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Le financement de l'économie Cahiers français n° 331 Nouveaux acteurs, nouveaux enjeux 85 Nouveaux acteurs, nouveaux enjeux Instabilité financière et risque systémique : l’insuffisance du contrôle macroprudentiel Le processus de globalisation financière, engagé depuis les années 80, offre un bilan contrasté : d’un côté, le développement de marchés de capitaux internationalisés et décloisonnés semble avoir accru au niveau mondial l’efficacité du financement de l’économie ; d’un autre côté, la multiplication des crises financières, aussi bien dans les pays développés que dans les pays émergents, témoigne d’une forte augmentation de l’instabilité des systèmes financiers. Dominique Plihon analyse ici l’instabilité inhérente à ces nouveaux systèmes financiers ainsi que les moyens d’y remédier. Il défend le recours à une régulation macroprudentielle, centrée sur l’ensemble des agents et de leurs interactions. C. F. et les réformes décidées par les pouvoirs publics. Ces réformes ont eu deux objectifs principaux : libéraliser et moderniser les systèmes financiers. Les pays européens se sont ainsi progressivement dotés de marchés unifiés de capitaux, allant du court au long terme, avec une gamme complète de compartiments communiquant entre eux (monétaire, hypothécaire, bancaire, boursier, produits dérivés). L’une des conséquences de ces politiques a été le développement spectaculaire de la finance de marché, avec des marchés profonds et liquides, étroitement imbriqués entre eux, et très largement internationalisés. La vague des nouvelles technologies de l’information et de la communication a largement contribué à ce processus de globalisation financière, en permettant la circulation des flux financiers en temps réel entre les opérateurs des différents marchés et sur l’ensemble de la planète. Les ambivalences de la finance moderne Des gains en efficience Pour différentes raisons, cette évolution de la finance est généralement présentée comme une importante source de progrès. Tout d’abord, la libéralisation des marchés de capitaux facilite les échanges entre agents à capacité et à besoin de financement, et elle favorise les innovations financières. L’augmentation et la diversification de l’offre de placement et de financement qui en résultent sont censées améliorer l’allocation des ressources dans l’économie, donc au final soutenir la croissance. Une autre avancée souvent portée au crédit de la finance de marché concerne la gestion des risques. L’existence de marchés larges et liquides est supposée favoriser une meilleure répartition des risques grâce aux stratégies de diversification des risques menées par les investisseurs institutionnels, devenus les personnages centraux des systèmes financiers contemporains. Par ailleurs, les innovations financières récentes les plus importantes ont pour but de favoriser la gestion et la dispersion des risques. C’est le cas des produits dérivés dont le rôle premier est de permettre la couverture des principaux risques financiers (1). Des effets déstabilisants L’un des problèmes majeurs posés par les mutations récentes concerne les questions de stabilité financière. La finance moderne pose un véritable dilemme L a plupart des systèmes financiers ont connu de profondes et rapides mutations depuis les années 80 dans les pays développés, comme dans les pays en développement. Plusieurs facteurs expliquent ces transformations, en particulier la multiplication des innovations financières réalisées par les acteurs privés (1) On distingue aujourd’hui trois grandes catégories de risques : les risques de solvabilité, de contrepartie ou de crédit, liés à l’éven- tuelle défection du débiteur ; les risques de marché, liés aux variations des cours boursiers ; les risques opérationnels, liés aux dysfonc- tionnements techniques ou technologiques.

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Nouveaux acteurs,nouveaux enjeuxInstabilitéfinancièreet risquesystémique :l’insuffisancedu contrôlemacroprudentiel

Le processus de globalisation financière,engagé depuis les années 80, offre unbilan contrasté : d’un côté, ledéveloppement de marchés de capitauxinternationalisés et décloisonnés sembleavoir accru au niveau mondial l’efficacitédu financement de l’économie ; d’un autrecôté, la multiplication des crisesfinancières, aussi bien dans les paysdéveloppés que dans les paysémergents, témoigne d’une forteaugmentation de l’instabilité dessystèmes financiers.Dominique Plihon analyse ici l’instabilitéinhérente à ces nouveaux systèmesfinanciers ainsi que les moyens d’yremédier. Il défend le recours à unerégulation macroprudentielle, centrée surl’ensemble des agents et de leursinteractions.

