Note sur quelque sens des mots « science » et « politique » dans l’expression « science politique »

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  • 7/29/2019 Note sur quelque sens des mots science et politique dans lexpression science politique

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    Note sur quelque sens des mots science et politique dans

    lexpression science politique Bruno Latour, Sciences Po

    (soumis laRevue Franaise de Science Politique)

    Par cette note je voudrais clarifier une question de vocabulaire : deuxdisciplines qui devraient tre proches utilisent le mme coupledexpression science et politique , dans des sens diffrents, sansque ces diffrences, voire ces incohrences, aient t loccasion dundbat fructueux. Cest ce dbat que je voudrais amorcer dans les pages dela RFSP.

    De quelles disciplines sagit-il ? Il y a dune part la science politique,dans ses multiples nuances, pour laquelle le mot science dfinit unemthode, un manire systmatique, srieuse, rigoureuse, empiriquedaborder un objet le ou la politique , dont les frontires varientcertes avec chaque auteur mais dont la dlimitation est en principepossible 1. Laccolement des deux mots y a donc peu prs la mmefonction que pour le titre de disciplines comme les sciencesreligieuses , les sciences du langage , les sciences administratives .Rien de plus, par consquent, que ce que les post fixes de logie ou de graphie font aux autres domaines savants, comme la socio logie ou la

    gographie. Le mot politologie , sil stait vraiment rpandu, nedevrait signifier rien de plus et rien de moins que lexpression de sciencepolitique .

    Et il y a dautre part un domaine, certes plus rcent, la fois plus troitet plus vaste, que le premier, lhistoire sociale des sciences, ou, plusgnralement, les science studies qui, en traduisant en anglaislexpression grecque dpistmologie , ont assez profondment modifile sens des deux mots sciences et politiques 2. Alors que dans

    1 M. Grawitz, and J. Leca, Trait de science politique, la sciencepolitique, science sociale, l'ordre politique, tome 1, Paris, PUF, 1985.

    2 D. Pestre, Introduction aux Science Studies, Paris, La Dcouverte,

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    lexpression science politique , laccroche des deux termes ne poseaucun problme particulier il ne sagit que de prolonger ledveloppement des sciences sociales, humaines ou camrales, vers un

    nouveau domaine qui sy prtera aussi bien que les prcdents, il nennest pas de mme dans le second : l, il sagit dune puissance ractionchimique, pour ne pas dire dune explosion. En effet dans lexpression histoire politiques des sciences , ce sont la fois la politique et lascience qui sont devenus les objets, combien controverss, dune mmesrie denqutes systmatiques.

    Alors que les sciences politiques ne se posent pas de question deprincipe sur la lgitimit dune tude scientifique dun domaine particulierla politique (mme si les conflits de mthode et de dfinitionabondent), cest lide mme dune distinction des sciences naturelles ousociales davec la politique et plus gnralement la socit qui faitlobjet spcifique des tudes sur les sciences et mme, en quelque sorte,leur pierre dachoppement 3. Pour le dire encore autrement, alors que lascience politique prend pour acquise une certaine version particulirement assure, institue, et, disons, sans risque de ladistinction entre une mthode denqute (la ou les sciences ) et unobjet constitu (le, la ou les politiques ), ce sont justement toutes lesversions successives de cette distinction elle-mme qui forment lobjetpropre des science studies pour ne pas dire son tourment particulier.

    Il devrait donc y avoir une interfrence assez forte entre la sciencepolitique et ltude des sciences. Comment la premire pourrait-elle

    prendre comme des ressources lgitimes les ides de science et de politique , alors que ces ides ne sont, au mieux, que les rsultatsprovisoires dune histoire des sciences et des politiques qui resteentirement hors champ ? Inversement, comment les tudes sur lessciences pourraient elles prtendre politiser les sciences ce point,sans sintresser aux ressources de la science politique pour parler de lapolitique ? En principe, une double inquitude devrait tarauder les deuxdomaines : la science politique devrait tre stupfaite quon puisseremettre en cause aussi bien sa mthode que son objet ; les sciencestudies devraient tre gnes de ce que le mot politique y figure sisouvent sans que lon sache jamais clairement ce quil signifie 4.

    premire vue, les intersections devraient tre assez nombreuses pour quechacun des deux domaines claboussent de mille faons celui de lautre 5.

    2006; E. Hackett, et al. (sous la direction de) The Handbook of Scienceand Technology Studies -Third Edition. Cambridge, Mass, MIT Press,2007.

    3 B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciencesen dmocratie, Paris, La Dcouverte, 1999.

    4 G. De Vries. "What is Political in Subpolitics? How Aristotle Might HelpSTS." Social Studies of Science 37, ??, 2007.

    5 M. Callon, P. Lascoumes, and Y. Barthe,Agir dans un monde incertain.

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    Ce quon pourrait appeler pistmologie politique (en dsignant par ceterme la manire dont se rpartissent, au cours du temps, les fonctionsdiverses attribues aux sciences et aux politiques) devrait former depuis

    longtemps, un fcond lieu dchange.Pourtant, stonner quil nen soit pas ainsi serait mal connatre lacapacit des universitaires se mithridatiser contre les questionsdirimantes Si lon norganise pas le dbat de manire quelque peuvolontariste, lignorance rciproque passe rapidement pour une vertu. Nepouvant aucunement parler au nom de la science politique (mme si jairejoint la maison qui en fut longtemps la source !), je voudrais, pourprendre langue, prsenter mes collgues comment le problme se posedu point de vue de ma discipline, ltude des sciences.

    Malheureusement, on ne peut rendre justice lpineuse question dulien entre nos deux domaines quen prcisant, du ct politique, sixacceptions diffrentes et quatre du ct des sciences cela fait dix, je lesais, sans compter leurs combinaisons. Je men excuse par avance :jaurais prfr pouvoir ouvrir le dbat de faon plus lapidaire, mais laseule utilit de cette note vient de ce quelle ne doit pas simplifierartificiellement la question. Le diplomate ne doit pas prtendre trancher lenud Gordien mais savoir aussi, quand il le faut couper, les cheveux enquatre. Aux lecteurs de dcider ensuite si la ngociation doit continuerou non avec les chercheurs dun domaine aussi embrouill Mais avantde dcider, quils se souviennentmalgr tout que cest le monde actuel lui-mme qui nous tend de si improbables imbroglios pour que nous

    apprenions les dsemmler.

    Cinq (plus un) sens diffrents du terme politique

    Pour suivre les diffrents sens du mot politique, tel quil est employdans notre discipline, il faut accepter de suspendre entirement lide quilexisterait un domaine propre le ou la politique distinct ou mmesparable en principe des autres domaines. En un sens, nous acceptons leslogan, encore vide ce stade, que tout est politique ou du moins que

    la politique est partout . La raison de cette faon trs relche deprendre la question, cest que nous tudions le plus souvent des situationsdans lesquelles de nouveaux tres, inconnus jusquici, font irruption dansla vie commune en modifiant de fond en comble la liste des membres dece que jappelle, pour cette raison, un collectif.

