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numéro spécial Troisième Journée des Techniques de la Production et de la Postproduction Il n’y a pas de savoir-faire “low cost” Les rencontres de la CST du mois de novembre 2009 étaient consacrées à ce que certains professionnels appellent la production “Low Cost”. Ce nouveau mode de production ou, devrait-on dire, cette nouvelle mode de production, pose un certain nombre de problèmes parmi lesquels une inadéquation manifeste entre l’ambition des projets de films et leur financement. Industrie de prototype, économie d’investissement, la production de films peut-elle se marier avec des modes de réduction des coûts, inventés à l’origine par les compagnies aériennes ? La production “Low Cost” n’est-elle pas en fait une production “bas de gamme” autant dans l’artistique que dans l’économie ? Est-il possible de produire à petit budget tout en préservant l’ambition artistique d’un film ? Peut-il y avoir une cinématographie française “Low Cost”? Les rencontres de l’année dernière se sont emparées de ces questions et nos intervenants comme le public ont magnifiquement su faire émerger les vraies questions et ont commencé d’y répondre avec talent. Se sont dessinés les enjeux cruciaux de nos modes de production et de l’avenir du cinéma français. Du coup, il nous a semblé important d’offrir à tous la transcription écrite de ces débats et ce, avant nos rencontres du 19 novembre 2010, consacrées à la conservation et la restauration des films. Il serait bien dommage que si nous arrivions à préserver un cinéma français d’envergure, nous ne trouvions pas les moyens de le conserver et de le faire vivre pour l’avenir ! Laurent Hébert, délégué général www.cst.fr

numéro spécial de la CST - le low-cost

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retranscrition d'une journée des techniques de la production et post-production

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numéro spécial

Troisième Journée des Techniques de la Production

et de la PostproductionIl n’y a pas de savoir-faire “low cost”

Les rencontres de la CST du mois de novembre 2009 étaient consacrées à ce que certainsprofessionnels appellent la production “Low Cost”. Ce nouveau mode de production ou,devrait-on dire, cette nouvelle mode de production, pose un certain nombre de problèmesparmi lesquels une inadéquation manifeste entre l’ambition des projets de films et leur financement. Industrie de prototype, économie d’investissement, la production de films peut-elle se marieravec des modes de réduction des coûts, inventés à l’origine par les compagnies aériennes ? La production “Low Cost” n’est-elle pas en fait une production “bas de gamme” autant dansl’artistique que dans l’économie ? Est-il possible de produire à petit budget tout en préservantl’ambition artistique d’un film ? Peut-il y avoir une cinématographie française “Low Cost”?Les rencontres de l’année dernière se sont emparées de ces questions et nos intervenantscomme le public ont magnifiquement su faire émerger les vraies questions et ont commencéd’y répondre avec talent. Se sont dessinés les enjeux cruciaux de nos modes de production etde l’avenir du cinéma français. Du coup, il nous a semblé important d’offrir à tous la transcription écrite de ces débats et ce,avant nos rencontres du 19 novembre 2010, consacrées à la conservation et la restaurationdes films. Il serait bien dommage que si nous arrivions à préserver un cinéma français d’envergure,nous ne trouvions pas les moyens de le conserver et de le faire vivre pour l’avenir !

Laurent Hébert, délégué général

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numéro spécial Troisième Journée des Techniques de la Production et de la Postproduction

SOMMAIRE

page 3 Ouverture de la manifestation par Pierre-William Glenn (président de la CST) et Laurent Hébert (délégué général de la CST).

page 4 Introduction : Le modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ? Est-il un choix pertinent pour les œuvres ?Intervenant : Michel Gomez (délégué de la Mission Cinéma de la Mairie de Paris).

page 14 Table ronde : Aujourd’hui, la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?Animée par Laurent Hébert (CST).Intervenants : Caroline Champetier (directrice de la Photographie - AFC), Didier Dekeyser (directeur des Productions et Postproductions - Eclair - CST), Marianne Dumoulin (productrice - JBA Production), Eric Lagesse (exportateur - DG de Pyramide), Jean-Louis Nieuwbourg (directeur de production - ADP - CST),Céline Sciamma (réalisatrice), Marjorie Vella (responsable des acquisitions - TV5 Monde).

page 33 Table ronde :L’homme derrière la machine. Au-delà des moyens techniques choisis, c’est le savoir-faire des créateurs et des techniciens qui détermine la “valeur” d’un film.

Animée par Christian Guillon, vice-président de la CSTIntervenants : Thierry Beaumel, directeur de fabrication vidéo et numérique (Eclair, CST),Crystel Fournier (directrice de la Photographie - AFC), Charles Gassot (producteur - PDG de Produire à Paris), Gérard Krawczyk (réalisateur ARP), Christine Raspillère (directrice de production - ADP), Eric Vaucher (ingénieur du son - CST), Tommaso Vergallo (directeur Cinéma numérique - Digimage Cinéma - CST).

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numéro spécialTroisième Journée des Techniques de la Production et de la Postproduction

Depuis la nuit des temps, nous entendons dire que le cinéma français est en crise. A mon sens, il estplus juste de dire que le cinéma français a traversé toutes les crises et qu’aujourd’hui, il en traverse uneparticulièrement difficile : celle du système financier.Les crises technologiques sont des phases délicateset pénibles mais elles n’en sont pas moins des phasesd’évolution. Le passage d’une technologie analogiqueà une technologie numérique est la plus grande mutationque n’ait jamais vécue le cinéma. Elle a apporté denombreuses innovations mais a malheureusementnourri le fantasme d’une technologie qui simplifierait le tournage jusqu’à le réduire à appuyer sur un boutonet à le priver de réflexion créative : la caméra filme, l’ordinateur monte et on prend la lumière qu’il y a. Onsous-entend ici qu’avec le numérique, on pourrait sepasser de tout. Force est de constater que certains ont rêvé d’une “caméra stylo” qui permette un filmfacile à financer puisque l’œuvre d’un seul homme.Malheureusement, n’est pas Alain Cavalier qui veut.De ce fantasme avoué ou inconscient, est sans doutenée la tentation du film “low cost”. Celle de ne pas avoir à attendre des années les réponses des différents financiers du cinéma pour démarrer un tournage, ou encore le désir légitime de pouvoir restermaître de son projet en subissant le moins possiblel’influence des financiers et des différents partenaires deproduction. C’est de cette manière que la productionfrançaise est passée de 171 films en 2000 à 240 en 2008 soit une augmentation de plus de 40% en l’espace de 8 ans.Tout cela serait très bien si les films créés de cettefaçon réalisaient également l’ambition artistique ettechnique que l’on pourrait attendre ; si ces films permettaient aux créateurs, aux techniciens et auxindustries techniques de vivre et de développer l’excel-lence de leur art. Tout cela serait très bien enfin, si cesfilms pouvaient convaincre un plus large public. Quandprès de la moitié de la production française est faite defaçon dite “low cost”, on a peut-être une obligation derésultats esthétiques et commerciaux.En réalité, de façon générale, les films “low cost” sontceux qui ont le plus de mal à trouver leur public. Ce sontsouvent des projets mal financés où les techniciensacceptent d’être peu ou pas payés et surtout des projets où les industries techniques négocient destarifs en dessous de leur prix de revient. Devant ce

constat, il est urgent de se poser des questions quant àl’existence de ce type de productions et de s’attacherau respect du projet artistique et technique afin de voirquand et comment la pression économique sur un filmpeut en dénaturer le sujet. Alors que les capitauxinvestis n’ont jamais été aussi importants qu’en 2008,près de la moitié des films produits cette année a étéfinancée dans un cadre “low cost”. Même si certainsfilms à moins de 2 millions d’euros sont parfois devraies réussites – et nous allons le voir durant la jour-née – de manière générale, cette évolution commenceà mettre en péril les techniciens, nos industries et surtout nos savoir-faire. Nous sommes donc tousconcernés par cette situation. Il est nécessaire d’y réagir collectivement car nous avons, sans doute, unpeu oublié que le cinéma est, avant tout, une œuvrecollective, un art mais aussi une industrie. Avons-nous oublié que la valeur d’un film, c’est avanttout la valeur artistique et technique des savoir-faire deceux qui le conçoivent ? Avons-nous également oubliéque l’économie du film n’est pas une économie de coûtcomme le transport aérien ou alimentaire mais uneéconomie d’investissement – investissement dans lesprojets, dans les hommes, dans leur savoir-faire et dansles technologies de pointe qu’ils doivent maîtriser ?Nous espérons que cette journée permettra de replacerl’ambition du film au cœur du projet cinématographiqueet de répondre, pour une part, aux questions que nousnous posons comme créateurs techniciens, confrontésà la crise actuelle que nous n’avons pas du tout créée.J’espère que nous ramènerons toujours la discussionaux hommes derrière les machines. J’espère que nous reparlerons d’une manière de travailler, basée surdes références indépendantes d’un matériel qui estsouvent obsolète après six mois. J’espère égalementque nous reparlerons d’une concertation entre nos par-tenaires des industries techniques et les techniciens,que nous aborderons des sujets essentiels commecelui de travailler sans être payé ou faire perdre de l’argent aux industries techniques qui me semble uneidée dangereuse. Nous revenons là à la notion deconcurrence libre et non faussée dans laquelle il n’y aplus de profit. C’est certainement un problème dontvous allez débattre aujourd’hui.

ouverture de la manifestationPar Pierre-William Glenn, président de la CST

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numéro spécial Troisième Journée des Techniques de la Production et de la Postproduction

Laurent Hébert m’a demandé de faire une interventiontrès courte, d’environ 40 minutes afin d’avoir, ensuite,le temps d’en discuter ensemble.Avant tout, un mot sur mon parcours pour expliquer ma présence ici : je suis actuellement Délégué de laMission Cinéma de la Mairie de Paris. Dans ce cadre,j’ai parfois l’occasion de constater que la réduction destemps de préparation est une mauvaise économie. Eneffet, des tournages mal préparés, dans des délais trèscourts, impliquent souvent des coûts supplémentaireset des complications sur le terrain. Mon quotidien faitdonc que je mesure justement cette logique “court-termiste” de réduction apparente des coûts. Lorsquej’étais Délégué général de l’ARP, j’ai été amené à évoquer de nombreux sujets concernant les industriestechniques : j’ai toujours considéré que la filière desindustries et des métiers n’était pas distincte de lafilière de création comme on a tendance souvent à lepenser. Parallèlement à cela, et pour finir, je suis économistede formation, spécialisé dans l’économie, l’innovationtechnologique et l’analyse stratégique.

Que vient faire ce modèle dit “low cost” dans le cinéma ?Ma conclusion est simple : Avoir, dans certaines entre-prises, des logiques de coûts bas n’est pas une nouveauté. De même qu’il n’y a rien de nouveau à direqu’une entreprise est faite pour perdurer et que, pourcela, elle doit être rentable afin d’investir et se dévelop-per. Essayer d’élargir son marché et de maîtriser sescoûts est une logique normale pour une entreprise.L’idée de coûts bas et d’économie d’échelle existedepuis la naissance du management : la stratégie deproposer un produit standard, homogène et simple –prenons l’exemple de Ford – existe depuis 80 ans.Nous essayerons de comprendre ce qu’il y a de réelle-

ment nouveau dans le modèle du “low cost”, pourquoiet comment il est apparu dans certains secteurs d’activité. Pour en revenir précisément au sujet decette journée, je vous présenterai ensuite brièvementmon point de vue : je vais vous expliquer en quoi, selonmoi, ce modèle est, économiquement parlant, incom-patible avec l’économie du cinéma. Cette incompatibi-lité est due à la structure des coûts et à la naturemême des biens cinématographiques. Pour autant,cela signifie-t-il qu’il ne doit pas y avoir ou qu’il n’y apas de logique de coût dans le cinéma ? Bien évidem-ment, non ! Je vais essayer de vous en donner un certain nombre d’exemples. Laurent m’a demandé deparler essentiellement de la filière cinématographiquemais j’évoquerai tout de même la filière audiovisuellecar elles ne sont pas complètement éloignées : il existeune certaine porosité entre cinéma et audiovisuel. Onconstate que certains développements récents dans lafilière audiovisuelle sont déjà, en partie, transférés dansla filière cinématographique.

Première question, qu’est ce qu’une stratégie “lowcost” ? D’où cela vient-t-il ? Qui a inventé ce mot et quia inventé ce modèle ? Vous le savez peut-être : le “lowcost” est apparu dans les années 1970 aux Etats-Unis,dans le secteur du transport aérien. C’est la dérégulationéconomique de ce secteur qui a permis et ensuitefavorisé son développement. Cela signifie implicitementqu’il y a forcément, derrière la logique du “low cost”,une dérégulation. Je pense que c’est là un point impor-tant. Il ne peut y avoir de stratégie “low cost” sansqu’à un moment donné, les outils de régulation nesoient touchés ou affectés. Dans un secteur comme lecinéma qui paraît extrêmement régulé avec, malgrétout, certains pans de son activité technique bienmoins régulés que d’autres, c’est une question à se

introduction : le modèle économique“low cost” est-il applicable à la production

cinématographique et audiovisuelle ?Est-il un choix pertinent pour

les oeuvres ?Par Michel Gomez, délégué de la Mission Cinéma

de la Mairie de Paris

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numéro spécialLe modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ?

poser. Il faut se demander si le “low cost” signifie obligatoirement ou non une remise en cause partielleou totale de la régulation. Voyons, pour commencer,en quoi a consisté cette stratégie “low cost” dans unpays grand comme les Etats-Unis, où l’infrastructureferroviaire et notamment celle des trains à grandevitesse est assez importante. Cette stratégie “low cost”a consisté simplement à profiter de la dérégulation dusecteur aérien et à offrir au consommateur des serviceshomogènes, standardisés et à bas prix. On est dans ce qu’on appelle un modèle “b-to-c” (Business toConsumer), où l’on s’adresse directement au consom-mateur. Cela veut dire que pour chaque avion quidécolle, le coût est identique quel que soit le nombrede passagers transportés. La proposition de l’économie“low cost” est donc d’homogénéiser la prestation.Limités aux petites et moyennes distances, ces volsont des horaires réguliers et se caractérisent par leurforte fréquence, et leur ponctualité rigoureuse. Tout cequi est considéré comme annexe est supprimé. Lesprestations offertes sont exclusivement concentréessur le service de transport. Le nombre de fauteuils passagers par avion est augmenté en moyenne de20%. La fréquence de rotation par appareil est égale-ment accrue. Les prix sont bas, les réservations s’ef-fectuent en ligne, les intermédiaires (agence ou autres)sont supprimés. Pour résumer, on peut dire la logique“low cost” se concentre uniquement sur le cœur duservice et élimine tous les accessoires tels que lesboissons, les repas… Les classes différenciées deconfort n’existent plus, le tarif est unique. Soulignonstoutefois qu’il est possible d’obtenir des tarifs plus bassi la réservation est effectuée de façon anticipée. Lesmots clef à retenir sont : standardisation, économied’échelle et maximisation du taux de remplissage. Il faut bien comprendre qu’il est nécessaire de raisonneren termes relatifs : le modèle “low cost” se développetoujours par rapport à un autre modèle que l’on pourrait qualifier de “dominant”. Ce point est importantcar, petit à petit, on a l’impression d’avoir, dans chaquesecteur concerné, deux modèles économiques : lemodèle dominant et le modèle “low cost”. Il faut biencomprendre ce qui s’est passé aux Etats-Unis pourcomprendre ce qui se passe aujourd’hui en Europed’autant plus vite qu’il y a, chez nous, encore plus decourts et moyens courriers. Il existait donc, aux Etats-Unis des compagnies aériennes dont le cœur demétier était le long courrier. C’est sur le long courrierque les compagnies définissaient leur activité principale.La logique du petit et du moyen courrier était de créer

des points de fixation, de rencontre pour amener lesgens au point de départ du long courrier. Second point important : il fallait avoir un éventail deprestations important pour toucher des publics diffé-rents : le haut de gamme pour les hommes d’affaires,une moyenne gamme ainsi qu’une classe dite écono-mique. Tous les segments de marché et de clientèleétaient couverts grâce à un panel de niveau de prestations et de tarifications large. Elles pratiquaientaussi un management spécifique pour obtenir unemaximisation (on y reviendra tout à l’heure). Cela nesignifie pas que ces compagnies n’étaient pas dansune logique de maîtrise des coûts. Mais la naturemême de leur offre et leur vision du marché impli-quaient, pour toucher un large panel de voyageurspotentiels, de proposer des prestations complexes,coûteuses en termes de personnel, de flotte aérienne,de gestion de réservation… On comprend bien que,dans ces cas-là, la logique des entreprises “low cost”a été double. D’une part, l’enjeu a été de prendre desparts de marché à ces compagnies appartenant aumodèle dominant, en s’adressant simplement à uneclientèle qui souhaitait payer moins cher pour une pres-tation simple. D’autre part, ces compagnies “lowcost” ont cherché à élargir le marché – et c’est unequestion que vous serez amenés à vous poser – enayant une stratégie de prix bas. On le voit bienaujourd’hui en Europe où on est dans une logique desubstitualité entre le transport terrestre et le transportaérien. Il y a donc bien là les deux dimensions : uneintensité concurrentielle (je prends des clients auxgrosses compagnies) et parallèlement un élargisse-ment du marché. La question sera sans doute pournous ici de savoir si une stratégie “low cost” dans lafilière cinématographique a la capacité d’élargir le mar-ché. Cet exemple illustre bien la mécanique des straté-gies “low cost”. La standardisation de l’offre “lowcost”, la logique de baisse et de maîtrise des coûtsfont que le temps durant lequel un avion reste à l’aéro-port avant une rotation est beaucoup plus court pourune entreprise “low cost” que pour une entreprisedominante. Au final, un avion d’une compagnie “lowcost” vole 30% de plus qu’un avion normal. Pourquoi ?Simplement parce que, dans leur logique de standardi-sation, les compagnies “low cost” possèdent uneflotte d’avions identiques : la maintenance est plusrapide et son coût plus bas. De plus, ces compagniesn’offrent pas de boissons ou de repas à bord : il n’y ani temps de chargement ni temps de nettoyage àinclure. Le temps de rotation est donc plus court. Nous

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numéro spécial Le modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ?

venons de définir en quelques traits ce qu’est une éco-nomie “low cost”. Voyons maintenant quelles ont été, depuis, les grandesextensions de ce modèle. Avant qu’il n’arrive dansnotre filière, le “low cost” est apparu dans trois secteurs que vous connaissez bien. Le premier d’entreeux est la distribution avec, par exemple, des enseignescomme “Leader Price”. Il y a bien une logique de prestation standardisée, d’étroitesse de gamme(moins de références, moins de choix des emplace-ments). On oublie les services annexes pour seconcentrer sur le service principal. Le deuxièmedomaine dans lequel cette offre s’est développée demanière spectaculaire contre un modèle dominant estcelui des services et en particulier dans l’hôtellerie.Des chaînes“low cost” sont apparues : elles proposentune offre standardisée, sans aucun service annexe cequi leur a permis une forte réduction de personnel. On en trouve un troisième exemple avec les salons decoiffure, comme la chaîne “Tchip Coiffure”. A premièrevue, la coiffure semble un secteur d’activité très atomisé, les règles de jeu concurrentiel ne permettentpas a priori d’y produire à coût bas. Elle exige une trèsforte intensité de main d’œuvre et ne comprend quepeu de coûts fixes. Comment dans ces conditions proposer une production “low cost” ? Trois élémentsd’explication. Tout d’abord, être une chaîne avec unelogique de développement en franchise permet denégocier des coûts d’approvisionnement plus bas quele coiffeur individuel. C’est une logique traditionnelledes économies d’échelle. Le second élément est leplus surprenant. Cette franchise a travaillé sur la standardisation des gestes de coupe de cheveux endéveloppant des techniques spécifiques plus rapides.Cela signifie plus de clients par jour par coiffeur. Letroisième point est la concentration sur le cœur de leurmétier. Leur métier n’est pas la réservation : il n’y adonc pas de prise de rendez-vous possible, cela signifie la suppression du poste de la personne quiprenait les rendez-vous. Oubliés également les petitsservices annexes comme les cafés, les journaux... Lagamme de prestations proposées est très réduite parrapport à un coiffeur traditionnel. On voit bien que lastandardisation et la réduction de la gamme sont deséléments importants.

A la lumière de cet exemple, on peut résumer la stratégie “low cost” par 3 termes, à savoir standardi-sation, économie d’échelle, réduction au cœur demétier. En relisant les manuels de management, j’en

suis arrivé à la conclusion que, d’un point de vue de l’analyse stratégique, il n’y a là rien de nouveau si ce n’est que le “low cost” crée dans les secteursdes ruptures stratégiques. Ces acteurs “low cost”apparaissent à l’occasion de rupture de réglementation,d’une évolution des comportements, ou d’une criseéconomique pendant laquelle les préoccupations depouvoir d’achat sont plus importantes. Ils s’appuientsur un de ces éléments pour introduire un changementdes règles du jeu dans un secteur. Ils amènent non pasun nouveau modèle économique mais une nouvelleforme de management qui tend à élargir le marché et àaccentuer la lutte concurrentielle par les prix. Enmatière de stratégie concurrentielle, il existe trois stratégies qu’on retrouve ici : une stratégie de volume– on produit plus pour vendre à bas prix –, une stratégiede différenciation et une stratégie de spécialisation. Lecœur de ce que l’on appelait le “low cost” est unestratégie de domination par les coûts ce qui exige, engénéral, de disposer de parts de marché très importan-tes pour développer des économies d’échelle et deseffets d’expérience. Attention tout de même : cesmodèles sont fondamentalement des modèles “b-to-c”destinés au consommateur. Après avoir exposé cesquelques idées, il semble d’ores et déjà qu’il y ait uneincompatibilité paradigmatique entre stratégie “lowcost” et filière cinématographique.

Le modèle “low cost” peut-il être importé dans lafilière cinématographique et plus largement dans lafilière audiovisuelle ? Notons que je mets ici le terme“low cost” entre guillemets car, pour moi, il n’y a riende nouveau si ce n’est l’importation du slogan “lowcost”. Imaginons une entreprise intégrée (cela existeen France : production, distribution, exploitation) quidéciderait demain après la lecture d’un livre sur le “lowcost” dans l’industrie aéronautique de développer lamême stratégie dans la filière cinéma ou audiovisuelle.Qu’est-ce que cela donnerait ? Produire beaucoup defilms mais sur le même modèle c’est-à-dire basés surla même histoire, les mêmes comédiens, les mêmesdécors avec, évidemment, peu de jours de tournage.En termes de distribution, cela veut dire un même titresur une même affiche, la même bande annonce. Pource qui est de l’exploitation, il s’agirait de trouver lesmoyens de réduire au maximum le confort des salles etleur coût de fonctionnement pour pouvoir baisser leprix des billets. Cela peut prêter à sourire, pourtant,dans la réalité, aujourd’hui, un certain nombre d’éléments et de choix stratégiques conduisent non

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numéro spécialLe modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ?

pas à la caricature que je viens d’exposer mais s’enrapprochent quelque peu. Il y a par exemple une certaine forme de standardisation à produire des films“série” pour lesquels on reprend un modèle de façonrécurrente pour fidéliser le public. Les modalités dedistribution du numérique ne permettent-elles pas defaire plus de volume à moindre coût ? La logiqued’abonnement cinématographique ne participe-t-ellepas à une logique de meilleurs taux de remplissage dessalles ? Je vais essayer de démontrer que l’économiedu cinéma semble incompatible avec le modèle “lowcost”, mais qu’en revanche, on retrouve aujourd’hui, àtous les stades de la filière, une logique de réductiondes coûts.

Nous allons maintenant tenter de cerner les spécificitésde l’économie du cinéma qui la rendent totalementincompatible avec le modèle “low cost”. Tout d’abord,l’économie du cinéma est une économie de prototype,ce qui signifie donc que nous sommes au cœur de lastratégie de différenciation poussée à l’extrême. Lacaractéristique même du cinéma est la nécessitéd’avoir des produits les plus différents possible les unsdes autres. Chaque film doit apporter de la nouveauté,qu’elle soit technique ou esthétique. C’est exactementl’opposé d’une logique de standardisation : la naturemême du cinéma est le prototype, l’unicité. Imaginonsque tous les films soient identiques, je ne suis pas sûrque les spectateurs continueraient à aller au cinéma etce, même si il leur arrive d’aller parfois voir plusieurs foisle même film. Cette première caractéristique, cettelogique de prototype et de modèle unique est incom-patible avec celle de la standardisation et de réductionde gamme. Paradoxalement même, il y aurait l’idée quel’élargissement de la gamme, (c’est-à-dire la créationde nouveaux genres cinématographiques) serait plutôtune source de développement du marché qu’unesource de rétrécissement du marché. La deuxième spécificité très intéressante du cinémaest d’être basé sur des situations de monopole. Il n’yaura jamais qu’un seul et unique producteur des Chti.D’un point de vue d’analyse de la concurrence, celafausse la donne par rapport à l’économie standard oùil y a toujours des concurrents multiples. Cela ne signi-fie pas que la concurrence n’existe pas dans le cinéma.Par exemple, au niveau de la salle de cinéma, il y a deuxtypes de concurrence. Quand vous vous demandez ceque vous allez faire ce soir, une large variété de choixs’ouvre à vous : vous pouvez rester à la maison pourlire, pour dormir, pour regarder la télé, vous pouvez

aller dîner chez des amis, allez au restaurant, au théâ-tre… Et vous pouvez aussi aller au cinéma. Mais cen’est qu’une possibilité parmi d’autres. La premièrepréoccupation d’un exploitant est de trouver commentfaire venir les spectateurs potentiels au cinéma. Unefois votre décision prise, une deuxième question sepose : « Que vais-je aller voir ? ». On voit ici clairementqu’il y a divers niveaux de concurrence. Le premierniveau est lié à la substitualité des biens en matièred’occupation du temps libre. Le deuxième niveau estextrêmement complexe et se joue en termes deconsommation des loisirs. Depuis que je suis à laMairie de Paris, j’en ai pris la juste mesure : il y a parsemaine, à Paris, plus de 350 spectacles vivants et500 films différents à l’affiche ! Le troisième niveau deconcurrence est bien évidemment issu du choix entreles œuvres cinématographiques.

Un troisième trait spécifique au cinéma est la structurede ses coûts de production. Si on considère la partie“film” au sens strict, on constate que le cinéma estdans une logique de coûts de production fixes. Il n’y apas de coûts variables. Une fois le film fabriqué, le coûtde tirage des copies est tout à fait indépendant du coûtde production. Ajoutons, de plus, que ces coûts fixessont très composites. Le cinéma est une activité àforte intensité de main d’œuvre : même si on l’oubliesouvent, le cinéma est une activité de création quis’appuie sur une filière industrielle. On a donc descoûts que je qualifierais “d’artistiques” et d’autres,liés au travail du personnel technique, que l’on pourraitrapprocher de l’artisanat. Cette double logique (art-artisanat) implique une autre dimension très spécifiquedu cinéma : lors de la production d’un film, l’équipes’adosse à des entreprises dont la stratégie temporelleest radicalement différente. En effet, pour produire unfilm, on crée une filière de création, une équipe, quin’existe qu’à un moment donné de la vie économiqueet qui disparaitra une fois le film achevé. Or cette filière“ponctuelle” s’appuie sur une filière qui, elle, est dansune activité permanente avec un modèle économiquebasé sur les investissements, la rentabilité, le longterme et la pérennité.

