions entre nature « donnée » et réaménagement de la nature dans les conduites de la stratégie révolutionnaire. Un jour de désenchantement, Robespierre expli- quera à la Convention combien aléatoire lui semblait l'exporta- tion de la Révolution en Europe par nos armées - par des « mis- sionnaires bottés »... Et pourtant, cette diffusion de l'idéologie révolutionnaire grâce à un processus stratégique s'appliquant à l'ensemble de la nature physique et sociale, et jumelant l'action militaire stricto sensu à l'action insurrectionnelle et à la propagation idéologique, apparaît chez l'un des plus grands héritiers de la pensée révolutionnaire française dans sa tradition humaniste : Jaurès.

Maîtrise de la nature et violence dans la dynamique jaurêsienne. - Certes Gambetta, après la défaite impériale, avait tenté d'évoquer les fastes et les mythes de la Première République pour enrayer la victoire prussienne. Mais les procédés « révolutionnaires » essayés (relative levée en masse, relative guerre de partisans) tendaient vite à prendre un caractère très « régulièrement » militaire (les armées manœuvrant sur la Loire, en terrain découvert, au lieu de constituer sur les côtes et dans les ports des réduits qui eussent pu résister grâce à l'ouverture sur la mer) : conception peu capable de sortir la nation de son essoufflement et de sa stupéfaction, encore que cette non-considération de la totalité des facteurs démo- géographiques et humains puisse précisément s'expliquer par une forte crainte de la Révolution en de nombreux groupes sociaux. Par réaction, la Commune proposera un processus stratégique totalement différent. Pour surmonter ces échecs quasi simultanés et opposés de la République bourgeoise et du prolétariat parisien, Jaurès se référera, comme les grands révolutionnaires, à une vision générale de la nation, et construira une architectonique sociale et une dyna- mique susceptibles d'inspirer une conduite stratégique générale.

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Leader socialiste au double point de vue politique et doctrinal, observateur fasciné de l'apogée de la première révolution indus- trielle (celle du fer, du charbon, de l'acier) et de la mise en exploi- tation du monde par les grandes métropoles coloniales achevant leur partage planétaire, Jaurès vit à l'époque où la raison conqué- rante professe, pour les sciences physiques, voire économiques, un déterminisme encore peu ébranlé par les théories de la relativité mathématique ou de la philosophie vitaliste. Mais, dès le liminaire de son Histoire socialiste, il veut « à travers l'évolution à demi mécanique des forces économiques et sociales, faire sentir toujours cette haute dignité de l'esprit libre, affranchi de l'humanité elle-même par l'éternel univers ».

Certes, les affrontements sont omniprésents : aussi bien dans la nature sociale, entre les classes - capital, prolétariat - ou entre les pays capitalistes aux intérêts opposés, que dans le milieu physique entre la nature et la libre recherche qui dévoile ses secrets, les réduit en lois scientifiques pour mieux en user. En dépit des heurts violents, sanglants, susceptibles de s'élever, ces oppositions peuvent et doivent être surmontées. Car « les deux classes antagonistes ont un intérêt réciproque à ce que chacune d'elles ait la force intellectuelle la plus haute. Toutes deux sont intéressées à ce que la communauté nationale dans laquelle elles se meuvent ait la plus grande activité possible de travail et d'esprit, pour que le conflit qui les divise et qui les exalte se résolve enfin en une solidarité supérieure où les vertus seront devenues le bien commun ».

Le prolétariat, contre une grande bourgeoisie capitaliste de faible importance démographique mais de grands pouvoirs d'action, attire vers lui et absorbera les classes ou strates socio-économiques intermédiaires : modeste bourgeoisie, artisanat, fonctionnaires de grades moyens et inférieurs, etc. En perpétuelle ascension écono- mique et intellectuelle, à travers les hiérarchies sans nombre de la structure sociale globale, il réalisera effectivement, par sa force de production et un puissant travail de soi sur soi, la maîtrise de l'homme sur la nature. Donc, « il ne faut pas que le prolétariat brise les machines, mais qu'il s'en empare. Il ne faut pas qu'il brise la patrie, mais qu'il la socialise ».

