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215 ObjectivitC et rCalitC en mathematiques Par JEAN LADRIBRE 1. Introduction Les questions de l’objectivitk et de la rkalitk en mathkmatiques sont Ctroitement likes, au point que l’on peut Ctre tent6 de les considkrer comme identiques. I1 est utile cependant, pour la clartk de la discussion, de les &parer l’une de l’autre, en prenant la question de l’objectivitk comme une question CpistCmologique et la question de la rkalitk comme une question ontologique. Encore que le point de vue ontologique doive en dkfinitive fournir la clef du point de vue kpistkmologique, il n’est pas illCgitime de traiter ces deux points de vue skparkment. La question CpistCmologique - celle de l’objectivitk en mathCmatiques - pourra se formuler de la maniere suivante: dans quelle mesure atteignons- nous, dans notre connaissance mathkmatique, un contenu qui est indkpendant de l’acte mCme par lequel nous l’atteignons? Ou encore: dans quelle mesure les dkmarches par lesquelles nous nous efforqons de saisir les Ctres math4 matiques et leurs propriktCs les affectent-elles d‘une manicre inkluctable, dans quelle mesure au contraire pouvons-nous prktendre isoler - kventuellement par un processus de purification approprik - ce que nous visons des moyens que nous devons nbcessairement mettre en ceuvre dans notre viske ? La question ontologique - celle de la rkalitC en mathkmatiques - pourra &re formulke cornme suit: quel est le type d’Ctre que l’on peut et doit recon- naitre aux entit6s mathkmatiques? Faut-il dire que la mathkmatique est un simple contenu de penske, ou qu’elle exprime les propriCtCs des opCrations de l’esprit (ou tout au moins certaines de ces propriCtks), ou qu’elle correspond A certains aspects de la rkalit6 physique, ou encore qu’elle posdde une rCalitC qui lui est propre, et dans ce cas comment pourrait-on la caractbriser ? 2. La question de l’objectivite’ La question CpistCmologique, prise en elle-meme, est sans doute la plus facile. C’est du reste celle qui, historiquement, a soulev6 le moins de pol6mi- ques et d’incertitudes. Les discussions Cpistkmologiques n’ont jamais Ct6 que des sous-produits des discussions ontologiques ; les incertitudes sur les crit&res Dialectica Vol. 20, No 2 (1966)

Objectivité et réalité en mathématiques

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ObjectivitC et rCalitC en mathematiques

Par JEAN LADRIBRE

1. Introduction

Les questions de l’objectivitk et de la rkalitk en mathkmatiques sont Ctroitement likes, au point que l’on peut Ctre tent6 de les considkrer comme identiques. I1 est utile cependant, pour la clartk de la discussion, de les &parer l’une de l’autre, en prenant la question de l’objectivitk comme une question CpistCmologique et la question de la rkalitk comme une question ontologique. Encore que le point de vue ontologique doive en dkfinitive fournir la clef du point de vue kpistkmologique, il n’est pas illCgitime de traiter ces deux points de vue skparkment.

La question CpistCmologique - celle de l’objectivitk en mathCmatiques - pourra se formuler de la maniere suivante: dans quelle mesure atteignons- nous, dans notre connaissance mathkmatique, un contenu qui est indkpendant de l’acte mCme par lequel nous l’atteignons? Ou encore: dans quelle mesure les dkmarches par lesquelles nous nous efforqons de saisir les Ctres math4 matiques et leurs propriktCs les affectent-elles d‘une manicre inkluctable, dans quelle mesure au contraire pouvons-nous prktendre isoler - kventuellement par un processus de purification approprik - ce que nous visons des moyens que nous devons nbcessairement mettre en ceuvre dans notre viske ?