Mais ces coûts très composites du cinéma se caracté-risent également par le fait qu’ils sont “irrécouvrables”.Prenons un exemple très simple : je suis un investis-seur qui dispose de dix millions d’euros. J’hésite entredeux possibilités : soit je me lance dans la productioncinématographique, soit je construis un garage “low

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numéro spécial Le modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ?

cost”. Pour me lancer dans l’activité “garage”,j’achète un immeuble à 8 millions d’euros et je l’équipepour 2 millions d’euros. Au bout de deux ans, ça nemarche pas. Qu’est ce qu’il me reste ? Un immeubled’une valeur de 8 millions d’euros. Autre choix : jedécide d’investir dans la production cinématographi-que. J’investis mes 10 millions d’euros dans un film. Ilne marche pas. Qu’est-ce qu’il me reste ? Rien ! Or, sion associe ce caractère irrécouvrable des coûts d’unfilm à la dimension “prototype” de l’économie ducinéma, à sa différenciation extrême, on constate clai-rement que nous nous trouvons en présence de ceque l’on peut appeler une économie d’incertitude totaledite par certains “Nobody knows”, ou “Double jack-pot” ou encore une économie “Casino”. Nous sommessurtout aussi en présence d’une économie danslaquelle la valeur d’un bien peut ne pas du tout être corrélée à son coût de fabrication. Et ce d’autant que,si l’on se place au niveau de la salle, le paradoxe estextraordinaire : quel que soit le coût de fabrication d’unfilm, le prix, payé par le spectateur, reste le même.Vous savez très bien aujourd’hui qu’il peut y avoir desfilms qui ont été très chers à produire et qui, pourtant,parce qu’ils ont été ratés, auront une valeur de marchénulle. L’effet “Double casino” existe également à l’in-verse : un film à petit budget peut très bien marcher. Ily a alors deux niveaux de rentabilité : le film n’a pascoûté cher, le bénéfice est important. Son succès esténorme : c’est le double jackpot. Nous voyons bien à travers de tous ces éléments que les logiques économiques du “low cost” et du cinéma sont très différentes.

Pour finir, le cinéma se caractérise également par lefait qu’il se place dans une économie de coûts croissants. Et c’est pour cela que l’idée de “low cost”me semble très bizarre dans notre secteur. Pourquoi ?Pour trois raisons très différentes les unes des autres.La première est qu’on est dans une économie qui est“labor intensiv” c’est-à-dire en français très intensiveen travail. Or, contrairement aux autres secteurs d’activité économique, les gains de productivité dansune économie intensive en travail font augmenter sescoûts relatifs. Le deuxième élément me semble êtreparadoxalement l’élargissement des outils techniquesdont dispose aujourd’hui la filière. On pense souventque la révolution numérique, l’élargissement de lapalette d’outils est un facteur d’économie de coût. Or,on constate qu’en élargissant l’éventail des possibili-tés, on peut au final avoir une croissance des coûts.

Pour finir, le troisième élément sur lequel je reviendraiultérieurement est l’augmentation du coût des acteurs.C’est comme on le verra, pour certains, un moyen,dans cette économie d’incertitude, de réduire le risque.

Quand on liste toutes ces différences, j’ai le sentimentqu’on voit bien que les caractéristiques objectives del’économie du cinéma font qu’y appliquer le modèle“low cost”, n’a pas de sens. Pour autant, n’y a-t-il pasnaturellement et depuis toujours, dans la filière cinéma-tographique, une logique de maîtrise des coûts ou deréduction de l’incertitude ? Prenons l’exemple deTitanic. Des majors américaines décident de financerce film très onéreux. Au milieu de la production, ellesregardent les premiers montages et jugent que cela nefonctionne pas. Comment décider alors, de ce qu’ilfaut faire quand vous êtes le patron de cette major etque vous avez investi 50 millions de dollars ? Si ilarrête maintenant, selon le processus que je vous aiexposé tout à l’heure, cela signifie qu’il a perdu 50 mil-lions de dollars ? Se pose alors la question du montantdu coût marginal supplémentaire à investir s’il veut protéger ses 50 millions de dollars. On lui annoncequ’il faut en réinjecter 50 autres. Le niveau de risqueest alors de 100 millions de dollars. Il fait ce pari et ter-mine le film. Des pré-tests réalisés auprès du public nesont pas concluants : les spectateurs trouvent que lefilm manque d’émotion. Comment maintenant protégerles 100 millions de dollars d’ores et déjà investis ?L’investisseur décide alors d’organiser un matraquagemarketing, de multiplier le nombre de copies et desaturer le marché. Il doit réinvestir 100 millions de dollars supplémentaires pour tenter de protéger l’en-semble de son investissement. Cela montre bien quela réflexion sur les coûts en cinéma ne peut pas êtreune réflexion de réduction des coûts.Implicitement, il y a souvent, dans la profession ciné-matographique, une logique non pas uniquement de réduction des coûts mais aussi une logique deréduction du risque. Comment réduire le risque ou l’incertitude, inhérents au métier ? Augmenter lescoûts pour réduire l’incertitude est une stratégie qui atoujours existé dans le cinéma. Je vais en donner quel-ques exemples. Le star système en est certainementle meilleur. Qu’est-ce que la logique du star système ?C’est l’art de créer des stars grâce à un système defidélisation et d’adoration qui conditionne les specta-teurs pour qu’ils se disent : « Je vais voir le film de X »et non pas « le film qui vient d’être produit »… Ils irontdonc voir ce film avec X. Il est clair ici que paradoxale-

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numéro spécialLe modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ?

ment une logique d’augmentation du coût des starspeut être perçue par les producteurs (je ne sais pas sic’est le cas en France aujourd’hui) comme un facteur deréduction d’incertitude. Mais, en matière de production,on se rapproche aussi parfois d’une logique de standardisation. Comment ? Par exemple par la créationde ce qu’on appelle des licences. Il s’agit de ces filmsrécurrents comme Rambo 1, Rambo 2, Rambo 3. Ils’agit de créer petit à petit une certaine standardisationde manière à fidéliser le spectateur et à réduire ainsi lerisque pris. L’illustration la plus extrême en sont lesséries de télévision.Parallèlement, la réduction des coûts est aussi unetendance naturelle de l’économie du cinéma. Premierexemple : la production. On assiste, depuis longtemps,à des phénomènes de délocalisation. Ces délocalisa-tions correspondent à une recherche de coûts les plus bas possible. Le cinéma évolue dans un environ-nement concurrentiel. Il est vrai qu’en matière de production cinématographique, il y a des mots tabous.C’est le cas de “concurrence”, de “profit”, de “retoursur investissement”. Pourtant le cinéma est un secteuréconomique dans lequel ils existent : il ne faut pasavoir honte de les employer. La question estaujourd’hui de voir comment on parvient à produire desfilms dans un marché qui est au plus bas. Mais cettelogique de réduction des coûts a toujours existé dansla production. Elle existe également dans la distribution :un des arguments cachés ou souterrains de la discus-sion actuelle sur la transition numérique est incontes-tablement pour nos amis distributeurs une logique deréduction des coûts de distribution. Le fait de dire « jevais réduire mes coûts » n’est absolument pas quelquechose de “honteux”. Je vous donne pour finir unexemple de réduction des coûts, lié à l’exploitation : lacarte UGC illimitée. Et pourtant, il y a quelquesannées, j’ai moi-même, non pas combattu ce modèle,mais contribué à créer les conditions pour qu’il soitrégulé. En effet, la carte UGC illimitée n’est que la traduction en matière d’exploitation cinématographiqued’une logique de management qui consiste à dire : « J’ai un taux d’occupation de mes fauteuils très bas,comment faire aujourd’hui pour le faire progresser ? ».Les compagnies aériennes raisonnent en termes dekilomètre/passager, les exploitants se posent, eux, laquestion du taux de remplissage de leur salle. Laréponse apportée par les exploitants a été de dévelop-per ce système d’abonnement. La régulation aconsisté à faire qu’il n’y ait pas d’effet d’éviction surles salles indépendantes, c’était l’objectif en tout cas

de la réglementation. On voit donc bien que la logique de réduction des coûts est une préoccupationpermanente dans notre secteur. Le paradoxe danstous les exemples que je vous ai donnés – et je l’ai faitun peu exprès – est de ne pas toucher au cœur demétier. On se rend bien compte que la nature même del’œuvre cinématographique – prototype et support de différenciation – fait que si on lui “enlève” sa dimension créatrice, sa dimension technique, son artisanat ou son savoir-faire, on tombe dans une standardisation, totalement contre-productive par rapport à l’objectif recherché. C’est la raison pourlaquelle le “low cost” et le cinéma me semblent antinomiques. Pour finir, un mot au sujet de l’audiovisuel. Le systèmeest très différent. Si on réfléchit en termes de règlesdu jeu de l’intensité concurrentielle, il y a un client unique avec, en général, un pouvoir de négociationextrêmement élevé. Or, l’expression du rapport deforce aujourd’hui et du rapport unique est celui quiconduit à introduire – ici de manière extrêmement explicite – une logique non pas de “low cost” mais simplement de réduction des coûts et de standardisa-tion. Il y a toujours eu, dans l’audiovisuel, des logiquesde réduction des coûts mais se développe,aujourd’hui, avec notamment le concept même de lasérie télé, une logique de standardisation. Je ne dispas que c’est bien ou mal. Je dis simplement que cetteévolution est essentielle pour les chaînes de télévision.Les séries sont un outil de fidélisation qui permet unestandardisation et donc une réduction des risques.Peut-on alors importer le modèle de l’audiovisuel dansle cinéma ? Je pense que non. Deuxième point : qu’est-ce que le vrai “low cost” dansle cinéma ? Le vrai “low cost” est un produit qui necoûte rien. Cela existe déjà dans le cinéma : c’est ladiffusion sur les télés en clair. On peut donc avoir uneautre réflexion que j’ouvre ici seulement. Ne peut-onpas, dans l’avenir, envisager la VOD comme une fenê-tre “low cost”, un mode de consommation du cinémamoins cher, plus pratique, plus standardisé ? Elle pourrait s’intégrer à la chronologie des médias commeune modalité d’accès aux œuvres cinématographiquesà un coût plus bas avec une grande commodité. Ce n’est pas une critique car ce serait peut-être un élément intéressant dans une lutte contre le piratage.Voilà pour mon intervention, merci.

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numéro spécial Le modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ?

Laurent Hébert : Merci ! Voilà une intervention qui n’était pas “low

cost” ! Avant de passer aux questions, je voulais faireune remarque. En écoutant Michel, j’ai repensé à certaines années hollywoodiennes où il existait égale-ment une logique de standardisation via les studios.On demandait par exemple à certains réalisateursd’écrire et de réaliser un film en réutilisant tel ou teldécor pour une rentabilité maximum. Je ne sais pas sicette logique va réapparaître en France mais onconstate qu’il y a, à nouveau, des projets de formationde studios en réunissant en un même lieu l’ensembledes talents nécessaires à la production d’un film.

Intervention du public :Avant tout, je tenais à dire que ce qui vient d’être

développé est tout à fait passionnant. En ce quiconcerne l’audiovisuel, il est important de remarquerque la nature de la télévision est d’être soit le rendez-vous, soit l’événement – celui-ci étant l’exceptionnel. Ily a donc une standardisation possible. La France est très en retard dans ce domaine. Nous nele remarquions pas tant que nous étions en situationd’oligopole. Il y a aujourd’hui une crise très nette de lafiction, due à l’entrée dans une économie normale detélévision c’est-à-dire qui intègre des formes de stan-dardisation telles que les feuilletons ou les séries.C’est d’ailleurs la base de la télévision dans tous lespays du monde qui, soulignons-le, propose des pro-grammes de grande qualité. Ces œuvres audiovisuel-les standardisées permettent, certes, de réduire lescoûts de façon globale mais ne réduisent pas les coûtsà l’image. En effet, les coûts sont réduits car laméthode de travail est différente. Un épisode d’unesérie américaine qui coûte entre 2 et 4 millions d’eurosest tourné là-bas en une semaine alors qu’en France,cela demanderait 2 ou 3 semaines de tournage. Il y a,aux Etats-Unis, un très gros travail de préparation, faiten amont. Mais cela concerne la télévision. Le cinéma, quant àlui, est effectivement une industrie de prototype et nepeut donc en aucune façon être industrialisé. Je mepose maintenant une autre question à laquelle peut-être nous reviendrons tout à l’heure. Je me demande comment des industries techniques peuvent accepterde travailler à perte sur un certain nombre de films. Ilest impossible de trouver dans un autre secteur unfournisseur qui accepte cela. Comment arrive-t-on àentrer dans un engrenage où le prestataire va plus loinque le “low cost” puisqu’il fabrique de la perte ?

Michel Gomez :Ce n’était pas prévu dans mon contrat ! C’est un

vaste sujet, terriblement d’actualité ces temps-ci. Il faitréférence à ce qu’est un secteur d’activité et une bonneconcurrence. Dans certains secteurs, l’ensemble desacteurs du système ont un objectif commun de renta-bilité globale. Cela devrait d’ailleurs, je pense, faire partie des objectifs du CNC que de s’assurer d’unerentabilité normale des industries techniques. Pourquoi ?Parce que celles-ci sont confrontées actuellement à lapire des situations que l’on puisse imaginer. Il y a uneaugmentation des coûts d’investissement avec parallè-lement une concurrence, basée exclusivement sur unelutte des prix et non pas sur la différenciation. Et ce, aumoment où apparaît une révolution numérique qui vaavoir des conséquences en termes de gestion du personnel, de gestion des équipes, de formation, demutation. Ces trois éléments confondus font qu’on aun secteur d’activité qui risque de, non pas disparaître –n’exagérons pas – mais d’être fragilisé pour l’ensemblede la filière cinématographique. Pourquoi ? Simplementparce qu’on s’est rarement attaché – à part exception– à se demander comment on parvient à faire entrercette filière industrielle dans le cœur de la filière de lacréation. On a le sentiment qu’à force – et je n’ai pasété le dernier dans ce combat – de parler d’exceptionculturelle et artistique, on a “oublié” les règles du jeude l’économie standard de la filière cinématographiqueet audiovisuelle. On a oublié qu’il y avait derrière desentreprises avec du personnel permanent, avec desstructures de compte d’exploitation et des structuresde coûts qui ne sont pas celles de la production ciné-matographique ou d’une entreprise de production.Comme c’est souvent le cas en France, on ne pose leproblème qu’au moment où l’on est dos au mur. Il fautaujourd’hui créer les conditions de la rentabilité de l’en-semble du secteur avec une concurrence réelle maisqui ne repose pas exclusivement sur les prix. Comme souvent également chez nous, malheureusement,l’ajustement se fait au pire moment. Les exemplessont nombreux : il aurait été plus simple de gérer latransition de la fin de la sidérurgie ou de la constructionnavale quand elles étaient au maximum de leur activité.Je lis la presse professionnelle et je n’ai pas l’impression que les industries techniques du cinémase portent bien aujourd’hui. Il est très dangereux, danscette situation, de voir se développer des réflexionssur le “low cost” qui l’envisagent comme une solution.Le “low cost” passe – on l’a vu – par une logiqued’élargissement de marché. Ce n’est pas le cas actuel-

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numéro spécialLe modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ?

lement : on est plutôt dans une logique de substitution.Je suis tout à fait d’accord sur ce qui vient d’être ditsur les différences de l’économie de l’audiovisuel etcelle du cinéma. On aura demain dans les séries unetrès grande variété de productions à côté de la sérieinternationale haut de gamme à gros budget. Je penseà ce qu’est en train d’engager Canal Plus. On est, en revanche, également dans une logique de coûtsmaîtrisés. On travaille, très paradoxalement, avec unevision à court terme. On sait que le travail en amont estimportant pour réduire un certain nombre d’incertitudes.Et pourtant, on réduit le temps de pré-préparation ou de préparation des tournages pour éviter de payer dupersonnel !

Laurent Hébert : Nous reparlerons certainement beaucoup de la

préparation des tournages un peu plus tard mais il estimportant de souligner que ceux qui pensent faire du“low cost” en réduisant leurs dépenses ne font pasd’économies réelles au final.

Intervention du public : Juste une précision puisque nous parlions de

programme audiovisuel. N’oublions pas qu’actuellementvouloir développer un modèle “low cost” de fabrication,c’est se tirer une balle dans le pied. Un exemple : il y aquinze ans, aux Etats-Unis, on pensait que les chaînestraditionnelles allaient mourir face à la concurrence detous les médias nouveaux et notamment face à laconcurrence des émissions de télé réalité qui faisaientexploser l’audience. Qu’ont fait les américains ? Ils ontsurinvesti c’est-à-dire qu’ils ont fait l’inverse du “lowcost”. Résultat : quinze ans après, ils sont les maîtresde toutes les grilles de télévision. Aujourd’hui, enFrance, on est en train de développer des programmestélévision moins chers qui auront de façon certainebeaucoup moins d’audience. Il y a, chez nous, unesorte de confusion mentale qui consiste à croire qu’onpeut se sauver en dépensant moins. L’histoire ducinéma démontre pourtant le contraire : pour se sauver, il faut dépenser plus pour drainer plus depublic. Je pense que cette espèce de schizophrénienous entraine indubitablement vers le fond.

Michel Gomez :Nous aurons, demain, selon moi, dans l’économie

de l’audiovisuel et des séries, plusieurs modèles. Lesclients existent. Je pense aux chaînes de la TNT parexemple qui, du fait de leur audience, ont besoin de

programmes avec un budget à coût horaire bas. Cesclients-là achèteront du standard peu préparé à faiblecoût…etc. S’il s’agit là de la voie unique de l’audiovi-suel, le rapport de force entre producteur audiovisuelet chaînes de télé ne va pas s’améliorer. Par contre,dans le même temps, se développe une logique deproduction de séries beaucoup plus haut de gamme.Ces séries sont très internationales puisqu’elles font appel à des coproductions étrangères. Elles ontl’avantage d’avoir un client français et des clients internationaux donc de modifier en partie le rapport deforce. C’est là, je pense, la clef de la production audio-visuelle de demain. L’enjeu de l’audiovisuel est d’êtrecapable de développer ces nouvelles productions, àl’intérieur des séries télé qui sont des lieux de rendez-vous, des lieux de fidélisation de l’audience. Le modèledes chaînes de télévision a changé. Nous savons tousque le paysage audiovisuel futur sera constitué dechaînes généralistes comme TF1 à 20% de parts demarché avec, à côté, une économie fragmentée. Noussavons également que les autres dangers de la déli-néarisation de la consommation individuelle sont plusdes logiques d’amortissement que de préfinancement.Nous connaissons tous, ces éléments. La planète abougé, il y aura une multiplicité de modèles. Faired’une économie de standardisation et de réduction descoûts, la seule réponse est, à mon avis, antinomique eten audiovisuel et en cinéma.

Intervention du public :Nous nous sommes inscrits à cette rencontre car le

thème est intéressant et particulièrement en lien avecles problématiques sociales que nous défendons. Jerejoins l’analyse qui a été faite au départ par le premierintervenant. Cela va mal depuis plusieurs années, maisplus particulièrement depuis ces 8 dernières années.Nous participons à la fois à la Commission d’agrémentainsi qu’à de multiples rencontres avec le CentreNational de la Cinématographie. On voit bien que le“low cost” n’est pas vraiment un modèle nouveau,qu’il s’agit surtout de réduire les coûts. Mais dans lecinéma, la question est souvent de s’émanciper decertains coûts, de ne plus payer les personnels parexemple. Un certain nombre de films en sont une illustration parfaite. Je vous rappelle que nous avonsune convention collective de la production qui date desannées 50, qui n’a jamais été étendue par le Ministèredu Travail. On la respecte, on ne la respecte pas, on peut payer les gens à moins 30, 40 ou 50%. On acependant sur la masse salariale des techniciens des

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numéro spécial Le modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ?

coûts relativement fixes : la masse salariale des techniciens avoisine généralement les 25% et ce, indépendamment du budget du film. Je ne vais pas êtretrès long parce que les enjeux sociaux dans la produc-tion cinématographique seraient un débat en soi. J’aienvie de dire simplement qu’il n’y a pas de la part des pouvoirs publics l’envie de réguler à nouveau le secteur. Cela a des conséquences extrêmement dommageables sur un certain nombre de laboratoiresaujourd’hui. 86 emplois sont supprimés chez GTC etchez Centreimage. On voit bien qu’effectivement, uneéconomie qui consiste à se demander comment ne paspayer les salaires, comment ne pas payer les indus-tries techniques et comment s’émanciper d’un certainnombre de charges et d’investissements qui devraientêtre obligatoires peut nous conduire à une impasse. Je ne pense pas non plus que les spectateurs s’yretrouvent.

Intervention du public:Puisqu’on en est aux paradoxes, je voulais en

signaler un autre. Si effectivement on suit la définitiondu modèle “low cost”, on peut dire que la société deproduction Europacorp entre tout à fait dans ces critères. Si on parle de l’élargissement de marchés, onvoit bien qu’Europacorp crée des licences qui ont pourvocation de se décliner sur le cinéma, les jeux vidéos,les poupées gonflables, etc… Si on regarde l’écono-mie d’échelle réalisée, l’acquisition d’expérience serépartit sur plusieurs films. Il y a également une mutua-lisation des outils techniques intégrés en l’occurrencechez Europacorp. N’y a-t-il pas un paradoxe assezcroustillant finalement dans cet exemple à constaterque la logique “low cost” ne veut pas dire forcémentpeu d’argent ?

Michel Gomez : Je ne suis pas sûr que vous ayez entendu tout ce

que j’ai dit. Vous parlez de la stratégie d’Europacorpdont, je vous le rappelle, je ne suis ni actionnaire nisalarié. On est typiquement dans un modèle normal, unmodèle d’amortissement de coûts fixes. L’économiede la production cinématographique est une économiede coûts fixes. Quand vous fabriquez un film qui coûtecher, vous cherchez à amortir vos coûts fixes sur leplus de marchés possible par la salle, la vidéo, les produits dérivés et les licences. C’est une démarchenormale, consubstantielle à une économie de coût fixe.Ce n’est pas du “low cost”. Le modèle des majors quisont les seules entreprises de production maîtrisant

l’ensemble de leurs marchés et d’un point de vue géographique et d’un point de vue chronologie desmédias, existe depuis longtemps. La question importanteest de savoir si ce modèle d’amortissement conduit àdes réductions systématiques et aveugles des coûtsde fabrication. Si on investit beaucoup d’argent dansun film en temps de production, de postproduction, encomédiens ou en créativité, on cherche évidemment àamortir ces coûts-là. On est dans une logique d’uneentreprise normale et non dans une stratégie “lowcost”. La stratégie d’Europacorp est intéressante car, petit à petit, ils ont développé, comme le font les majorsaméricaines, un volume de production qui permet deréduire le risque. C’est effectivement la stratégie desmajors. Vous connaissez tous l’histoire de la reprised’une major américaine par Sony. Les dirigeants deSony ont demandé à cette major quel était son métier.On leur a répondu que par an, 10 films étaient produitsdont 4 seulement étaient rentables. La décision deSony a été de ne produire que 4 films rentables. On sait ce qui s’est passé ensuite ! Or, la nature même de l’économie du cinéma est l’incertitude : on ne saitjamais ce qui va marcher. Tous les jours, j’entends : « Ce film va marcher, celui-là, non ». On a toujours dessurprises : des bonnes et des mauvaises. La logiqued’Europacorp qui consiste à augmenter son volume deproduction dans des genres cinématographiques trèsdifférents est, en matière de production ou de distribu-tion, une logique naturelle de réduction du risque. Onespère que les films qui marcheront couvriront lesautres. La logique de multiplication des marchés (licen-ces et autres) est une logique d’amortissement decoûts fixes. Cela est normal et cela n’a rien de péjora-tif. Critiquer cette stratégie signifie “couper les ailes”d’une certaine production cinématographique française.Je pense qu’il est nécessaire d’avoir des modèles éco-nomiques de production cinématographique très diffé-rents. On voit très bien se dessiner en France un nou-veau paysage. On voit bien que se créent des pointsd’ancrage, un peu équivalents aux majors américaines :des satellites de producteurs indépendants qui, jusquelà, n’étaient adossés qu’aux chaînes de télévision ontdésormais des acteurs intermédiaires commeEuropacorp avec lesquels ils travaillent au coup parcoup. Le véritable enjeu est de réguler cette nouvelleconfiguration, de voir comment maintenir l’équilibreentre la production indépendante et cette productionun peu intégrée. Mais encore une fois, ce n’est pas du“low cost”.

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numéro spécialLe modèle économique “low cost” est-il applicable à la production cinématographique et audiovisuelle ?

Intervention du public :Les sources de financement, susceptibles de

réinjecter de l’argent sont très éclatées en France. On levoit bien dans les génériques des films : ils témoignentde la multiplicité des sources de production. Aux Etats-Unis, le système des majors consiste à racheter desentreprises indépendantes qui deviennent alors leurs“sous-filiales”. En dehors de ce mode de fonctionne-ment, quelles sont, selon vous, les sources de finance-ment – en dehors des chaînes de télévision – auxquel-les on pourrait faire appel pour réinjecter de l’argentdans le circuit afin d’éviter de sombrer dans le “low cost” ?

Michel Gomez :Je n’ai pas très bien compris la question. Quand je

parlais des majors, je ne parlais pas des majors américaines. Je parlais de ce qui se passe en Francedans ce nouveau tissu. Il me semble qu’aujourd’hui, àchaque fois que la filière cinématographique a un problème, on a tendance à dire que la solution passepar un nouveau financement. En fait, le cinéma françaisen volume n’a jamais été aussi bien préfinancé surtoutsi on prend en compte que la nature même du cinémaest le risque et l’incertitude. Le meilleur moyen deréduire ce risque et cette incertitude est bien de vendre un produit avant de l’avoir fabriqué. Le modèlefrançais de soutien à l’industrie cinématographique estbasé sur le préfinancement qui est naturellementréducteur de risque. Le niveau économique de finance-ment du cinéma est extrêmement important. Les véritables enjeux sont sa régulation et sa répartition. Ilfaut poser les questions qui fâchent. Les industriestechniques font-elles ou non partie de la filière cinéma-tographique et audiovisuelle ? Dans les systèmesd’agrément, a-t-on une vraie perception de l’économied’ensemble de ce secteur ? Considère-t-on aujourd’huique ce secteur dispose de facteurs clef de compétiti-vité qu’il faut protéger ? Les annonces qui ont été faites hier dans le cadre du Grand Emprunt me semblent intéressantes et porteuses d’avenir. Jepense que cela donne à notre filière une magnifiqueopportunité de rebondir. Il existe une véritable porositéentre ce que j’appellerais la révolution numérique ausens large et la dimension “numérique” des industriestechniques. Le problème est, à l’intérieur de la filière, d’accepterqu’il y a des droits et des devoirs, que toute activitémérite d’être rémunérée : celle des techniciens avecleur savoir-faire et celle des industries avec une logique

de rentabilité. Un secteur ne peut exister sans rentabilité et sans capacité d’investissement. Je l’évoquais tout à l’heure : la culture purement industrielleet économique n’a pas toujours été au cœur du métierdu CNC. Aujourd’hui, c’est un véritable enjeu.