La nation constitue en effet le cadre dans lequel doit progresser le socialisme et, sans se nier, favoriser un internationalisme paci- fiste : historiquement développée, elle forme le milieu naturel le plus accueillant à l'action humaine : « le recours à la force [interne comme externe] apparaît moins excusable à la conscience commune, quand tous peuvent traduire librement leur grief et contribuer pour une égale part à la marche des affaires publiques. Ensuite, les classes en possession sont averties de l'étendue du mécontentement du peuple, et les classes prolétariennes mesurent la force des résistances et l'épaisseur des obstacles. La bourgeoisie est donc obligée à des concessions opportunes et le prolétariat est détourné des révoltes furieuses et vaines » (1).

(1) Discours du Tivoli Vaux-Hall après le Congrès socialiste international de Stuttgart, terminé le 24 août 1907.

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Aussi, « la classe ouvrière serait dupe d'une illusion funeste, et d'une sorte d'obsession maladive, si elle prenait ce qui ne peut être qu'une tactique de désespoir pour une méthode de révolution. En dehors des sursauts convulsifs qui sont parfois la ressource suprême de l'histoire aux abois, il n'y a aujourd'hui pour le socia- lisme qu'une méthode souveraine : conquérir légalement la majorité ».

D'où le processus de socialisation grâce à l'arbitrage démocra- tique, puisque le prolétariat est démographiquement majoritaire.

D'autre part, au point de vue international : le capitalisme moderne crée entre les différentes nations un réseau de relations, d'imbrications qui détermineront « un commencement de solidarité capitaliste, principe d'une expansion écono- mique sans monopole territorial, sans monopole industriel, sans monopole de douane » (1).

Jaurès débouche sur une vision générale du devenir de l'huma- nité et transcende les antagonismes nationaux par la vertu de l'accroissement de la production, laquelle est favorisée par l'expan- sion colonialiste, dont il condamne avec force les excès, les cruautés, mais qu'il admet en tant qu'extension de la pensée agissant sur la nature et assurant la mutation des richesses naturelles en faveur de l'humanité. D'où son irénisme. De même que la lutte des classes est tempérée par le principe majoritaire, les guerres devront être jugulées par arbitrage international et concessions réci- proques - que les couches démocratiques de chaque pays impo- seront à leur propre état, au besoin par la force - en établissant un gouvernement populaire qui, décidé à ne pas permettre une « guerre civile » entre prolétariats, proposera à l'adversaire natio- naliste capitaliste la recherche et l'application d'un compromis. En d'autres termes, le processus révolutionnaire interne doit rendre inutile, au moins très rare, dans les relations internationales, le recours à la stratégie purement « militaire », affrontant dans la « nature », en rase campagne, des armées suréquipées.

Cependant, en cas de refus, la volonté de sauver le prolétariat et la révolution rendront nécessaire la guerre, mais menée selon une stratégie fondée sur les masses profondes et leur capacité intrin- sèque de résistance, d'idéalisme et de production : donc autant sur l'ordonnancement social que sur la géographie stratégique. Le prolétariat, en effet, s'organisera, définira une direction et une orientation et mènera, à l'intérieur (sur les institutions politiques et les structures socio-économiques) une politique offensive, afin de s'emparer du pouvoir sans violence inutile ; et vers l'extérieur (géographiquement) une stratégie militaire défensive : puisqu'il doit se borner à enrayer toute agression. L'armée de type napo- léonien reconduite par les états bourgeois (esprit tactiquement et

(1) Discours à la Chambre du 20 décembre 1911. Ces thèses sont à rap- procher de celles de l' interimpérialisme du libéral Hobson (Imperialism, a study, Londres, 1902), de Leroy-Beaulieu (De la colonisation chez les peuples modernes, 6e éd., Paris, 1908), et du marxiste Hilferding (Le capital financier, Vienne, 1910).

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politiquement offensif, militaires très « fonctionnarisés ») ne serait qu'un instrument de coercition aux mains du pouvoir, et se révé- lerait incapable de résister à l'assaut des armées levées par mobi- lisation générale dans les sociétés manufacturières. Les corps permanents seront donc réduits en importance, et accompliront une mission de gardes-frontières, de troupes de couverture appuyées sur des lignes de défenses, et destinées à reculer pas à pas, jusqu'à ce que la nation en armes (forgée dès le temps de paix par des contacts perpétuels entre civils et militaires : service universel sans exemptions, mais de brève durée ; périodes d'instruction ; officiers de réserve issus du peuple et officiers de carrière envoyés à l'Université, etc.) se soit dressée et refoule aux frontières l'ennemi affaibli par sa marche en milieu hostile.