    Pour prendre un exemple clbre, quand Einstein prend sa plume pourcrire au prsident Roosevelt afin de lalerter du danger comme de latoutque reprsente la matrise des ractions nuclaires, fait-il ou non de lapolitique ? Non, certes au sens de ce qui pourrait intresser un spcialiste

    Essai sur la dmocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

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    des lections amricaines daprs le New Deal. Mais, pour nous, il fait dela politique le plus directementpossible puisque, dornavant, les atomeset leur matrise, vont faire partie de larsenal militaire, constituer lune des

    proccupations majeures de la gopolitique, occuper des domaines entiersde ladministration, proccuper des groupes nouveaux de militants. Il enserait de mme si nous parlions des microbes de Pasteur 6, des ondesradio de Branly, des campagnes du Gnthon 7, des nanotechnologies, desquations de la finance 8, ou de la grippe aviaire, etc. Sur ce point dumoins, je crois que lon peut considrer la cause comme entendue : ledomaine de la politique an sens usuel parat sans cesse dbord parlirruption de nouveaux tres qui demandent tre pris en compte etdont, depuis trois sicles, mais chaque jour plus intensment, limmensemajorit proviennent des laboratoires au sens le plus large du terme, ennoubliant pas dy inclure ceux des sciences sociales et camrales.

    Politique= nouvelles associations

    Cest lepremier sens que lon peut reconnatre au mot politique dans ledomaine des tudes sur les sciences : celui dassociation nouvelle.Beaucoup plus large, probablement, que celui quon accepterait enscience politique proprement dite, mais qui forme pourtant, en dessous, lamatire premire des bouleversements techniques et conomiques que lavie publique a pour tche, en quelque sorte, dponger, de domestiquer,de pacifier. Non, les sciences ne viennent pas calmer par leur admirablerigueur les dsordres de la vie publique : elles viennent par leur

    involontaire (et parfois volontaire) violence bouleverser constamment laliste, lordonnancement, la hirarchie, la composition des tres rassembler dans un monde commun qui soit quelque peu dcent etvivable.

    Il est important de reconnatre ici une premire zone de fracture entrenos deux domaines : ce premier sens, en effet, est paradoxal pour lascience politique car il correspond ce qui doit paratre, ses yeux,comme strictement apolitique. Et pourtant cest, pour nous, le sens le plusdirectement, le plus universellement, le plus violemment politique[1) (pourfaciliter le reprage je donnerai des indices chaque usage de ce motpolysmique).

    Par exemple, des astronomes, grce au truchement dun nouvelinstrument, se mettent dcouvrir avec certitude, non plus une ou deuxmais des centaines de plantes extrieures au systme solaire. Activit

    6 B. Latour, Pasteur: guerre et paix des microbes suivi de Irrductions(rditions avec quelques modifications de l'dition de 1984), Paris, LaDcouverte, 2001.

    7 M. Callon, and V. Rabeharisoa, Le pouvoir des malades, Paris, Pressesde l'Ecole nationale des mines de Paris, 1999.

    8 D. MacKenzie,An Engine not a Camera. How Financial Models ShapeMarket, Cambridge, Mass, MIT Press, 2006.

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    strictement scientifique et clairement apolitique pour nos collguesdes sciences sociales ordinaires. Pour nous, au contraire, un collectifavecou sans exoplantes, nest plus le mme collectif, il ne forme plus les

    mmes associations, il est fondamentalement boulevers. Vous ne vivezpas dans le mme cosmos, dans le mme univers, dans le mme mondesil existe une seule plante, notre bonne vieille Terre, ou une infinit. Etdailleurs, si vous hsitiez politiser une question aussi technique,vous nauriez qu vous souvenir de Giordano Bruno. La question restebrlante Et il en sera de mme chaque fois que vous modifierez lesassociations entre les tres du collectif : aussi concentr que vous soyezau fin fond de votre laboratoire, vous lui ferez toujours violence.

    Pour prendre un autre exemple, ce nest pas le mme monde que celuique recompose Einstein, selon que lon peut, par le truchement destransformes de Lorenz, rendre tous les cadres de rfrence (mmeacclrs) compatibles, ou si, faute de relativit restreinte puis gnrale,les cadres de rfrence demeurent tous incommensurables, rendant lesmouvements impossibles calculer et, partant, lunivers incomprhensible9. La thorie de la relativit est-elle politique ? Mais non bien sr. Est-ellepolitique[1) ? Oui, sans aucun doute : une violence inoue est introduiredans lordre du monde selon que lon choisit de la dfendre ou de lacombattre.

    Politique= ce qui repose le problme du public

    Cest l quil nous faut introduire un deuxime sens du mot politique : la

    dfinition dupublic se trouve-t-elle bouleverse par lirruption de ce type-l de violence ? On comprend volontiers que limmense majorit desnouvelles associations proposes, longueur de pages, dans les bases debrevets, les revues savantes, les centres techniques, ne perturbent quuneinfime minorit de gens et ne deviendront jamais politiques au sensusuel (bien quelles soient toutes, par dfinition, politique [1) ). Pour quellesle deviennent dans un deuxime sens, il faut que les formes institues parlesquelles le collectif se pense et sadministre sen trouve explicitementperturbes.

    Javoue que la question des exoplantes nest pas devenue politique[2).

    (du moins pas encore, moins que le Tribunal de lInquisition ne se

    penche encore sur cette question). Aucun administrateur, aucun groupede citoyens, aucun blog, ne sest encore pose la question desexoplantes. Pour reprendre les termes de John Dewey : le public sur cetteaffaire nest pas devenu un problme 10. Mais sur dautres sujets, il estclair que la grande question de Dewey se pose trs clairement et quetoutes les formes habituelles de vie commune se trouvent profondment

    9 P. Galison, L'empire du temps : Les horloges d'Einstein et les cartesde Poincar (traduction par Bella Arman), Paris, Robert Laffont, 2005.

    10 J. Dewey, Le public et ses problmes Traduit de l'anglais et prfacpar Joelle Zask, Pau, Publications de l'Universit de Pau/Lo Scheer, 2003.

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    mises en cause. Le public, cest--dire lapprhension ttonnante desconsquences inattendues des actions communes lorsque les procdureshabituelles ont failli 11, se trouve dabord clips et doit se recomposer. Le

    cas des OGM est peut-tre le plus frappant : malgr dj une quinzainedannes dinnovations dans les procdures, les lois, les rglements, laformation dun public ad hoc pour cette affaire ce que langlais appellentexcellemment une issue se trouve toujours aussi incertaine. Plusgnralement, la lecture des quotidiens multiplie dsormais les sujets decontroverse o lon voit bien que le public se trouve, pour chaque sujet,impossible reprsenter, rassembler. Le ou, plutt, les publics reste unproblme, quil sagisse de la rintroduction des ours slovnes, desmodles dvolution du climat plantaire ou des quotas de pche en merdIroise 12.

    Notons un point important qui peut, l encore, entraner un malentendu.Un sujet qui devient politique[2) dans ce deuxime sens, ne ressembleaucunement ce quon appelle usuellement la politisation indue,injustifie, incontrle, dun problme qui aurait d rester strictement technique ou scientifique . Dans cette dfinition, il ny aplus dun ct les problmes scientifiques et techniques et de lautre lesproblmes politiques qui, malheureusement, se mlangeraient parfois,pour la confusion des bons citoyens. Nous verrons plus loin quels indices ilfaut donner aux deux termes politisation et strictement scientifique dans cette faon traditionnelle, de parler qui est justement celle dont les science studies nous ont heureusement dlivr. Tout au contraire, les

    affaires politique[2)

    sont lune des rponses possibles la violenceintrinsque de toutes les innovations introduites par la politique[1). .Comme le dit admirablement Dewey (aprs Lippmann 13), on ne voit laquestion du public faire irruption que lorsquil y a impuissance,destruction, cassure des formes usuelles de traitement de la viecommune. Chaque innovation scientifique et technique oblige recommencer le puzzle de la vie commune.