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Intervenants :Caroline Champetier

directrice de la photographie - AFCDidier Dekeyser

directeur des productions - Eclair - CSTMarianne Dumoulin

productrice - JBA ProductionEric Lagesse

exportateur et distributeur, directeur généralPyramide

Jean-Louis Nieuwbourgdirecteur de production - ADP - CST

Céline Sciammaréalisatrice

Modérateur : Laurent Hébert

délégué général de la CST

Laurent Hébert :Merci beaucoup à Michel Gomez. Voilà donc un

démarrage très économique mais qui était absolumentnécessaire. Je vais maintenant appeler les interve-nants de la table ronde pour démarrer directement :Caroline Champetier, Didier Dekeyzer, MarianneDumoulin, Eric Lagesse, Jean-Louis Nieuwbourg,Céline Sciamma. Marjorie Vella (TV5 Monde) nepourra pas venir. Elle sera avec nous peut-être cetaprès-midi. Ce matin, nous n’avons pas, du coup, definanciers “chaîne”. On a eu d’ailleurs beaucoup deproblèmes pour avoir un intervenant qui représente les chaînes de télévision : ils hésitent, en général, àparticiper à ce genre de débats.

La conférence de Michel Gomez sur le “low cost”et sur l’économie du cinéma a été très complète : nousavons vu ce qui était envisageable et ce qui semblaitêtre un peu de l’ordre du fantasme. Nous reviendronscertainement sur de nombreux points qui viennentd’être débattus. Je me suis amusé à surfer sur le netpour tenter d’identifier et de définir cette notion de“low cost” appliquée à notre secteur. J’ai trouvé destermes comme “HD low cost”. Je vais vous lire un

texte écrit par une association dont je ne citerai pas lenom ! « Nous sommes convaincus qu’avec la HD se prépareune révolution plus considérable encore que cellegénérée par le DV sous réserve d’une bonne gestionde la chaîne de production (on les remercie !) des images tournées avec des caméras peu coûteusesdans des codecs ne nécessitant pas de lourdes architectures de stockage et de calcul. HDV, DVC pro,HD, jpeg 2000 peuvent dès aujourd’hui satisfaire vosexigences d’un PAD HD SDI. Demain, des fictions etdes documentaires créés avec des outils “HD lowcost” seront exploités en salle par des projecteurs numériques 2K, des outils de reportage au serviced’une nouvelle écriture cinématographique. (Cela nevous rappelle rien ? A nous si !) C’est pourquoi depuisnovembre 2005 l’association X organise chaque moisdes déjeuners de la nouvelle vague HD “low cost”(Voilà ! Maintenant, c’est une nouvelle vague !). A cerendez-vous se retrouvent scénaristes, réalisateurs,producteurs, monteurs, infographistes 3D, pourconstituer des équipes et développer des projetsensemble en profitant notamment des moyens techniques et des compétences de l’association X dans un esprit coopératif de coproduction ». Voiciune autre annonce publicitaire pour une société de production que je ne citerai pas non plus. « Unesociété spécialisée dans la production de film “lowcost”. Notre expérience des tournages dans desconditions parfois extrêmes (climat, relations humaines,tournages internationaux, danger divers mais surtoutbudgets réduits) nous ont amenés à repenser le processus de fabrication d’un film en abordant toujoursles projets dans une optique “low cost” et de hautequalité (Nous voilà rassurés !) ». J’ai trouvé égalementdes écoles de cinéma, spécialisées dans le “lowcost”. Dans ce dernier exemple, on a de la chance : onest quand même en 35mm. Toujours pareil, je ne cite-rai pas le nom de l’école concernée. X propose unstage “low cost” qui permet de réaliser rapidement età peu de frais un film court en 35mm ». Il y a donc une véritable mode du “low cost”. Notre profession cinématographique s’en est emparée.

numéro spécial Troisième Journée des Techniques de la Production et de la Postproduction

table ronde : aujourd’hui la pressionéconomique étouffe-t-elle le projet

artistique et technique du film?

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numéro spécialTable ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

Avant de donner la parole à nos invités, quelqueschiffres. Michel Gomez a dit tout à l’heure que, paradoxalement, la production du cinéma était trèsbien financée de manière globale. C’est effectivementle cas puisque pour l’année 2008, le financement desœuvres françaises n’a jamais été aussi important. 240 films ont été produits en 2008 (contre 171 en2000). Parmi ces films, 46% presque 47% de films ontété produits en dessous de 2 millions d’euros c’est-à-dire avec des budgets réduits voire pour certains trèsréduits (44 films ont eu un budget inférieur à un milliond’euros). On remarque également qu’en 2008, la partdes financements étrangers – qui déjà n’était pas trèsimportante dans la production française – a baissé :elle est passée de 9,6% en 2007 à 6,8% en 2008.

Quelles sont les questions principales que nousnous poserons à cette table ronde ? Le “low cost”permet-il de réussir les films qu’on souhaite faire ? Est-ce une stratégie qui permet de bien produire et debien réaliser les films ? On va voir là aussi qu’il y a de grandes différences. Il ne s’agit pas du tout pour laCST de dire « à moins de tant, ce n’est pas la peine detourner ». Il y a simplement peut-être, derrière ceconcept de “low cost”, cet état d’esprit, quelques problèmes. La question débattue ici est de savoir comment peut-on garder des exigences artistiques ettechniques lorsqu’on se situe dans un tout petit budget. On peut également se poser d’autres questionsqui, elles aussi, sont sorties au cours des débats :tous les films, tous les projets de film peuvent-ils s’imaginer en petit budget, en budget “low cost” ? Siune majorité de films se font à petit budget en France,peut-on conserver le même encadrement de talents etd’industries techniques ? On est à 46 - 47% de films àbudget réduit. Si cette tendance se confirme, pourra-t-on conserver l’excellence de nos techniciens, leurvariété ? Pourra-t-on conserver des industries techni-ques qui sont, jusqu’à présent en tout cas, importan-tes, vaillantes et qui fonctionnent ? Pour finir : tous cesfilms à petit budget peuvent-ils rencontrer tout à faitleur public en France mais aussi à l’international ?C’est quand même le but final de l’opération !

Nous allons commencer ce débat en donnant laparole à Céline Sciamma qui a réalisé La naissancedes pieuvres. Son budget était, je crois, de 1,6 milliond’euros. Elle a travaillé de façon exigeante : elle achoisi de tourner en 35mm. Le film a été sélectionné auFestival de Cannes et nous l’avons trouvé formidable.

Nous en avions fait d’ailleurs une critique très élogieuse dans notre Lettre de la CST. Donc Céline,expliquez-nous comment s’est passée la production devotre premier long-métrage ? Comment avez-vous faitpour le réaliser avec un petit budget ?

Céline Sciamma :Un petit budget, certes… Mais en même temps, je

n’ai pas eu l’impression de faire un film sous-financé,au contraire. Le coût de fabrication a été de 1 250 000euros. Le financement s’est monté très rapidement :nous avons obtenu l’avance sur recettes, Canal+, larégion Ile de France, une SOFICA d’Arte. J’ai eu lesentiment d’avoir eu tous les moyens pour faire le film.Le film n’était pas cher. Il y a eu des éléments détermi-nants : le scénario était court, il n’y avait pas de cas-ting. Les 3 comédiennes – il s’agissait d’adolescenteset donc de comédiennes non professionnelles – m’ontcoûté 30 000 euros en tout. Cela m’a donné donc unevéritable latitude. Je n’avais pas pensé le film commecela au départ mais finalement, le projet s’est avéréêtre idéal pour un premier film : j’ai pu entrer dans uneéconomie tout à fait viable qui m’a permis de faire des choix, comme celui du format de tournage parexemple. J’ai effectivement tourné en 35mm maisc’était un choix tardif dans la production. Nous avionsles financements : le film était faisable à moins d’un million d’euros. Je ne sais pas si, à vrai dire, nous nel’aurions fait à moins d’un million : nous n’avions pas lavolonté de le faire à tout prix. Il y a eu des compromis,des renoncements mais qui n’ont pas été dus au faitqu’il s’agissait d’un film à petit budget. Par exemple,mon enveloppe pour les décors a représenté 10% ducoût global de fabrication. C’est un poste vraiment trèsimportant, en particulier pour un premier film. 10%pour les décors est d’habitude plus caractéristique dece qu’on appelle des “films du milieu”. Et donc lechoix du 35, cette importance très forte des décors quiont été quasiment tous construits dans des conditionsde studio, tout cela a été réfléchi. L’idée était de mettre l’accent sur ces postes budgétaires. Nousavons pu le faire car nous avons dépensé peu sur d’autres postes comme le casting par exemple. J’ai lesentiment d’avoir eu les moyens de tourner. On peutdonc faire un film avec un petit budget : ce n’est pasun sacrifice si l’économie est juste, si on est au bonendroit. Je pense d’ailleurs qu’avoir plus d’argentaurait été dangereux pour le film. Après, c’est vrai, ilfaut dire que les gens ont été payés à moins 30%.

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numéro spécial Table ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

Laurent Hébert : Nous sommes réunis aujourd’hui pour, justement,

essayer de tirer toutes ces choses au clair… J’aidemandé à tout le monde de pas faire de langue debois.

Céline Sciamma :Evidemment, c’est l’investissement de l’équipe qui

a fait beaucoup pour la réussite du projet. J’ai l’impres-sion que le modèle économique du film était bon. Celaa été dur : il a fallu beaucoup penser en amont, beau-coup préparer mais j’ai l’impression d’avoir été arméepour.

Laurent Hébert :En ce qui concerne les techniciens, tu as eu tous les

choix que tu voulais ?

Céline Sciamma :L’idée était de travailler avec des gens qui avaient

un ratio jeunesse / expérience, leur permettant justement de s’investir dans un projet dont ils pouvaient aussi tirer bénéfice. Par exemple, ce film aété le premier long-métrage de mon chef décorateuralors qu’il était dans le métier depuis très longtemps.L’équipe était plutôt jeune, très soudée autour du film.Cela a été très important. J’ai oublié de dire que tourner en 35 a eu des conséquences : le nombre deprises a été limité à trois maximum. Le film a été faitavec 38 000 mètres de pellicule, 37 jours de tournage.Rien de démesuré par rapport à ce qu’on peut voir par ailleurs. Pour éviter les frais de déplacement, nous avons très tôt, dès le scénario même, décidé detourner dans un seul lieu. Ces choix parfois radicauxnous ont permis d’avoir du confort pour des chosesessentielles pour moi, liées à l’artistique et à l’esthéti-que du film. Tous les choix de production ont été faitsen pensant à ce qu’il y allait avoir à l’écran. Cet étatd’esprit, pour moi, était le bon.

Laurent Hébert :Donc, pour ce film, il y a eu beaucoup de préparation

et des choix radicaux pour privilégier l’artistique du projet.

Céline Sciamma :Oui, absolument ! Tourner peu de prises, miser sur

le plan séquence a nécessité de travailler très enamont avec les comédiennes pendant un mois, avantle tournage. Tout cela bénévolement. Voilà quelques

étapes qui peuvent se mettre en place dans ce genrede situation et qui nous ont permis, ensuite sur le plateau, d’aller plus vite. Il n’y a pratiquement pas eud’heures supplémentaires. Il fallait penser à cela aussi.Tout a été préparé de façon à ce que le rendement soitplus efficace sur le moment. Le temps de montage aété de 12 semaines.

Laurent Hébert :Votre film est un cas tout à fait inverse par rapport

aux exemples donnés par Michel Gomez. Il a, en effet,expliqué que, sur la plupart des tournages “low cost”,la préparation est sacrifiée car elle est jugée chère etpeu utile. Nous en avons beaucoup discuté avec lesdifférents intervenants en préparant cette rencontre :finalement, il semblerait que pour tourner moins cher, il faut préparer plus. Et non pas l’inverse. Tous les intervenants vont prendre tour à tour la parole. Il y auraun échange avec la salle parce que je suppose qu’il vay avoir de nombreuses questions.Je voudrais donc passer la parole à MarianneDumoulin qui est productrice à JBA Production. Elleproduit donc beaucoup de films qui pourraient êtredéfinis comme des films “low cost” puisqu’à petit budget. On a intentionnellement choisi, pour participerà cette table ronde, des professionnels qui travaillentsur des productions à petit mais aussi à gros budget.Donc JBA, c’est beaucoup de films très choisis. Jepense par exemple au film Le sel de la mer ou à Visagede Tsaï Ming-Liang, sélectionné au dernier Festival deCannes. Ils sont souvent très bien accueillis par lapresse, par les festivals. Comment les tourne-t-on ?J’ai beaucoup discuté avec Marianne pour préparercette table ronde et je voudrais qu’elle nous expliquecomment elle tourne avec un petit budget, commentelle conçoit le projet, avec les techniciens, les industriestechniques ou les autres postes de dépenses.

Marianne Dumoulin :Je voudrais tout d’abord qu’on bannisse le mot

“low cost” autour de cette table parce que, commeMichel Gomez vient de le démontrer, le “low cost” esttotalement antinomique avec notre domaine. JBAProduction a produit en 22 ans près de 100 films dont45 longs-métrages en intégrant les documentairesgrand-format. Nous avons eu cette année notre 17èmefilm en sélection au Festival de Cannes. Sur ces 17 films, plus de 50% étaient des premiers longs-métrages. Nous faisons partie de cette génération deproducteurs, née en même temps qu’Arte. Nous avons

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numéro spécialTable ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

donc eu, au départ, cette chance incroyable d’avoirdes financements conséquents, nous permettant uncertain confort notamment pour les durées de tour-nage (plus d’une année pour certains documentaires !)et de montage. Nous venons de là, c’est notre histoire.Je le souligne car cela me semble important. Les nou-veaux arrivants en production n’ont pas connu cettepériode dorée. Il y a quatre ans, nous avons vécu la“fin” brutale de Canal+ comme soutien au cinéma quenous défendons. Nous avons perdu là un supportessentiel car Canal faisait partie de tous nos finance-ments. Mais notre particularité à JBA est l’internatio-nal, à la fois en ce qui concerne les choix de nos filmsmais aussi la recherche de financements. Pour le filmde Tsai Ming- Liang, par exemple, nous avons remonté65% de financements internationaux avec plus de 20 sources différentes. Sur le film palestinien, premier long-métraged’Annemarie Jacir Le sel de la mer, – Eric Lagesse asorti et vend le film – nous avons eu moins d’un milliond’euros avec huit coproductions internationales pourplus de 17 sources de financement. Notre recherchede financement s’appuie principalement sur le nationalet va chercher à l’international les financements com-plémentaires, financements qui sont devenus absolu-ment nécessaires pour mener à bien les films. Trèshonnêtement au-dessous d’un certain seuil financier,produire dans des conditions minimales et mettre enjeu l’artistique n’a pas de sens dans notre métier. Onl’oublie bien souvent mais l’artistique est au centre denotre profession. Je pense que cela n’a pas été suffi-samment au cœur de la discussion de tout à l’heure : notre métier est avant tout un sujet et unréalisateur. Notre travail de producteur est justementde protéger au mieux le réalisateur pour le conduire leplus loin possible. Le film d’Annemarie Jacir est allé àCannes, il a été exposé, diffusé, remarqué par lapresse, la cinéaste aura donc la possibilité de faire unautre film. Nous, producteurs, nous pouvons subir unéchec économique sur un film et nous pourrons continuer à produire, si cela ne se reproduit pas tropfréquemment ! En revanche, nous avons une responsabilité trèslourde vis-à-vis des auteurs. C’est d’autant plus vraique nous produisons beaucoup de premiers longs-métrages. Ces dernières années, nous constatons qu’ilest devenu difficile de remonter un million d’euros pource type de projets, alors qu’auparavant nous noussituions autour de 2 à 2,5 millions d’euros. Alors il fautse poser la question de comment réellement protéger

l’artistique avec ces nouvelles donnes. Vous compren-drez l’importance du choix de production, choisir bienet peu pour avoir le temps et l’énergie de développer.Nous avons développé pendant 7 ans un film qui vienttout juste de se tourner. Nous pensions ne pas y arrivermais finalement si ! Je crois que nous n’avons jamaisabandonné de projet chez JBA Production. C’est dire sile choix de la production et le rapport avec le réalisateursont déterminants. Il y a souvent deux à trois ans dedéveloppement pour un scénario. On passe ensuite àla constitution de l’équipe. C’est une étape capitale car il s’agit de trouver les meilleurs collaborateurstechniques et artistiques pour entourer le projet. Celafait partie de notre métier, de notre responsabilitémême si il y a parfois des erreurs, et si ce n’est pastoujours simple. Comme le disait Céline, la préparation devient de plusen plus importante. J’ai connu une époque où nousmettions en préparation des scénarios encore troplongs dont nous étions tous persuadés que nousallions tourner pour le chutier. De nos jours, il n’y a pluscette possibilité. Aujourd’hui, il faut que les scénariossoient les meilleurs, les plus aboutis possible pourgagner toutes les batailles et en l’occurrence celle desfinancements. D’autant plus que ces sources de finan-cement se raréfient d’année en année et sont de plusen plus encombrées. Sur le choix des collaborateurs, plus il est fait enamont, plus on est préparé, mieux c’est. Cependant,un cinéaste a le droit à l’erreur : il a le droit d’avoir desdoutes, de chercher, d’hésiter. Il est très important delui laisser ce temps-là. « Un auteur travaille avec soncrayon, un peintre avec son pinceau mais le réalisateuravec une armée ». C’est un poids et une responsabi-lité énormes. Pour résumer : produire, c’est choisir,bien choisir, développer le plus loin possible, arriveravec un texte le meilleur qui soit, aller chercher l’argentsur le national, trouver nos partenaires à l’international,constituer une équipe cohérente autour du cinéaste,laisser au cinéaste le temps nécessaire pour la préparation, le tournage et le montage. Par ailleurs, face à la précarité grandissante du paysageaudiovisuel, on connaît en simultané une transitionnumérique lourde et coûteuse. On est égalementdépassés par ces évolutions : nous manquons detemps pour nous former, on s’y perd un peu.

Laurent Hébert :Mais je ne comprends pas : chez JBA, pour tourner

moins cher, vous ne tournez pas en numérique ?

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numéro spécial Table ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

Marianne Dumoulin :Nous n’avons pas eu, pour l’instant, de sujets qui s’y

prêtent. Nous y avons songé pour le film palestinien etce pour des raisons de sécurité puisque le tournageavait lieu en territoire occupé : nous pensions que ce serait plus simple pour faire sortir les rushes, faire des dubs etc. Mais pendant les repérages, le chef opérateur face à la lumière du pays nous a viteconvaincus qu’il fallait tourner en super 16. Cela a étéfacile : nous aimons tellement l’argentique ! Nous avonsdécidé de négocier avec les industries techniques pourrester dans une économie similaire au numérique.Nous avons réfléchi ensemble à toutes les astuces quipourraient nous le permettre et nous avons trouvé dessolutions !

Laurent Hébert :Excusez-moi d’être un peu polémique mais il faut

l’être parfois. Quand on tourne en 35mm avec, si j’aibien compris, moins d’un million d’euros, cela signifie-t-il que les techniciens sont moins payés, que lesindustries techniques sont pressurées au maximum ?

Marianne Dumoulin :Tout le monde est pressuré ! La logique est de

maintenir un équilibre général en réfléchissant postepar poste avec les chefs de postes, les industries tech-niques et d’affronter en priorité le poste “comédiens”.On peut obtenir beaucoup des acteurs. Le problème est plus souvent l’agent. C’est parfois compliqué mais il y a des surprises : certains acteurssont capables d’efforts très conséquents. Cela a été lecas par exemple, sur Visage où les efforts faits par lesacteurs ont été impressionnants. La situation du documentaire est certainement la pire : il arrive que lestechniciens soient mieux payés que l’auteur réalisa-teur. Sur cette base, nous faisons en sorte d’être toujours dans le respect de cet équilibre, de payer toutle monde : les techniciens, les artistes, les industries techniques même si, il est vrai, qu’ils sont parfois pressurisés comme nous le disions. Mais il faut souligner que le producteur, en termes de rémunération,se situe à la fin de la chaîne. Sur le film palestinien parexemple, après quatre ans de travail, ses 8 coproduc-teurs internationaux et les 20 sources de financementnous avons remonté moins d’un million d’euros pourun film qui a coûté 1 300 000 euros. Résultat : le travail du producteur n’a pas été payé, ses frais généraux non plus, sans parler des dettes réellementcontractées. C’est malheureusement un schéma qui

se répète ces dernières années. Un autre exemple : lepremier long-métrage du cinéaste argentin de PabloAguero, Salamandra, Cannes 2008. On a remonté 800000 euros pour un film qui en vaut 990 000… Il y a toujours eu des films sur lesquels nous pouvons nouspayer, d’autres sur lesquels nous ne le pouvons pas.Le film Lumumba de Raoul Peck par exemple n’étaitpas financé. Capitaines d’avril de Maria de Medeiros,non plus, suite à la défaillance des coproducteurs italien et espagnol qui ont détourné des fonds et à l’impossibilité de récupérer la TVA au Portugal. Celafait partie de notre réalité. Il y a toujours cette part derisque dans le travail de producteur. Mais, contrairementà ce qui a été dit tout à l’heure, – et j’insiste sur cela– il est vrai que les films à petit budget n’ont pas forcé-ment moins de succès. Le film de Tsaï Ming-Liang avecses 3,5 millions de budget et une Compétition àCannes est un échec salle. Il y aura certes sa diffusionsur les chaînes nationales et son exploitation dans les territoires des coproducteurs (exploitation salle,télé et vidéo). Tout cumulé, même si le résultat restemédiocre, cela est honorable… Honorable mais décevant.

Caroline Champetier : A quoi avez-vous attribué l’échec du film de Tsaï

Ming-Liang ?

Marianne Dumoulin :Cet échec est douloureux pour nous et nous

n’avons pas assez de recul : ce film représente 5 ansde notre vie, passés aux côtés d’un cinéaste culte !Une production magique partagée par toute l’équipe.Cela a été pour nous un vrai cadeau, un cadeau inattendu, la ligne éditoriale de JBA étant plutôt dedéfendre des films plus “politiques”. Dans le cas deVisage, c’est le musée du Louvre qui a initié le projetet qui a décidé d’ouvrir ses portes au septième art. Ilsnous ont contactés et, fans de la première heure, nousn’avons pas hésité. Le film est, à mon sens, trèsréussi. Comme le voulait le réalisateur, une œuvred’art avec une forme narrative très complexe. Il voulaitperdre les spectateurs et il les perd effectivement.C’est du Tsaï Ming-Liang : le film dure 2h21 avec moinsde 100 plans et par conséquent des plans séquencede plus de huit minutes. Il y a, je crois, moins de 50sous-titres dans tout le film. Visage est une œuvrecomplètement hors norme, un film ovni. Nous avonsune très bonne couverture presse. Malheureusement,les spectateurs ne se sont pas déplacés, mêmes les

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numéro spécialTable ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

inconditionnels de Tsaï Ming-Liang ne sont pas venus.Habituellement, un film de Tsaï Ming-Liang ne fait pas plus de 30 000 entrées France. Cela pose bien évidemment plusieurs questions sur l’exploitation : il y a eu, d’abord, peut-être une exposition timorée dufilm par le distributeur. Cela dit, chaque mercredi, 13 nouveaux films sont à l’affiche. Quand on a en salleHaneke et Tsaï Ming-Liang, on préfère sans doute allervoir la Palme d’Or. Il se peut que le public n’ait pas euenvie de voir 2h21 de film sans narration. Il se peut également que Laetitia Casta – qui est pourtantmagnifique dans le film – ne soit pas une actrice quiattire le public en salle. Je n’ai pas encore toutes lesréponses. Cela me trouble et me rend triste.

Caroline Champetier :J’ai vu tous les films de Tsaï Ming-Liang. Il est, selon

moi, l’un des cinq plus grands réalisateurs du monde. Ila un rapport à la narration et au temps incomparables.Mais déterritorialisé, exilé, délocalisé, ce cinéasten’est plus lui-même. Sur Visage, il semble que se sontposées des questions artistiques et économiques quise retrouvent, dans la réception que l’on a du film. Je veux bien que vous disiez que vous avez tous étéheureux sur le plateau mais étant donné les plans quej’y ai vus, à votre place, je me serais interrogée. Maisquand un film commence, on ne peut plus aujourd’huise poser de questions, les paradoxes sont partout, lesdifficultés aussi, et la fabrication est souvent tributaired’un manque de pensée et de préparation. La choseque je peux comprendre c’est ce que Céline a expliquétout à l’heure. Dans cette bulle que peut être parfois la production d’un premier film, il arrive que l’on parvienne à fédérer et à concrétiser quelque chosed’étonnant et d’unique, jusqu’au tournage et par lasuite. Mais cela ne se reproduit pas forcément. Endehors de cela, nous sommes soumis à des paradoxesde production qui sont souvent improductifs.

Laurent Hébert :Il est bien sûr très intéressant de discuter de Visage

de Tsaï Ming-Liang mais essayons de revenir à notrequestion initiale. Si, encore une fois, nous parlons icid’économie, c’est parce que l’économie aujourd’huisemble bloquer parfois les choses. Il y a un certainnombre de problèmes. Je ne peux pas, en tant queDélégué général de la CST, ignorer que ce qui remontedes tournages est une catastrophe. Ne nous voilonspas la face. Le terme de “low cost” existe : je n’ai prisque trois exemples mais j’aurais pu citer une kyrielle de

phrases dithyrambiques sur le fait de produire encoremoins cher. Derrière ce mot “low cost”, derrière cettemode, de vraies questions se posent : elles concernentau final aussi l’artistique.

Caroline Champetier :Tant que nous ne travaillerons pas à ce que le

rapport entre l’économique et l’artistique change etreflète une cohérence, nous n’arriverons plus à fabriquerintelligemment et de façon viable pour toutes les parties prenantes, ces films/prototypes qui sont lesnôtres. A quoi se résume l’artistique aujourd’hui ? Au casting. Quand une actrice ou un acteur est payé à l’heure ce que nous gagnons à la semaine, c’est difficile de comprendre ce qu’on fait, d’autant que noussommes responsables de leur image. Ce que vousavez dit sur la rémunération des acteurs est tout à faitremarquable, peu de personnes osent le dire.