Ainsi sont étroitement imbriqués les ordonnancements sociaux et la nature physique dans la stratégie jaurésienne, qui se pro- posait un double but. D'une part, réintroduire dans la stratégie, « pure combinatoire napoléonienne », au-delà des procédés militaires techniques auxquels s'était réduite la dernière stratégie impé- riale (1), les éléments qui avaient fait de la grande stratégie révo- lutionnaire un processus englobant l'ensemble de l'environnement humain et écologique. Car, pour Jaurès, les soldats-sujets de Napoléon ont perdu en dignité, en puissance idéologique et en force combative ce qu'avaient gagné les soldats-citoyens de la Révolution. Aussi évoquera-t-il les modes de formation et de combat des armées de la Première République - la levée en masse, l'amalgame - moins en tant que mesures militaires contingentes, historiquement situées, qu'en tant que méthodes de fusion des classes, de réaménagement des structures sociales.

Jaurès conjoint donc stratégie et organisation de l'armée dans le cadre d'une politique socialiste tendant à l'unification interne. Mais d'autre part, Jaurès voulait aussi lier étroitement - et c'est son second but - l'organisation de la défense nationale et l'organisation de la paix internationale.

La capacité d'idéalisme du prolétariat détermine sa volonté de propagation idéologique. Cette primauté accordée à l'idée rappelle la fameuse notion stratégique développée par l'École allemande : celle de « forces morales » (2). Mais Jaurès lui donne une tout autre résonance et universalité. Refoulant la tendance anthropomor- phiste de l'État allemand, incarnation d'une personne collective : la nation allemande coagulée par ses chefs « naturels », il en pro- pose une conception individuelle et dynamique. Cette conception suppose l'expansion du projet révolutionnaire et de la maîtrise de l'homme sur les lois naturelles dans la paix, la justice, la liberté, grâce au travail conquérant qui dévoile la connaissance de l'uni- vers, qui phagocyte la propriété aliénatrice, c'est-à-dire qui trans-

(1) Voir notre article « Élaboration et apogée de la grande guerre avant l'ère industrielle », Stratégie, n° 4, avr. 1965.

(2) Voir notre article, « Apparition de la guerre allemande », Stratégie, n° 3, janv. 1965.

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forme les rapports de force et de production, donc l'ensemble des hiérarchies sociales, du milieu ambiant, et des habitudes psycho- logiques.

La « nation armée » (titre de son grand livre) (I) n'est donc pas seulement la nation en armes gardant ses frontières, mais la « nation juste », la nation « pensante » poussant une légitime offen- sive idéologique. Elle seule est capable d'assurer, par l'activité économique et scientiflco-technique provoquant une rénovation spirituelle, et contre la formelle subordination politique, l'épanouis- sement de l'individu dans le plus chaleureux des environnements naturel, social et culturel.

Dès lors, la stratégie constitue conjointement un mode de connaissance et d'action, et de transmutation de la nature par un système de civilisation. Et la raison y passe la violence. Celle-ci, pour Jaurès comme pour les révolutionnaires français, constitue un pis-aller contingent, temporaire, d'essence surtout défensive : révolte contre le despotisme interne, rejet de l'agression capitaliste externe. Mais l'offensive est d'ordre plus élevé : rééquilibrages socio- psychologiques nationaux et internationaux, puissance de l'idéologie diffusée, appréciation des coûts et des risques faisant préférer les com- promis internes et les arbitrages internationaux aux chocs violents.

Ainsi apparaît chez Jaurès une très curieuse inversion : alors que l'école française contemporaine prône, en stratégie militaire, la primauté de l'offensive, Jaurès, comme Glausewitz, mais pour d'autres raisons, se rallie à la primauté de la défensive. En revanche, il affirme aux niveaux politique et idéologique, interne et inter- national, la suprématie de l'offensive. Il transpose ainsi certains concepts de la stratégie napoléonienne, tout en adaptant sa stra- tégie militaire à l'ordre social qu'il appelle. Dépassant, d'autre part, la nature physique d'ordre encore très « géographique » de la Révolution française, Jaurès se ralliait à une idée développée dès les origines de la révolution machiniste (fin du xvine et début du xixe siècle) par Kant, les utilitaristes anglais, Benjamin Constant et certains créateurs de la sociologie : Saint-Simon, Comte, Spencer, Proudhon : l'idée du dépassement de la lutte guerrière qui s'assimile à un rapt nécessaire, à une redistribution économique et fiscale dans des situations de relative pénurie, mais qui devient aberration dès que les forces de production auto- risent l'espoir d'une croissance quasi indéfinie, r susceptible de satisfaire à tous les besoins, dès que les puissances de destruction guerrière paraissent devoir l'emporter, si elles sont déchaînées, sur ces forces de production. Ainsi est posé un pari misant sur la solution optimiste, mais se fondant rationnellement sur un « calcul » des pertes par rapport aux gains (2).