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et les réformes décidées par les pouvoirs publics. Cesréformes ont eu deux objectifs principaux : libéraliseret moderniser les systèmes financiers. Les payseuropéens se sont ainsi progressivement dotés demarchés unifiés de capitaux, allant du court au longterme, avec une gamme complète de compartimentscommuniquant entre eux (monétaire, hypothécaire,bancaire, boursier, produits dérivés). L’une desconséquences de ces politiques a été le développementspectaculaire de la finance de marché, avec desmarchés profonds et liquides, étroitement imbriquésentre eux, et très largement internationalisés. La vaguedes nouvelles technologies de l’information et de lacommunication a largement contribué à ce processusde globalisation financière, en permettant lacirculation des flux financiers en temps réel entre lesopérateurs des différents marchés et sur l’ensemblede la planète.

Les ambivalencesde la finance moderne

Des gains en efficience

Pour différentes raisons, cette évolution de la financeest généralement présentée comme une importantesource de progrès. Tout d’abord, la libéralisation desmarchés de capitaux facilite les échanges entre agentsà capacité et à besoin de financement, et elle favoriseles innovations financières. L’augmentation et ladiversification de l’offre de placement et definancement qui en résultent sont censées améliorerl’allocation des ressources dans l’économie, donc aufinal soutenir la croissance. Une autre avancée souventportée au crédit de la finance de marché concerne lagestion des risques. L’existence de marchés larges etliquides est supposée favoriser une meilleurerépartition des risques grâce aux stratégies dediversification des risques menées par les investisseursinstitutionnels, devenus les personnages centraux dessystèmes financiers contemporains. Par ailleurs, lesinnovations financières récentes les plus importantesont pour but de favoriser la gestion et la dispersiondes risques. C’est le cas des produits dérivés dont lerôle premier est de permettre la couverture desprincipaux risques financiers (1).

Des effets déstabilisants

L’un des problèmes majeurs posés par les mutationsrécentes concerne les questions de stabilité financière.La finance moderne pose un véritable dilemme

La plupart des systèmes financiers ont connu deprofondes et rapides mutations depuis les années80 dans les pays développés, comme dans les

pays en développement. Plusieurs facteurs expliquentces transformations, en particulier la multiplication desinnovations financières réalisées par les acteurs privés

(1) On distingue aujourd’hui trois grandes catégories de risques :les risques de solvabilité, de contrepartie ou de crédit, liés à l’éven-tuelle défection du débiteur ; les risques de marché, liés aux variationsdes cours boursiers ; les risques opérationnels, liés aux dysfonc-tionnements techniques ou technologiques.