La question ontologique - celle de la rkalitC en mathkmatiques - pourra &re formulke cornme suit: quel est le type d’Ctre que l’on peut et doit recon- naitre aux entit6s mathkmatiques? Faut-il dire que la mathkmatique est un simple contenu de penske, ou qu’elle exprime les propriCtCs des opCrations de l’esprit (ou tout au moins certaines de ces propriCtks), ou qu’elle correspond A certains aspects de la rkalit6 physique, ou encore qu’elle posdde une rCalitC qui lui est propre, et dans ce cas comment pourrait-on la caractbriser ?

2. La question de l’objectivite’

La question CpistCmologique, prise en elle-meme, est sans doute la plus facile. C’est du reste celle qui, historiquement, a soulev6 le moins de pol6mi- ques et d’incertitudes. Les discussions Cpistkmologiques n’ont jamais Ct6 que des sous-produits des discussions ontologiques ; les incertitudes sur les crit&res

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de demonstration par exemple ont toujours k t k li6es B des incertitudes sur la nature de l’existence en mathkmatiques, donc sur la question ontologique. On a toujours considkrk comme allant de soi que la science mathkmatique est le domaine du savoir objectif par excellence, que l’objet mathkmatique jouit par rapport a toutes les autres catkgories d’objets d’un privilege absolu i ce point de vue: les objets mathkmatiques &ant des objets idkaux, totalement indemnes de la confusion qui affecte les objets de perception (et qui se mani- feste par exemple, en ce qui concerne la physique, par les difficultks de la thkorie de la mesure), il est possible d’en donner des dkfinitions exactes, qui les saisissent dans une clartk sans reste et les posent dans un contour sans dkfaut - il est possible d&s lors d’obtenir A leur sujet une connaissance par- faitement adkquate, une image pure, dans laquelle toutes les hksitations de l’approche, tous les titonnements de la dkcouverte et finalement les gestes memes de la dklimitation qui pose fermement le contenu sont kliminks, oubliks, surmontks, comme l’khafaudage que l’on enlkve aprhs l’achhvement de l’kdifice.

Certes, on pourra faire remarquer que la nkcessitk mCme dans laquelle nous nous trouvons de dkfinir les objets pour les atteindre implique une dkpendance inkvitable de ces objets a l’kgard de ces actes subjectifs d’apprk- hension et de fixation. On pourra m&me rappeler que dans toute dkfinition il y a une dkcision et donc, dans une certaine mesure au moins, une part d’ar- bitraire. La mkthode de dkfinition axiomatique souligne ce fait d’une manihre particulitkement frappante : nous posons les axiomes librement et nous les faisons varier librement, nous ne sommes tenus que par des critkres de cohk- rence que nous nous imposons B nous-memes et qui sont comme les conditions obligatoires du jeu de notre propre penske, qui expriment seulement sa ri?gle intkrieure d’accord avec elle-meme, plus exactement encore qui traduisent la loi que la liberti. doit nkcessairement se donner pour pouvoir se dkployer conformkment 2 elle-meme, c’est-&-dire une loi d’autonomie. I1 y a, dans la penske mathkmatique, un apparent paradoxe : d’une part, elle s’efforce sans cesse de rejoindre une rkalitk qui lui parait extkrieure, elle explore un domaine inconnu, elle s’interroge sur des propriktks dont elle ne connait pas d’avance la nature - mais d’autre part elle se donne B elle-meme son propre objet, elle le cri,e au fur et A mesure qu’elle avance. Quand elle gknkralise ou qu’elle Gtend des thkories dkja connues, c’est simplement en revenant sur ce qui i-tait dkja connu, sur une pratique dkja assurke, comme si elle apercevait B un moment donnk des possibilitks non encore exploitkes, prksentes B son insu dans ses demarches antkrieures. Nous avons donc be1 et bien, semble-t-il, une prioritk des actes sur les contenus. L’intuitionnisme ne va-t-il pas du reste dans ce sens lorsqu’il considhe la mathkmatique comme une activitk de l’esprit et le discours mathkmatique comme un compte rendu de cette acti-