    Politique= o se rejoue la question de la souverainet

    Le contraste est de ce fait assez clair avec le troisime sens que lonpeut donner au mot politique dans les affaires suivies par les tudes sur

    les sciences. Il ne sagit plus des associations nouvelles qui viennentrompre les habitudes ; il ne sagit pas non plus de lincertitude sur ledispositif qui pourrait ventuellement rsoudre la question du publicbranl par lirruption de nouvelles issues , mais de questions o se

    11 J. Zask, L'opinion publique et son double, tome 2 : John Dewey,philosophe du public, Paris, L'Harmattan, 2000.

    12 N. Marres, No Issue, No Public. Democratic Deficits after theDisplacement of Politics, Amsterdam, Phd in Philosophy, 2005.

    13 W. Lippmann, The Phantom Public, New Brunswick, TransactionsPublishers, 1927 [1993] (traduction franaise en cours).

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    posent clairement pour un collectif, souvent pour un tat, la questionmme de la souverainet, de la survie. Cette fois-ci, cest plutt vers CarlSchmitt que vers John Dewey quil faudrait se tourner, et, pour cette

    raison, nos collgues des sciences politiques nauront aucune peine yreconnatre leurs moutons. Cette fois-ci , diront-ils, il sagit daffaire,vraimentpolitiques. Les exoplantes, la thorie de la relativit, les OGM,on ne savait pas trop quoi en faire, mais si vous nous parlez de guerre etde paix, dami ou dennemi, l oui, on est en pays de connaissance . Etpourtant, si ces affaires sont bien politiques [3) elles ne doivent pas faireoublier les deux autres sens qui sappliquent des affaires infiniment plusnombreuses.

    Ce quil y a de particulier aux quelques causes qui se politisent [3) decette faon, cest quon y retrouve, alors mme quil sagit toujours dequestions de science, les mmes enjeux que pour toutes les grandesquestions familires la science politique. Jai cit plus haut la lettredEinstein : on voit sans peine que le programme Manhattan va enquelques mois, et presque sans rupture, placer la question de la ractionen chane et donc de lappareillage gigantesque ncessaire sonindustrialisation parmi les plus brlants enjeux de la souverainet, lesplus noires arcanes du pouvoir, les plus angoissantes questions de lartmilitaire. Sur beaucoup de points, il en sera de mme pour laffaire desOGM, du moins pour les Europens et pour certains militants : elle devientclairement lune des controverses o se joue la souverainet quipossde le droit de planter ? qui possde le vivant ? et en un certain

    sens une question de vie et de mort pour la paysannerie, pour laplante, pour certains agriculteurs acculs au suicide ou la prison.Depuis lintensification des crises cologiques, cest dailleurs

    lensemble des questions de climat, de politique nergtique, durbanismeetc., qui sont devenues les grandes affaires de la souverainet, les affaireso se jouent pour un collectif le moment clef de la dcision dtre ou dentre plus. Comment comprendre autrement que la Californie, pour songouverneur, se dfinisse dsormais par ce quelle saura tirer des cellulessouches et des voitures propres ? Ne jurons pas que la question desexoplantes ne deviendra jamais une question politique[3) : sil fallait unjour quitter notre Terre ravage, ne faudrait-il pas dire de ceux qui en

    superviseraient lexode quils engagent, de la faon la plus radicale quisoit, la grande question Schmittienne de la dcision ? Certes, il ny a pasdeux pages de Schmitt sur limportance des sciences naturelles, maiscest quil limitait justement lempan de la science politique sansconsidrer les autres types damis et dennemis qui bombardentincessamment le collectif et qui exigent, tout aussi incessamment, dereprendre, nouveaux frais, toute la question du Souverain. Il y a bienlongtemps que les termes dami et dennemi ne dsignent plus seulementdes humains.

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    Politique= lenjeu dune dmocratie

    Le contraste se voit dautant mieux avec le quatrime sens du motpolitique, celui que lon pourrait, en toute justice, attacher, cette fois-ci, aunom de Jurgen Habermas plutt qu celui de Dewey ou de Schmitt. Ilsagit damener les affaires que les innovations scientifiques et techniquesfont prolifrer, dans le rgime usuel de la discussion dmocratique. Paropposition celles qui demeurent politique[2) ou politique[3) et a fortioripolitique[1) , cela suppose que les procdures existent, quelles soientconsidres comme lgitimes, quil y ait un accord minimal sur la faon detraiter les nouvelles affaires ainsi que, lacceptation pralable par laminorit du respect de la dcision finale. Autrement dit, tout ce qui faitdfaut dans les prcdentes. On peut se moquer de cette conceptionidalise de la discussion rationnelle. On peut douter que des questions

    affreusement techniques comme celles, par exemple des OGM ou desnanotechnologies, puissent y rentrer commodment. Les nombreuxexemples tirs de lexprience de la participation du public auxdcisions scientifiques et techniques peuvent bon droit engendrer uncertain scepticisme. On peut mme prvoir que les participants toutesces affaires auront plutt tendance dborder les procdures, rcuserles reprsentants choisis, et, dans lensemble, faire rebasculer les enjeuxdans une situation la Dewey de politique[2).ou la Schmitt depolitique[3)..

    Et pourtant, sans quon sen rende toujours bien compte, il existe unemultitude daffaires qui sont abordes, chaque jour, par des procdures de

    ce type bien quelles aient dabord t politiques aux sens prcdents.Des cantons entiers de ladministration, quil sagisse des vaccinations, dela prvention des incendies, de la dfinition des cartes de zones risque,de la mise sur le march des mdicaments, de la vente des droits polluer, et ainsi de suite, obligent par des procdures lgitimes desdcisions disputes et discutes. Cest bien ce quon dsigne en parlant de politique de la sant ou de politique des risques .

    On dira quil ny a gure de diffrence alors avec ce que jai appel lessens deux et trois, puisque la mme affaire peut fluctuer de lun lautrede ces quatre sens. Mais il y a pourtant bien dans le dernier une tonalit

    distincte, cest celle qui distingue la politique de ce quon appelleaujourdhui la gouvernance. Bien que tous ces sujets soient techniques, ilsnentranent ni la remise en cause des procdures (il ny a donc pas en cesens de question de public), ni ne se prtent langoisse du momentdexception et cest dailleurs pour cette raison quon les range pluttdu ct de ladministration. Tous ces sujets qui proviennent le plussouvent des laboratoires, bien quils soient toujours dune haute technicit(dautant que le droit, les sciences administratives, la comptabilit, lessciences conomiques, la mtrologie, ajoutent presque toujours leurcheveau ceux venus de la physique, de la chimie, de la biologie)apparaissent pourtant aux parties intresses comme traitables. En gros,

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    on sait quoi faire ; on sait qui est reprsentatif ; on sait quel rglementsuivre ; on a des informations valides ; on sait o et comment prendre laparole. Il ny a dincertain que la dcision. On comprend donc lattrait que

    reprsente ce sens l du politique et pourquoi on peut vouloir en souhaiterlextension. Sil serait prilleux de vouloir rduire la politique lagouvernance, il nest pas absurde de reconnatre que certaines affaires sesont bien politises[3) de cette faon.

    Si les autres sens du mot politique nont pas entran de fructueuxdbat avec la science politique, il nen est pas de mme de cette questioncommune aux science studies : existe-t-il ou non une dmocratietechnique 14? Cest autour de la question clef de lexpertise et du rletrange de cet tre hybride, lexpert, que sest fait le point de jonctionentre les thories de la dmocratie et la question des sciences. Peut-ontendre les principes et les habitudes de la dmocratie des sujets deplus en plus chargs en expertise ? Contrairement au trop fameux livre deWeber, il ne sagit pas l dopposer lexpert au politique mais de dfinir letype de politique[4) dont dpend la figure controverse de lexpert.