(1) Paris, L'Humanité, 2e éd., 1915. (2) Calcul qui s est d abord révélé faux (les capacités de reconstitution

ayant semblé, au cours des deux dernières guerres mondiales, l'emporter sur les capacités de destruction), mais qui constitue actuellement l'un des fondements de la dissuasion nucléaire : voir notre article « Sur le mode stra- tégique, contrainte et susci ta tion », Stratégie, n° 8, avr. 1966.

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On n'a pas à rechercher ici en quoi certaines des vues de Jaurès se sont révélées prophétiques, et en quoi elles ont été cruellement démenties. Même constatation s'appliquerait aux idées de tous les grands penseurs. Mais elles représentent une des plus grandes formulations théoriques de la stratégie, définie en tant que conduite d'action générale destinée à remodeler l'univers, l'Autre - l'adver- saire - et soi-même. Par les masses s'organisant - par la subs- tance sociale consciente - se réalise le passage de la nature imper- sonnelle à l'esprit « maître de lui comme de l'univers ». Mais la formule que Corneille appliquait au seul Octave-Auguste, modèle achevé de l'autocrate, Jaurès voulait l'étendre à chaque tra- vailleur - à chaque homme.

Et là apparaît à vif son pathétique destin. Il fut tué par un acte terroriste - négation de sa pensée - relevant d'une autre tradition révolutionnaire, au seuil d'une guerre totale entre pays capitalistes industrialisés - autre négation de sa pensée. Pour la première fois, l'Europe - un continent entier, sauf les îlots espagnol, scandinave, hollandais et suisse - mobilisait ses millions d'hommes pour un long piétinement dans la boue. Par une saisissante anti- thèse, le premier mort de la première guerre mondiale avait été cet archiduc autrichien, symbole des légitimités dogmatiques, des impérialismes économiques, des antagonismes nationaux. Le second fut Jaurès, prophète de la démocratie, du pacifisme, de la civilisation universelle. Les suivants se fondirent dans cette « glaise originelle » évoquée par Péguy, au nom de cultures opposées, en vertu de stratégies axées davantage sur la production indus- trielle que sur l'environnement écologique - dans un déferlement d'énergies physiques et sociales que la stratégie ne maîtrisait plus qu'imparfaitement.

Vers la nature humaine et la « guerre révolutionnaire ». - Aussi bien, la dialectique entre nature et stratégie se fragmente en étapes successives correspondant, sans qu'on puisse affirmer l'existence de corrélations fonctionnelles absolues, aux chocs idéologiques. La stratégie des Insurgents américains se déployait dans le cadre d'un continent encore quasi vierge et, par les campagnes navales, sur l'étendue maritime illimitée, de la mer des Caraïbes à l'océan Indien : en fait, elle s'exerçait surtout sur le limes de la terre et de la mer : les îles et les ports, les bases, les bandes côtières. Elle était donc intégralement plongée dans une nature - écologiquement entendue - presque « brute », sauf en des points localisés ; et elle luttait contre une domination également « brute » : contre les inégalités engendrées par le « pacte colonial ». Les systèmes de culture, au fond, demeuraient similaires : la nature elle-même imposait les décalages stratégiques ci-dessus évoqués.

Les différences sont flagrantes avec la stratégie révolutionnaire française. Celle-ci oppose, non des entités séparées par des vides géographiques, mais les divers niveaux déjà intercommunicants des sociétés européennes. Elle se déploie en milieu urbain (sous réserve des agitations paysannes : infra) et lutte pour une transfor-

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mation radicale du « contrat social », qui constitue un système socio- idéologique infiniment plus complexe et plus nuancé que le pacte colonial. Mais partiellement rejetée, dans la guerre avec les rois, vers une stratégie très « militaire » (et par contingence historique, presque uniquement terrestre en raison de la maîtrise navale anglaise), elle tend cependant à réaliser (par rapport aux armées et aux campagnes du xvnie siècle) une plus grande adhérence de l'homme à la nature, mais dans une campagne très « sophistiquée » : puisque cultivée depuis des siècles, percée de routes, parsemée de villes, de bourgs, de fermes, de places fortes : accommodée à l'homme.