Marianne Dumoulin : On peut continuer à discuter de Visage, mais ce

n’est pas le sens du débat. Nous avons été très heureux sur ce projet. On y a travaillé énormément enamont : on ne met pas un film en préparation, sans leconnaître sur le bout des doigts, sans savoir précisé-ment ce que veut le cinéaste. Encore une fois, notremétier est de protéger ces cinéastes, de leur permettrede dire ce qu’ils ont à dire en trouvant des collaborateursqui correspondent à leurs exigences.

Laurent Hébert :Nous n’avons pas encore parlé de la notion

responsabilité dans le “low cost” : celle des chefs deposte, celle des industries techniques. Je passe laparole à Caroline Champetier qu’on ne présente pluscomme directrice de la photographie mais aussi réalisatrice. Je crois que tu as commencé avecChantal Akerman. Tu as travaillé un peu avec Jean-LucGodard, beaucoup avec Jacques Doillon, XavierBeauvois, Amos Gitaï, Philippe Garrel et bien d’autres.Tu as travaillé donc dans des configurations de tournage et avec des technologies très différentes. Tues également présidente de l’AFC et tu as les retoursdirects de ce qui se passe sur les tournages. Pour moi,la question principale n’est pas de savoir si le film estbien ou mal financé mais plutôt de savoir à quelmoment le manque de financement empêche le projetartistique et technique de se concrétiser. Nous par-lions tout à l’heure de déséquilibre en termes de rému-nération sur les tournages. C’est aussi une question

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numéro spécial Table ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

qu’il sera intéressant de débattre ici car elle pose problème.

Caroline Champetier :Pour préciser, j’ai travaillé et je travaille encore

actuellement sur ce qu’on appelle des films du milieu.Ils sont rarement à un million d’euros mais plus souvent entre 3 et 5 millions d’euros. En dehors desfilms de Téchiné, je n’ai jamais travaillé sur des trèsgros films. Nos problèmes sont surtout liés à la répartition du budget. Je trouve normal de dire qu’il y aproblème quand un seul acteur peut prendre entre 10et 15% du budget global. Si c’est le cas, il faut trouverd’autres façons de faire le film sans demander que lestechniciens et les prestataires techniques en devien-nent en quelque sorte coproducteurs. C’est injuste dedevoir se battre pour avoir une équipe électrique ou d’assistants cohérente, ou simplement la filièretechnique ou le matériel adéquat pour ce film-là. Onentre alors dans des paradoxes insupportables qui nesont productifs pour personne et surtout pas pour lefilm.

Laurent Hébert :Ce déséquilibre pose un problème pour les films

concernés. En tant que présidente de l’AFC, as-tu des retours qui attestent que ce déséquilibre nuit à la technique et à l’artistique de cette technique ? La partartistique est énorme dans le travail du directeur de laphotographie. Ce n’est pas juste un technicien…

Caroline Champetier :On se rend compte, en faisant des incursions sur

les forums américains, le CML ou autre, qu’il y a, enFrance, une sorte de culte de l’omerta qui fait que lesgens se taisent. Il se peut d’ailleurs que je sois à la présidence de l’AFC pour essayer de faire en sorteque les choses se disent un peu plus ou un peu mieuxet que l’on parvienne à comprendre les paradoxes etles contradictions dont parlait Michel Gomez tout àl’heure. On fait des films avec nécessairement descontradictions. Elles peuvent être positives maisactuellement, elles sont de plus en plus négatives. Cequi est très violent pour moi est la façon dont on traiteles industries techniques. Depuis plusieurs années, jetrouve que cette situation est intolérable surtout quandon sait que, dans le même temps, les acteurs sont“surpayés” sans que cela revienne au cinéma. Peusont producteurs comme le sont les acteurs améri-cains et je pense aussi qu’il y a un problème avec les

agents ! Les choses doivent être dites, la tutelle doits’en emparer, et cela doit se faire dans l’idée de défendre le cinéma dans sa diversité, ce qui est unecaractéristique de notre cinématographie.

Marianne Dumoulin : J’ai le sentiment que tout s’est inversé brusque-

ment ! Les télévisions sont devenues le principal financeur du cinéma et se retrouvent au centre du processus de création, il n’y a plus l’auteur et le producteur mais l’acteur “bankable”. C’est pour celaégalement que nous voyons souvent les mêmes comédiens à l’affiche. Le diffuseur est commanditaire : ils’accapare une partie du pouvoir du réalisateur et duproducteur et tente ainsi de faire en sorte que le filmdevienne un produit. Il faudrait tout repenser à la base :remettre absolument au centre, le projet, le réalisateuret le producteur. On peut dire tout ce que l’on veutmais les seules personnes de l’équipe du film qu’on ne peut pas renvoyer, sont l’auteur réalisateur et leproducteur. Le problème est donc là et il y a des dérives dramatiques.

Caroline Champetier :L’idée d’auteur/réalisateur est dangereuse, pourquoi

l’auteur est-il nécessairement réalisateur ? Vous avezdit que j’ai travaillé un peu avec Godard. J’ai travaillédeux fois deux ans, donc quatre ans en tout. Cesannées ont été pour moi une grande nostalgie digéréeet en même temps, sans doute, un apprentissageincomparable du cinéma et pas simplement de l’image.Godard disait que l’auteur d’un film n’est pas nécessai-rement le réalisateur. L’auteur d’un film peut être leproducteur, ou l’acteur. Il parlait de Autant en emportele vent et de David O. Selznick. Cette notion d’auteurest aujourd’hui une maladie du cinéma français et s’estréduite à sa plus étroite expression.

Marianne Dumoulin :Excusez-moi, mais le problème est de plus en plus

de ne pas avoir de scénario.

Caroline Champetier :Vous dites très justement que les télévisions

imposent leur loi. Et cette loi, imposée par les chaînes,c’est la sacro-sainte continuité dialoguée, surtoutparce que c’est la chose la plus facile à comprendrepar tout le panel des financiers en attendant le découpage. Le rythme, le style visuel du film qui s’enpréoccupe ? Scénario et continuité dialoguée sont

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numéro spécialTable ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

deux choses différentes. Je me souviens que, lorsquej’étais assistante, nous avions des scénarios avec sur la page de gauche des annotations comme les travellings, les effets visuels… Je pense par exempleaux scénarios de Gérard Brach pour les films dePolanski. Lisez-les : ils contiennent une partitionvisuelle écrite. Lisez-vous aujourd’hui des scénariosavec des partitions visuelles ? Non, même moi, je neles lis pas et pourtant parfois je les lis trois, quatre,cinq ans en amont de la réalisation du film. AvecPatricia Mazuy, cela fera trois ans que je lis des versions différentes de scénarios dont les modifica-tions concernent les personnages et les dialogues, etle jour du tournage, nous serons en retard sur le visueldu film. Il faut qu’une équipe se mette au travail sur unoutil réel qu’elle puisse investir, partager, imaginer,interroger, pas seulement sur une partition qui rassuredes financiers.

Eric Lagesse :Nous ne sommes déjà plus dans le “low cost”. Les

chaînes entrent rarement dans le financement de films“low cost”. Les fantasmes des chaînes concernentplus les films du milieu ou des films plus importants.Les chaînes sont rarement sollicitées pour les films àpetit budget.

Laurent Hébert :Elles en ont quand même un petit pourcentage. Je

vais maintenant passer la parole à Jean-LouisNieuwbourg qui est directeur de production. Un direc-teur de production est au centre de tout. Il représentela production et est aussi en prise directe avecl’équipe, avec les choix à faire, avec la pré production.Je suis ravi de le mettre dans une situation si “confor-table” ! Jean-Louis a fait surtout dernièrement beau-coup de gros films : Bellamy, L’auberge rouge, Lesbronzés 3, Chouchou. Mais il a travaillé également surdes films à très petit budget. Nous avons vu qu’il exis-tait un déséquilibre dans la répartition budgétaire. Nousavons vu qu’on construisait ces projets en disant engros : « Tout pour les acteurs ! Après, on s’en fiche :on tournera en DV ! ». Qu’en est-il réellement ?

Jean-Louis Nieuwbourg :Avant tout, pour revenir à la question du “low cost”,

il est vrai que nous subissons une pression économi-que importante sur tous les types de film et ce, depuistoujours. Jusqu’à présent, les films les plus concernésétaient les premiers films. Je fais partie de l’Association

des Directeurs de Production (ADP), et à ce titre, jepeux constater que depuis quelques années, la plupartdes films semble être touchée par cette pression écono-mique tant d’un point de vue artistique que d’un pointde vue technique. Je ne suis pas sûr que la fauteincombe exclusivement aux cachets des comédiens.Comme l’ont dit précédemment les autres interve-nants, la notion importante est celle de l’équilibre. Il faut, avant de parler budget, se demander de quelscénario et de quel réalisateur il s’agit, de quelle œuvreparle-t-on. La première question que nous avons doncà nous poser, en tant que directeur de production, estd’évaluer le coût du film. On sait qu’il y a un auteur, unréalisateur ou une réalisatrice, des comédiens. On saitégalement qu’il va y avoir des demandes artistiquespar rapport à l’ensemble des collaborateurs de la créa-tion. Sur cette base, on calcule un devis estimatif qui vanous permettre de dire au producteur quel est le finan-cement qu’il va devoir obtenir. Il y a donc toujours eu des problèmes à résoudre : ledevis estimatif est, de fait, trop cher. On constate quenous ne disposons pas des financements nécessaires.On commence alors à chercher des solutions. C’est làque notre travail commence. On peut se dire qu’en faisant des économies sur le poste “Comédiens”, onpourra peut-être mettre à disposition de l’ensemble descollaborateurs de la création les moyens nécessaires àfabriquer le film. Mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui,le directeur de production se retrouve un peu seul faceau problème. L’auteur, le réalisateur, le producteur oules collaborateurs de la création, tous attendent quequelqu’un pose ouvertement la question de savoir dequelle façon on va pouvoir faire baisser les coûts.Nous sommes confrontés à la nécessité de trouver unéquilibre budgétaire pour le projet. Mais cet équilibredoit être trouvé avec le réalisateur ainsi qu’avec le producteur qui aura la charge de chercher des finance-ments supplémentaires. Il y a alors deux cas de figure :ou on arrive à la conclusion que le film est faisable ou,au contraire, on fait le constat qu’il est trop cher etimpossible à réaliser dans le cadre des financementsdont on dispose. On parle alors de film à économieréduite. Cela exige un vrai travail d’équipe associantmême les comédiens pour leur demander une baissede leur rémunération. J’ai travaillé sur des films très“fauchés”. Il y a longtemps certes, mais cela m’estarrivé. Nous manquions de moyens et nous avons faitla démarche auprès des agents pour leur demanderune baisse du cachet des acteurs. A l’époque – il y a environ une dizaine d’années – cela avait bien

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numéro spécial Table ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

fonctionné. Il y a des solutions qu’il faut trouver dansune logique de travail d’équipe autour du réalisateur. Ily a toujours une possibilité de travailler sur la matièredu projet pour faire baisser son coût et pallier ainsi lemanque de financement. On peut aussi jeter la pierreaux uns ou aux autres mais cela ne me semble pas êtreune solution constructive.

Laurent Hébert :Tu défends le fait que certaines questions financières

doivent être posées dans le cadre d’une concertationincluant l’ensemble de l’équipe du film. Mais je tiens àpréciser qu’il ne s’agit pas de faire comme au Conseildes Ministres où chacun attend que l’autre fasse uneffort tout en priant pour que la coupe financière netouche pas son budget. Encore une chose : j’ai omisde dire que tu étais membre de la CST et de l’ADP,l’association des directeurs de production. Comment,sur le terrain, fait-on quand on constate qu’on n’a pasle budget suffisant pour réaliser son projet de film ? Onrenonce : on ne fait pas le film ? Ou au contraire, ondécide de commencer en attendant la suite ?

Jean-Louis Nieuwbourg :Concrètement, la première chose à faire est un

pré-minutage du scénario pour vérifier qu’il n’y a pasde séquences qui iront directement sur le chutier.C’est un rappel de base qu’il est nécessaire de faire.On détermine ensuite les séquences qu’il faut accentuer. Il s’agit de mettre les moyens nécessaires àdisposition pour que le film prenne toute sa valeur. Onidentifie alors les séquences qui nécessitent le moinsde moyens, le moins d’énergie. Ce travail est fait sansl’adhésion des réalisateurs, de tous les collaborateursde la création que ce soit le directeur photo, que cesoit l’ingénieur du son, le chef déco et ainsi de suite…Tous attendent que le script et la mise en scène donnent des indications sur les dépenses et lesmoyens à mettre en œuvre qu’ils soient humains outechniques. Si, au départ, rien n’est fait autour desintentions du réalisateur, rien ne peut avancer. Onpense parfois que la solution est de jouer sur les joursde tournage : si on retire une semaine et qu’au final, onse retrouve avec 39 heures supplémentaires nonpayées, ce n’est peut-être pas la bonne solution. Maison entre, là, dans un autre débat. Il faut plutôt partird’une analyse financière honnête, qui ne remette pasen question le salaire des uns et des autres. Chaquefilm est différent : certains sont du théâtre filmé avecune unité de temps, de lieu et d’action. D’autres, à

l’opposé, sont des films d’époque qui impliquent detourner dans des pays différents, avec un casting, parfois international. Il faut trouver un équilibre entre lescript et la demande du réalisateur. Je suis persuadéque, sur chaque film, il est possible de se regrouperpour pouvoir, ensemble, trouver les solutions qui permettront de le réaliser. Tous les films ne sont pasréalisables mais, la plupart de temps, il est possible detrouver des solutions techniques et artistiques.

Caroline Champetier : En écoutant l’introduction faite par Michel Gomez,

j’ai eu le sentiment, en tant que citoyenne du monde,que nous étions de plus en plus contraints de devoirpenser l’économie. Je ne me souviens pas, même lorsde mes études ou quelques années en arrière, d’avoirété soumise à cette pression constante qui nouspousse à penser l’économie, celle de mon pays, celledu monde ou celle de mon métier. Aujourd’hui, nous ysommes ramenés en permanence. Je me pose uneautre question : les économistes ont-ils fait leurmétier, ont-ils anticipé, ont-ils fait des prévisions ? Celane signifie pas que je pense que chacun doit faire sonmétier, sans s’intéresser à l’autre. Au contraire !Comme vous l’avez souligné justement, si, sur un film,on ne parle pas ; cette extraordinaire démocratieutopique que peut être un film, ne fonctionne pas. Siquelqu’un aime parler au directeur de production, auproducteur et au réalisateur, au décorateur, je suis deceux-là. Mais je pense qu’on est aujourd’hui contraintde penser l‘économie presque avant l’artistique.

Jean-Louis Nieuwbourg :Je constate que, jusqu’à présent, même si il y a

toujours eu une certaine communication, les gens sontun peu cantonnés à leur seule fonction. Le directeur deproduction a la responsabilité de gérer le budget. Maisil faut s’efforcer aujourd’hui, tous ensemble – lesauteurs, les comédiens et tous les collaborateurs decréation – de participer à la gestion globale du film. Jene cherche pas à me dédouaner de mon travail mais je ne peux pas y arriver tout seul. De plus en plus souvent, j’entends : « Je suis réalisateur et j’ai besoin deces moyens, de cette séquence, essentielle au film. »ou « Pour mon travail de chef opérateur, il me faut deuxcaméras : c’est la grammaire du film », ou encore « J’aibesoin d’un étalonnage numérique car cela va fairebaisser nos coûts… ». Ces demandes sont toujours justifiées de façon pertinente. Je me retrouveacculé à un mur et je finis par dire : « J’ai bien compris

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numéro spécialTable ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

les demandes et les justifications de tous, maintenanttrouvons ensemble des solutions pour déshabiller unpeu tout le monde et faire en sorte que ce film soit possible. ».

Caroline Champetier :Nous sommes actuellement entre le marteau et

l’enclume. Je pense que nous avons le devoir de rappeler à la tutelle, aux agents, aux acteurs qui l’oublient parfois, qu’ils dépendent d’une industrie.Cela n’enlève rien au respect que j’ai pour les grandsartistes réalisateurs et les comédiens que nous filmons. Mais une industrie, des équipements extrême-ment performants, des investissements constants qui doivent suivre les évolutions techniques, des inventeurs de haut niveau, c’est aussi cela le cinémafrançais.

Jean-Louis Nieuwbourg :Sur les industries techniques, je suis en accord total

avec vous. C’est peut-être utopique de ma part maisquand je parle d’équilibre, j’y intègre également lesindustries techniques. Il faut trouver avec les industriestechniques, les collaborateurs de la création et les réalisateurs, toutes les solutions qui permettent derester dans une économie compatible avec le budget.Cela concerne bien évidemment l’image mais aussi lapostproduction puisque celle-ci commence au stadede la pré-préparation et ensuite de la préparation. Celaa été dit aussi : il faut mettre l’accent sur cette étape.Il faut associer les industries techniques à cetteréflexion dès la préparation. Il ne s’agit pas de leur dire :« Je n’ai pas d’argent, il faut que tu me fasses 50 ou60% de réduction ». Il s’agit de parler ensemble des différentes solutions. Il est indispensable pour ledirecteur de production de parler avec toutes les personnes concernées par le film dont il a la charge.

Laurent Hébert :Vous parlez tous des industries techniques et cela

tombe bien. Je vais donner la parole à Didier Dekeyserqui, chez Eclair, suit beaucoup de tournages et de filmsen postproduction. Je voudrais qu’il nous fasse unpanorama de ce qu’il reçoit chez lui. Y-a-t-il des changements ? Rencontre-il des problèmes au niveaude la postproduction ? Nous parlerons avec lui, sansdoute, de la notion de responsabilité.

Didier Dekeyser :Pour ce qui est de ce que l’on reçoit, le moins que

l’on puisse dire est que nous avons eu un été abomi-nable. Nous sommes passés d’un seul coup à 55% decaptation électronique. Tous les films étaient à moinsde 2 millions d’euros. Nous étions dans les “low bud-get” mais aussi dans le “low cost”: les différentiels deprix qui nous étaient donnés étaient hallucinants. Sur12 films en tournage, il nous est arrivé d’en avoir 7 enRED ou en D21 ou d’autres supports du même type.Nous avons commencé à nous demander s’il fallaitfaire “Easylab”, mettre des gilets orange et faire payerle café aux réalisateurs qui allaient au laboratoire. Nousnous sommes finalement aperçus qu’il s’agissait d’uneconjonction de différents facteurs. Sans entrer dans lecaractère technique ou artistique qui est un autredébat, sont arrivés cet été en production des filmsdont les budgets ont été bloqués à cause de la crise etqui devaient se faire coûte que coûte. Certains pointssont devenus problématiques comme la captationélectronique, la sécurisation et conformation en hauterésolution ou en pleine résolution par les productionselles-mêmes dans certains cas de figure. Il y a eu également le saucissonnage de la postproduction et dela sécurisation des rushes entre différents sites notam-ment pour des raisons de coproduction avec leLuxembourg, la Belgique. Nous y reviendrons certaine-ment après. Actuellement, la tendance est inverse :nous avons 17 films en tournage et plus de 300 000mètres de négatif 35 mm en développement. Noussavons aujourd’hui que, pour une projection en écrande cinéma d’une fiction avec des critères “bordés” audépart – c’est-à-dire avec un générique de début, ungénérique de fin et éventuellement quelques fondusenchaînés, la filière de tournage et de postproductionéconomiquement viable est le 35mm, 1. 85, 4 perfora-tions pour peu qu’on ait un métrage négatif inférieur à100 000 mètres. Pour les films “low budget” – c’estpour moi différent du “low cost” – , on a un retour au35mm. Je vais parler maintenant des tournages encaptation électronique. Je préfère ce terme à “HD”car il existe différents types de modèles de traitement,différents types de fichiers. Pour ces tournages donc,on assiste à un phénomène “Google”, caractéristiquede ce que vivent les laboratoires et en général les pres-tataires. Le public s’est habitué aux logiciels gratuits,libres de droit à télécharger. Il a pris l’habitude de nepas avoir à payer. Quand quelqu’un tourne avec unpetit budget, il vient avec une captation sur un fichierraw pour une prestation simple de conversion defichier, un acte informatique pur et dur. Il a souvent àl’esprit que, en dehors de cela, il n’a rien d’autre à

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payer. Pourtant, quand on développe un mètre de film35mm, on mobilise une équipe de développement quifait les 3/8, une équipe de chimistes, de préparationdes bains, d’essuyage. On a besoin, en cas de pro-blème sur le 35mm, de pouvoir faire une projection.Cela signifie une salle de projection, une gestion deplanning, un accueil. Vous devez également avoir untélécinéma et un étalonneur qui doit avoir la possibilitéde faire un rapport. Un prestataire technique est donccontraint d’avoir des charges fixes dont le coût pèselourd dans son équilibre budgétaire. Or, ces images encapture électronique, traitées dans un cadre “lowcost” sont presque toujours “home made” : la sécuri-sation des rushes a été faite par les techniciens dufilm, il n’y a pas d’étalonnage… A ma connaissance, unfichier raw est un peu comme un négatif. Par exemple,quand on filme une actrice un peu vieillissante, l’expo-sition doit être différente de celle utilisée sur le planlarge qui précède. Actuellement, nous nous confron-tons à une minimisation des étapes à cause de laquellenous n’avons pas de vision claire du résultat que l’on obtiendra. Mais, en bout de chaîne, on doit projeter surdu 35mm du jpeg et donc dans un espace qui est celuide la pellicule sur un écran de 10/15m de base. Il y adonc deux phénomènes. Avec la captation numérique, il y a d’abord une ten-dance à concevoir notre métier comme un acte deconversion de fichier, un service informatique et nonplus comme une véritable prestation. Nous assistonsd’autre part au report de la responsabilité de l’image etdu son d’un film sur la production plutôt que sur desprestataires. En 35mm, nous avions un loueur decaméra, un fabricant de pellicule, un laboratoire, unauditorium. Après, la responsabilité appartenait auxtechniciens du film, chacun dans leur domaine : pourl’image, il y avait le directeur de la photographie et pourle son, l’ingénieur de son et le mixeur. Ils revenaientensuite vers le laboratoire ou les prestataires. Avec lacaptation numérique, le processus est tout à fait diffé-rent. Quand on est dans le “low cost”, on est doncobligé de réaliser soi-même les prestations et doncd’assumer à chaque étape pour la production la res-ponsabilité du traitement des images. Nous savonstous que le type de matériel utilisé et le savoir-faire ontune influence, mais que ce n’est visible parfois qu’enbout de chaîne. Nous l’avons vécu plusieurs fois avecCaroline. Par exemple, les drops ne sont perceptiblesque lorsque qu’on descend les images en 625 lignesau moment du montage. Il peut y avoir aussi des pollu-tions que l’on ne voit qu’à l’étalonnage, pour peu qu’il

se fasse sur grand écran. D’autres ne se voient qu’aumoment du shoot. Or, nous nous trouvons face à desgens qui ne veulent payer que ce qui est incompressi-ble : le retour au film, au jpeg 2000. Ils ne peuvent pasle faire seul : c’est compliqué et cela coûte cher. Ils ontsouvent eux-mêmes étalonné sur Color, avec un petitmoniteur, fait leur propre auto conformation en utilisantleurs propres codecs. Quand on retourne au film, lerésultat est parfois surprenant.

Laurent Hébert :On va d’ailleurs le voir cet après-midi puisque

l’équipe de la CST a fait des essais comparatifs entreun travail en laboratoire – d’ailleurs chez vous Eclair –et un travail fait à la maison avec un Color. Nous avonsrendu l’exercice plus difficile encore en choisissant desscènes de nuit. Nous verrons donc ce que le retour surfilm donnera en projection sur grand écran. Essayonsd’avancer un peu car le temps passe et je pense qu’ily aura beaucoup de questions. Considérons maintenant que le film est fait et qu’onarrive à l’étape de la distribution et de la vente interna-tionale par exemple chez Pyramide. Nous avons avecnous aujourd’hui Eric Lagesse. Pouvez-vous nous donner une idée de la façon dont ces films parfois sousfinancés trouvent leur place en distribution mais aussisur le marché international. Evidemment, vous allez medire que vous n’en savez rien puisque vous ne les prenez pas! Mais plaisanterie mise à part, ces films –d’une façon générale et pas seulement chez Pyramide- trouvent-ils leur public ? Car si c’est le cas, on pourrait faire, au fond, le raisonnement suivant : je faisun film “low cost” pour lequel je ne dépense pas beau-coup d’argent, il a un grand succès et cela me permet d’investir plus sur le prochain.