    En simplifiant beaucoup, ce domaine commun est partag entre ceuxqui pensent que la politique[4) peut absorber les questions techniques sansgrave remise en cause et ceux qui pensent, au contraire, que cest lanouveaut politique[1) et [2) des sciences et des techniques qui va toujoursrebrasser le collectif obligeant inventer de nouvelles dfinitions dupublic. Les premiers pensent quil faut dfinir la politique[4) par desprocdures (celles, en loccurrence du dbat rationnel), les seconds quelle

    ne peut se dfinir que par les objets, les choses, les issues quiviennent chaque fois la dcomposer (mais pour clarifier ce point il fautavoir dress galement la liste des diffrents sens de ladjectif scientifique ) 15.

    Politique= les habitudes inconscientes

    Le cinquime et avant dernier sens va permettre de prciser, parcontraste, les deux prcdents. Cest en faisant appel, cette fois-ci, Michel Foucault quon pourra plus rapidement le qualifier. Sous le termeun peu lourd de gouvernementalit , Foucault a su dceler unphnomne lui aussi assez pesant : la nature politique[5) de ce qui semblait

    jusquici nappartenir en rien aux domaines du politique. Ni la dispositiondes murs dune prison, ni les prfrences sexuelles, ni la comptabilit despchs dans un ordre religieux16, ni un texte de loi, ni le plafond de verre

    14 M. Callon, P. Lascoumes, and Y. Barthe, Agir dans un mondeincertain. Essai sur la dmocratie technique, Paris, Le Seuil,op.cit 2001;S. Jasanoff, Designs on Nature: Science and Democracy in Europe and theUnited States, Princeton, Princeton University Press, 2005.

    15 B. Latour, and P. Weibel, eds. Making Things Public. Atmospheres ofDemocracy. Cambridge, Mass, MIT Press, 2005.

    16 P. Quattrone. "Accounting for God. Accounting and Accountability

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    sur les carrires des femmes, ni la dfinition de lorgasme ou de lamasturbation 17, ni le training des chiens de course 18, ne paraissent, premire vue, faire partie des objets politiques ni devoir se traiter dans les

    arnes de la dmocratie. Et pourtant, limmense travail des historiens, desfministes, des archologues (au sens justement de Foucault) na rienfait dautre que de rvler, derrire lapparence professionnelle, savante,technique de tous ces savoirs et ces savoirs faire, les formes de pouvoir qui sy exercent dune faon dautant plus efficace quils sesont fondus dans les habitudes en se naturalisant.

    Chose intressante pour nous, dire dun texte de loi ou dune habitudeadministrative quelle est politique[5), cest signaler exactement linversede ce par quoi jai commenc cette liste. Loin de venir rompre lesassociations du collectif, bousculer la hirarchie des tres qui lecomposaient jusquici, violenter le cosmos, comme ce qui est politique [1),la gouvernementalit exerce sa violence par le silence total, lancrageindiscutable, limpression de naturel, dvidence quelle a su donner toutes ces institutions. Et bien sr, lopposition de ces deux termes, enpratique nest pas si grande puisque, dans les deux cas, cest le travail deshistoriens, lenqute des fministes, la reprise des archives par lesarchologues, qui permettent de rendre la politique[5) ce que lhabitudeet lignorance lui avaient fait perdre. On peut mme dire, que tout ce quiest politique[5) au sens foucaldien a t politique[1) , [2) ou [3], puisquil nestpas un seul objet de la gouvernementalit quon ne retrouve ltat devive controverse en remontant, selon les cas, de quelques annes, de

    quelques dcennies, ou de quelque sicles dans lhistoire des sciences, etqui nait engag, sous des formes parfois violentes, des questions desouverainet. Si les vaccinations participent aujourdhui silencieusementde la gouvernementalit la plus administrative, il ne faut pas remonterbien loin pour retrouver, aux laboratoires de Pasteur ou de Koch, lesbruyants dbats o le collectif du 19 sicle se rebrassait tout entier enfaisant des microbes ce dont sa survie dpend 19.

    Chose intressante : ce cinquime sens, comme le premier, paratapolitique pour tout autre que les historiens des sciences et les partisansdes science studies au sens le plus large du terme. Alors que lessens -2, -3 et -4 permettent dtablir des liens sinon faciles du moins

    possibles avec les diffrentes traditions de la science politique (do lesfigures tutlaires de Dewey, Schmitt et Habermas), il nen est pas demme des sens -1 et -5. Il faut faire un effort dans les deux cas pour voir

    Practices in the Society of Jesus (Italy, 16th-17th centuries)." Accounting,Organizations and Society29, 7, 647-83, 2004.

    17 T. Laqueur, Making Sex. Body and gender from Greeks to Freud,Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1990.

    18 D. Haraway,19 R. J. Evans, Death in Hamburg. Society and Politics in the Cholera

    Years 1830-1910, Harmondsworth, Penguin Books, 1987.

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    dans ces questions premire vue purement techniques leur caractreminemment politique, soit quil sagisse, dans le premier, dtendre laliste des tres qui viennent bouleverser la dfinition du cosmos, soit quil

    faille, dans le cinquime, dpasser limpression crasante dvidence parlaquelle passent lexercice du pouvoir institu. Deux violences extrmes,deux formes immensment efficaces de pouvoir/savoir, mais qui risquentdchapper toutes deux aux outils de la science politique.

    Synonyme Dfinition Represpolitique[1) Nouvelles associations Science studies politique[2) Pose le problme du public Deweypolitique[3) Rejoue la souverainet Schmittpolitique[4) Enjeu dune dmocratie Habermas

    politique

    [5)

    Devient une institution Foucaultpolitique[6] Ce qui nest passcientifique[2]

    pistmologie

    Figure 1 : Liste des diffrents sens du mot politique tels quon peut les utiliserconcurremment dans le domaine des tudes sur les sciences

    Rsumons par un tableau les premiers rsultats de cette note. Oncomprend dj lextrme ambigut pour ne pas dire lincohrence destudes sur les sciences, et cest peut-tre lune des raisons pour lesquellesla science politique y a port si peu dattention. Notons galement quunemme affaire, une mme cause, une mme issue peut passer par tous

    les sens diffrents. Notons enfin que son mouvement ne sera pasforcment linaire mais peut sauter des tapes, monter ou descendredans le tableau, demeurer sans bouger dans lune ou lautre des casesavant de sagiter frntiquement. Si vous croyez bon de prendre pourexemple typique dun sujet politique[5) la forme des digues choisies par lesingnieurs des Ponts et Chausses, vous serez surpris de voir, aprs lepassage du cyclone Katrina, que la question des choix techniques pour lesdigues qui doivent protger la Nouvelle Orlans est soudainementdevenues politique[2) et mme, cause de la gestion catastrophique duPrsident Bush, politique[3) : comme il na pas pu assurer la protection deses concitoyens, voil soudain lobscure question des digues attaches

    la grande question de la souverainet. Un dplacement dans lespace aurales mmes effets quun dplacement dans le temps : on trouvera danstous les tats politiques possibles des causes apparemment semblablesdadduction deau, de transport public, de tout lgout, de protection desespces ou dnergie renouvelable : institutions au del des Alpes,controverses en de.