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vitk? Le paradoxe apparent dont nous parlions pourrait donc se rksoudre fort simplement : si la mathkmatique est une exploration, si elle comporte d’authentiques interrogations et de vkritables dCcouvertes, c’est d’une part qu’il y a dans les ressources de l’activitk crkatrice de l’esprit quelque chose d’inkpuisable, que nous devons effectivement passer par le dktour d’une pra- tique pour faire I’kpreuve et le compte de nos pouvoirs, que nous devons pas- ser par le dktail d’une mise en ceuvre, precise, concrhte, pour saisir la portke de nos actes instaurateurs, qu’il faut la patience de la construction pour mettre B jour les virtualitks de l’intuition - c’est d’autre part que nos actes m6mes ne nous sont jamais totalement transparents, que nous ne sommes pas capa- bles d’en saisir d’un seul coup, au moment oh ils sont posks, toutes les impli- cations, que toute initiative enveloppe une infinitC, que les chemins qui s’ou- vrent ne sont pas pour autant donnks immkdiatement dans leur enti&retC, qu’il faut les parcourir pas B pas, bref que nous n’en avons jamais fini de nous expliquer avec nous-m6mes.

Et pourtant, la situation paradoxale de la penske mathkmatique peut s’expliquer tout autrement. Certes, il y a les actes de l’esprit, il faut la dkfini- tion, il y a des choix, peut-&re m6me des risques - certains chemins se mon- trent fructueux, d’autres pas. Mais ne faut-il pas comprendre le r6le de la dkcision sur le mod&le du comportement du stratcge qui, devant une situation objective, totalement indkpendante de sa volontk et de ses propres vceux, s’efforce de trouver la manceuvre qui pourra tourner la situation ii son avan- tage - plutbt que sur le modde du comportement de l’artiste qui, dans l’infini de l’imaginaire, choisit souverainement la forme qui pourra donner corps Q sa vision ? La dkfinition doit intervenir, mais c’est pour nous permettre de nous orienter, pour nous servir de f i l conducteur, pour servir de support, dans le pour-nous du discours, d’une rkalitk qui est avant et au deli du discours. La dkcision porte non pas sur le contenu msme, mais sur l’ordre qu’il convient de suivre dam son approche. I1 y a une libertk de l’axiomatique, certes, mais elle concerne l’ordre des moyens, non l’ordre des fins. L’activitC d’axiomati- sation est rkglke par la viske d’un domaine qu’il s’agit de circonscrire de la mani&re la plus adCquate et dont les axiomes ne fournissent en quelque sorte que des voies d’accks commodes. S’il y a des systkmes prkfCrables i d’autres, c’est que l’ordre de parcours qu’ils instaurent est plus favorable, plus simple par exemple, plus progressif, ou qu’ils mettent mieux en kvidence ce qu’il y a d’essentiel dans le domaine B explorer.

Trois catkgories de faits seront ici invoqukes en faveur de cette interprk- tation : l’ordre historique de la progression en mathkmatiques, la pluralitk des approches axiomatiques et l’inadkquation des systhmes axiomatiques.

Historiquement, le progrhs se fait par purifications successives. Que l’instru- ment soit axiomatique ou non n’a ici qu’une importance tout B fait secondaire.