Eric Lagesse :Chez Pyramide, nous distribuons 12 à 14 films par

an. Nous vendons également à l’étranger entre 16 à20 films. Il s’agit le plus souvent des mêmes. Vousavez dit, Laurent, qu’un distributeur exportateur arriveen bout de chaîne. C’est la chronologie logique maisen fait, ce n’est pas du tout le cas. Un distributeur,exportateur se positionne très en amont sur le film : jelis un script de production indépendante. J’utilise leterme de “production indépendante” et non pas celuide “low cost” car cela n’est pas toujours synonymemême si il est vrai que cela va souvent ensemble. Le fait est que les producteurs ont besoin d’un distributeur, d’un exportateur, d’argent, parfois d’un

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à-valoir pour pouvoir démarcher les chaînes. Il m’arrivetrès souvent de lire un script avant le chef opérateur,avant qu’une chaîne ne soit engagée dans le projet. Jelis un script une fois, deux fois, trois fois parfois cinqfois. C’est mon souhait, notre façon de travailler chezPyramide. Tout le monde ne travaille pas non pluscomme cela. Mais j’aime les films, j’aime les voir sefabriquer. Je ne m’engage que si j’aime le script.J’essaye ensuite de le faire évoluer avec le producteuret le réalisateur, je suis également le montage. Je neme positionne pas en bout de chaîne en attendant, labouche ouverte que cela tombe tout cuit pour me direensuite : « C’est à moi d’y aller maintenant !». Un vendeur, un exportateur - il se trouve c’est le même làchez nous – fait ce travail très en amont. Il travaille unan sur le film pendant que l’équipe est en train de lefaire. Il parle avec les directeurs de festival commeThierry Frémaux ou Dieter Kosslick des films à venir.Je tiens à le dire car on a vraiment trop tendance àconsidérer que le distributeur est en bout de chaîne. En ce qui concerne le “low cost”, je n’ai pas le budgetdu film en tête quand je lis un script. Cela n’entre encompte qu’a posteriori, lorsque, après avoir aimé unscript, je commence à discuter avec le producteur. Il est clair que si, pour un budget de 1 500 000 euros, leproducteur vient me demander 500 000 euros d’à-valoir c’est-à-dire de financer un tiers du film, jerefuse. Il doit y avoir aussi une logique économiquedans laquelle je dois pouvoir m’insérer. Pour moi, c’estd’abord le talent qui compte : celui du producteur etcelui du metteur en scène ou inversement. Je dois êtreému, bouleversé par le script que je lis. D’ailleurs jecrains que si l’on me donnait des scripts tels queCaroline les décrivait tout à l’heure, je ne saurais pasm’en sortir. Il est bon d’avoir une idée des travellings,des gros plans mais il faut qu’à la lecture, on puisses’imprégner de la sensibilité du metteur en scène. Ondoit pouvoir cerner, dans son écriture, ce qu’il peutapporter de cinématographique à un film. Le plus important pour nous est le talent et c’est cer-tainement pour cela que près de la moitié de notre line-up sont des premiers films. Nous venons, par exemple,de nous engager pour trois premiers films français :Jimmy Rivière, Angèle et Tony, Belle épine qui vientde terminer son tournage. Je regarde ensuite lescourts-métrages du réalisateur, histoire de voir ce qu’ila fait auparavant. Je discute aussi avec le producteurcar il est pour moi l’assurance que le tournage et le filmvont aller au bout. Je n’emploie pas ici l’expression « aller jusqu’au bout » dans le sens « livrer quelque

chose » mais dans le sens d’« aller au bout d’une exigence artistique », avec les moyens dont on dispose. Je ne me suis jamais engagé sur un film où j’aisenti que le producteur n’était pas bon. Si je sens quequelque chose ne va pas, que le producteur est fragile,je n’y vais pas, même si le film me plaît. Nous avons beaucoup de films“low cost”. Je suisd’ailleurs, moi aussi, pour bannir cette expression. Jene l’ai jamais utilisée, auparavant. Quand la CST m’ainvité à ce débat sur le “low cost”, je me suis dis : « Tiens, je dois être un distributeur “low cost” : c’esttout à fait moi ! ». Nous avons donc des films “lowcost” car nous nous engageons sur beaucoup de premiers films. Nous n’avons pas accès aux gros films.Il y a des exceptions : Pyramide Productions a faitPartir, (film, d’ailleurs, tout à fait sous-financé pour unmontant défiant toute concurrence) avec ChristineScott Tomas, Sergi Lopez et Ivan Attal car j’ai payé leprix. Vraiment ! Mais j’y ai eu accès car il s’agissaitd’une production d’une maison mère avec laquellenous sommes liés capitalistiquement. Peindre ou fairel’amour d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu est une autreexception : j’aime beaucoup le script, mais je comprends pourquoi les groupes ne l’ont pas pris.C’est un film hybride, sur la brèche au sujet duquel onne sait jamais de quel côté il va tomber. Je fais le pariet je mets l’argent nécessaire sur la table, convaincuque le film évoluera bien. C’est ainsi que j’ai obtenu unfilm avec Daniel Auteuil et Sabine Azema. Le plus souvent, nos films n’ont pas de casting. Leplus intéressant pour moi est de voir ce que le film vadevenir. Nous avons fait des films de très grands met-teurs en scène comme Benoît Jacquot, OlivierAssayas ou Claire Denis qui ont été ensuite reconnuscomme tels. Je pense que nous avons fait parfois lesplus grands films de nos réalisateurs. Quand ClaireDenis fait Beau travail, elle fait un film“low cost”. Jen’ai plus le budget en tête mais je suis sûr qu’il est“low cost”. Claire Denis a parfois tourné des filmsavec beaucoup plus de casting et beaucoup plus d’argent mais sans pour autant atteindre la qualité deBeau travail. Idem pour Olivier Assayas avec Irma Vep.On s’accorde tous à dire qu’il s’agit d’un des films lesplus libres et les plus beaux d’Olivier Assayas. Je nel’ai pas eu en distribution mais je l’ai vendu à l’interna-tional. Il a très bien marché, aussi bien, je pense, queLes destinées sentimentales que nous avons aussitrès bien vendu mais qui a coûté beaucoup plus cher etqui au, final, a été moins rentable. Même chose pour Lafille seule de Benoît Jacquot…

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numéro spécial Table ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

Laurent Hébert :Nous parlons là de grands cinéastes qui ont le plus

souvent des spectateurs fidèles. Nous savons tousque leurs films marchent. Ce sont des exemples mais je suis un peu gêné car si je prends les chiffres du CNC, je constate que, de façon générale, les productions à petit budget sont celles qui font le moinsd’entrées.

Eric Lagesse :C’est vrai, le CNC publie des rapports catastrophi-

ques qui ont montré, par exemple, que 50% des premiers films font moins de 20 000 entrées. On atous des premiers films qui ne font pas d’entrées maisc’est le prix à payer. Je ne raisonne pas film par film, jeraisonne, en société de distribution, sur la globalité. Sij’ai 12 à 14 films, il faut que j’en fasse marcher 3 ou 4.Si, comme cette année, j’ai la chance que 5 films marchent, c’est formidable. Il faut que j’arrive à sortirles films avec une économie dans laquelle je ne doispas perdre d’argent, où je dois essayer d’en gagnercar évidemment ma structure coûte cher. Vous n’êtespas contents de travailler à moins 30% mais il nousarrive très souvent, à nous, distributeurs, de travaillerbénévolement. Effectivement, ce bénévolat est aussidans notre intérêt de distributeur puisque notre travailest de découvrir des talents et de les garder. S’ils partent ailleurs, j’en découvre d’autres : c’est monmétier et j’aime ça. Il y a des premiers films qui marchent très bien. Je pense ici au film Y aura-t-il de laneige à noël ? Il a été produit par le producteur “lowcost”par excellence : Humbert Balsan. Sa disparitionnous affecte encore beaucoup à Pyramide. Ce film aété un miracle puisque nous avons fait 800/900 000entrées. C’est un exemple parmi d’autres : La naissancedes pieuvres – nous ne l’avons pas distribué – a, jecrois, relativement bien marché pour un premier film.Prenons Le Sel de la mer. Marianne sait combien nousnous sommes engagés sur le montage de ce film.Nous avons été solidaires face à Annemarie Jacir quin’était pas facile à gérer. Au résultat, nous avons eu unfilm viable, avec 60, 70 000 entrées et une longévitéextraordinaire en salle. Je suis très optimiste comme dis-tributeur et exportateur. Heureusement ! Sinon, j’arrête-rais. Nous avons de nombreux d’exemples qui montrentqu’il y a toujours des films qui sortent de la masse.

Laurent Hébert :Il y a quand même de plus en plus de films à petit

budget. Cela commence à poser un problème.

Eric Lagesse :Il y a certainement trop de films sur le marché mais

il n’est pas possible d’exclure une catégorie toutentière et dire qu’il faut refuser de produire les films àpetit budget. Il faut refuser de produire et de distribuerles mauvais films. Je lis un script par jour. Dans le nombre, certains sont innommables. Heureusement !Je ne pourrais pas sortir 200 films par an. D’ailleurs,parmi ces films innommables que je vois passer, certains parviennent à se faire. Je ne sais pas tropcomment !

Laurent Hébert : Se pose également le problème de la capacité des

industries techniques et du tissu des techniciens enFrance à assumer économiquement le fait qu’il y ait deplus en plus de films qui se font à faible coût. Noussommes tous d’accord pour dire que l’intervention deMichel a été passionnante, mais je remarque que personne n’a repris « les questions qui fâchent ».Quand on lit la presse, il est clair que les industriestechniques sont au bord du gouffre !

Didier Dekeyser :Ces difficultés ne sont pas seulement dues au

nombre croissant de films à petit budget. Cela entre,bien sûr, en ligne de compte mais la situation desindustries techniques est également liée à d’autresparamètres. Il y a, d’abord, une concurrence frénétiqueentre nous plutôt sur les gros que sur les petits films,d’ailleurs. Personne ne se bat sur un film à 500 000euros. Il se peut que l’on ait un coup de cœur pourlequel on fait des efforts énormes mais cela resteexcessivement rare. En revanche, la concurrence est rude sur les films desgros groupes : les laboratoires et les prestataires pre-naient, sur ces films, des marges plus intéressantes.Ces marges ont aujourd’hui fondu comme neige ausoleil car ces films ont été l’enjeu de toutes les convoi-tises. Il faut ajouter à cela, avec le numérique, la multiplication des formes de concurrence. A l’époquedu 35mm, vous aviez trois pôles qui maîtrisaient toute la chaîne, du développement du négatif jusqu’au tiragede copie. Aujourd’hui, c’est fini : une multitude de prestataires font de l’étalonnage numérique ou de lamasterisation. On voit tous les jours de nouvellesstructures se monter. Tout expliquer par le fait qu’il n’yait sur le marché que des films à moins d’un milliond’euros, c’est un peu facile. D’autant que, finalement,ces films-là consomment relativement peu.

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numéro spécialTable ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

Caroline Champetier : Et à juste titre : parfois 1,2 millions d’euros suffisent.

Tu as dit, Céline, quelque chose d’intéressant. Tu as dit :« Si j’avais eu plus, je ne suis pas sure, que mon filmaurait été mieux réussi. »

Intervention du public :Vous dites que les distributeurs ne sont pas rému-

nérés à la hauteur des efforts fournis. Je sais que celaarrive et même sur les films qui marchent vraiment. Jesuis directrice de production et je constate qu’ondemande – et ce, depuis très longtemps – des effortssystématiques aux techniciens, aux fournisseurs techniques. Un exemple : récemment, j’ai travaillé surfilm qu’on tournait en studio. Le producteur a voulu quej’insiste auprès des fournisseurs pour obtenir un effortadditionnel. Je me suis rendu compte qu’ils nousavaient fait les mêmes tarifs que ceux qu’ils prati-quaient 7 ans auparavant. La production était raviemais, moi, j’avais honte. Comment les gens peuvent-ils gagner leur vie dans ces conditions ?

Eric Lagesse :J’entends ce que vous dites mais j’insiste : sachez,

qu’en tant que distributeur, je fais parfois des effortsconsidérables. On nous demande de donner de plusen plus d’argent en amont, de prendre plus de risquessur des films extrêmement fragiles. A l’époque, jeregardais le film en projection et je disais oui ou non.Aujourd’hui, je suis obligé de prendre des premiersfilms sur script, en me projetant sur l’idée que j’ai dutalent de celui qui écrit. Il ne me reste qu’à espérer que l’auteur filme bien et extrapoler sur les courts-métrages que j’ai pu voir. On en est tous là. Sur Partir,par exemple, Pyramide Productions a pris un risqueénorme. Si le film n’avait pas marché, cela aurait étépour nous une perte sèche. Malgré le casting, nousn’avions dessus aucune chaîne. Nous sommes parfoisdans des situations absolument délirantes.

Intervention du public (intervenant précédent) :Pour élargir mon propos, la question que je me

pose est de savoir si tout se justifie au nom de l’artis-tique ? En ce qui concerne le “low cost”, l’expressiontrès à la mode que j’entends beaucoup n’est pas “lowcost” mais “films à économie fragile”. C’est beaucoupplus joli.

Laurent Hébert :La position de la CST n’est pas d’être contre les

films à petit budget. Nous constatons seulement que46% de la production française se fait à petit budget,et que cela pose un certain nombre de problèmes.C’est pour cette raison que nous avons simplementdécidé d’en parler ouvertement. Je ne remplirais pasmon rôle si je ne faisais pas écho ce que j’entends direpar les membres du Bureau de la CST qui ne sont pastoujours optimistes pour l’avenir. Vous avez égalementraison de dire que le succès d’un petit film ne va pastoujours à ceux qui l’ont fait.

Intervention du public (intervenant précédent) :Il arrive un moment où le financement est si faible

que la question est de savoir comment on protège l’artistique. A quel moment décide-t-on qu’on y va ounon ? A quel moment ce manque de financement meten danger le film ? Et c’est vrai pour chaque poste.

Intervention du public : Bonjour. Je suis chef opérateur, assistant caméra,

parfois réalisateur, parfois électro, parfois machinodepuis 17 ans maintenant. Cela fait donc 17 ans que jefais des premiers films et quand j’arrive à moins 50%,je suis déjà heureux car je vais survivre encore quel-ques mois de plus qui me permettront peut être d’enfaire un film de plus. J’ai l’impression que tous lesintervenants ont une analyse très proche du problème.Mais comment trouver les solutions, où les trouver ?Je ne sais pas. La personne qui manque autour decette table aurait peut-être pu donner des éléments deréponse. On parle de financements qui ne sont pasassez élevés. On se débat tous pour faire les meilleursfilms possible jusqu’au moment où cela devient infaisable avec le budget imparti. Comment se fait-ilque les enveloppes soient si basses ? Comment se fait-il qu’on n’arrive pas à financer les films ? Tout àl’heure on parlait de la responsabilité des comédiensqui prennent une proportion trop importante du budget.On sait pourtant très bien que si tel ou tel acteur jouedans le film, le financement est beaucoup plus impor-tant. Sans casting, certains films ne se font pas dutout. Je ne trouve pas que ce soit une bonne chosemais c’est un constat. Quand on a un film d’auteur, unfilm sans casting, un premier film – qui est aussi parfoisun premier film pour les techniciens ou le producteurd’ailleurs – on ne trouve pas les financements parcequ’on ne trouve pas les diffuseurs. Je pense ici auxchaînes de télévision, bien sûr. Tous les problèmesconvergent vers une question essentielle. Le “lowcost” vient-il aussi du très “low financement” ?

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numéro spécial Table ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

Comment se fait-il qu’on attache aussi peu de prix àces objets qui nous fait vivre, nous, techniciens ?

Caroline Champetier: Quand La sentinelle a été sélectionné à Cannes, je

me souviens que nous n’avions pas d’argent : noussommes arrivés à pied au Palais pour montrer les marches, et non dans les grosses voitures noires. Lesgens nous regardaient et ils disaient : « Qu’ils sont jeu-nes ! ». Cela m’avait frappée car nous n’étions pas sijeunes, nous avions la trentaine. Cela faisait plus d’unedizaine d’années qu’un premier film n’avait pas été encompétition officielle. J’ai l’impression que cette sélec-tion a inauguré une sorte de vague, de mouvement surles premiers films. Cela a peut-être été motivé par l’ar-tistique mais aussi certainement par l’économique : il ya eu une multiplication de premiers films qu’on a consi-dérés soudain comme des coups à faire. Je ne veuxpas “euthanasier” les premiers films que, comme Eric,j’aime profondément. Mais pour moi, ce qui est intéres-sant, c’est la trajectoire des cinéastes, leur parcours.Un cinéaste fait un premier film, puis un deuxième, untroisième, un quatrième, un cinquième… Je fais partiede la Commission de l’avance sur recettes. Nous levoyons bien : réaliser un second film ou un troisièmeest extrêmement difficile. C’est à ce moment-là que lecinéaste se cherche, affine son style. Cette sorte deporte ouverte pose question. Je reviens à des chosestrès simples, à l’apprentissage d’un métier par exem-ple. Considérer qu’à la sortie de l’école, on est direc-teur de la photographie signifie que l’on nie la néces-sité du compagnonnage, de l’apprentissage et dutemps à prendre pour expérimenter les choses. C’estpourtant ainsi que cela se passe aujourd’hui : tous lesans se créent toujours plus d’écoles pour former leschefs opérateurs qui poussent à la vitesse des champi-gnons. C’est une très bonne année, paraît-il, pour leschampignons que sont les chefs opérateurs !

Intervention du public (intervenant précédent) :Il faut arrêter de dire qu’il y a trop de premiers films.

Le problème est de savoir où peut-on trouver les finan-cements et quels sont, dans les chaînes de télévision,les décisionnaires, les donneurs d’ordre.

Marianne Dumoulin :Il est vrai qu’il y a un manque de curiosité évident

dans ce domaine et les guichets sont limités. Notreréponse chez JBA est d’aller chercher le complémentde financement à l’étranger, complément qui peut

dépasser 50% du financement; mais les sujets doivents’y prêter.

Laurent Hébert : Juste des chiffres quand même. Je ne parle pas

de 2009 car, avec la crise, la comparaison n’est paspossible. En 2008 donc, il y a une augmentation trèsnette des capitaux investis dans la production française.Je suis désolé mais le financement des chaînes a augmenté de 14% … En moyenne, certes, mais celasignifie qu’il y a bien un problème de distribution de l’argent et non pas de quantité d’argent. C’est trèsdifférent.

Intervention du public :Il me semble qu’il y a un amalgame entre les films

à petits budgets et les stratégies “low cost” qui, d’ailleurs, a été très bien expliqué par Michel Gomez. Ilme semble que les stratégies “low cost” paradoxale-ment sont celles où, pour l’instant, on injecte le plusd’argent c’est-à-dire les très gros films qui sont stan-dardisés. Ils doivent répondre à un taux de remplissagede salle maximal et présentent toutes les caractéristi-ques de la stratégie “low cost” y compris celle desdonneurs d’ordre, des chaînes de télévision. On estdans une logique de commande et non plus dans unelogique de prototype et d’offre à laquelle répondentparfaitement, en revanche, les films “low budget”,émanant, eux, du désir d’un réalisateur, d’un produc-teur, d’une équipe et d’un distributeur de faire existerune œuvre. Je pense que le paradoxe est vraiment là.On investit des financements toujours plus importantsdans les gros films qui relèvent d’une logique “lowcost” et donc parallèlement, on réduit de plus en plusles budgets des petits films. Nous sommes pris enétau dans cette double tendance. La pression écono-mique vient de là. Si la tutelle ne nous aide pas…

Laurent Hébert :Il est vrai qu’il y a de plus en plus de films à gros

budget mais je ne comprends pas très bien commentvous pouvez dire qu’ils relèvent d’une stratégie “lowcost”. Quand vous faites OSS 117… Michel Gomezl’a bien expliqué tout à l’heure : ces films ne relèventpas de stratégies “low cost” !

Didier Dekeyser :Cela fait 50 ans que le cinéma français produit

des blockbusters. Et heureusement ! Finalement il y aassez peu de séries comme Taxi. Contrairement au

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numéro spécialTable ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

cinéma américain, le cinéma français tourne assez peuen rond! Regardez leurs bandes annonces au Congrèsdes Exploitants : le même schéma se répète de façondésolante. On oublie Le mariage des Bodins. C’est unpetit film, une petite comédie, très maline, tournée enMini DV, tournée en 4 jours par deux comiques de laRégion Centre. Le film a eu le meilleur coefficient derentabilité en distribution car il a été sorti sur 4 ou 5copies France. Je l’ai vu. Je n’ai pas aimé mais j’avoueque l’on se laisse prendre par le film qui fonctionne.L’argent est au niveau des chaînes. On sait que leschaînes de télé ne financent que les projets sûrs, lesprojets qui feront un 20h30. On sait aussi que pourcela, il va falloir Jean Dujardin ou quelqu’un d’autre derrière. De toute façon, même sur ces films, la répar-tition ne se fera pas forcément sur les techniciens etsur les industries techniques.

Intervention du public :Je voudrais poser une question à Céline Sciamma

car son discours est très révélateur de l’ambianceactuelle. C’est là où on est tous coupables. Je voudraisqu’elle m’explique comment elle peut dire que son premier film a été bien produit, qu’elle est satisfaitealors qu’elle a payé les gens à moins 30%. Quand ondit « moins 30% », il faut savoir que cela signifie moins30% du salaire minimum, fixé par la convention. Cetteconvention n’est signée et n’est respectée par personne. Cela signifie aussi que les heures supplé-mentaires ne sont pas rémunérées. Au bout ducompte, cela fait moins 50%. Je ne sais même pascomment font les gens pour vivre avec ça. On estsatisfait de cela car la variable sociale est une variabled’ajustement. On généralise donc cette attitude et cefonctionnement. Je parle en connaissance de cause :je vois tous les jours des techniciens arriver avec l’idéede travailler pas cher, à n’importe quel prix. Je ne suispas d’accord pour laisser dire qu’on est tous d’accordsur le fait que cela fonctionne ainsi. Les techniciens nevendent plus leur savoir-faire, les industries techniquesvont droit dans le mur. Les films seront toujours réalisés mais le seront peut-être par d’autres.

Céline Sciamma :Je n’ai pas dit que mon film était magnifiquement

produit alors que les gens ont été payés à moins 30%.La question posée était de savoir si j’avais fait descompromis artistiques. C’est en y répondant que j’aidit que le film avait été bien produit puisqu’il n’y a paseu de compromis artistiques grâce sans doute – et je

l’ai dit aussi – à l’effort de tous. Par ailleurs, le film acet équilibre qui fait que tout le monde est peu payé,moi et les comédiens y compris. Je déplore que lesgens soient payés à moins 30% évidemment mais je lerépète : il n’y a pas eu de compromis artistique parceque les gens ont aussi accepté cette donnée. Ils onttous travaillé malgré cela. Mais jamais, je n’ai dit êtresatisfaite de cela.

Intervention du public (intervenant précédent) :C’est exactement ce que je voulais dire. Tout le

monde a accepté ! Les prestataires techniques sontdans une situation catastrophique et les techniciensaussi parce que, justement, tout le monde accepte. Etdonc, nous n’avons pas le choix.

Eric Lagesse : C’est exactement ça, on n’a pas le choix !

Intervention du public :Bonjour. Je suis directeur de production. Je refuse,

quant à moi, de faire certains films dans les conditionsdont on vient de parler. Didier Dekeyser a dit quelquechose de très intéressant tout à l’heure. Il a fait la distinction entre les films “low cost” et les films “lowbudget”. Caroline disait aussi quelque chose de formi-dable : elle a parlé de bulles magiques, qui ont de lachance. Moi, j’ai eu la chance de faire le premier filmde Martin Provost qui s’appelait Tortilla y cinéma avecEric Guichard à la lumière. Je ne vous dis même pas les conditions dans lesquelles on l’a fait. C’étaitl’époque des films “Canal”. Il n’y avait que Canal pourle faire. On peut, on ne peut pas ? On se bat pour allerchercher l’argent supplémentaire. On ne l’a pas, on semet autour de la table, on décide de le faire. On y va,on ne regarde même pas : on y va car on accompagneun auteur. J’ai eu la chance de faire aussi le premierfilm de Karin Albou La petite Jérusalem. Mêmesconditions. On me demande un budget comme à toutdirecteur de production. On dit que le film se fait à“tant”. Le producteur se bat comme il peut, où il peutpour trouver des financements. Il en manque.Comment fait-on ? On discute avec tout le monde : lesacteurs descendent au plus bas, les techniciens fontl’effort qu’ils peuvent, les producteurs également.Aujourd’hui, on n’accompagne plus les auteurs, on neles suit plus de film en film. Certains films ne peuventplus se faire, à 3, 4 ou 5 millions d’euros. Et pourtantils les méritent car ils utilisent des cascades et deseffets spéciaux à n’en plus finir. On nous dit qu’il

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numéro spécial Table ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

manque de l’argent. Dans la mesure où certains filmsse font à moins 50%, on va nous demander de travail-ler à moins 50%. Ma réponse est de dire : « Travaillonsplutôt le scénario ou le film ne se fera pas dans cesconditions-là ». Finalement, le film se fait dans d’autresconditions. Avec Tortilla y Cinéma, en 1996, nousétions dans le “low budget”. Aujourd’hui, on est dansle “low cost”, dans une économie de petit film. Mais,il y a le mot “économie” avant tout. Prenons l’exempledu film Le projet Blair Witch. Le film marche. La ques-tion était de savoir comment il avait été fait pour décli-ner le modèle. Cela a été pareil avec le film de SylvieVeyrheyde, Stella sur lequel j’ai travaillé. On vientencore aujourd’hui me voir pour me dire : « Tu as faitStella ? C’était super. C’était combien ? 2 millionsd’euros ? C’est donc possible !». Et moi de répondre :« Oui, mais le problème est que ton projet n’est pasStella ou La petite Jérusalem ! Pour ton scénario, ilfaut 10 semaines de tournage ! ». Il faut bien distinguerle “low cost” qui devient une économie dans laquelleon veut s’inscrire, avec tout ce que cela entraîne derrière. On continue à se tirer des balles dans le piedparce qu’on perd sur les postes où normalement ondoit gagner. Cela passe par des choix. Je ne suis pasun héros mais, à un moment donné, je dis non. Je disnon parce que je sais que ce qu’on va livrer ne serapas bon. Il m’est arrivé de dire à des producteurs « Non, ce n’est pas possible, on ne peut pas y aller ! ».Que font-ils ? Ils cherchent un autre directeur de production. Je les retrouve deux ans après et ils medisent que j’avais raison. Cela m’est égal d’avoir raison. Le problème est qu’on n’est plus dans lecinéma, on est dans la notion “on fait des films”. Voilà,on va faire un film. Il y a 1 400 millions d’euros par anmis sur la table et 200 films réalisés. Si vous faites unratio simple, chaque film devrait coûter 7 millions…Pardon, il y en a 240. Même à 6 millions, en tant quedirecteurs de production, nous savons où les mettre,on peut tous s’y retrouver.

Laurent Hébert : La moyenne est à 6,4 millions donc vous êtes

tranquilles !

Eric Lagesse :Je voulais répondre au spectateur qui s’est adressé

à Céline Sciamma. Je l’ai trouvé un peu injuste avecelle. Vous avez une jeune réalisatrice qui fait un premier film, un premier film réussi, qui va certainementlui permettre de faire un deuxième peut-être dans de

meilleures conditions. Elle est en effet heureused’avoir pu faire ce film avec ce budget très modeste.Je ne pense pas qu’elle a été payée, elle, à plus 50%.Je pense que son producteur ne s’est pas payé. Entant que distributeur, très souvent, je ne suis pas payénon plus. Il m’arrive également de perdre 100 000,200 000 euros. On ne peut plus sortir un film à moinsde 250 000 euros. Aujourd’hui, je perds parfois 300 000 euros sur certaines sorties. Bien évidem-ment, il y en a un ou deux qui vont marcher. Ce n’estpeut-être pas comparable. Je refuse aussi des films,nous faisons tous des choix. Sur l’année, je prendsparfois 10 films à risque. L’année dernière, par exemple,un seul de mes films a dépassé la barre des 100 000entrées. La question est de voir comment je vis, moi,alors que je prends des risques perpétuellement. Je nepeux pas dire tout le temps : « Je travaille à moins50%, je ne touche pas de salaire ». J’ai des chargesfixes et si je ne fais pas entrer d’argent, je coule. Jeferme et je ne peux plus sortir de films d’auteur.

Laurent Hébert :Je voulais remercier le directeur de production qui

vient de prendre la parole. Merci d’avoir précisé quetous les films ne sont pas faisables aux mêmes tarifset que chaque projet a une d’économie propre en dessous de laquelle il ne peut pas se faire. Un petit filmintimiste dont l’action se déroule dans des décors simples n’a rien de comparable avec un film avec deslieux de tournage multiples, des effets spéciaux… Onpourrait dire que chaque film présente son propre“danger économique”. On doit se parler et selon lathéorie du décrochage, se dire que les conditions nesont pas bonnes et que le manque de financementempêche tout simplement le film de se faire.