    Mais il convient surtout de remarquer quaucun des sens que jai relevsjusquici nentrane de distinction particulire davec une autre activit,une autre sphre, un autre domaine qui serait particulier aux sciences .Tous dsignent le mme pot commun et qualifient seulement des tapes,

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    si jose dire, dans la cuisson des ingrdients qui composent ce melting pot.Il nen nest pas de mme du sixime sens du mot politique. Mais pour ledcouvrir il faut prolonger notre effort de clarification.

    Quatre sens distincts du mot scientifique

    Il peut paratre insens de prciser, en quelques pages, lusage dunterme aussi polysmique. Et pourtant, il est impossible damorcer ladiscussion entre les tudes sur les sciences et la science politique sanssefforcer den dfinir les diffrentes acceptions puisque cest justement laparticularit de notre domaine que den rendre lusage aussiproblmatique que possible. Sil y a un terme que les sciences sociales ne

    doivent plus employer sans frmir, comme si les science studies ntaient pas passes par l, cest bien le mot science (je laisse dect le mot social qui devrait les intimider encore bien davantage,mais ceci est une autre affaire 20). Le point important et, je le reconnais,quelque peu polmique, cest que pour commencer cette section il fautdabord admettre que la science nest pas ce qui claire mais ce quilconvient dabord dclairer. Elle doit glisser du rle de ressourceindiscutable celui dobjet dune enqute systmatique. Autrement dit,pour que la discussion se noue, il faut accepter que nous ne sachions pasdu tout ce que veut dire le terme scientifique ce qui nest que lependant, on laura compris, de ce que je demandais, au dbut de lasection prcdente, pour le mot politique . Pas plus quil nexiste undomaine prdfini du politique, il nexiste une mthode, un domaine, unediscipline, une sphre qui serait scientifique .

    Scientifique= raisonnable et rassis

    Je passe trs vite sur un premier sens du mot scientifique[1] (jutiliserai lencore des indices), par lequel on dsigne un synonyme, assez vague, de raisonnable , rigoureux , honnte , srieux , mlange assezmal dfini de qualits morales et dhabitudes de bonne compagnie. Nonpas que ce terme ne soit pas important, au contraire. De plus en plus

    dtudes quasi ethnographiques et mme thologiques sur lecomportement du scientifique , sur son corps mme, voire sur seshabitudes alimentaires ! nous montrent quel point cest bien ce paquetde qualits que lon dsigne le plus souvent par ce terme, sans vouloirtoujours lavouer : une faon dtre, de shabiller, de se comporter, deprendre ses distances, dtre attentif, et si lon peut le rsumer duneexpression, de manifester dune faon ou dune autre le pathos de

    20 B. Latour, Changer de socit - refaire de la sociologie (traduit par O.Guilhot), Paris, La Dcouverte, 2006..

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    lobjectivit 21. Pathos que lon peut dailleurs retrouver davantage sousles complets trois pices des conseillers dtat que sous les blousesblanches des laboratoires 22. Mais cette acception trs spciale, si elle

    intresse normment lanthropologie, ne rsonne quassez peu avec lesquestions de science politique et ressortit plutt lhistoire descaractres. Rappelons seulement quen ce sens banalis, dire dun noncquil est scientifique ne signifie rien dautre que digne de foi , sansexpliciter en rien la nature de la chane de gens raisonnables qui senporte garant.

    Scientifique= qui est distinct de la politique

    Il nen est pas de mme du deuxime sens, celui-l nous intresse defaon dcisive puisque cest par lui que sinvente la distinction mmeentre les deux domaines de la science et de la politique distinction que

    la science politique, en faisant du premier terme la mthode et dudeuxime terme lobjet de sa discipline, risque de reprendre son comptebien inconsidrment. Il ne serait pas faux de dfinir les sciencestudies comme le domaine qui, loin de prendre la distinction pouracquise, sest efforce, au contraire de dceler les poques o celle-cisinvente. De faon, il faut le reconnatre, bien inconfortable, au lieu desinstaller de lun ou de lautre ct du mur, elle a pos ses appareils sur lemur et pendant quil se construisait.

    Le cas le plus clatant, celui qui a eu le plus grand impact, mme enFrance (et mme en science politique), est bien sr celui de la relation

    entre Boyle et Hobbes relate dans le matre livre de Steve Shapin etSimon Schaffer 23. Au lieu dignorer la science de Hobbes et la politique deBoyle comme on laurait fait avant eux, ou, de faon un peu plus avance,au lieu de traiter les rapports tendus de Boyle et de Hobbes comme si lunreprsentait la science et lautre la politique, le gnie de ce livre fut deprendre au srieux chez Hobbes la science et chez Boyle la politique. Ouplutt, de montrer comment sinventaient chez ces deux auteurs, le trachautement dlicat et vivement controvers des frontires entre unecosmologie qui allait rsulter dans la forme de vie exprimentale chezBoyle et dans un nouveau rgime de lautorit chez Hobbes.

    21 L. Daston. "Objectivity and the Escape from Perspective." SocialStudies of Science 22, 4, 597-618, 1992. ; S. Shapin, A Social History ofTruth: Gentility, Civility and Science in XVIIth Century England, Chicago,Chicago University Press, 1994; S. Shapin, and C. Lawrence, eds. ScienceIncarnate. Historical Embodiments of Natural Knowledge. Chicago,University of Chicago Press, 1998.

    22 B. Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d'Etat,Paris, La dcouverte, 2002.

    23 S. Shapin, and S. Schaffer, Le Lviathan et la pompe air - Hobbes etBoyle entre science et politique (traduction Thierry Pilat), Paris, LaDcouverte, 1993.

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    Au lieu de ressasser lhistoire convenue de La RvolutionScientifique , on voyait dans ce livre sopposer deux cosmologies, deuxcosmogrammes 24, lun, celui de Boyle, qui associait un certain style

    littraire, une dfinition de Dieu, une conception du vide, des expriencessur la pompe air, une convocation de la preuve par des gentilshommessavants, une ide particulire du soutien royal, et lautre, celui de Hobbes,o lon pouvait reprer une autre dfinition de Dieu, une autre dfinitiondu vide, une dfinition absolument contraire du style et de la preuve, uneprofonde mfiance pour les assembles de gentilshommes savants et,comme on le sait, une notion toute diffrente de lautorit, de ladduction, de lexprience et de la censure.

    Dans ce travail magistral, les domaines de la science et de la politiquesont progressivement dissouts, remplacs par la liste des ingrdients quidfinissent des cosmologies de plus en plus irrconciliables. Ce sont ellesquil faut distinguer bien quelles mlent allgrement des lments parsde lancien domaine des sciences et de lancien domaine dupolitique. Cest bien plus tard, et seulement en prenant les dfinitions du19 sicle que lon pourra oublier la politique de Boyle et la science deHobbes et les traiter dans des dpartements universitaires diffrents,faisant de lun la figure tutlaire de la physique ou de la chimieexprimentales, et de lautre le symbole mme de la science politique avant de se poser avec le plus grand srieux la grave question des rapports entre le savant et le politique En reprenant toute laffaire dela Rvolution Scientifique, Shapin et Schaffer ont, pour ainsi dire,

    revascularis une question quon avait totalement amput en croyant ladistinction au lieu de la prendre pour objet.Mais on peut aller plus loin encore et revenir sur la distinction mme,

    non plus entre science et politique , maintenant si clairement lie des formes historiques dont lhistoire sur trois sicles commence trefaite, mais cette fois-ci sur lorigine mme de la diffrence capitale entreconviction et persuasion. En effet, la Rvolution Scientifique hrite dunediffrence bien plus ancienne, quun autre chef doeuvre, plus rcent, celuide Reviel Netz nous permet, l encore, dhistoriciser 25.