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efficacité – stabilité. D’un côté, en effet, celle-ci estsupposée apporter un gain en efficience et en matièrede gestion des risques, comme on vient de le voir.Mais d’un autre côté, les nouvelles formes de la financepeuvent être à l’origine de graves dysfonctionnementsen termes de stabilité, ce qu’atteste la multiplicationrécente des crises financières (2). Cette ambivalencede la finance moderne caractérise, par exemple, lesmarchés de produits dérivés (marchés à terme,d’options et de swaps). Ils constituent un progrès pourles acteurs économiques auxquels ils offrent desinstruments efficaces de couverture contre le risque.Mais on sait également que les produits dérivés peuventêtre un important facteur d’instabilité. D’une part,parce qu’ils représentent l’un des principaux leviers àla disposition des spéculateurs, comme l’a bien montréGeorge Soros, par exemple, à l’occasion de saspéculation victorieuse contre la Livre sterling en 1992 ;d’autre part, et surtout, ces instruments peuventconduire à de nouvelles formes d’instabilité, de naturesystémique.Le cas des dérivés de crédit fournit une illustrationde ce problème. Au cours de la seconde moitié desannées 90, cette innovation a élargi la gamme desinstruments de protection contre le risque de crédit àla disposition des banques (3). Ces dernières ont utilisémassivement ces instruments pour transférer lesrisques de crédit qu’elles ne souhaitent pas assumer àdes investisseurs tels que les sociétés d’assurance, lesfonds mutuels ou les fonds spéculatifs (hedge funds).Les dérivés de crédit sont, en principe, un facteurd’amélioration de l’efficience des marchés et de lagestion des risques. On leur attribue deux avantagesprincipaux : ils permettent le transfert et la dispersiondes risques parmi un nombre accru d’acteursfinanciers ; ensuite, ils facilitent la diversification desportefeuilles, grâce à leur grande négociabilité surces marchés de transfert du risque de crédit (creditrisk transfer – CRT). Les CRT ont connu uneprogression géométrique. Selon les estimations de laBanque des règlements internationaux (BRI),l’encours notionnel des dérivés de crédit serait passéde 187 milliards de dollars en 1997 à 12 400 milliardsde dollars en 2005.Les autorités se sont inquiétées de cette progressionfoudroyante des CRT car ceux-ci pourraient engendrerdes risques d’instabilité (4). Comme le soulignent lesanalyses du FMI (2002) et de la BRI (2002), les CRTentraînent le transfert d’une part croissante du risquevers des investisseurs soumis à une réglementation plussouple et qui sont moins capitalisés, et donc plusvulnérables, que les banques (5). De plus, les marchésde CRT sont des marchés de gré à gré par nature peutransparents et qui échappent au contrôle des autoritésde tutelle. Par ailleurs, ils pourraient ne pas avoir toutesles vertus qu’on leur prête en matière de dispersion etde diversification des risques. On constate, en effet,que les transactions sur ces marchés sont actuellementconcentrées sur un petit nombre d’établissements,majoritairement bancaires (6). Cette nouvellerépartition des risques est susceptible d’aggraver lerisque systémique et donc l’instabilité du systèmefinancier international.

Le risque de système

Le risque de système se réalise lorsque les interactionsentre les agents individuels et les marchés conduisent àune situation d’insécurité et d’instabilité générales quiaffecte l’ensemble du système financier et se propage àl’économie tout entière. Ces interactions, que leséconomistes qualifient d’externalités négatives, résultentdu dysfonctionnement des marchés qui ne parviennentpas à séparer les risques (marchés incomplets) ou àexprimer de manière correcte toute l’informationdisponible (marchés imparfaits). Le risque de systèmen’est pas la juxtaposition de risques individuels, c’estun processus macroéconomique se traduisant par unrisque global. La réalisation du risque de système dépendde la robustesse du système financier, de sa capacité àabsorber, plutôt qu’à amplifier les perturbations. Ledéveloppement et la complexité des systèmes financiersmodernes est un facteur favorable au déclenchement,puis à la propagation du risque systémique. En effet,les systèmes financiers sont devenus des réseaux derelations organisés autour de centres où se trouventconcentrés des volumes élevés de transactions, desengagements croisés de haute densité, des positionsenchevêtrées, des informations à circulation très rapideet à influence contagieuse.Les crises systémiques sont peu fréquentes, mais ne sontpas un phénomène exceptionnel : depuis le début desannées 90, le Japon et une dizaine de pays émergents enAsie du Sud-Est, en Amérique Latine, et en EuropeOrientale ont expérimenté de telles crises. Les États-Unis et l’Europe de l’Ouest ont été très proches d’unecrise systémique à la suite du krach boursier de 2001.Le coût de ces crises peut être extrêmement élevé dansla mesure où celles-ci affectent non seulement le systèmefinancier, mais également l’ensemble de l’économie,ou même plusieurs économies par contagion.