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Soit par exemple I’histoire cles structures topologiques. Grosso modo on peut y distinguer quatre Ctapes. Dans une premibre Ctape, on fait en quelque sorte I’expCrience des notions topologiques sur un cas particulier, qui peut apparaitre comme jouant un r61e exemplaire A cause de son caractbre relative- ment intuitif et de son accessibilitk: celui de la droite rCelle. Dans une deu- xibme Ctape, on &end le champ d’exp6rimentation; on retrouve des propriCt6s du m&me genre dans des domaines diffkrents, par exemple dans la thCorie des espaces fonctionnels. Ainsi SE: font jour des analogies qui suggkrent la prCsence d’un ClCment commun, prCsent dans tous ces cas concrets, A savoir que l’on a partout affaire A des espaces dans lesquels la notion de voisinage a un sens. I1 reste A la dCgager pour eUe-mCme, en toute gCnCralitC. Dans une troisieme Ctape, on en fournit une caractCrisation qui utilise la notion de distance: les cas concrets dont on Ctait parti, surtout celui de la droite rCelle, continuent ainsi A exercer leur influence dans cette premibre conquGte de la gCnCralitC. Dans une dernibre &ape enfin, prenant mieux conscience de ce que prCsup- pose au juste la notion que l’on essaye de cerner, ou s’avise que l’idbe de distance n’est pas nkcessaire, que la notion de voisinage n’implique pas autre chose que des relations d’inclusion et d’appartenance et l’on aboutit A la definition purement ensembliste d’un espace topologique. Dans une progres- sion de ce genre, les dkmarches historiques, dans ce qu’elles ont de contingent et parfois de hasardeux, ont certes leur importance. Mais, le rCsultat une fois atteint, l’kchafaudage historique peut Ctre supprim6 : une fois l’axiomatique convenable reconnue, l’objet est 18, prCsent dans toute son Cvidence, dCbar- rass6 en quelque sorte de toute la suite des approximations par lesquelles il avait bien fallu passer pour l’atteindre. Et d’autre part la reconnaissance de la structure topologique pure met en Cvidence le sens de toute la dkmarche historique et montre que, par rapport A elle, cet objet Ctait vkritablement findisant. Dbs les premiers moments, c’est dCjl la prCsence cachCe de la topo- logie gCnCrale dans les propriCt6s de la droite rCelle qui met en mouvement l’esprit et ses initiatives ne sont que les efforts qu’il dCploie pour s’approcher peu A peu de ce que, d’une certaine manibre, il a reconnu d’emblde, mais dans l’implicite. L‘acte de la dClimitation, qui s’exprime dans la dkfinition, ne fait donc qu’exprimer un acte sous-jacent de reconnaissance et correspond A un processus de purification da ns lequel la pende, dklaissant le contingent des rkalisations particulibres, s’Clbve vers la saisie de l’essence dont les cas con- crets ne reprksentent que dcs manifestations diverses, les unes plus proches, les autres plus lointaines.

Un second fait pourra nous retenir : la diversit6 des approches axiomatiques possibles. Nous touchons ici un aspect important des mathematiques: la dualit6 de la rCalitC mathhniatique et de sa reprbentation. A premibre vue, l’objet mathkmatique est contenu tout entier dans les expressions qui permet-