    Do vient en effet lide stupfiante, celle qui enthousiasme encoremaintenant les lecteurs du Gorgias de Platon quil existerait, en plus de la

    rhtorique, une autre voie, celle de la preuve indiscutable ? Pourreprendre les termes mis en lumire par Barbara Cassin 26, do provientla diffrence si dcisive entre des termes au dbut synonymes, celuidapodeixis qui va donner le raisonnement apodictique, et celui depideixisqui va donner lloquence et ses apparences trompeuses ? Si lon veut

    24 J. Tresch. "Cosmogram." Cosmograms. Edited by M. Ohanian and J.-C.Royoux. New York, Lukas and Sternberg, 67-76, 2005.

    25 R. Netz, The Shaping of Deduction in Greek Mathematics : A Study inCognitive History, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

    26 B. Cassin, L'effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995.

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    remonter la source de ce qui va donner bien plus tard la sparationentre le domaine de la Science et celui de la Politique, cest bien jusque lquil faut aller. Quel lecteur nest pas convaincu quil existe bien quand

    mme une diffrence essentielle, indiscutable, intellectuellement aussibien que moralement indispensable, entre la discussion rationnelle etscientifique dun ct, et de lautre, le dbat indfini qui doit faire appel,pour se clore, aux ressources de la rhtorique ?

    Or, cest justement limmense mrite du livre de Netz que de nousamener, par un travail aussi rigoureux que celui de Shapin et Schaffer, auplus prs du laboratoire do va surgir cette distinction. Pour lersumer dune phrase : lapodictique est la transposition, dans le langagede la philosophie, dune pratique des gomtres grecs qui ne russissait transfrer des ncessits dun bout lautre dune preuve que parcequelle sabstenait, avec un soin obsessif et jaloux, de sortir du cadre troitdun travail formel sur des diagrammes gomtriques. Lide dunediffrence radicale entre apo- et epi-dictique vient dun dtournement,par les platoniciens, dune pratique sotrique dont ils ne sont jamaisparvenus imiter la technique (la gomtrie marchait parce que lesdiagrammes navaient justement pas de contenu) mais dont ils onttranspos seulement leffet rhtorique, en effet stupfiant : la possibilitde transfrer dtape en tape un type de certitude indiscutable. Sansrentrer dans les dtails, nous nous trouvons l transports au cur mmede lpistmologie politique 27: on va rinventer la vie de la Cit en yimportant une nouveaut radicale qui na pas dautre contenu que la

    ritration sans fin quil existe une diffrence radicale entre philosophie etsophistique, entre apo- et pi-dictique Cest ainsi que la raison vatriompher de la sophistique.

    On remarquera donc que, si lon dit dun propos, dun fait, dunediscipline ou de quelquun quil est scientifique[2] en ce sens, on ne dfinitjamais un contenu particulier, on dresse simplement la diffrence entrelintrieur et lextrieur, on trace un territoire, on rejette au dehorsquelque chose qui, plus tard, va devenir le domaine propre de la politiquedfinie justement comme ce qui nest pas scientifique. Cest l quelpistmologie politique devient lpistmologie tout court.

    Et cest cette opration de mise lcart qui va nous obliger dfinir un

    sixime sens du mot politique[6], sans autre contenu que de ne pas avoirles qualits rationnelles que lon simagine tre celle des sciences.Dornavant, on va faire comme si toute ide de la politique dpendait decette dfinition de la science, et vice versa, les deux sens formant uncouple infernal qui ne peut ni sentendre, ni divorcer, mais qui prendpourtant comme seule identit le fait dtre radicalement spar(insparable) de lautre Ah, cest scientifique[2] ? Donc ce nest pas

    27 B. Latour. "The Netz-Works of Greek Deductions. A Review of RevielNetz: the Shaping of Deduction in Greek Mathematics." Social Studies ofScience??, 200-.

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    politique[6] ! Terme tonnant qui na pas dautre objet que de subir uneexclusion davec une autre activit sans autre contenu que cette exclusionmme ! Mais terme lefficacit ahurissante puisque, sans exagrer, on

    peut tracer une ligne continue du Gorgias aujourdhui 28. : larme delpistmologie est peine mousse comme si vingt cinq sicles navaitau contraire russi qu laffter constamment !

    Cest videmment ces deux sens l, celui de scientifique[2] et depolitique[6] que lon utilisait nagure, du temps par exemple de LouisAlthusser, pour distinguer enfin la science de lidologie . Choseplus tonnante, cest encore ces vocables que lon prtend continuer utiliser afin de patrouiller la frontire entre les questions purementtechniques et la tendance politiser[6] indment ce qui ne devraitjamais ltre , mme si les affaires daujourdhui chappent totalement et cette ide de la science[2] et cette notion l de la politique[6]. Pastonnant, quon ait quelque peine sen dbrouiller !

    Pour le dire plus brutalement, nous ne connaissons en gnral de lapolitique[6] que ce qui tombe du couperet de lpistmologie, que le ngatifdont le scientifique[2] serait le positif. On comprend sans peine que lareprise dun tel terme dans lexpression science politique ne laisse pasprvoir cette discipline un destin trs confortable. Cest quelle a pris,pour dsigner sa mthode denqute, le terme polmique par excellencequi a fait de son objet dtude la politique [6] un simple rsidu ! Aucundoute, la science politique vit bien dangereusement : que de nuds devipres enferms dans ce terme dapparence innocente, quelle bote de

    PandoreMais le point le plus fondamental auquel jai dj fait allusion et surlequel je reviendrai dans la conclusion, cest que, de tous les sens quenous avons parcourus jusquici, cest lepremieret lon verra que cest leseul qui se consacre exclusivement faire la distinction davec lapolitique. Des cinq synonymes que nous avons lists dans la sectionprcdente, pas un ne cherchait sparer un domaine propre, celui dupolitique. Tous, ils qualifiaient des tapes distinctes dans la trajectoire desmmes affaires. Un peu comme les astronomes ont pris lhabitude denommer par des termes distincts (naine rouge, trou noir, etc.) les tatssuccessifs des mmes toiles. Le but de tous ces termes nest pas de

    tracer une limite entre ce qui appartiendrait lobjectivit scientifique etce qui dpend, hlas, des noises politiques, mais de dfinir comment lecollectif parvient plus ou moins bien se dsembrouiller de ces affaires.

    Scientifique= soumis lpreuve devant des porte-parole

    Cest exactement cette limite quchappe le troisime sens du mot scientifique , ds que ce terme devient lobjet dune enqute

    28 B. Latour, L'espoir de Pandore. Pour une version raliste de l'activitscientifique (traduit par Didier Gille), Paris, la Dcouverte, 2001.

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    minutieuse au lieu dtre le In hoc signo vinces ! dont on rve laveille des batailles. On peut affirmer que les science studies se sontconstitues quand on sest pose la question de dfinir lactivit

    scientifique[3] sans justement invoquer la question pistmologique parexcellence 29, cest--dire sans accepter que nos recherches soientmobilises dans la grande guerre de la science[2] contre la politique[6]. Lesmalentendus que notre domaine a suscit au dbut viennent dailleurs del : les chercheurs des sciences naturelles et sociales ordinaires ont cruque nous prenions linitiative de politiser[6] les sciences[2] alors quilsagissait de les tudier en ignorant enfin la question de la dmarcation.Do les batailles entre le ralisme et le relativisme , pleines desens pour ceux qui tenaient bout de bras le Labarum, mais peu prsaussi drisoires, pour nous, que celles entre Petitsboutistes etGrosboutistes. On a cru que nous partions en guerre contre la Raison,alors que nous dsertions au contraire son combat, que nous fondions nospes pour en forger des charrues !