Les mécanismes des crisessystémiques

Trois séries de mécanismes sous-tendent les crises denature systémique (7). Le premier mécanisme estspécifique aux marchés financiers qui sont en fait des

(2) Les crises financières, Robert Boyer, Mario Dehove et DominiquePlihon, Rapport pour le Conseil d’analyse économique, Paris, LaDocumentation française, 2004.(3) Aujourd’hui, dans les pays du G10, la hiérarchie des risquesnon prévisibles (unexpected loss – UL) est la suivante : (1) risquesde crédit (UL = 85 %) ; (2) risques opérationnels (UL = 10 %) ; (3)risques de marché (UL = 5 %) ; les risques de marché sont large-ment reportés sur les clients (parfois à leur insu…) et sur les autresacteurs financiers.(4) « Les dérivés de crédit, nouvelle source d’instabilité finan-cière ? », Revue de la stabilité financière, Banque de France,Eurosystème, novembre 2002, pp. 69-84.(5) Banque des règlements internationaux, Rapport 2002 et Fondsmonétaire international, « How Effective is the Market for CreditRisk Transfer Vehicles Functioning ? », Global Stability ForumReport, mars 2002.(6) D’après « Les résultats de l’enquête de place française sur lesinstruments de transfert de risque de crédit », Revue de la stabilitéfinancière, Banque de France, n° 4, juin 2004, p. 81.(7) Les crises financières, 2004, op. cit.

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marchés de promesses et non pas des marchés typiquesde biens et services : face à l’incertitude propre à toutinvestissement et plus encore à l’innovation, émergentdes valorisations financières fortement conventionnelleset caractérisées par l’alternance de phases d’optimismeet de pessimisme, sans aucune garantie de convergencevers une valeur fondamentale, elle-même largementindéterminée.Un deuxième mécanisme concerne le caractèreprocyclique de la prise de risque, de la part des acteursbancaires et financiers : ces derniers ont tendance àprendre d’autant plus de risques que la conjoncture estbonne ; en sens inverse, lorsque les perspectives sontdéfavorables, l’aversion au risque des agents s’accroît,en particulier celle des banques qui peuvent allerjusqu’à rationner le crédit. Ainsi, les acteurs financiers,par leurs comportements, exercent un effetdéstabilisateur car ils sont enclins à amplifier les cycleséconomiques : c’est le processus d’« accélérateurfinancier », théorisé par l’économiste Ben Bernankequi vient d’être nommé président de la Federal Reserve,la Banque centrale américaine (8). Ce mécanisme porteaussi bien sur les actifs financiers que sur les créditsbancaires, et il affecte tout particulièrement leséconomies nouvellement ouvertes à la financeinternationale.Un troisième mécanisme propage d’un marché àl’autre les déséquilibres apparus sur l’un d’entre eux :c’est la facilité d’accès au crédit qui affecte l’allocationde la quasi-totalité des actifs (financiers, immobiliers,boursiers), et explique la contagion d’un marché àl’autre qui se superpose à la contagion internationale.Les banques ont ainsi un rôle central à travers lemécanisme de l’accélérateur financier. Le processusde mondialisation s’est traduit par une interdépendanceaccrue des marchés financiers, ce qui favorise ladiffusion des emballements spéculatifs entre des paysqui peuvent être fort distants les uns des autres, maisqui sont reliés par l’arbitrage des agents financiers.De plus, les données historiques et empiriquessuggèrent que les emballements spéculatifs sontaggravés par les comportements des acteurs financierscaractérisés par le mimétisme, la perte de mémoiredes précédents épisodes de crise, ou encore uneexcessive confiance en ses propres choix par rapport àceux des autres acteurs du marché, sans oublierl’aveuglement au désastre qui marque les périodesspéculatives précédant les crises.