D'autre part, la stratégie révolutionnaire française recommande systématiquement le recours aux sciences physiques et naturelles pour en tirer directement et immédiatement application dans la lutte. Ainsi théorise-t-elle, d'une façon assez équilibrée, son action dans les diverses « dimensions » de la « nature » : organisation géo- graphique, milieu social, progrès de la connaissance.

La stratégie jaurésienne modifie cet équilibre. La stratégie « militaire » d'essence géographique tend à être reléguée au rang de pis-aller, qu'il faut d'ailleurs prévoir et organiser avec la dernière énergie. De même de l'usage de la force pure dans les boulever- sements sociaux internes. Car ce qu'il faut changer, ce sont les « rapports économiques » (le système capitaliste) : or tout usage irréfléchi de la violence risquerait de détruire une portion des puissances de production, alors que précisément l'accroissement de ces capacités permettra la mutation de ces rapports. En consé- quence, la nature de l'ordre social se transformera par la perpé- tuelle avancée scientifico-technique qui assurera la maîtrise de l'homme sur la nature, et entraînera une modification des hiérar- chies et des comportements, donc des structures psychologiques et des valeurs morales. La connaissance de la nature doit changer la nature même de l'homme.

Ainsi se dessine en une ascension grandiose l'évolution de la pensée révolutionnaire humaniste, qui réalise une évasion et une « ideation » de sa stratégie par appréhension successive de la nature brute à la nature humaine en passant par la nature sociale. La stratégie en tant que culture et en tant que raison insère l'action dans le milieu, puis en dévoile les règles fonctionnelles, le modifie et se le subordonne (avec plus ou moins de bonheur et d'efficacité), enfin refond par ses découvertes l'esprit qui la conçoit.

Apparaît donc une intériorisation successive : du continent vierge à la campagne défrichée, à la concentration industrielle, au laboratoire et au for intérieur lui-même. Ou si l'on préfère, de la géographie stratégique au milieu urbain, au processus écono- mique et aux mécanismes intellectuels.

Apparaît également une quantification progressive (1). La nature brute constitue d'abord un milieu qualitativement apprécié. Puis la découverte des lois physiques et naturelles permet de

(1) Sur la quantification en matière stratégique, voir notre article « Déploie- ment sémantique de la stratégie », Stratégie, n° 15, janv. 1968.

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mesurer et utiliser l'intensité variable des forces, des énergies : ainsi passe-t-on de la pure énergie musculaire à l'énergie chimique (puissance de feu croissante), et à l'énergie thermique permettant la fabrication d'armes de plus en plus puissantes. Mais l'indus- trialisation détermine des contradictions économiques et des chocs sociaux libérant, selon des corrélations fonctionnelles différemment construites par Proudhon, Marx, Jaurès... une « énergie sociale » qualitative que les révolutionnaires s'efforceront d'utiliser, que la sociologie empiriste voudrait un jour quantifier. De même, en ce qui concerne la nature humaine. Alors que la Révolution fran- çaise se référait à l'archétype qualitatif de l'homme « naturel » et « bon », le socialisme le différenciait, le situait déjà par sa fonction économique, sa spécificité socio-professionnelle (prolétaire...) afin de mieux prévoir ses réactions, et promettait sa libération psychologique. Tandis que les écoles utilitariste et marginaliste tentaient de rendre compte de ses comportements par des calculs quantitatifs « d'ophélité » - portant d'ailleurs sur des registres différents et peu mesurables - , les corrélations quantitatives ainsi établies demeuraient frustes. Mais l'évolution s'est poursuivie avec les théories psychologiques : behaviorisme, gestalttheorie, psychanalyse, psychologie des profondeurs, psychologies sociale et animale, etc., qui précèdent l'utilisation révolutionnaire de formes stratégiques telles que la guerre psychologique ou la sub- version, formes qui tendent moins à « réifier » l'homme (il n'est plus simplement « sujet » ou « objet » de manipulation, acteur conscient ou « chair à canon ») qu'à le transformer en « domaine d'action », au sens où le sont depuis longtemps l'espace géographique ou l'ordon- nancement social. Ainsi est réalisée une extension capitale du volume social stratégique (1), mais aussi vraisemblablement une mutation du caractère classiquement « humaniste » du processus révolution- naire, qui prend place dans une anthropologie politique globale (2).