    Dlivre du deuxime sens (et par consquent de son encombrantpendant politique[6]), ladjectif scientifique[3] ne dsigne pas du tout lesmmes phnomnes. Il nous dirige dabord vers de nouveaux lieux,comme le laboratoire, quil saisit comme pratique et dont ltrangetanthropologique apparat alors en pleine lumire 30. Pratique dont onstonne quelle ait t aussi peu dcrite avant nous tant les objets quellervle diffre entirement de lide quon se fait usuellement dessciences. Ce nest pas lobjet de cette note den rsumer le contenu, mais

    je voudrais signaler lun des points qui pourraient servir daccroche auxproccupations des sciences politiques.Est scientifique[3], en ce sens, tout dispositif qui permet de faire parler

    les phnomnes dont le chercheur devient, en quelque sorte, le porte-parole. Quand on sait limmense littrature et les extrmes difficults pourdfinir, en science politique, ces notions de reprsentants, detruchements, dinterprtes, on peut imaginer la collaboration possibleavec la littrature, de plus en riche elle aussi, qui dcrit comment leschercheurs reprsentent leurs objets 31. Que lun des sens du mot

    29 D. Pestre, Introduction aux Science Studies, Paris, La Dcouverte,

    2006.30 S. Houdart, "Et le scientifique tint le monde" Ethnologie d'un

    laboratoire japonais de gntique du comportement, Nanterre, Thse dedoctyorat Universit de Paris X, sous la direction de Laurence Caillet,2000; K. Knorr-Cetina, Epistemic Cultures. How the Sciences MakeKnowledge, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1999.

    31 M. Lynch, Art and Artifact in Laboratory Science A Study of ShopWork and Shop Talk in a Research Laboratory., London, Routledge, 1985;D. Pestre, Louis Nel, le magntisme et Grenoble, Paris, Editions du CNRS,1990.; H.-J. Rheinberger, Toward a History of Epistemic Thing.Synthetizing Proteins in the Test Tube, Stanford, Stanford University

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    reprsentation sapplique plutt aux humains dans son senstraditionnellement politique (le ct Hobbes) alors que lautre sens du motreprsentation sapplique plutt aux choses dans son sens

    traditionnellement scientifique (le ct Boyle), nempche pas que toutecontroverse a dj, en pratique, mle les deux formes 32. Au nom de qui parlez vous ? tes vous un tmoin fiable ? Est-

    ce vous qui parlez ou ceux au nom desquels vous parlez , etc., on sentbien que toutes ces questions sont communes, quil sagisse durchauffement global, du calcul des statistiques de chmage, ou dereprsentativit des syndicats. Pour viter de voir ce quil y a de commun la science[3] comme la politique, on prtend parfois que, dans lepremier cas, ce sont les faits qui parlent par eux-mmes , alors quedans le second ce ne sont jamais que des humains qui parlent laplace dautres humains. Mais, dabord, il nest pas plus facile de faireparler des humains que des objets, et, de plus, jamais les faits ne parlentpar eux-mmes sans un dispositif, infiniment complexe, pour les faireparler. La question commune est plutt de savoir quelles sont lespreuves que lon fait subir et comment lon sassure, selon les cas, de larcalcitrance des objets dont on parle. Quon fasse des dmonstrations derue ou de rats, il faut toujours dmontrer. Et si lon dmontre, on seratoujours contredit, il faudra toujours trouver linstrument idoine, dlimiterlarne ajuste ce type de disputes, convoquer le groupe de tmoinscapables den juger, prciser les preuves qui feront la diffrence,imaginer les procds par lesquels ont va pouvoir la clore.

    Dailleurs quelle ironie : jcris une note pour chercher convaincre desuniversitaires de science politique de commencer collaborer avecdautres universitaires qui travaillent sur les sciences afin dbaucher unrapprochement possible dans les sujets dtude, alors que de toutes partsse multiplient des dispositifs qui ont trente ans davance sur nos dbats etqui ont dj, de milles faons, rgls en pratique la question dont le seulnonc nous scandalise encore ! Quand le GIECC se runit Paris enfvrier 2007 pour servir dassemble ad hoc laffaire du rchauffementglobal et dcider de sa causalit prcise, quoi servirait-il encoredopposer les ressources de la science politique et des sciencestudies ? On sent bien que les efforts pour faire entrer une telle

    assemble dans le lit de Procuste de lopposition entre la vraie science[2] etla fausse politique[3] mme sils nont pas manqus 33 nont plus aucunsens et que lon se dirige dj vers un tout autre enjeu, loin devant nous :quelle epideixis peut servir de soutien lapodeixis ?

    Press, 1997.32 I. Stengers, L'invention des sciences modernes, Paris, La Dcouverte,

    1993.33 Voir lassez hilarante srie de ractions dans Le Monde, 7 fvrier

    2007 larticle dun certain Serge Galam, pistmologue sur cetterunion.

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    Alors que pendant tant de sicles, on a espr voler au secours delinfortune politique par le raisonnement apodictique offert par lune oulautre science[3] (thologie, physique, biologie, conomie, gntique, les

    candidates nont pas manqu), on voit aujourdhui que, linverse cest la politique, mais une politique bien diffrente de celle quon avait silongtemps mprise, de venir au secours, de servir dasile et dabri auxsciences positives[3]. Il ne sagit au fond de rien moins que de dsinventerla solution platonicienne qui, en voulant fonder la politique en raison, a finipar perdre et la science et la politique. Quel renversement ! Et la sciencepolitique naurait rien y contribuer ?

    Remarquons quaucun trait de cette anthropologie des sciences nediffre radicalement des cinq premiers sens du mot politique que nousavons reprs. Certes, il y a bien des diffrences, on ne conduit pas uneexprience de laboratoire comme on mne une grve, un conseildadministration ou un comit dexperts, mais il on ny retrouve srementpas LA diffrence impose par le sens prcdent. Les comptences, lescarrires, les enjeux, les passions, tout est diffrent, mais le pot estcommun, et cest l lobjet commun, la chose commune. Alors quil taittout fait impossible, avec le sens prcdent de conduire une enqute ensuivant les affaires o quelles nous mnent, cause mme du poids duterme scientifique[2] (et de son encombrant vis vis la politique[6]), riennempche de passer maintenant, sans solution de continuit, dulaboratoire le plus sotrique la plus bruyante et noiseuse desassembles. Ce nest pas lancienne frontire entre science et politique

    quil faut suivre, mais les tapes successives des mmes affaires.Scientifique= logistique des donnes

    Si lon hsite voir quel point lactivit scientifique [3] na nul besoinpour tre comprise de se distinguer a priori des situations politiques, cestpeut-tre aussi parce quon la confond avec un quatrime sens, aussidiffrent en effet que celle-l lest du deuxime. Si vous assurez avecconfiance quun nonc est scientifique[4] , cest souvent parce quevous dsignez du doigt lampleur du travail de recueil de donnes dont ilnest que la pointe. Contrairement au premier sens, ce qui vous rassurenest pas du tout le fait que celui qui lnonce est scientifique[1] , quil a

    lair srieux , raisonnable , distant ou rassis , ce ne sont passes qualits subjectives, son thologie, auxquels vous faites allusion. Non,ce qui vous permet de marcher sa suite, cest que vous avez pumesurer, souvent indirectement, quil existe, pour appuyer ses dires, unflux continu de formes calibres et archives, ce quon appelle desdonnes, des data , ce que jai propos dappeler plutt, tant donnsleur cots et la difficult de les obtenir, des obtenues . Scientifique[4]

    veut dire alors que lon est appuy sur une multitude dautres preuvesvers lequel on pourrait remonter, en cas de contestation, par un cheminsans rupture.