Des formes différentes

Si les crises systémiques obéissent à un petit nombrede mécanismes, elles sont néanmoins difficiles à prévoiret peuvent prendre des formes variables selon les pays,du fait notamment des différences en matièred’environnement institutionnel. L’élément central aucœur des crises systémiques est la plus ou moins grandevulnérabilité du système financier, en particulier celledes banques. L’un des enseignements majeurs des crisesrécentes est que leur gravité est liée à l’ampleur desinteractions et effets de « résonance » entre lesprincipaux marchés d’actifs. Par exemple, la

profondeur et la durée exceptionnelle de la crisedéflationniste subie par le Japon de 1993 à 2003provient de ce que la crise du système bancaire estallée de pair et a fortement interagi avec les crises desmarchés boursier et immobilier. A contrario, l’une desraisons pour lesquelles les États-Unis et l’Europe del’Ouest ont évité la déflation après le krach de 2001est que leurs systèmes bancaires ont fait preuve derésilience face à ce choc. De même, la plupart descrises financières graves expérimentées par les paysémergents dans les années 90 sont des « crisesjumelles » qui ont résulté des interactions perversesentre les marchés des crédits bancaires et des changes.

La gestion du risquede système

Prévenir plutôt que guérir les crisessystémiques

Lorsqu’une crise systémique est en cours dedéclenchement, l’arme ultime est l’intervention de labanque centrale, en tant que prêteur en dernier ressort.Cette intervention peut prendre plusieurs formes. Laforme traditionnelle est l’injection en urgence deliquidités dans les banques en difficulté afin d’éviterque les défaillances de banques individuelles ne suscitentdes paniques de la part des déposants et ne se propagentà l’ensemble du système bancaire et financier.L’intervention du prêteur en dernier ressort peut aussiconsister en une action directe sur le marché financieren crise. Telle fut la politique de la Fed américainelors du krach boursier de 1987 qui consista à offrirdes liquidités pour restaurer l’équilibre du marché etéviter l’assèchement en liquidités. Cette politique futun succès car elle empêcha que le krach ne dégénèreen crise systémique.Étant donné leur coût élevé, les crises systémiquesdoivent être évitées à tout prix. C’est l’objet despolitiques de prévention des crises. Des progrèsimportants ont été réalisés dans ce domaine depuis lesdébuts de la globalisation financière dans les années70. La principale avancée en la matière est due auxtravaux du Comité de Bâle sur le contrôle bancairecréé en 1974. La résilience des systèmes bancaires desprincipaux pays industrialisés, à l’exception du Japon,face aux turbulences financières de la dernière décennietient largement à une meilleure évaluation des risqueset à la qualité de la surveillance prudentielle, mesuresintroduites beaucoup plus tardivement au Japon. Lesrecommandations du Comité de Bâle, notamment àtravers l’accord de Bâle de 1988, ont joué un rôledécisif en incitant les banques à perfectionner leursméthodes de gestion des risques et en cherchant à

(8) « The Financial Accelerator in a Quantitative Business CycleFramework », B. Bernanke, M. Gertler et S. Gilchrist in Handbookof Macroeconomics, Taylor and Woodford (eds), Amsterdam, NorthHolland, 2000.

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généraliser ces procédures à l’ensemble des pays,répondant en cela aux exigences de la globalisationfinancière (9). L’accord de Bâle recommandaitnotamment aux banques internationales de respecter unratio prudentiel de solvabilité : le ratio Cooke (10). Lenouvel accord de Bâle (Bâle 2), en gestation depuis 1999,repose sur deux innovations majeures. D’une part, ilpropose une réglementation qui ne se limite pas auxseules exigences minimales de fonds propres (pilier 1),ce qui était la caractéristique du premier accord de Bâle.Bâle 2 englobe également le processus de surveillanceprudentielle et le contrôle interne (pilier 2), ainsi que ladiscipline de marché et la transparence de l’information(pilier 3). D’autre part, Bâle 2 renforce la sensibilitédes banques aux risques via les nouvelles normes defonds propres qui sont perfectionnées dans deuxdomaines : une pondération plus fine des risques, etl’introduction de nouveaux risques, tels que les risquesopérationnels liés notamment aux dysfonctionnementsd’ordre technique ou technologique (11).