Jean-Louis Nieuwbourg :Je voudrais que nous parlions des cicatrices que

nous évoquions tout à l’heure. On en est à dire : « J’aisouffert », « Cela a été douloureux ». Cela montre oùnous en sommes aujourd’hui. Dire qu’on a souffert, nesignifie pas qu’on justifie sa souffrance. Je n’attaquepas du tout Céline d’avoir fait son film dans ces conditions-là. C’est bien qu’elle ait pu le réaliser. Monseul reproche est que, même si elle s’en défend, il ressort de son discours qu’elle a trouvé cela normal. Illui semble qu’il a été bien budgété, il a été, en fait,sous-budgété.

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numéro spécialTable ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

Marianne Dumoulin :La faute revient à la précarité des financements. Il

ne s’agit pas d’en rejeter la responsabilité sur l’autre.Le discours de Céline était très intéressant, elle nousa démontré les conséquences artistiques face à cetterigueur budgétaire, l’importance de la préparation, dutravail qu’elle a fait en amont avec ses comédiennesnon professionnelles et avec tous ses chefs de poste. Elle avoue qu’avoir plus de moyens ne lui auraitpeut être pas permis de faire mieux et que cette austérité économique l’a certainement amenée à cerésultat. Quand on produit Salamandra de PabloAguero, on est exactement dans la même problématique.On s’est posé la question de la HD ou de la photochi-mie. On a choisi la photochimie. Cela a signifié pour le réalisateur de tourner peu, environ 3 prises par plan.On a beaucoup réfléchi avec lui sur la façon de filmeret il a beaucoup travaillé sur le découpage avec la chefopératrice. Ce travail-là était déterminant pour quetoute la chaîne soit pensée, réfléchie en amont. Quandle réalisateur est arrivé au montage, il avait tout et ilmaîtrisait son film. Notez que la HD pose un autre problème : la boulimie de tournage et au montage, onse retrouve croulant sous les rushes et le planningpostproduction explose…

Intervention du public : Je voudrais juste poser une question à Céline

Sciamma qui nous a donc dit qu’elle avait pu travaillerdans un relatif confort sur le plan artistique avec unbudget très restreint. On vient de nous expliquer pourquoi et je comprends très bien. Ma question estde savoir à quels sacrifices elle a été contrainte sur lesprestations de postproduction. Nous n’en avons parlé que peu ce matin. Vous avez dit avoir eu 12semaines de montage, c’est raisonnable. Commentavez-vous fait ensuite pour le son, pour le mixage, lemontage son. Comment avez-vous géré cette partiede la postproduction ? Avez-vous fait des sacrifices parrapport au budget son ?

Céline Sciamma :Le montage son a été fait en 9 semaines. On a dû

faire des économies sur le mixage, effectivement. Ona pré-mixé sur une petite console pendant 15 jours eton a travaillé ensuite une semaine en audi. Il n’y a paseu d’étalonnage numérique. Mais ces contraintes,nous les avons pensées depuis le début : elles ont étéintégrées. En cela on peut dire qu’elles ont produit dusens.

Intervention du public (intervenant précédent) :Vous reconnaissez donc que si vous aviez eu un

petit peu plus d’argent, vous auriez eu des conditionsde postproduction plus agréables, plus confortables.Cela aurait pu apporter au film autant en image qu’enson. Je trouve que ce matin, nous avons assez peuparlé des industries techniques qui, comme vous lesavez, sont obligées d’investir des sommes énormespour avoir le dernier matériel sorti à disposition desréalisateurs, des chefs opérateurs et des profession-nels du son. Ces industries sont aussi de plus en plusconfrontées à la baisse de leurs prix pour faire face àune concurrence qui se démultiplie. Il y a en face desgrands groupes mais aussi, avec le numérique, de toutes petites structures. Au passage, ces petitesstructures font des pré-mixages sur des petites tableset le résultat est très aléatoire. Cela est préjudiciabletout d’abord éventuellement à la qualité du film.Certains prestataires savent faire, d’autres pas. Maisc’est aussi très dommageable pour les gros investis-seurs que nous sommes. Nous avons investi énormé-ment pour les producteurs, les réalisateurs dans desmoyens techniques formidables. Nous n’arrivons plusdu tout à les amortir. La preuve en est ce qui se passeen ce moment avec GTC qui vient de fermer. Je peuxvous dire que certains groupes sont aussi en grandedifficulté. C’est un vrai problème dont j’aurais aimé quel’on parle plus ce matin.

Caroline Champetier :Je voudrais parler de quelque chose de plus

général, que je ressens souvent. Je trouve que les premiers films et les films en général se font dans unesorte de consanguinité. Ils se font avec des équipesd’un niveau d’âge similaire. Ce sont des gens qui sesont connus à l’école, à la Fémis ou autre, qui viennent d’un milieu identique… Je me dis que Les400 coups, par exemple, ne se sont pas du tout faitsainsi. Il y avait Decaë, un des plus grands opérateurs del’époque, et la bande de la nouvelle vague, mélangée àdes techniciens chevronnés.J’ai demandé à Eric Lagesse si le cinéma français sevendait bien. Sa réponse a été que son chiffre d’affaireavait baissé de 55% en 3 ans. Nous souffrons deconsanguinité, du fait de faire de petits coups et de lesreproduire : nous travaillons souvent de la mêmefaçon et toujours ensemble sans aller chercher ail-leurs… Il faudrait réfléchir à une façon d’ouvrir nossavoir-faire. Je n’ai l’impression de vraiment respirerque lorsque je travaille à l’étranger et de voir autre

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numéro spécial Table ronde : aujourd’hui la pression économique étouffe-t-elle le projet artistique et technique du film ?

chose, de comprendre autre chose de ma pratiquelorsqu’elle se confronte à une façon différente des’exercer. Je pense sincèrement que notre systèmese pervertit à force de tourner en rond, à force de seprotéger et d’être protégé. Vous dites « l’artistique aucentre ». Moi je dirais « le mouvement au centre » oubien les choses n’évolueront jamais.

Eric Lagesse : Ce n’est pas exactement ce que je ressens. Je ne

pense pas que la consanguinité soit une mauvaisechose. A la base, pour moi, il y a avant tout le script.Je pense qu’il est nécessaire de donner du temps auxmetteurs en scène, aux réalisateurs qui sont mainte-nant souvent scénaristes, de faire de beaux scripts,des scripts étonnants, surprenants, qui ne se répètentpas… Mon sentiment de distributeur est qu’il est indispensable de sortir de la consanguinité dans lessujets : les auteurs ne doivent plus brasser toujours lesmêmes problèmes, toujours les mêmes désirs.

Laurent Hébert :Je voudrais tous vous remercier de votre participa-

tion. Il est tout à fait normal d’avoir un débat un peu vif puisque nous avons abordé des thèmes mêlantéconomie et artistique. Désolé aussi d’avoir martelécertains chiffres mais ils étaient indispensables à unediscussion honnête et ouverte. Je remercie égalementle public qui a été très réactif et qui a su apporter denombreux exemples forts et pertinents. Ma crainteétait d’avoir un débat “langue de bois”, je suis ravi quecela n’ait pas été du tout le cas. Tout le monde ici ajoué le jeu. Merci à tous de cette matinée : elle n’a pasété du tout “low cost” !

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Intervenants :Thierry Beaumel

directeur de fabrication vidéo et numériqueEclair - CST

Crystel Fournier directrice de la photographie - AFC

Charles Gassot producteur, PDG - Produire à Paris

Gérard KrawczykRéalisateur ARP

Christine Raspillèredirectrice de production - ADP

Eric Vaucheringénieur du son - CST

Tommaso Vergallodirecteur cinéma numérique

Digimage Cinéma - CST

Modérateur : Christian Guillon

vice-président de la CST

Christian Guillon : Il n’y a pas de savoir-faire “low cost”. On suppose

fréquemment que les stratégies “low cost” relèventd’une démarche purement financière de production. Laquestion est aujourd’hui de déterminer si, au final,le“low cost”, de plus en plus présent dans notre filière, remet ou non en cause les savoir-faire et lescompétences de nos métiers.Depuis que je fais ce métier, deux expressions m’onttoujours amusé. La première d’entre elles est : « Il fauttrouver des solutions ». Nous l’avons beaucoup entendue ce matin. Au début de ma carrière, les direc-teurs de production me disaient sans cesse : « Il fauttrouver des solutions ». J’avais l’impression d’être un chien de chasse: je vais trouver des solutions,

je cherche, je cherche des solutions. Finalement, j’aicompris que les solutions étaient déjà trouvées avantque je ne me mette à les chercher : il fallait juste baisser ses prix, que l’on soit technicien ou prestatairetechnique. La seconde expression amusante est trèssouvent employée par les metteurs en scène ou lesacteurs qui viennent à la télévision parler de leur film. Iln’est pas rare de les entendre dire : « On a fait un filmsans argent, tout le monde a joué le jeu ». « On a jouéle jeu », ou « il faut jouer le jeu ». De quel jeu parle-t-on ? Des jeux de hasard à gratter qu’on achète aubureau de tabac ? A la différence près, qu’en ce qui nous concerne, il n’y a pas de billet “Gagnant”. Il n’y a que, au pire, des “Perdant” ou au mieux des “Remboursé”. Nous sommes aujourd’hui à la CST dans la maison destechniciens. Nous développerons ici notre point de vueévidemment mais je compte sur tous, intervenants oupublic, pour faire apparaître un discours contradictoireet constructif. Ouvrons donc le débat. Existe-il vérita-blement des stratégies de production purement financières ? Si c’est le cas, au moins partiellement,ces stratégies génèrent-elles une diminution dessavoir-faire et des compétences sur le plateau ? Jem’adresse à tous les intervenants présents ici : queconstatez-vous, dans votre quotidien, chacun dansvotre pratique ?

Crystel Fournier :La première diminution de compétences que je

constate sur un plateau est le remplacement de cer-tains postes par l’emploi de stagiaires. Ces compres-sions dans les équipes ont pour conséquence deconfier aux stagiaires des missions qui appartiennenthabituellement à des professionnels et qui relèventnormalement d’un métier à part entière. C’est malheu-reusement de plus en plus souvent le profil normal deséquipes de tournage.

numéro spécialTroisième Journée des Techniques de la Production et de la Postproduction

table ronde : l’homme derrière lamachine. Au-delà des moyens techniqueschoisis, c’est le savoir-faire des créateurs

et des techniciens qui détermine la“valeur” d’un film

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numéro spécial Table ronde : l’homme derrière la machine

Gérard Krawczyk : Je voulais juste revenir sur ce que tu as dit tout à

l’heure en préambule pour prendre un peu de champavant d’entrer dans le détail. Tu as dit : « Quand lesréalisateurs /…/ viennent parler de leur film… ».Personnellement, je ne vois plus beaucoup à la télé deréalisateurs qui parlent de leur film. Je ne les entendspas non plus à la radio. La promotion des films est faitede plus en plus par les acteurs. Ce sont eux qui parlentaujourd’hui de notre métier, de vos métiers. C’est unpoint important car, derrière cette représentation del’expertise et du savoir-faire qu’ils ne connaissent pasforcément, il y a une déperdition de la faculté de jugeret de l’exigence artistique de nos professions. Il nes’agit pas de vanité de ma part, de vouloir être sur unplateau pour dire : « J’ai fait ci, j’ai fait ça ». Je penseseulement que cette substitution a des conséquencesgraves. Le spectateur a aujourd’hui l’impression que le cinémase fait tout seul ou en tout cas juste avec des acteursqui seraient les créateurs des films. Pour rependrel’image que tu as utilisée tout à l’heure, nous aussi,réalisateurs, avons perdu notre ticket gagnant. C’estaussi vrai pour la production. J’ai demandé un jour à un ami producteur ce qu’était pour lui un producteur indépendant. Il m’a répondu : « C’est unproducteur qui ne produit rien ». Pour produire un film,il faut avoir des acteurs “bankable”. Cela signifiaitauparavant que l’acteur faisait venir les spectateursdans les salles. Cela veut dire aujourd’hui que l’acteurest “un bon client”, et qu’il va être invité à la télé pourvenir faire la promo du film. Nous assistons donc à desmutations dans les stratégies de communication quivéhiculent une image dévalorisée des films et donc denos métiers. La distribution presque gratuite de DVD (quand on faitun plein d’essence, quand on achète un journal…), la possibilité de pirater les œuvrescontribuent également à cette dévalorisation. Parlonsmaintenant des “tickets gagnants”, et de la baissedes compétences. Sur mes tournages, les postesimportants sont toujours tenus par des professionnelsextrêmement compétents. Si des coupes budgétairessont faites, il y a effectivement moins de monde derrière mais le département est dirigé par un techniciende grande expertise. Pour en revenir au “low cost”, ilfaut savoir que les nouvelles technologies ont été leplus souvent utilisées pour faire des économies. Onn’a pratiquement jamais écrit pour ces technologies.Elles n’ont pas, pour l’instant, inspiré une nouvelle

écriture cinématographique. Dans l’univers de la musique, quand de nouvelles machines sont apparues,les créateurs s’en sont immédiatement emparés pourcréer de nouvelles musiques : hip hop, house, technoetc... Qu’on les aime ou non, il est indéniable que larévolution technologique telle que l’a vécue la créationmusicale a donné lieu à de nouveaux genres. Lorsquela DV est apparue dans le cinéma, certains ont fait desfilms magnifiques mais personne n’a initié une écriturenouvelle et spécifique à cette mutation technologique.Festen est un film magnifique mais il aurait pu êtretourné en 35mm sans amoindrir sa qualité. C’estaujourd’hui ce qui se passe d’ailleurs avec la HD.Encore une fois : personne n’écrit pour la HD, on l’utilise pour faire des économies par rapport au 35mm.

Christian Guillon : Il y a, là, deux thèmes importants. Le premier est la

dévalorisation du travail et le second, celui de l’impactdes nouvelles technologies dans nos problématiquesfinancières. Nous reviendrons sur chacun d’eux maisavant, je vais poser la question de la diminution descompétences à Charles Gassot. Avez-vous senti unedégradation dans ce domaine depuis que vous faitesdu cinéma ?

Charles Gassot :Pas une seconde ! J’ai de la chance, ou peut-être

les moyens… Je ne sais pas mais je suis entouré degens exceptionnels. Quand sur un plateau, je prendsun stagiaire, il est tellement content d’être sur le tournage qu’il se donne à fond, il travaille comme unebête ! Je connais beaucoup d’entre vous ici et je penseque rares sont ceux qui m’ont vu quémander, négocierles salaires à moins 30 ou 40%. Je ne l’ai jamais fait,je ne le ferai pas. Cette idée de “low cost” est partoutprésente. Et je me dis qu’il y a un certain nombre defilms “low cost” que j’aurais bien aimé produire. Jepense à Duel ou aux 400 coups qui étaient tous lesdeux des films que l’on pourrait qualifier de “low cost”.Je pense également à La vie est un long fleuve tranquille dont je suis certain qu’il était “low cost” puisque je l’ai produit ! Je suis, quant à moi, plus attentif à l’écriture. A la lecture d’un scénario, on voit immédiatement ce quel’on peut faire compte tenu du contexte actuel.Effectivement si Gérard me propose aujourd’hui defaire Lawrence d’Arabie II, je lui dirais qu’en cemoment, ce n’est pas sûr. Quand on lit un scénario, onsait exactement combien le film va coûter, comment on

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numéro spécialTable ronde : l’homme derrière la machine

peut le monter. Hier, un banquier m’a donné un conseil :un bon film est un film avec au moins 3 coproducteurs.Voilà la définition d’un bon film pour nos financiers : je trouve que c’est un raisonnement pervers et dangereux. Comme je le disais, je suis du côté de l’écriture, del’auteur. Quand un film est trop cher, il m’est arrivé,adroitement ou non, de dire à l’auteur du scénarioqu’en l’état, nous ne pouvions pas faire le film et qu’ilfallait reprendre l’écriture de certaines scènes. C’estce que je viens de faire avec Fred Forestier, sur un filmqui coûtait près de 20 millions d’euros car il était trufféd’effets spéciaux. On a retravaillé dessus pendant unan : aujourd’hui, le film ne vaut que 12 millions d’euroset il sera bon. Bien sûr, des sacrifices ont été faits : sivous en parlez à Fred Forestier, il est à peu près cer-tain qu’il vous dira que son producteur l’a malmené,qu’à cause de lui, il a renoncé à une scène de ruesublime… C’est justement cela, le rôle du producteur.Sinon, il faut faire autre chose. Je trouve ce mot “low cost” terriblement fatigant. Jen’ai aucune envie de me lever le matin en me disant :« Je vais aller faire du “low cost” ». En revanche, il estvrai que certains films magnifiques peuvent se faireainsi. Gérard parlait de Festen, je pense qu’effective-ment il n’a pas dû coûter cher. C’est vrai qu’au-jourd’hui, un bon comédien est celui qui est rendu célè-bre par la télé. Mais il faut aussi penser aux salles decinéma. Je me demande parfois si certains exploitantssavent que nous faisons du cinéma. Depuis quelquesannées, les salles de cinéma ne cotisent plus pour lefinancement des films. On est donc programmé pardes gens totalement indifférents à ce que l’on fait. Onse sent quand même moins épaulé qu’à une certaineépoque.

Christian Guillon : On va essayer d’en parler. Je note que, pour vous,

il y a une perte de compétences chez les financiers etchez les exploitants.

Charles Gassot : Une génération sortant de HEC vient de prendre le

pouvoir sur le cinéma. Cela me terrorise. Ils saventtout, ils savent comment produire un film. Simplement,eux, n‘ont jamais investi un centime dans un film. Ilsdorment paisiblement la nuit. Je peux vous dire que j’aipassé bien des nuits à ne pas parvenir à dormir depuisque j’ai commencé dans le cinéma, il y a 35 ans. Ilm’est arrivé de mettre mes bureaux ou ma maison en

garantie sur un film. J’ai toujours fait ça et je continue-rai à le faire mais voilà que ces jeunes gens me donnent des conseils ! Et quand ils ne m’expliquent pasce que je dois faire, ils ont une réponse extraordinaire.Ils me disent : « Le projet doit être étudié en réunion,en comité ». Cette histoire de comité irréel me fait toujours peur. Avec ce comité dont je ne connais pas lesmembres et dont j’ai l’impression qu’ils se réunissentdans une chambre noire, je n’aurais jamais fait un filmavant. Se défausser sur le “comité” est quelque chosed’extrêmement dangereux. Sur le reste : engager des stagiaires ou non, cela ne m’intéresse pas. Ce quim’importe, c’est le fond sur lequel je vais travailleravec un metteur en scène pendant deux ou trois ans.Il faut aussi que le réalisateur soit sympathique : ilm’est arrivé d’arrêter un projet au cours de la prépara-tion car j’ai senti une incompatibilité, j’ai senti que celan’irait pas. On sait que cela va être compliqué, si onpeut avoir du plaisir en plus, je suis partant !

Christian Guillon : Juste une question, Charles Gassot : vous sentez-

vous un producteur atypique, ou pensez-vous que laplupart de vos collègues fonctionnent comme vousvenez de le décrire ?

Charles Gassot : Je ne peux pas répondre pour eux. Je fais simple-

ment ce que je sais faire. Il suffit de regarder mes films.J’aurais aimé ajouter certains films à ma filmographie.Mais, par exemple, je remercie tous les jours le cielqu’on ne m’ait pas proposé Les Chtis ! Je ne pensepas que je l’aurais produit. Il n’y avait plus alors qu’à se pendre pour avoir été le crétin qui a laissé passer 20 millions d’euros ! Quand le projet ne me plaît pas,je dis non. Simplement. C’est aussi cela être produc-teur : se regarder en face et se dire qu’on aurait refuséLes Chtis.

Christian Guillon : Je vais m’adresser maintenant à Christine

Raspillère, qui est directrice de production. Elle a faitde nombreux films, de nature très différente : elle a tra-vaillé sur des très gros films comme Marie-Antoinettemais également des films de budgets différents. Est-il courant d’avoir selon vous une philosophie de production, proche de celle de Charles Gassot qu’onadmire tous ici ? Ou, au contraire, pensez-vous que lemétier est plutôt en train d’évoluer dans l’autre sens ?

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numéro spécial Table ronde : l’homme derrière la machine

Christine Raspillère :Je crois que Charles Gassot est quelqu’un d’assez

rare et exceptionnel dans le métier. On a aujourd’hui deplus en plus de mal à rencontrer ou à travailler avecdes producteurs qui savent que chaque film a un prixjuste. Avoir un prix juste, cela veut dire que si on n’arrivepas à trouver le budget qui corresponde au film, le producteur doit soit chercher des financements ailleurssoit convaincre son auteur de chercher des solutionsdans la réécriture. Il s’agit d’un travail d’équipe biensûr, mais c’est avant tout au producteur de faire cettedémarche. Cela dit, j’ai eu la chance de travailler, surdes films où il suffisait d’un coup de fil, pour qu’on medise : « Bon, si c’est ce que tu penses, ce sera ça… ».Mais c’est très rare : le plus souvent, on demande defaire des efforts. J’ai également fait des très petitsfilms, avec peu d’argent, avec donc une limite pour leproducteur et moi-même de payer les gens relative-ment correctement. Dans ces cas-là, si nous sommesdans une économie difficile, il nous arrive aussi dedemander aux acteurs, aux rôles principaux de grosefforts. Ce n’est pas systématique. Le montant descachets des acteurs n’est pas non plus le seul problème.Nous parlons ici de films “low cost”. Mais, dans monquotidien, j’entends plutôt parler de films à économiefragile. Je pense qu’aucun d’entre nous ici ne refuserade faire un film de ce type, dans des conditions extrê-mement difficiles que ce soit en matière de salaires oude financements, parce que, pour des raisons différen-tes, chacun y croit. Le problème est que ce qui faisaitexception auparavant devient aujourd’hui la règle.Avant, nous étions dans ces économies fragiles principalement pour les premiers films ou pour des casparticuliers.Quand on manque de budget, la première solution àlaquelle pensent le producteur et le réalisateur est decouper dans le plan de travail sans toucher au scénario. Or, nous savons, nous, que ce n’est pastenable. Il est alors terriblement difficile de convaincrel’équipe de travailler dans ces conditions. Cela ledevient encore plus quand, nous devons rogner aussisur les salaires… des techniciens, évidemment ! J’airencontré, un jour, une productrice que je ne connais-sais pas. Elle voulait m’engager sur un de ses projets.Elle m’a dit : « En ce qui concerne les prestataires, lafidélité, je ne connais pas : il faut les étrangler ». Il y adix ans de cela et j’ai été très choquée. On peut, biensûr, demander aux prestataires ou aux techniciens defaire un effort mais cela est difficile à partir du moment

où cela devient la norme. Je crois que ce contre quoinous nous battons tous actuellement, c’est justementcette normalisation, ce nivellement qui se fait par lebas.

Christian Guillon : Nous sommes donc dans la problématique de

l’adéquation entre le prix qu’un film devrait coûter et leprix que le producteur peut trouver pour le faire. Est-ceque tu veux dire qu’aujourd’hui le producteur écoutemoins son directeur de production, et qu’un des critères de choix du directeur de production et desprestataires est plus souvent leur aptitude à ne riendire, à ne rien exiger ?

Christine Raspillère : C’est tout à fait vrai. Sans vouloir pleurer sur notre

sort de directeurs de production ou de techniciens, j’aiassisté, en quelques années, à une dévalorisation etune non prise en compte de notre métier. Notre avis etnos compétences sont de moins en moins respectés.Il existe une ignorance absolue de ce que sont lemétier de directeur de la photographie et de directeurde production ou d’ingénieur du son. On sait que noussommes de la matière remplaçable. Même si le cinémaest une industrie, chaque film est un travail artisanal.Même si il y a des films sur lesquels travaillent 200,300 ou 400 personnes, il y a derrière toujours unsavoir-faire. Pour revenir à la question que tu meposais précédemment, quand on fait des films avectrès peu d’argent, et qu’on en fait beaucoup – commec’est le cas en France aujourd’hui – il y a toujours desgens pour accepter des conditions difficiles, pouraccepter de travailler à moins 30, 40, 70% parfois.Certains, pourtant très expérimentés et compétents,n’ont pas le choix pour des raisons diverses, d’autresacceptent car ils sortent tout juste de l’école, et qu’ilsdoivent entrer dans le métier…Sur cette détériorationdes compétences, il est vrai qu’on engage des petitsstagiaires conventionnés pour remplacer un adjoint, unmonteur adjoint… Se pose alors le problème de latransmission des savoirs et cela engendre égalementdes prises de risque énormes par exemple en termesde sécurité. Ces personnes qui manquent de compé-tences sont aussi plus malléables que, par exemple, undirecteur de production avec 20 ans de métier. Luiconnaît les risques et les conséquences de certainsactes. D’autres moins aguerris refuseront simplementd’y penser. ça passe ou non. En général oui, et c’estpour ça que ça continue.

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numéro spécialTable ronde : l’homme derrière la machine

Charles Gassot : Je suis entièrement d’accord avec vous. Nous

parlions de personnes incompétentes. J’en connaismoi aussi. C’est le cas par exemple de l’Inspection duTravail, avec qui j’ai la chance d’échanger énormémentdu papier, d’avoir bon nombre de réunions et quidécouvre le cinéma. On m’a clairement expliqué quenous allions être traités comme le secteur du bâtiment.Sont prévues la suppression des heures supplémentai-res, des chefs machino, des services de régisseurs parfilm. A une époque où les budgets n’augmentent pas,c’est savoureux, surtout si l’on considère les effortsque l’Etat français fait pour les films étrangers. Jepense notamment au dernier tournage de Tarantino quia été contrôlé par la même brigade de l’Inspection duTravail que moi. On arrive à une situation où, pour fairedes heures supplémentaires, il faut envoyer un bristolau chef opérateur deux jours avant, pour lui demandersi il est d’accord. Nous allons finir par avoir un cinématrès compliqué à réaliser sur le terrain et moi, je ne saispas faire. Nous n’avons pas fini d’aller voir le Ministrede la Culture pour lui expliquer comment on travailledans notre secteur. Cela fait partie de l’incompétenceambiante aussi. Certains disent : « Il n’y a aucune rai-son que les câbles soient au sol. Vous méprisez lestechniciens ! Il faut les mettre à 80 cm de hauteur. ».C’est la prochaine étape. Nous le savons tous maintenant : pour avoir une cantine dans un film, il faut que le patron vous certifiesur l’honneur qu’il a payé son URSSAF, qu’il n’a pas detravailleurs au noir, sinon c’est à nous de le faire. Noussommes responsables d’absolument tout ! Je penseque la mise en examen de certains producteurs n’estqu’une question de temps : on sent une certainevolonté d’être présent et de nous coacher, de nousexpliquer comment faire notre travail. Cela risqued’être intéressant. Si on explique à ces fonctionnairesqu’ils nous condamnent à délocaliser à l’étranger, leur réponse est toujours la même : ce n’est pas leurproblème !