Il faudrait, à cet égard, étudier d'autres courants de la pensée révolutionnaire que ceux évoqués ici : marxisme et ses branches léniniste, trotskyste et maoïste, anarchisme, syndicalisme révo- lutionnaire, etc., jusqu'aux processus en cours dans le Tiers Monde, les démocraties populaires et la dernière « révolte étudiante » (3).

Espace rural et univers urbain. - Est-ce à dire que, dans sa conceptualisation comme dans son action, la stratégie passe de la nature brute à la « noosphère », part de la « campagne » pour aller vers la « ville » ? Les rapports dialectiques semblent plus complexes. Souvent, en effet, les révoltes paysannes - les Jacqueries, la guerre des Paysans, les révoltes hussites, les grandes révoltes du xviie siècle, la Grande Peur ou l'agitation générale consécutive à 1848 (et il faudrait aussi évoquer l'actuelle « fureur » paysanne) -

(1) Voir notre article « Réflexions philosophiques sur l'évolution des doctrines stratégiques », Stratégie. n° 6, oct. 1965.

(2) Sur la notion d'Anthropologie politique, voir l'ouvrage de Georges Balandier, Presses Universitaires de France, 1967.

(3) Nous préparons une autre étude sur ces points.

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demeurent à « ras-de-pays » : brûler les châteaux, les villes et les chartriers, bloquer les communications entraînent certes, après les éventuelles répressions, d'importants rééquilibrages sociaux. Tou- jours susceptibles de nouvelles incandescences, elles ne paraissent pas, dans leurs aspects classiques, constituer un courant de pensée stratégique se structurant peu à peu comme Ta fait, en Europe, la stratégie révolutionnaire urbano-industrielle. Trop disséminée sur la terre, la paysannerie réussit moins cette concentration intellectuelle et démographique qui fut l'un des grands atouts de la lutte ouvrière.

En ce sens (et sans aborder, en cette étude, les problèmes du Tiers Monde ni ceux de l'actuelle mutation rurale), peut-être est-on fondé à estimer que la pensée stratégique révolutionnaire va plutôt de la ville vers la campagne - pour revenirvers la ville - et s'accom- pagne de deux tendances inversées : déqualification du professionnel militaire, mais aussi militarisation du civil, qui contribuent toutes deux aux réaménagements des hiérarchies et des rôles sociaux.

L'examen simultané de la Guerre d'indépendance américaine, de la Vendée et de l'Espagne par rapport à celui des campagnes des armées révolutionnaires au Nord et à l'Est, et en Italie, est caractéristique à cet égard. Les citoyens formés en bataillons réguliers l'emportent grâce à leur nombre et à leur ferveur idéo- logique sur les armées classiques. Au contraire, les habitants se livrant à la guérilla sont favorisés par le perfectionnement de l'arme à feu individuelle qui permet à une très faible troupe de constituer un noyau de résistance ou de tendre une embuscade sous les moindres couverts, et par le combat en des lieux qui leur sont familiers : l'espace ou la configuration physique autorisant leur dilution sur le terrain. Ils peuvent entretenir très longtemps l'insurrection contre des armées classiques. Mais la défaite de celles-ci ne sera consommée que par adjonction à la guérilla subversive de troupes régulières possédant une puissance de feu collective : feux de ligne et surtout canon : Rochambeau et La Fayette en Amérique, Wellington en Espagne, mais échec de Quiberon qui entraîne celui de la Vendée, laquelle n'avait pu contrôler les villes ; et, en récurrence, échec des Boers. Leçon histo- rique reprise par Mao Tsé-toung, Castro et les théoriciens et prati- ciens de la guerre révolutionnaire : au Viêt-nam ou en Algérie, lors de la délicate opération du regroupement des bandes dispersées en unités lourdes, et du passage des bases-sanctuaires à la maîtrise des grandes villes, qui seule assure le triomphe définitif de la révolution.

D'où ces sentiments mêlés de conviction et de justice, d'incerti- tude et d'espoir, lorsque, se réfugiant au désert comme les prophètes rénovateurs - Jean-Baptiste, Jésus ou Mahomet - , inscrivant sur l'infinie nature chinoise le paraphe de la Longue Marche, pre- nant le maquis comme les partisans ou les barbudos, les militants révolutionnaires franchissent les portes de la cité, vont, tel Antée, chercher force et énergie dans la terre, « partent aux champs »....

Paris. C.N.R.S.

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