Les limites de la régulationmicroprudentielle

Si elle comporte des avancées importantes quant à lasupervision des banques, la réforme Bâle 2 faitégalement l’objet de critiques de la part d’une largefraction des spécialistes et des chercheurs. Ces dernierssoulignent les dangers de l’accroissement de la sensibilitédes banques aux risques et aux exigences minimales defonds propres. En particulier, les pressions auxquellesseront soumises les banques pourraient renforcer leurcomportement procyclique (12). La plupart des travauxempiriques concluent que les exigences accrues enmatière de fonds propres renforcent les cycleséconomiques et peuvent donc avoir un impactmacroéconomique déstabilisant. Si, en effet, l’offre decrédit et les autres sources de financement ne sont pasparfaitement substituables, la discipline exercée par lesratios de capital peut engendrer des conséquences réellesen affectant les dépenses d’investissement des entreprises(13). Le comportement de « sur-réaction » des banquesrisque d’être encore plus prononcé envers lesemprunteurs les moins bien notés, ou les emprunteursplus difficiles à évaluer et dont l’accès aux financementsnon bancaires est plus problématique. C’est le cas despetites et moyennes entreprises et des pays en voie dedéveloppement.Ainsi, le nouvel accord de Bâle risque d’aggraver lesinégalités entre les emprunteurs, et de renforcer l’effetd’accélérateur financier en amplifiant le comportementprocyclique des banques dont on a indiqué qu’il étaitl’un des mécanismes des crises de nature systémique.Il existe un autre canal, déjà mentionné, par lequel lesréformes prudentielles en cours pourraient accroître lesrisques systémiques. C’est le fait que les banques,profitant des innovations financières (titrisation descréances, produits dérivés), externalisent une partcroissante de leurs risques de manière à réaliser deséconomies en termes de couverture de risques par desfonds propres coûteux. On devrait ainsi assister à unediffusion accrue du risque sur les marchés par les

intermédiaires bancaires qui le portaienttraditionnellement dans leur bilan avant qu’apparaissentces innovations financières. Il y a là un danger de naturesystémique lié au transfert des risques à des acteurs moinssurveillés, tels les investisseurs institutionnels et les fondsspéculatifs. Ainsi, alors même que la robustesse desbanques serait renforcée, on pourrait assister à desenchaînements susceptibles d’aggraver la vulnérabilitédes acteurs non bancaires et, par effet de contagion,d’entraîner la déstabilisation du système financier.La sous-estimation du risque systémique par lesautorités publiques, et par le Comité de Bâle enparticulier, tient fondamentalement à leur conceptiondu fonctionnement des marchés. Selon cette vision,ces derniers sont en mesure de s’autoréguler, et lescrises sont d’abord le résultat de chocs exogènes, oud’erreurs de politique économique. Il suffit donc, pourassurer la stabilité du système bancaire et financier, defixer aux acteurs du marché des règles de bonneconduite (transparence de l’information) et d’assurerla discipline du marché (concurrence). C’est ainsi quele Comité de Bâle a choisi de privilégier une approchede nature « microprudentielle » qui cherche àpromouvoir la stabilité en régulant les banquesindividuelles. Ce choix est lié à la représentationthéorique, fondée sur le paradigme dominant del’efficience des marchés, qui sous-tend l’action desrégulateurs et des Banques centrales (14). Une telleapproche, optimiste et réductrice, tend à minimiserles risques d’instabilité systémique car elle ignore lesinteractions entre les différentes catégories d’acteurset de marchés, ainsi que les relations entre cyclesfinanciers et cycles réels. Le paradigme alternatif dereprésentation de la finance, d’inspiration keynésienne,apparaît plus approprié pour prendre en compte lerisque systémique. Il part de l’idée que les marchésfinanciers sont fondamentalement instables, que cetteinstabilité est endogène car elle résulte des interactionsentre agents sujets à des renversements brutauxd’opinion, conduisant à des épisodes d’euphorie et dedépression. Suivant le modèle de Minsky (15) (1982),