Christian Guillon : J’aurais voulu également entendre les gens de

plateau qui sont avec nous. Eric Vaucher, finalementj’ai peut-être mal posé la question au début : ce n’estpeut-être pas tant la compétence qui a diminué.Comme le disait Christine Raspillère, il y a peut-êtreun phénomène de déni de compétence qui s’imposepetit à petit.

Eric Vaucher : Dire que le cinéma est un travail d’équipe est une

évidence mais il est toujours bon de le rappeler. Je suisingénieur du son mais, sur un plateau, je ne suis riensi je n’ai pas autour de moi des gens compétents. Lemeilleur technicien ne peut rien s’il n’est pas entouré de compétences. Le choix des techniciens doit se concevoir dans sa globalité sur un film. Si les gens dela régie ne savent pas travailler, nous ne pouvons rienfaire. Si on me met à disposition pour une prise de sondirect un matériel qui n’est pas adapté – et il en existesur le marché – j’aurais beau avoir le meilleur perchmanqui soit, un très bon ingénieur du son, le résultat seramédiocre. Le choix des techniciens ne se résume pas à engager de très bons chefs d’équipe, des professionnels très expérimentés aux postes clés. Siderrière, on baisse les exigences qualitatives dans lerecrutement, cela n’a pas de sens. J’ai commencé à travailler, il y a trente ans. J’ai l’impression d’avoir vécu une époque où un technicien,sur un plateau avait une responsabilité et une parole. Ilavait une responsabilité d’abord parce qu’il avait uncoût certain. Le respect du technicien tenait au fait qu’il était bien payé mais aussi au fait qu’il maniait etqu’il maîtrisait des outils et des supports, eux aussitrès chers. Avec l’arrivée de nouvelles technologiesnumériques, nous sommes entrés dans une époque où les outils et les hommes qui les manipulent sontdésacralisés sous le slogan « Tournons, allons-y, celane coûte rien ! ». La position du réalisateur a changé elle aussi. Si on luidemandait de refaire une prise parce qu’on pensait quetechniquement, il y avait un souci, il ne mettait pas endoute votre parole. Nous discutions simplement de la possibilité matérielle de le faire ou non. Certainesévolutions technologiques ont été des apports intéres-sants dans les méthodes de travail. Je pense, parexemple, au fait de donner au réalisateur un casque etde le mettre derrière un combo. Mais elles doivent êtreutilisées avec discernement. Le plus souvent, confon-dant le fond et la forme, le réalisateur oublie que lavision de la scène est fausse. Emporté par son élandevant une prise qui est bonne, il dira que tout va bien.Vous, vos problèmes techniques et votre parole nevalent plus rien. D’autres cas de figure se présentent.On vous dit sur le plateau : « Tiens, il y a plus delumière, tournons ». Le technicien répond que non,cela n’ira pas. On lui rétorque alors : « Ce n’est pasgrave, tournons quand même, nous verrons bien ceque cela donne ! ». Quel poids peut avoir ici la parole

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numéro spécial Table ronde : l’homme derrière la machine

du technicien ? Pourquoi donc tourner les répétitionset même les mises en place, comme cela m’est arrivérécemment ? L’argument était qu’il y aura « peut-êtrequelque chose de bien à en tirer ». Peut-être, maisalors que faire de ce qui n’est pas bien ? A quoi sert àce moment-là une mise en place ? On peut effective-ment réinventer des systèmes de tournage, commevous le disiez. Mais il est inutile de réutiliser, avec lestechnologies nouvelles, les méthodologies correspon-dant au travail en 35mm. On pense aujourd’hui pouvoirfaire un film en adaptant les modes de fonctionnementtraditionnels du 35mm aux nouvelles technologies.Mais dans la réalité des tournages, les méthodes detravail ne sont pas adaptées, elles sont perverties.Perverties par le fait que la pellicule, le temps destechniciens ne coûtent plus rien, parce qu’on a la sen-sation que l’on peut tout faire et surtout rattraper toutce qui a été raté en postproduction. Leurre total ! Auson par exemple, on voit bien la différence entre unmixage qu’on faisait en direct en mono dont on étaittotalement responsable, et une délégation à la post-production. Certains directeurs de production disentmême que les perchmen ne servent à rien ! Petit à petit,ce sont la valeur de la parole et la confiance qui dispa-raissent. Cela me gêne.

Christian Guillon : C’est comme ça qu’on se retrouve en postproduc-

tion avec, pour un film, 200 ou 300 plans à recadrer.Simplement parce qu’on n’a pas le temps de regarderen détail l’ensemble des prises, trop nombreuses.Pour rebondir sur la postproduction maintenant, j’aienvie de me tourner vers Tommaso Vergallo et ThierryBeaumel. On a abordé deux thèmes : celui de la pertede compétences, son déni et celui de la non prise encompte de la parole des techniciens. Je voudrais enajouter un troisième : il y a parfois des économies quisont de fausses économies. Dans la filière de produc-tion et de postproduction, certains choix sont faits enl’absence d’une réelle expertise. Ces choix génèrentdu gaspillage, ou en tout cas ne permettent pas la qua-lité recherchée. On peut avoir une chaîne de postpro-duction de haute qualité dans son ensemble sauf surun de ses maillons sur lequel on a voulu faire des éco-nomies. C’est ce maillon qui, au final, met en cause laqualité du résultat. Cette mauvaise cohérence de lachaîne de production, de la filière qui génère une mau-vaise économie – au sens large – du film aurait pu êtreévitée grâce à une bonne expertise en préparation.Mais justement de cette expertise, on en a fait égale-

ment l’économie au départ !

Tommaso Vergallo : Je crois que cela fonctionne comme des vases

communicants. Plus on parle de “low cost”, de savoirproduire à moindre frais, plus on doit faire appel à desprofessionnels qui ont de l’expérience, une expertise,l’imagination et le savoir-faire nécessaires pour trouverdes filières bien préparées et entamer une productionavec rigueur. Tourner plus, tourner n’importe commentn’est ni une économie, ni une liberté : c’est un surcoûtinévitable. Pour produire en dépensant moins, il fautmettre en place un savoir-faire plus élevé, avec forcément une valorisation. Nous parlons ici des hom-mes derrière les machines. Je pense que si on veutproduire bon marché, il faut embaucher des gens quine le sont pas. Dans une autre vie, j’ai été professeuret j’enseignais que la quantité d’eau sur terre est toujours la même. Il y a de la glace, de la pluie, des nuages, de la vapeur, mais la quantité globale d’eau estfixe. Je pense fondamentalement que dans le domainedu cinéma, c’est pareil : certains ingrédients sont indispensables pour faire un film, et ce sont toujoursles mêmes. Ras les pâquerettes partout, ça ne peutpas fonctionner ! J’en suis persuadé !En postproduction, nous avons affaire à toutes sortesde projets, toutes sortes de producteurs. Certains nenous voient pas comme un laboratoire à essorer, unétranger avec lequel on peut tout se permettre, maiscomme de vrais partenaires. On se met alors d’accordautour d’un scénario existant, avec une intention, avecles chefs des équipes autour de l’image, du son, dudécor et on décide comment on va réaliser/produire cefilm. On a un budget en face, on sait tous que tel outilva coûter tant, et on choisira plutôt de prendre tel autreoutil pour réduire les coûts. Cela incarne le cas defigure idéal : une réelle équipe en place en pré- production où on se met d’accord, on travaille et onréfléchit ensemble. Ce n’est pas le stagiaire qui sortd’une école de commerce qui va nous être utile, maisdes gens du métier qui peuvent prendre des risques,se lancer avec des moyens de tournage moins onéreux. Qui dit bon marché, à mon sens, dit une très grandepréparation, une très grande rigueur. Sans cela, c’estl’échec assuré. Quand le projet est bien préparé dès la pré-production, il peut bien sûr y avoir des problèmes.Mais dans un budget, il existe une colonne pour lesimprévus : le pourcentage reste maîtrisable et peuts’intégrer dans le budget. Certains projets nous

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numéro spécialTable ronde : l’homme derrière la machine

arrivent également à un stade très finalisé. Le film estexistant et nous découvrons par exemple des cadences différentes. Nous jouons alors le rôle depompiers appelés au secours pour éteindre le feu,pour mettre tout cela bout à bout et faire un spectaclede 100 minutes pour le grand écran. Je ne dirais pasque c’est du “low cost” mais cela témoigne de cettetendance qui consiste à nier la logique dans le proces-sus de la fabrication d’un film. On brûle les étapes car tourner aujourd’hui est relativement simple. On pourrait imaginer que l’on tourne avec un caméscopepeu cher tout en gardant à l’esprit les coûts que lesimages tournées induisent en postproduction. On peutse dire : « J’ai besoin de tel plan, je vais essayer de le tourner en réel plutôt que d’avoir à le faire en incrustation après. Je n’ai pas les moyens » . C’est unraisonnement intéressant. Mais généralement, c’estplutôt « J’ai un film en tête et donc je brûle les étapes ».Ce sont très souvent des films qui, au fur et à mesure,peuvent perdre une partie de leurs financements car ilsne sont pas bouclés en amont. Ces films mal financésou partiellement financés sont une grande partie desprojets qui arrivent chez nous. On nous demande alorsde les faire, coûte que coûte.

Christian Guillon : Ce type de films a toujours existé mais il était

marginal dans la production jusqu’à présent. Nousavons tous accepté, un jour ou l’autre, de travailler surces films, par passion pour notre métier ou par désirpour un projet particulier. Mais aujourd’hui, ces filmsqui, encore une fois, étaient en marge auparavant,deviennent de plus en plus la règle.Quand on parle de “low cost”, on ne peut pas ne pasparler des mutations technologiques, qui génèrent des fantasmes sur la production à “bas coût”. Cetteproduction “low cost” n’est-elle pas, justement, un purfantasme, dans la mesure où le “bas coût” devrait plutôt s’appeller “transfert de coût” ? Les coûts restent. Ils ne sont peut-être pas tout à faitles mêmes, mais ils restent importants. Et surtout, ils ne sont plus à la charge des mêmes secteurs d’activité. Tommaso, tu viens de dire qu’unfilm à bas coût peut être bien produit s’il est bien préparé. Tu donnes l’exemple des préparations qui sefont chez vous, chez Digimage avec une équipeincluant le prestataire de postproduction en pré-pro-duction. Tu nous as aussi parlé des films pour lesquelsvous ne pouvez qu’éteindre le feu. Votre interventionest alors difficilement chiffrable, difficile à facturer à sa

juste valeur. N’y a-t-il pas un transfert de charges ? Nepeut-on pas dire que le “low cost” n’est pas un vrai“bas coût”, mais un simple transfert de coût ? Un bascoût pour la production mais un coût supplémentairepour les industries techniques. C’est la question que jepose.

Tommaso Vergallo : Il y a plusieurs choses dans ce que tu viens de dire.

Il nous arrive de nous lancer sur un projet que nousaimons bien, sans penser au coût. On est alors plutôtdans une logique qui vient du court-métrage. Ce n’estpas du “low cost”, c’est du “no cost” : c’est un coupde cœur, on y va. Appliquer cette méthode sur l’ensemble de la durée de fabrication d’un film qui estde 6 à 12 mois, devient problématique. On ne peutavoir des coups de cœur que si, à un moment ou à unautre, chacun peut gagner sa vie. Aujourd’hui 60% desdemandes qui me sont faites le sont pour des projetsdont les financements ne sont pas bouclés. On medemande alors de faire en sorte que la prestation fournie soit rémunérée autrement que par les voieshabituelles. La logique voudrait qu’il y ait une grandevariété de productions : nous pourrions vivre en margeant sur les très grosses pour aider les plusmodestes. Mais ces productions très importantesnous demandent également de faire des efforts considérables. Notre travail consiste actuellementbeaucoup à passer et repasser le devis du film au peigne fin, le retourner dans tous les sens pour faire ensorte de trouver une solution pour que ça passe. Il fautde l’imagination, du savoir-faire, des heures d’étude dudossier : il faut savoir réexaminer les choses autrementpour y apporter une autre solution. Tout ceci apparait dans une période de grande confusion entre l’argentique et le numérique, dans lenumérique lui-même. Cela génère tous les mythesdont nous avons déjà parlé ici. Tout semble possible, àtout moment en confondant finitions avec caméra, etcaméra avec temps de travail, banc de montage avecinformation et ainsi de suite…Nous étions auparavantdans une configuration simple de production à savoirune production qui délègue à un directeur de postpro-duction, chargé de faire le lien avec le tournage.L’interlocuteur de postproduction était donc unique.Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des configura-tions plus complexes. Il arrive qu’il n’y ait simplementpas de postproducteur. Et même si il y en a un, il esttrès fréquent que celui-ci soit obligé de travailler sur lapostproduction de plusieurs films en même temps.

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numéro spécial Table ronde : l’homme derrière la machine

Cela devient plus compliqué d’assurer sur 3 ou 4 filmsen parallèle une prestation de postproduction de qua-lité constante. C’était faisable sur un film en 35mm : il s’agissait simplement de scanner, conformer, étalonner, tirer une copie. Avec 3 ou 4 films, le plus durétait de gérer les plannings. Aujourd’hui, nous avonsdes films hybrides, mélangeant les formats de tournage, les lieux de tournage, de coproduction, demontage. Quand nous avons affaire à un postproduc-teur débordé, c’est pour nous comme si il n’y en avaitpas : nous prenons en charge le poste de direction dela postproduction, et cela n’apparaît nulle part au devis.Nous faisons actuellement un travail de pédagogieconstant pour expliquer ce qui est possible et ce qui nel’est pas, et cela aussi prend du temps, également noncomptabilisé en termes de rémunération.

Charles Gassot : J’ai fait, il y a quelques années, un film très

hasardeux. Il s’agissait d’Immortel de Bilal. 150 infogra-phistes, venus du monde entier, se sont investis sur unprojet sur lequel nous avions travaillé 3 ans et demi. Au final, nous sommes parvenus à équilibrer le budget.Le cas était tout à fait particulier car notre prestatairede services était en plein dépôt de bilan : il fallait nonseulement gérer notre film 3D et lui tenir la tête horsde l’eau. Nous y sommes arrivés car il y avait du talentet de l’envie. J’ai vu de mes propres yeux des infogra-phistes qui dormaient avec leur sac de couchage derrière l’ordinateur car ils ne voulaient pas quitter leplateau. C’était magnifique. Dans ce que Tommasovient de dire, j’ai l’impression que les producteursn’osent pas se retourner vers l’auteur pour dire : « C’est trop cher, il faut revoir le scénario. » J’ai le sentiment que cela ne se fait pas. Il y a un diktat del’auteur. On ne remet pas ça en cause.

Gérard Krawczyk :Tu as parfaitement raison : c’est effectivement le

producteur qui détient l’équation économique du film.Et si, au départ, l’équation est mauvaise, les consé-quences seront très lourdes. Pour les réalisateursaussi.Je voulais juste revenir sur ce que disait Eric au sujet du déni de la parole. Je crois que nous ensommes tous victimes. J’interviens souvent dans leslycées, dans les universités. Les lycéens et même lesétudiants me demandent : « Mais qu’est-ce qu’il fait, leréalisateur ? C’est celui qui est derrière la caméra ?Celui qui écrit le film ? Celui qui le produit ? Celui quien est la vedette ? ». Aujourd’hui, les gens font des

films parce qu’ils ont présenté la météo, qu’ils sontconnus ou qu’ils ont une plume. C’est très bien qu’il yait cette ouverture mais il ne faut pas s’étonner qu’il yait parfois quelques problèmes quand on confie lescommandes d’un Boeing à des gens qui ne sedébrouillaient pas trop mal sur une Playstation. En cequi concerne la salle de cinéma – et je suis d’accordavec toi – ,elle est devenue le lieu où l’on vend de laconfiserie, où les distributeurs payent pour le passagede leur bande annonce… La salle reste incontournablemais elle ne finance plus le cinéma : elle gère l’abon-dance, la sortie de 15 films par semaine quand le publicn’entend parler que de deux ou trois. La durée de vied’un film, c’est trois semaines. La petite exploitation vamal. Il est urgent de réunir les acteurs du secteurautour d’une table pour éviter que des pans entiers ducinéma français disparaissent.

Christian Guillon :Même si nous nous disons qu’au final, il n’y a

pas tant de perte de confiance que l’on croit, nous avonstous à un moment ou à un autre identifié ce phénomène.

Charles Gassot : Il se peut que le producteur soit mauvais, qu’il

choisisse un directeur de production un peu trop juniorsur certains films à effets spéciaux. Mais je suis sidérépar ce que je viens d’entendre, je ne savais pas quec’était à ce point-là.

Christian Guillon : Je voudrais que Thierry Beaumel, qui travaille chez

Eclair, nous confirme ou infirme ce qui vient d’être dit pour finir ce tour de table.

Thierry Beaumel : La confirmation est totale. Je vais juste ajouter

peut-être une ou deux anecdotes, histoire de frapperun peu plus les esprits. Il nous arrive de récupérer desfilms où les 3-4 effets du film, ont été faits chez uncopain sur son After Effects. Le graphiste nous appellepour savoir comment il doit afficher l’image qu’il a reçue, à combien il doit mettre les blancs sur le générique parce qu’il n’a jamais travaillé en “Log”avant, et ainsi de suite. On va devoir refaire le génériquedeux fois, parce qu’au final les couleurs qui sont affichées à l’écran ne sont pas les bonnes. Les pseudoéconomies du “low cost” n’en sont pas vraiment : il ya toujours quelqu’un qui paye le fait que le travail doitêtre refait deux fois.

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numéro spécialTable ronde : l’homme derrière la machine

Christian Guillon : Tu confirmes donc cette logique de transfert de

coût.

Charles Gassot : Pour revenir à la mise en scène, je me suis battu

pour donner 7 semaines à un premier film, pour lequelune autre production aurait donné seulement 5 semaines.Et c’est là qu’on défend les techniciens, les metteursen scène, le sujet, le film, et à terme, le public qui, lui,ne va pas payer “low cost”. J’ai actuellement 9 filmsen écriture, dont 7 premiers films. Je vais leur donnerles moyens de tourner correctement sans dire « Cefilm-là, on le fait en 6 semaines », alors qu’on sait qu’ilen faut 9. Le producteur doit engager sa responsabilitéavant de vous envoyer tous au casse pipe. En cemoment, on va droit dans le mur et je trouve cela aberrant.

Thierry Beaumel : Deuxième exemple : la semaine dernière, j’ai passé

3 heures en réunion avec un producteur et un directeurde postproduction. Ils avaient déjà terminé un filmensemble et allaient en tourner un deuxième. Et pourtant même pour le film déjà terminé, j’ai passé lamatinée à leur expliquer qu’ils avaient tourné avec une“Red”, et ce que cela signifiait en termes de postpro-duction. C’est quand même assez impressionnant.

Gérard Krawczyk : J’ai l’impression que cela a toujours existé. Je me

souviens de mon premier film. J’avais convaincu leproducteur de le faire en noir et blanc. Nous n’aurionspas eu les moyens de le faire en couleurs, non pas àcause du coût de la pellicule mais à cause des décors,des costumes. Il m’a dit « Tu sais qu’avec les vieillescaméras noir et blanc, tu ne pourras pas faire ce quetu veux ». Cela illustre bien que la méconnaissance atoujours existé dans nos métiers. C’est peut-être plusflagrant aujourd’hui : bien que l’accès aux outils soitplus facile, ils sont plus difficiles à maîtriser.

Christian Guillon :Il est normal que les outils nouveaux demandent un

peu de temps de formation. Je reviens au transfert decoût que l’on évoquait tout à l’heure. Il est évidentqu’un loueur de caméras qui loue une Red sur un filmne peut pas la louer au tarif pratiqué pour unePanavision qui coûte 7 à 8 fois plus cher. A la différenceprès qu’une caméra Panavision continuait à se louer

pendant 30 ans alors que la Red, elle, s’amortit vrai-ment en 3 ans, et est même obsolète avant. Il faut deplus faire la formation nécessaire sur chaque nouvellecaméra. L’économie faite sur la location de la Red Onepar le producteur est transférée en coût supplémentairesur le loueur. La réputation de bas coût ou “low cost”de la nouvelle caméra numérique du moment est enpartie un fantasme. La simple mécanique de l’obsolescence rapide desmatériels, de la formation nécessaire qu’ils induisentchez les loueurs et en postproduction (en interne etdes clients), plus le ballet des effets de mode et demarketing, font que telle caméra réputée bon marchén’est pas, dans l’absolu, aussi économique que le prixd’achat annoncé le fait penser. Les coûts existent belet bien, mais pas au même endroit.

Tommaso Vergallo : Tu parles du choix réel d’un outil. Il faut éviter la

langue de bois. Le choix de tourner avec une Red plutôt qu’une caméra 2 perf 35mm est quand mêmemotivé à 90% par des choix économiques, et non pasartistiques. Même si ce choix est souvent justifié parde fausses raisons.

Christian Guillon : Je voudrais passer la parole à Christine Raspillère

d’abord puis à Crystel Fournier pour qu’elles nous parlent des choix des outils du chef opérateur (caméra,pellicule ou numérique, laboratoire…). Beaucoup dechefs opérateurs, aujourd’hui, nous disent ne plusavoir la parole sur ces choix.

Christine Raspillère : Je voulais revenir sur le sujet des compétences.

Pour acquérir de l’expérience et une compétence dans lemétier, il faut du temps. Il faut du temps pour apprendreaux côtés d’un chef opérateur. Il faut aussi pouvoirvivre de son métier et que celui-ci soit respecté. J’ai assisté il y a quelques mois à une table ronde, réunissant des monteuses. Elles témoignaient dudésastre actuel, de la disparition des assistants.Comment apprend-on ce métier si ce n’est en travaillantà côté d’un monteur confirmé ? On peut faire des filmsavec des stagiaires mais si on se projette sur dumoyen ou du long terme, il ne s’agit pas seulement dela création d’une œuvre cinématographique. Il s’agitaussi du renouvellement des équipes des technicienset des industries techniques dont les compétencessont reconnues partout ailleurs. Si nous en sommes là

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aujourd’hui, c’est qu’on a tous ici, un jour ou l’autre,appris notre métier en travaillant sur des films, gravissant un à un les échelons. Il y a quelques années,je pensais que nous aurions, dans un proche avenir,quelques studios de cinéma regroupant de très nombreuses spécialités, de très nombreux métiers. Jeme souviens d’une période, où de très gros films amé-ricains se tournaient en France en même temps. Nousavions été contraints de faire appel à des personnesexpérimentées, à la retraite car il manquait de profes-sionnels qualifiés dans certains domaines. Dans cecontexte actuel de “low cost”, d’économie fragile,nous allons très vite nous retrouver avec des profes-sionnels aux compétences abstraites, sans expé-rience, sans ce savoir-faire que l’on n’acquière que surle terrain et qui est la base de tous nos métiers.

Christian Guillon : Je m’adresse maintenant à Crystel Fournier,

directrice de la photographie du film La naissance despieuvres de Céline Sciamma. Peux-tu nous dire ce quise passe aujourd’hui sur un film en préparation quandon a décidé quelle sera la filière de production et depostproduction ?

Crystel Fournier : Il est certain que le budget du film a une incidence

assez déterminante. C’est particulièrement vrai pourles films à petit budget pour lesquels le choix du formatne relève absolument pas de l’artistique mais seule-ment de l’économique. Il n’y a pas encore si longtemps– si on excluait le 35mm qui est de toute façon dansune gamme de prix supérieure – , nous avions encorele choix entre le 16mm avec une chaîne traditionnelleou la HD. Il y a encore deux ou trois ans, les coûtsétaient encore à peu près équivalents. On pouvait avoir de nouveau une petite discussion artistique surnumérique ou argentique. Aujourd’hui, le gonflage direct du 16 mm ne se fait pra-tiquement plus, on passe par le numérique et les coûtssont, de fait, bien plus élevés que de la HD. Il y a doncune catégorie de films pour laquelle on choisit danstous les cas du numérique. Mais dire qu’on fait le choixdu numérique n’est pas suffisant car il existe un paneltrès large. Généralement, ces films à petit budget neprennent pas la voie du haut de gamme. Il se peut quecertains réalisateurs aient un réel parti pris sur un typede petite caméra, une volonté de tourner “léger”. Maisil faut dire que ces choix, de façon générale, sont souvent faits par défaut, et sont la seule possibilité

pour le film d’exister. On trouve ensuite toutes les raisons artistiques du monde pour justifier ces choixqui, au départ, sont d’ordre économique.

Une intervention du public : Je voulais revenir sur ce que disait Tommaso

Vergallo au sujet de la postproduction. Il est pertinenteffectivement de commencer par la postproductionavant même de coordonner le tournage avec le réalisa-teur et la production. Il est utile de faire que le post-producteur soit une sorte de mémoire de l’histoire dela création du film, en commençant par la préparation,le tournage et ce, jusqu’à la sortie du film en salle.C’est certainement la meilleure façon de faire des éco-nomies de façon globale.

Christian Guillon :Je pense que nous avons maintenant fait un état

des lieux relativement précis de la situation actuelle. Jevoulais aborder un sujet qui risque de fâcher un peu icimais je crois qu’il est important d’en parler ici. Je medemandais si, nous aussi, techniciens et industriestechniques, n’avons pas également une certaine res-ponsabilité, dans la mesure où nous avons contribuédepuis quelque temps, me semble-t-il, à une certaineforme de dévalorisation de notre propre travail en affaiblissant sa valeur marchande. Elle est en tout casplus difficile à cerner.

Charles Gassot : J’ai eu, il y a quelques années, une conversation

avec Jean-Marie Colombani, directeur du Monde alorsqu’il cherchait des fonds supplémentaires pour sonjournal. Je lui ai expliqué qu’il était difficile pour nous,producteurs, d’acheter des espaces publicitaires danssa rubrique cinéma alors que sur la page voisine, Jean-Michel Frodon signait une critique assassine pour lemême film. Je lui ai expliqué qu’il serait peut être utiled’imaginer un supplément, tiré à part pour dissocier critiques et publicité cinéma. Le Monde a un supplément“week-end” pour la télévision mais pas pour le cinéma.J’avais donc proposé de travailler ensemble sur ceprojet dans le but de nous offrir la possibilité d’achatd’espaces publicitaires efficaces et de communiquerégalement sur les métiers du cinéma. Aussi étrangeque cela puisse paraître, cela n’a intéressé personne,tout s’est arrêté.