    Le web a si bien gnralis laccs aux bases de donnes, que tout un

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    chacun, aujourdhui, peut vrifier par soi-mme ce que veut dire assurerun propos sur des donnes . Mais il ne faut pas oublier quil sagit ldun phnomne qui remonte plusieurs sicles. La numrisation des

    bases de donnes favorise en partie la fluidit et laccs (malgr latendance inverse lappropriation et au secret), mais elle ne fait queprolonger ce qui se faisait dj par les collections, les archives, lescampagnes de prospection, les enqutes statistiques. Toute disciplinesavante, quil sagisse de la gologie, de lobsttrique, de lethnographie,de la pdagogie, du management, de la tribologie, de la science politique,etc., va se dfinir par limportance, le cot, la qualit, lentretien, de sonrseau de bases de donnes. Elle sera plus ou moins scientifique[4] selonlampleur de ce rseau.

    Ce qui ne veut aucunement dire quelle sera scientifique [3] pour autant !Nul naurait lide de juger dun fond de pension lampleur de soncapital, on le juge dabord au rendement quil a su lui donner ; de mme, ilny aurait aucun sens juger quune discipline est scientifique [3] sousprtexte quelle a beaucoup de donnes : il faut dabord quelle nousmontre ce quelle est capable de faire de son capital, comment elle a su lefaire fructifier en objets rcalcitrants. L encore il ne faut pas confondredes sens entirement distincts de ce prilleux adjectif scientifique . Ilexiste tant de domaines[4] aux donnes bouriffantes qui nont pas produitun seul rsultat scientifique[3] digne de confiance, mme si elles ont russia gonfler dimportance ceux qui empruntent la science [1] tout le pathosde lobjectivit. Sil y a une chose dont les science studies nous ont

    librs, cest de la croyance quil est facile dimiter le style scientifique etquil suffit dtre ennuyeux pour dire des choses scientifiquementexactes

    Esprons que lajout de quelques indices pour dmler les synonymesdu mot science aidera les sciences sociales ne pas se laisserintimider : elles nauront pas du tout le mme aspect selon quil sagira desciences[3] sociales ou de sciences[2] sociales et surtout, leur impactpolitique sera sans comparaison. mile Benveniste stonnait que le gniede la langue franaise nait pas tir du mot latin scientia , au lieu duseul scientifique , des termes comme sciental ou scientaire .Cela nous aurait en effet permis de ne pas mlanger des termes dont la

    distinction semble essentiel notre vie commune.

    Conclusion: cosmopolitiqueEn rcapitulant dans la figure 2 les diffrentes acceptions repres dans

    cette note, nous voyons plus clairement encore quun seul sens (en gris)ne se dfinit que par contraste avec lautre. Cest le seul dont on peut direquil trace en effet des sphres incommensurables. Tous les autresdsignent, plus ou moins prcisment, des tats successifs dans lesquelson peut trouver les affaires du collectif.

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    Synonymes de Politique Synonymes de Scientifique

    Politique[1] Nouvelle association

    Politique[2] Le public et ses problmes

    Politique[3] La souverainet

    Politique[4] La discussion rationnelle

    Politique[5] Linstitution invisible Scientifique[1] Raisonnable

    Politique[6] Non-scientifique Scientifique[2] Non-politique

    Scientifique[3] Porte-parole

    Scientifique[4] Logistique

    Figure 2 : Rcapitulation des diffrents sens des mots politique et scientifiques

    Voici donc, trs grossirement esquiss, comment se prsente, du ct

    de mon domaine (tel, du moins que je linterprte) la dlicate question desrapports entre les mots science et politique . Les nuances que jaiintroduites risquent de paratre, aux yeux de la science politique, la foistrop pinailleuses et trop rudimentaires. Il mimportait avant tout de bienfaire la distinction entre les dfinitions qui rendent possibles lacollaboration et celles qui lannihilent demble. Do limportance deprocder lentement. Une chose est sre : quand on utilise de faonlapidaire les deux termes, on emprunte sans y penser la seule dfinition

    du mot scientifique[2]

    qui nait aucun autre contenu que de dfinir pardfaut la politique[6]. Aussitt, tous les autres sens qui nont nullementpour objet de dfinir des domaines distincts, des sphres dactivitautonomes, disparaissent. Dun seul coup, la collaboration entre lesdisciplines comme la science politique et la politique des sciences devientsoit totalement impossible, soit consiste prendre pour point de dpart lesdeux caricatures pour ensuite tenter de les rabouter : il y aurait dans lessciences des aspects et des dimensions politiques Malgrlampleur des commentaires sur le livre de Weber, il faut insister aucontraire pour dire quil ny a jamais aucun rapport tablir entre lesavant et le politique , la science et la politique, pour la bonne et simple

    raison que ces domaines mettre en rapport nexistent pas et nontjamais exist.

    Le vritable phnomne quil sagit de retracer se situe ailleurs : danslvolution plus ou moins rapide des affaires, dont les tapes successivesdoivent tre trs prcisment qualifies. Lavantage, me semble-t-il, pourla science[3] politique[1] de reparler ainsi des sciences, cest de retrouverles liens avec le monde, avec le cosmos, puisque cest toujours, au fond,de cela quil sagit. Do le terme gnral de cosmopolitique 34 quil

    34 Au sens de I. Stengers, Cosmopolitiques - Tome 1: la guerre dessciences, Paris, La dcouverte & Les Empcheurs de penser en rond,

  • 7/29/2019 Note sur quelque sens des mots science et politique dans lexpression science politique

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    faudrait choisir pour couvrir lensemble des termes de la figure 2 toussauf un. Lampleur des crises cologiques rend dailleurs de plus en plusfacile comprendre que toute politique a toujours t une cosmopolitique,

    cest--dire une politique du cosmos et que, en ce sens, on a toujours euaffaire ce que jai appel une politique oriente-objet 35. Travailconsidrable, je le reconnais volontiers, mais qui nest plus, du moins,infaisable.

    La situation nest pas sans rappeler lurbanisme daprs la chute du Murde Berlin. Aussi honteux que fut le Mur, il na jamais t capable de faireque la Potsdamer Plaz ne soit pas au centre de la ville. Et pourtant, mmeune fois que le Mur fut dtruit, que deffort il a fallu dployer pour rendre ce centre sa centralit. Il en est exactement de mme de ce que jaiappel plus haut la revascularisation ncessaire du collectif. Il ne suffit pasdabandonner la partition artificielle entre la science[2] et la politique[6] pourretrouver le fil commun toutes les affaires qui nous occupent. Encorefaut-il, par dimmenses efforts, retisser des liens, recoudre les connectionsinterrompues, reconnecter les voies de chemins de fer. Mais le centre estbien l, il a toujours t l.

    1996; mais aussi de U. Beck, Qu'est-ce que le cosmopolitisme? (traduitpar Aurlie Duthoo), Paris, Aubier, 2006.

    35 B. Latour. From Realpolitik to Dingpolitik. How to Make ThingsPublic. An Introduction. Making Things Public. Atmospheres ofDemocracy. Eds. Bruno Latour and Peter Weibel. Cambridge, Mass: MITPress, 2005. 1-31.