(9) Les banques face à la globalisation financière, Jezabel Couppey,Dominique Plihon, Dhafer Saïdane, Paris, La Documentationfrançaise, 2006.(10) Le ratio Cooke préconise des fonds propres équivalents à aumoins 8 % des financements, lesquels doivent être pondérés enfonction de la nature des risques qui leur sont liés.(11) Le ratio Cooke, issu du premier accord de Bâle, ne retenait quedeux sortes de risque : le risque de crédit et le risque de marché. Leratio Mac Donough, qui lui succède, est plus fin, car il tient compted’un nouveau type de risque et propose une évaluation plus perfor-mante du risque de crédit.(12) « An Academic Response to Basle II », J. Danielsson,P. Embrechts, C. Goodhart, C. Keating, F. Mennich et H.S. Shin,Special Paper, n° 130, Financial Market Group, 2001.(13) « Bâle II et la procyclicité », F. Béranger et J. Teïletche, Revued’économie financière, n° 73, 2003.(14) « Quelle surveillance prudentielle pour l’industrie des servicesfinanciers ? », D. Plihon, Revue d’économie financière, n° 60, 2001.(15) « The Financial Instability Hypothesis : Capitalism Processesand the Behavior of the Economy », in Financial Crisis Theory,History and Policy, Kindleberger et Laffargue (eds), CambridgeUniversity Press, 1982.

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qui peut être transposé en économie ouverte, les banquesont un comportement procyclique et d’aveuglementau désastre qui amplifie les déséquilibres et lestransmettent à la sphère réelle de l’économie.

Vers une régulation macroprudentielle

Il existe aujourd’hui une prise de conscience del’insuffisance de la supervision microprudentielle,notamment par les organisations internationales (FMIet BRI) (16). On admet la nécessité de mettre en œuvredes dispositifs macroprudentiels, destinés à stabiliserle système bancaire et financier dans sa dimensionglobale et macroéconomique, et donc à contenir lesrisques de nature systémique (17). Une préventionefficace des risques doit s’appuyer sur les deux volets– micro et macro – de la régulation prudentielleprésentés dans le tableau ci-après.Dans la pratique, une orientation résolumentsystémique du cadre prudentiel revêt deux aspectsprincipaux : d’une part, l’architecture et le mandat des

autorités en charge de la stabilité financière et, d’autrepart, les instruments destinés à détecter et à réduire lesrisques systémiques.

Réformer les institutions

Concernant le rôle et l’organisation des autorités, deuxséries d’avancées semblent nécessaires. Il s’agitd’abord d’inclure explicitement des objectifs destabilité financière dans le mandat des banques centrales(18). Celles-ci se préoccupent déjà implicitement decet objectif. Ainsi, la politique de la Fed américaine aété activement engagée ces dernières années dans laprévention du risque systémique et Alan Greenspan,

Les deux volets de la supervision prudentielle : micro et macro

Sources : Les crises financières (2004) op. cit., d’après C. Borio (2003), « Towards a Macroprudential Supervision and Regulation ? », BRI,Document de travail, n° 128, 2003.

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(16) Voir en particulier le rapport 2005 de la BRI.(17) « Vers une régulation macroprudentielle des crises financièresinternationales », A. Cartapanis, Revue d’Économie Financière, n°70, 2003.(18) Les crises financières, op. cit., (2004).