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tent A la pensCe de le saisir. A y regarder de plus prb , on s’aperGoit que l’ex- pression n’est jamais qu’une approche possible parmi d’autres. Dans bien des cas, on dispose effectivement de formulations diffkrentes de la m&me rkalitk et il existe des d6monstrations d’kquivalence qui Ctablissent formelle- ment l’kgale convenance de ces diverses formulations reprksenter le mCme objet. Ainsi dans le cas de la notion de rkursivitk: que l’on utilise la dCfinition des fonctions rkcursives par systbmes d’Cquations permettant un calcul ef- fectif des valeurs, ou par le formalisnie de la conversion - 1, ou par les mCtho- des de la logique combinatoire pure, ou par les machines de Turing, ou par la thkorie des algorithmes, c’est toujours la m&me rCalitC que l’on vise. Sans doute il n’est pas possible de savoir A l’avance qu’il en est ainsi. I1 n’y a pas une saisie prC-expressive, intuitive, immkdiate, que l’on s’efforcerait de tra- duire aussi bien que possible par des moyens divers. C’est bien dans l’effort de dklimitation, que traduit le processus de formalisation, que l’objet se dk- couvre; en ce sens la rCvClation de l’objet est contemporaine de sa dkfinition. Cela signifie que la dkfinition joue en effet un rBle essentiel, qu’elle est plus qu’un simple discours sur l’objet, clu’un simple reperage qzcoad nos, qu’en elle c’est bien l’objet mCme qui se constitue, plus exactement qu’eIz elle c’est la gen&se mCme de l’objet qui se rend visible. Toute dCfinition a ainsi un carac- tbre gCnCtique, non en ce sens que nous poserions purement et simplement l’objet dans l’acte m&me de le dClimiter, mais en ce sens que la dklimitation est plus qu’une simple nomination de l’objet, qu’elle reproduit dans son organisation interne, dans sa forme, le processus par lequel l’objet se pose pour lui-mCme en se dktachant sur le fond gCnCral de la rkalitC mathkmatique totale. Mais la forme ne coi’ncide pas avec la matCrialitC des CnoncCs, des for- mules, des thCories. La forme a besoin d’un support, mais le support n’a d’autre fonction que de la faire appaIaitre. La forme se montre dans l’expres- sion, elle ne peut &tre dite directement. Mais, pour reprendre une expression ancienne, on peut dire que la forme, de soi, est commune; elle ne prCjuge pas des manifestations individuelles - en l’occurrence, des expressions partlcu- likres, des formalisations dCterminCes - dans lesquelles elle se rCv61era. Nous pouvons penser ici A WITTGENSTEIV, au premier WITTGENSTEIN, dont le nominalisme est aussi prbs que possible du platonisme, aussi paradoxal que cela puisse paraitre. I1 n’y a pas deux niveaux de langage, il n’y a pas un langage du second degrC qui pourrait redire ce que le langage du premier degrC signifie. Les propositions du langage sont des images des faits, il n’y a discours que des faits, des Ctats de choses. Mais si le langage exprime, c’est qu’il y a quelque chose de commun entre la proposition et 1’Ctat de choses dont elle est le double: cet ClCment commun, c’est la forme. La forme se montre dans la proposition, elle n’est pas dite comme telle. Et il n’est pas possible de forger des propositions de niveau supkrieur qui seraient des images

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des formes, comme les propositions du langage, du seul vrai langage, sont les images des Ctats de choses. En cela consiste le nominalisme de WITTGENSTEIN. Mais si les formes ne peuvent &tre dites, elles se montrent, et toute la fonction du langage est de les faire apparaitre. En cela consiste le platonisme de WITTGENSTEIN : c’est par la vertu de la forme que la proposition se rapporte a ce qu’elle exprime. Du langage a la rCalitC physique il y a mCdiation des for- mes. Entendons: de la pensCe au monde il y a mediation des formes. On peut mettre en question la thkorie du concept sous-jacente aux conceptions de ~YITTGENSTEIX : est-il certain que le langage ne dispose en aucune manikre d’expressions dans lesquelles peuvent &re dites les essences (qu’il faille par ailleurs considkrer ces essences comme existant substantiellement ou seule- ment comme les noyaux d’intelligibilitk du rkel tel qu’il se donne a la percep- tion) ? Quoi qu’il en soit cependant des possibilitks du langage, nous pouvons en tout cas nous inspirer de ces conceptions en ce qui concerne les mathkma- tiques, pour la bonne raison que la ritalitk mathkmatique est d’une nature telle qu’elle ne peut se livrer a nous que dans une vkritable deffectuation. Simplernent, nous devrons modifier ce qui a trait aux Ctats de choses, pour ne retenir que ce qui a trait 8. la forme. Dans le langage mathitmatique, dans le formalisme, nous exprimons des situations de fait - par exemple nous parlons d’une entiti. qui est douCe de telles et telles propriCtCs - ou des processus con- crets - par exemple, nous dkcrivons le processus qui permet d’engendrer, Ctape par Ctape, telle ou telle catkgorie d’objets. Mais, par 18, nous ne faisons que procurer aux formes un corps de manifestation, nous leur offrons la pos- sibilitk de se montrer. La mCrne forme peut se montrer en plusieurs expres- sions, peut se jouer B. l’intkrieur de plusieurs situations de fait; elk constitue ce que ces expressions, et les situations qui leur correspondent, ont en corn- mun. Mais il n’y a pas un second langage qui nous permettrait de dire directe- ment les formes, pas plus qu’il n’y a d’expkrience intellectuelle dans laquelle nous les saisirions de faGon immkdiate, pritalablement 8. toute manifestation, indkpendamment de toute formulation. Certes il y a place pour une superposi- tion de theories, allant des moins ghkrales aux plus gknkrales: mais les plus ghkrales sont exactement dans la m&me situation que les plus particulikres a 1’Cgard des formes qu’elles rendent visibles. La hikrarchie des thCories selon la gkneralitk traduit tout simplement une hierarchic des formes, non une possibilitk de saisie plus oil moins directe de la forme. Certes aussi, il y a place pour une mktamathematique, mais son rBle n’est pas de dire de faqon immC- diate ce que les mathkmatiques disent de facon mkdiate. Son rBle est de faire apparaitre les propriktks des thkories mathkmatiques comme telles, et dans la mesure 013 ces propriktes appartiennent elles-mCmes au domaine des formes le langage mktamathkmatique se prksente exactement dam les m&mes con- ditions que le langage mathkmatique: ici aussi il nous faut distinguer entre