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numéro spécialTable ronde : l’homme derrière la machine

Eric Vaucher : Nous faisons ce métier par passion et nous

prenons sur nous pour résoudre les problèmes qui se présentent. En écoutant mes collègues parler des tournages, j’ai la nette impression qu’on estaujourd’hui dans un climat de réelle souffrance. Je nevois pas l’intérêt de continuer à travailler dans de telles conditions. La pression est de plus en plus forte :nous sommes dans une situation limite. On peut, uncertain temps, accepter de travailler avec des outilsinadaptés au projet, de tourner en 6 semaines alorsqu’il en faudrait 8, d’être mal payés car on aime le film et qu’on fait tout pour qu’il aboutisse. Mais, à unmoment donné, cela n’est plus tenable et ça casse. Onen voit très clairement le résultat dans certains filmsaujourd’hui.

Christine Raspillère : Je ne pense pas que nous soyons si responsables

que cela de la situation actuelle. J’ai commencé, il y a30 ans et j’ai pu voir l’évolution. Quand j’ai fait monpremier film en tant que directrice de production, j’aidécouvert avec stupeur que les équipes nous disaientcombien elles voulaient être payées. Nous étions surdes niveaux de salaires à +20 sans compter les heuressupplémentaires. Je me souviens que chaque heure dedépassement était objet de polémique. Quinze ansaprès, arriver à obtenir que les équipes soient payéesau tarif syndical était déjà très difficile. L’exception estdevenue peu à peu la norme : les tarifs pratiqués pourles courts-métrages à l’époque sont ceux pratiquéspour les premiers films. Aujourd’hui, le producteur a unbudget, il faut faire en sorte que le pied rentre dans lachaussure, coûte que coûte. Les producteurs ne sontpas les seuls responsables : les financiers ou les chaînes ont une exigence constante, ils placent labarre très haut en ce qui concerne l’artistique et le casting. Cela demande un niveau certain de finance-ment alors que parallèlement, ils donnent de moins enmoins d’argent.

Charles Gassot : Les chaînes demandent de plus en plus d’éléments

qui coûtent une fortune et qui n’existaient pas il y aencore 5 ans.

Tommaso Vergallo : Il est vrai que l’arrivée du numérique et la mutation

technologique qui s’impose ont rendu tout à coup nosmétiers extrêmement complexes. Nous devons nous

tenir au courant, aller à la recherche des informationset nous former en permanence. Cette évolution technique a également eu pour conséquence de reporter la fabrication de l’image et du son au stade dela postproduction qui prend un rôle de plus en plusimportant. Bien sûr, il est essentiel pour nous d’expliquer l’importance de notre implication dès letournage. Nous devrions pouvoir refuser de travailler àprix déraisonnable, pouvoir dire à un producteur qu’àce prix-là, on ne fait pas. Mais nous savons tous qu’iltrouvera quelqu’un ailleurs qui acceptera. Il ne s’agitpas de polémiquer, c’est une réalité. Nous devrionsavoir une déontologie commune pour définir une marche à suivre en termes de prix de façon à ce que laconcurrence n’intervienne qu’au niveau de la qualité.Mais de là, à être tenu pour responsable de la situationactuelle où tout se fait à n’importe quel prix, rien n’estmoins sûr…

Charles Gassot : Il y a un vrai problème sur l’image des techniciens

en France. Il y a un manque terrible de communication.Vous le voyez très clairement dans le générique desfilms. Ils défilent beaucoup plus vite quand il s’agit deséquipes techniques, cela ennuie tout le monde.Autrefois, les noms des techniciens apparaissaient surune puis deux colonnes : ils sont présentés aujourd’huisur trois colonnes ! Cela devrait nous faire réfléchir. Jeregrette qu’il n’y ait pas, à Paris, une véritable écoleeuropéenne de cinéma où les techniciens pourraientprésenter régulièrement leur travail. Cela permettraitde les faire exister dans la presse aux yeux de tous. Onm’objectera certainement qu’il en existe déjà deux :d’une part, c’est trop peu et d’autre part, elles ne sontréservées qu’à quelques-uns. Je pense plutôt à unmodèle comme le campus californien UCLA où j’aienvoyé des techniciens en stage. Ils en sont revenustout à fait différents. Je ne comprends pas qu’il n’y aitpas une école équivalente chez nous qui pourrait justement être prise en main par les techniciens ducinéma français.

Christian Guillon : Nous sommes très conscients à la CST du

problème de l’image des techniciens en France. Un denos chevaux de bataille consiste à tenter de la revalo-riser, et je reste convaincu que nous sommes, engrande partie, responsables de sa dégradation. Il estvrai que la culture française ne fait pas grande place àla technique et à la technologie, contrairement par

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numéro spécial Table ronde : l’homme derrière la machine

exemple à la culture anglo-saxonne. Quant à notre res-ponsabilité, tu disais tout à l’heure qu’un producteurtrouvera toujours à Paris un prestataire qui accepterade travailler à n’importe quel prix. Nous portons donc,selon moi, une certaine responsabilité collective. Il estnécessaire de faire un travail sur nous-mêmes, autantcollectivement qu’individuellement. La CST est un lieuoù nous avons entamé ce travail depuis quelquesannées. Nous remettrons ce soir par exemple le PrixVulcain de l’Artiste Technicien. Ce nom n’a pas étéchoisi par hasard : nous l’avons appelé le Prix del’Artiste Technicien pour justement tenter de faire passer l’idée que les techniciens contribuent à la valeurartistique des œuvres sur lesquelles ils travaillent. Pour en revenir maintenant sur le sujet des écoles.Effectivement, nous avons en France, deux excellentesécoles : l’ENS Louis-Lumière et La Fémis. Et chacuned’elles font un très grand effort pour progresser d’annéeen année sur le sujet de l’image du technicien. Louis-Lumière a depuis deux ans entrepris d’organiser unecérémonie de la remise des prix durant laquelle les travaux des élèves sont présentés à la CinémathèqueFrançaise, dans la grande salle, sur grand écran.L’école invite les professionnels à découvrir les travauxréalisés. Il serait bien que nous venions plus nombreuxà cet événement. Symboliquement, cela est importantpour les élèves mais cela permettrait aussi aux profes-sionnels de faire connaissance avec les techniciens dedemain et de juger de la qualité des compétencesacquises pour envisager éventuellement de les embau-cher. Cela existe dans d’autres écoles plus spécialiséesdans l’animation ou les effets spéciaux. Je pense qu’ilfaut encourager l’organisation de cérémonies de cetype qui sont utiles à tous.

Gérard Krawczyk : Si on nous invite, on y va. En ce qui me concerne,

j’ai fait La Fémis. Je me suis rendu à ce genre de cérémonie dans le cadre d’une délégation de l’ARP,très récemment. J’ai été effaré du manque de motivation,de désir des étudiants.

Intervention du public : Jean-Jacques Bouhon, directeur du Département

Image de la Fémis. Ce que tu dis là n’est pas vrai pourtout le monde. Comme Louis-Lumière, nous faisonsune remise des diplômes chaque année à laCinémathèque. Nous regrettons beaucoup qu’il n’y ait pas plus de professionnels qui viennent à cettecérémonie.

Charles Gassot : J’apprécie énormément le côté pragmatique de

l’organisation américaine. A UCLA, les producteursabordent les choses très concrètement. Ils disent par exemple : « Je travaille sur le montage d’un filmdont je vais vous montrer les essais », ou, « il y a desproblèmes, j’attends la réponse de tel financeur », ou,« Je viens de changer le metteur en scène ». Pendantun an, les étudiants ont sous les yeux des cas réels,concrets qui, au final, donnent plus envie que de longsdiscours abstraits.

Pierre-William Glenn : Il faut dire les choses de façon plus précise sans

non plus exagérer. Dans les faits, plus de 500 profes-sionnels du cinéma interviennent à la Fémis, chaqueannée. Même si le lien que nous essayons de tisserentre les professionnels et les étudiants est en devenir, nous avons actuellement, à la CinémathèqueFrançaise, lors de la présentation des travaux de find’études, plus de 600 personnes. Nous refusons dumonde. En ce qui concerne la production, les étudiantsont eu quatre interventions de retours d’expérience,cette année. Effectivement, il y a des différences entreles départements. Cette école est trop liée à l’intellec-tualisme et à la notion d’auteur. Mais une majoritésérieuse de directeurs de départements travaille surl’idée de la nécessité de lier les étudiants et la profes-sion en exercice. La tâche est ardue car nous nousheurtons à un esprit de chapelle qu’il faut combattrepied à pied. Mais les choses sont en bonne voie.Christian Guillon intervient, par exemple, de façon trèsintéressante dans les deux établissements. L’autre difficulté est de mettre en contact des professionnelsreconnus face à des étudiants, pas toujours très polis,un peu prétentieux qui doivent apprendre. Il n’en restepas moins que le niveau de l’école est très élevé etnous est envié dans le monde entier. C’est importantcar c’est justement à l’école que l’on apprend l’impor-tance de la déontologie.

Gérard Krawczyk : La question n’est pas d’être gentil ou pas. Nous

sommes allés à la Fémis, à leur demande. Je n’y aisenti aucun désir de cinéma. Je suis resté quandmême et ils ont été ravis, charmants. Le réel problèmeest, comme le dit Charles, le désir de cinéma qui n’yest pas toujours.

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numéro spécialTable ronde : l’homme derrière la machine

Christian Guillon : Nous avons un peu dérivé de notre sujet initial mais

cela prouve bien à quel point la formation est d’uneimportance cruciale pour nos métiers.

Intervention du public :Des films réalisés par des élèves de Terminale

en option cinéma ont été aussi projetés à laCinémathèque. Leur haut niveau de qualité témoignedu fait qu’il faut rester optimiste au sujet de la forma-tion. Les choses bougent… Je voulais aborder le sujetdu crédit fournisseur que les laboratoires consentent.Ils font un apport en industrie vis-à-vis d’un producteurqui n’a pas bouclé son budget et prennent donc degros risques. Ceci n’est pas possible aux Etats-Unispar exemple. Il faudrait envisager une réorganisationgénérale qui tende à un assainissement de construc-tions financières du cinéma français. La carte profes-sionnelle, vous le savez, a disparu au CNC. Nouscomptons aujourd’hui sur toutes les associations detechniciens qui, soit dit en passant, sont de plus en plus nombreuses pour, à nouveau, valoriser la for-mation technique. La carte était un signe connu detous, il faudrait aujourd’hui que tous, y compris la CST,travaillent sur cette problématique.

Christian Guillon : C’est une excellente transition vers le dernier sujet

que je voulais évoquer.

Intervention du public : Nous parlions de la responsabilité des techniciens :

effectivement, chacun d’entre nous doit prendre sesresponsabilités. Il n’y a encore pas très longtemps,nous avions l’habitude avec une “boîte à coucou”,d’utiliser des outils plutôt artisanaux. Nous subissonsaujourd’hui dans nos métiers les effets de modecomme d’ailleurs la société toute entière. La Red Oneen est un excellent exemple. Elle a été extrêmementbien vendue grâce à un formidable travail de marketing.Si Soderbergh fait El Che avec une Red one, on dira :« Regardez l’image n’est pas très bonne mais c’estaccessoire », quand Darius Khondji prend un appareilphoto Canon pour faire une pub l’Oréal avec desobjectif 35 dessus, on dira : « Khondji l’a fait donc celadoit être formidable ». Quand Michael Mann a faitPublic enemies, nous avons été nombreux à dire quel’image était médiocre, mais c’est quand même MichaelMann ! Le choix de ces personnes est très judicieuxcar ils ont une tribune, et un impact très fort sur

l’opinion. C’est particulièrement vrai aux Etats-Unis. Ilest très important de défendre les savoir-faire – et laCST le fait très bien –, de ne pas chercher à vendredes technologies pures mais de dire la vérité qui estque, mis entre les mains de quelqu’un sans expé-rience, ces outils, aussi performants soient-ils, ne peu-vent pas donner de bons résultats.

Charles Gassot : Je pense qu’il n’y a pas “une année Red” et “une

année Panavision”. Je pense que cela dépend des projets que l’on essaie de monter. Je regrette parfoispour certains projets comme par exemple un film dereportage, que l’on choisisse la Red plutôt que le16mm. Mais c’est peut-être aussi une questiond’âge…

Christian Guillon : Il est très juste de souligner qu’il existe aujourd’hui

des phénomènes de mode et des phénomènes d’aubaine. Cela a pour conséquence de tourner dansdes formats qui sont inappropriés au projet concerné,tant sur le plan artistique qu’économique. A la CST,nous luttons de façon permanente contre ces deuxtendances en remettant régulièrement les choses àplat à coup d’essais et de comparatifs réguliers permettant d’être en adéquation avec les évolutionstechniques constantes. C’est un travail sans fin puisque le cinéma évoluera toujours mais il est denotre rôle de le faire. Et nous poursuivrons dans cettevoie.

Intervention du public : Je travaille depuis 6 ans en postproduction, plus

spécifiquement en montage. J’ai fait une quinzaine defilms et je n’ai été payée qu’une seule fois au tarif syndical : il s’agissait d’un téléfilm, régi par la conven-tion de l’audiovisuel. Jamais sur les longs-métrages, letarif n’a été appliqué. Qu’en est-il de la conventioncinématographique à ce jour ?J’assiste à de nombreuses réunions semblables à celled’aujourd’hui, puisque je fais partie de l’association desmonteurs. A cause des nouvelles technologies, je meconfronte dans mon métier à de véritables aberrations.Pour n’en citer que quelques unes : on me demande,par exemple, en tant que monteuse adjointe, de rentrerles pistes Cantar pour éviter de payer une conforma-tion du son qui doit coûter environ 800 euros. J’essaied’expliquer que cela va prendre 10 jours de plus de travail. Il faut rester dans une pratique logique par

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rapport à la postproduction, brûler les étapes ne sert à rien si ce n’est à créer des problèmes techniquessupplémentaires et une grande confusion pour le réali-sateur qui, au final, perd le sens de son film. Je pensequ’il faut communiquer sur nos métiers et dire ce quel’on fait. Il faut s’y mettre rapidement.

Christian Guillon : Merci de votre témoignage qui illustre parfaitement

la méconnaissance générale ambiante et ce que l’on aappelé ici les mauvaises économies.

Intervention du public : Je travaille comme technicien et je suis aussi jeune

réalisateur de documentaires. Je me demande si on nepourrait pas décider de terminer le générique de nosfilms par un label, un label éthique. Un label qui certifienon pas que dans ce film aucun animal n’a été tué mais que, dans ce film, aucun des techniciens, aucunprestataire, aucun producteur, aucun comédien n’a étémaltraité. C’est une proposition basée sur le constatque l’Inspection du Travail ne comprend rien à nosmétiers. Il s’agit de sortir du face à face “technicienscontre producteurs”. Nous souhaitons tous travaillerensemble sur des projets qui se déroulent dans debonnes conditions. Ce serait une façon de mettre enlumière ces œuvres réalisées en respectant notresavoir-faire et nos compétences.

Christian Guillon : Voilà une excellente intervention qui me permet de

faire la transition avec le dernier point que je voulaisévoquer très brièvement mais qui est peut-être un sujet délicat. Nous sommes tous d’accord sur lesystème de financement du cinéma français qui estbasé sur le fonds de soutien que vous connaisseztous. Les subventions sont évidemment attribuéessouvent à des films à économie fragile puisque un desbuts même du système est de semer pour récolterensuite : il faut permettre à de nombreux premiers filmsde voir le jour, pour que, parmi eux, émergent quelquesnouveaux talents. Dans la pratique, ces films à économie fragile ne fonctionnent souvent que parce qu’ils sont quasi entièrement financés sur des fonds publics. Le montage classique est l’addition de différentes aidestelles que l’avance sur recettes, les aides régionalescomplétées par un apport en industries techniques etun apport des techniciens qui travaillent à des tarifspréférentiels. Nous sommes tous d’accord pour

dire qu’il est nécessaire de financer ces films. Maisparallèlement, nous savons tous que ces films ne permettent de soutenir financièrement ni le tissu industriel ni le réseau des techniciens du cinéma. Ne pourrait-on pas explorer une nouvelle piste enimposant à ces productions qui n’existent majoritaire-ment que par le financement public de respecter lesminimums sociaux et d’appliquer un minimum d’éthiquedans le rapport aux prestataires ?

Christine Raspillère : Le monde entier nous envie notre exception

culturelle et toutes les subventions dont bénéficie laproduction française. Je pense qu’il est nécessaired’imposer que ces aides soient liées au fait que cetteproduction est composée d’industries techniques, detechniciens qui doivent vivre correctement. Le CNCdevrait pouvoir le faire.

Intervention du public :Cela existe déjà pour le fonds de soutien qui est

assujetti à un nombre de points, comptabilisé en fonction du degré de liaison de la production avec laFrance (lieu de tournage, de postproduction, nationalitédes techniciens…). Il est peut être possible d’envisagerun renforcement de cela avec un remboursementéventuel des aides au cas où les prestataires neseraient pas payés...Juste une petite précision justement sur les films for-tement subventionnés puisque, comme tu le saisGérard, nous avons le plaisir de siéger à laCommission d’agrément ensemble. La loi prévoit quenormalement un film qui aurait plus de 50 % de financement public ne pourrait pas être fabriqué. Il setrouve qu’à chaque fois les films obtiennent une dérogation. On en est à deux tiers de films qui ontmoins de deux millions d’euros de budget et on peutestimer que la moitié au moins de ces deux tiers defilms ont un financement de 30% inférieur au prix d’unpetit téléfilm de France 3. Ce n’est plus du “low cost”,c’est aller directement à l’abattoir. Nous sommes dansun processus de déclassification d’un certain nombrede techniciens et de producteurs en produisant enmasse des films qui n’auront pas d’avenir, qui neseront pas vus et sur lesquels il n’y aura pas de juge-ment. Je vous rappelle que tous ces financementssont des fonds publics et qu’ils proviennent de nosimpôts ou des cotisations d’entreprises. Voici uneanecdote très parlante. Il existe un mécanisme de cré-dit d’impôts, destiné également à favoriser la relocali-

numéro spécial Table ronde : l’homme derrière la machine

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numéro spécialTable ronde : l’homme derrière la machine

sation des films en France et à donc soutenir nos indus-tries techniques. Il semblerait que ce système ait étécapté par de hauts décisionnaires dans les comitésdont nous parlait tout à l’heure Charles Gassot. Cecrédit d’impôts a été intégré directement dans la com-mande du cinéma. Lors d’une Commission d’agré-ment, j’ai fait remarquer que un producteur demandaitle crédit d’impôt tout en présentant la liste des règlements non honorés aux industries techniques. Leprésident remplaçant de notre commission (je ne citerai pas son nom) m’a répondu que nous n’avionspas pour mission de permettre aux industries techni-ques d’être payées mais que parallèlement, il défen-drait les charges sociales des autres techniciens. J’ai donc supposé que nous allions bénéficier d’undégrèvement de charges sociales. Vraisemblablementles techniciens des industries techniques ne sont pasconsidérés comme des techniciens équivalents à ceuxde tournage puisqu’il n’en a pas été question.

Intervention du public : De nombreux points abordés aujourd’hui tournent

autour de la question de savoir quand serons nouscapables d’obtenir une convention collective étendueau cinéma. Cela réglerait bien des problèmes évoquésici par Eric Vaucher par exemple. Cela favoriserait également le contrôle par les organismes de tutelle surla façon dont sont dépensés les fonds publics. Nousparlions ici du “low cost” dans le cadre de la technique.C’est bien normal car cette journée a été organisée parla Commission Supérieure Technique de l’Image et duSon. Pour autant, concrètement, le poste le plusimportant des devis de fabrication d’un film reste lessalaires. Et c’est bien sur cela, qu’il convient aujourd’huide travailler pour trouver un accord reconnu par tous etqui ne pourrait être remis en question.

Intervention du public :Cela fait quatre ans maintenant que se réunissent

pour discuter de cette convention les syndicats de producteurs, de techniciens, les représentants del’Etat et l’Inspection du Travail. Il apparaît de plus en plusclairement que ces discussions n’aboutissement pas.

Christian Guillon : Ce n’est pas par hasard : nous sommes dans un

système qui ne parvient pas à trouver le consensusnécessaire à la signature d’une convention étendue.C’est bien là tout le problème que l’on a exposéaujourd’hui.

Charles Gassot : Juste un mot qui ne porte pas sur la technique.

Vous me parlez de ces films à petit budget, faits avecles aides, et qui ne rencontrent pas le public. Je trouvecela terrible ! Quand je développe un projet, je suis toujours dans la perspective de faire des entrées. Jen’y vais pas quand je juge que je n’ai pas la possibilitéde sortir le film normalement. On peut faire du cinémapour soi, avec par exemple 1,5 millions d’euros de budget. On se débrouille avec cela pour le monter. Etc’est très bien. Après si on est retenu par le CNC, encommission, je crois que l’aide pour la sortie des filmsde ce genre est à peu près de 15 000 euros. Ce n’estrien : il faut savoir alors qu’on envoie les films aucasse-pipe car cela ne donne pas au film la possibilitéd’avoir une image, une visibilité. Il faut donc réfléchir :travailler et faire des films, c’est très bien mais il nefaut pas oublier que ceux-ci n’existent que, s’ils sontexposés et vus par le public.

Christian Guillon : Avant de conclure et de remercier tout le monde, je

voulais vous faire part d’un souvenir. Le premier trèsgros film sur lequel j’ai travaillé était Jean de Florette.Claude Berri, son réalisateur et producteur, disait lachose suivante : « Ce qui compte, ce n’est pas ce quel’on dépense, ce n’est pas combien ça coûte, c’est ceque cela rapporte ! ».Merci à tous, aux intervenants et au public.

Pierre-William Glenn : Comme nous l’avons vu, il est nécessaire d’aboutir

à une convention collective unique et étendue. Nousavons, pour cela, besoin de vous tous. Cette journéed’information a été extrêmement intéressante et j’aibeaucoup appris. Il reste encore beaucoup de chosesque je ne comprends pas ce soir. Nous ne sommespas obligés de faire des films sans être payés. Cela faitau moins dix films que je refuse et je n’en suis pas mort :je suis toujours là. J’ai compris que le but de ce genrede journée doit être de revaloriser nos professions encommuniquant par rapport aux écoles publiques, detravailler à favoriser l’accès à nos métiers, de trans-mettre une déontologie et le respect des autres.Quand j’ai commencé ma carrière, il y a fort longtemps,les rapports entre nous étaient certainement beaucoupplus sains. Il était impossible de descendre sous uncertain seuil de rémunération. Cette notion manqueaujourd’hui cruellement à nos industries techniques. Ildevrait y avoir un prix plancher qui devrait évidemment

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correspondre au moins au prix de revient. Je ne com-prends pas très bien comment des industries peuventse développer avec des balances si négatives en find’année. A force de faire n’importe quoi, à n’importequel prix, au nom de cette concurrence idiote, il estcertain que nous allons droit dans le mur. Je crois qu’ilfaut travailler sur cela et là aussi, je compte sur vous. Les termes de déontologie et d’éthique sont revenussouvent au cours de cette journée. J’espère qu’il estclair qu’il y a des hommes derrière les machines, quetoutes ces histoires de rentabilité à court terme nesignifient rien. Je pense que, ce matin, Michel Gomeza été particulièrement clair. La CST s’inscrit dans une démarche d’information, mais pas seulement technique. Il s’agit aussi pour nous d’informer sur lesconditions de travail, sur la façon dont on souhaite queles techniciens du cinéma et de l’audiovisuel soienttraités. Pour parvenir à ce que leur statut soit respecté,nous avons aussi besoin de leur implication : il fautqu’eux-mêmes n’acceptent pas de travailler dans n’importe quelles conditions. Certaines chosesm’échappent quand j’entends dire que les conditionssont ce qu’elles sont et que les minima salariauxdeviennent des références hautes de rémunération.Par l’AFC, je connais un certain nombre de chefs opérateurs qui sont payés normalement, à un tarif quin’a rien à voir avec le minimum syndical. C’est pourmoi la marche à suivre. La défense du cinéma passed’abord par la défense des professionnels qui le font.Nous avons clairement besoin d’une régulation pourcontrer les tentatives de dérégulation dont parlaitMichel Gomez ce matin. Je souhaiterais que la CST nesoit pas seulement là pour donner des recommanda-tions. Je souhaiterais que notre association ait un pouvoir non seulement législatif mais aussi exécutifdans ce domaine. Je souhaiterais que nous puissionsintervenir quand les conditions de projection ne sontpas respectées, quand les films 2D sont par exempleprojetés sur les écrans métallisés. On nous dit partoutque les spectateurs ne voient pas la différence, c’esttotalement faux et il est important de le répéter. Noussommes là pour tenter de faire quelque chose des

idées qui ont émergé aujourd’hui. Nous étionsaujourd’hui environ 400 à participer à ces débats.C’est très bien mais il faut continuer pour travailler àune prise de conscience globale de la profession.Nous avions parmi nous Charles Gassot qui nous a faitcomprendre que le problème n’était pas seulement ducôté des producteurs. Je trouve important que l’on aitentendu ici que : « L’important dans le cinéma n’estpas ce que ça coûte, c’est ce que cela peut rapporter ».La grande majorité de producteurs avec qui j’ai eu lachance de travailler pensaient de la même manière.L’idée de réduire les coûts est absurde. Je vous le redis : nous avons intérêt à trouver très vite un accord qui permette une convention collectiveétendue. Nous avons également intérêt à communiqueret à faire passer les informations. J’ai appris aujourd’huique certains professionnels travaillaient à moins 50%.Je ne le savais pas et je crois que si on me l’avait diten une autre occasion, je n’y aurais pas cru !Nous avons également abordé ici la question du super16. A ce sujet, le département Image de la CST a travaillé sur une étude comparative sur la qualité et lescoûts du tournage en super 16 et en HD. Les chiffresexistent, et la présentation des résultats a réuni à peuprès autant de monde qu’aujourd’hui. Le fait que laCST ait cette capacité de mobilisation des profession-nels de notre secteur est un point très positif. Maisnous avons besoin de vous, pour nous faire remonterles pratiques de terrain. Sachez que rien n’est perdu :il y a toujours des gens qui font des choses formida-bles avec un matériel qu’ils choisissent. Il reste despossibilités de refuser un film si le matériel nous estimposé et ne nous convient pas qu’il s’agisse du matériel électrique, de la pellicule ou de la caméra.Cela existe encore. Je suis là devant vous, j’ai toujoursfonctionné comme cela et je n’ai pas l’intention dechanger. Les « on ne peut pas faire autrement » netiennent pas sur le long terme. Pour conclure, je tenaisà mon tour à vous remercier tous d’avoir pris part àcette journée, d’avoir fait en sorte que nous puissionsréfléchir et avancer ensemble sur les toutes problématiques abordées aujourd’hui.

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Cette transcription a été faite par Christelle Hermet et Lucile Tronchet.Nous tenons également à remercier tous les intervenants pour leur précieuse collaboration à la réalisation de ce document.