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le président de la Fed, a réussi à éviter que l’éclatementde la bulle boursière de 2001 n’interagisse avec lessecteurs bancaire et immobilier américains, ce quiexplique une sortie de crise réussie au début des années2000. Mais, dans le même temps, on ne saurait exclureque la forte baisse, sans doute excessive, des tauxd’intérêt organisée par la Fed au cours des années 90ait largement contribué à l’existence de la bullespéculative en facilitant l’emballement du crédit. Eton peut craindre que la Banque centrale européenne,trop exclusivement tournée vers la stabilité des prix,soit beaucoup moins sensible à l’objectif de stabilitéfinancière que la Fed. Un changement de culture desbanquiers centraux, accompagné d’une réforme de leurmandat, apparaît aujourd’hui nécessaire.Une seconde avancée de nature institutionnelleconsisterait à confier la fonction de surveillanceprudentielle des banques, des assurances et des autresintermédiaires financiers à une autorité de tutelleunique, sur le modèle de la Financial Services Authoritybritannique. Quatre pays européens (Allemagne,Danemark, Norvège, Suède) sont allés dans cettedirection. La France est en retard sur cette évolutioncar elle conserve des autorités distinctes pour lasupervision des banques, des assurances et des marchésfinanciers. L’un des enjeux majeurs de cesrapprochements entre autorités est l’efficacité de larégulation face à des conglomérats présents sur lesprincipaux métiers de la finance (banque, assurance,titres).À l’échelle internationale, des progrès importants ontété réalisés dans le domaine de la coopération entrerégulateurs nationaux. Des instances telles que leForum de stabilité financière jouent ce rôle. On peutse demander si, au niveau de l’Union européenne, uneautorité supranationale de régulation de l’ensemble desacteurs bancaires et financiers n’est pas devenuesouhaitable dans le contexte de la monnaie unique etdu marché unique des services financiers.

Adopter des instruments derégulation macroprudentielle

La prévention du risque systémique implique la miseen place d’instruments et de procédures tournés versla détection et la mesure des risques de naturesystémique, ainsi que la lutte directe contre ces risques.Des indicateurs avancés de solidité financière ont étémis au point par le FMI afin d’obtenir une détectionprécoce des risques de nature systémique (19). L’undes objectifs recherchés est d’introduire la dynamiquemacroéconomique dans la quantification et l’évaluationdes risques de crédit en considérant l’évolutionprévisible du cycle des affaires ainsi que celle des prixd’actifs. Une solution consiste à intégrer dans la mesuredu risque certains indicateurs d’alerte, qualifiés de

macroprudentiels, dont on sait qu’ils préfigurent lamontée de vulnérabilités et de détresses futures(déviations calculées par rapport au trend du PIB, duniveau d’investissement et des prix d’actifs).La lutte contre le biais procyclique des banques et desmarchés financiers est également un moyen de réduireles risques de nature systémique. L’un des instruments,adopté par l’Espagne et proposé par la Banque deFrance, est la mise en œuvre par les banques d’unsystème de provisionnement dynamique ou pré-provisionnement qui conduit au lissage des provisionssur la durée du cycle économique (20). Le systèmeactuel de provision est pratiqué « ex post », une fois ladégradation des créances constatée, ce qui se produitsouvent dans la partie basse du cycle conjoncturel etamène les banques à sur-réagir. Le système dynamiquepermet aux banques de calculer leurs provisions surles pertes attendues sur la durée d’un cycle entier, cequi atténue la volatilité et la cyclicité des résultats desbanques. Cette procédure réduirait le comportementprocyclique des banques dans la mesure où le risqueserait couvert avant son apparition.Les contrôles de capitaux constituent une dernière sériede mesures de nature à atténuer les effets déstabilisantsde la finance internationale (21). On constate en effetque la plus grande part des flux financiersinternationaux obéissent en temps ordinaire à un schémaprocyclique, et souvent à une logique spéculative denature à déstabiliser les banques et les entreprises. Larégulation des capitaux, par des mesures fiscales etréglementaires, peut contribuer à protéger les paysconcernés contre les crises financières. Des expériencesmenées avec succès dans les années 90 par le Chili(contrôle des entrées de capitaux) et par la Malaisie(contrôle des sorties de capitaux) montrent que cetinstrument peut jouer un rôle efficace, ce quicommence même à être reconnu par les défenseurs del’idéologie néolibérale actuelle (22). ■

Dominique Plihon,Centre d’Économie de Paris-Nord

(19) Fonds monétaire international, « Financial Crises : Causes andIndicators », World Economic Outlook, Washington DC, mai 1998.(20) Jaudoin O., « Une proposition pour améliorer la stabilité : leprovisionnement dynamique », Bulletin de la Banque de France,n° 95, novembre 2001.(21) Les crises financières, op. cit., (2004).(22) Par exemple, The Economist, « Survey : Global Finance »,pp. 3-9, mai 2003.