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l’objet et sa reprbentation, ici aussi les reprbentations peuvent &re multi- ples, ici aussi les formes viskes ne soiit accessibles qu’A travers des manifesta- tions concrktes, c’est-&-dire A travers les reprbentations formelles qui les matkrialisent .

Nous pouvons enfin invoquer une troisibme catkgorie de faits: l’inadk- quation des systbmes axiomatiques. Deux exemples cdkbres peuvent Ctre pris ici en considkration: celui de l’axiomatique de la thCorie des nombres, et celui de l’axiomatique de la thCorie des ensembles. En ce qui concerne la thCorie des nombres, nous savons que l’axiomatique traditionnelle, bade sur les axiomes de PEANO, admet des moddes qui n’ont pas le mCme type d’ordre que la suite des entiers, ce qui manifeste une insuffisance du systkme axio- matique A l’kgard de la rCalit6 qu’il est sen& reprksenter. I1 n’y a pas moyen de donner axiomatiquement une caractCrisation complkte du domaine des entiers, qui le dkterminerait de manibre univoque. En ce qui concerne la thCo- rie des ensembles, on sait que tout systkme axiomatique admettant un modkle quelconque admet un modble au plus dknombrable, ce qui signifie qu’il existe au niveau mktamathCmatique (qui est celui oh l’on dCmontre ce fait) des procCdCs de raisonnement qui ne peuvent Ctre repr6sentCs A l’intkrieur du syst6me axiomatique CtudiC (a savoir par exemple le procCdC qui permet d’Ctablir une correspondance biunivoque entre l’ensemble des entiers et l’en- semble des parties d’entiers). I1 n’y a donc pas moyen de caracteriser de faCon exhaustive, par une axiomatique approprike, le domaine des ensembles, l’ensemble des processus qui nous permettent de former des ensembles ou de raisonner B leur sujet. Les rksultats rCcents de COHEN au sujet du problbme du continu et de l’axiome du choix, venant complCter les rksultats antCrieurs de GODEL, montrent d‘une autre m a d r e le caractkre insuffisant des systhmes axiomatiques de la thCorie des ensembles, en tout cas des systbmes que nous connaissons B l’heure actuelle. I1 y a des problkmes que l’on peut formuler sur la base des notions reprbentables dans ces systbmes et qui ne peuvent &re tranchCs quand on ne dispose, pour caractkriser la notion d’ensemble et les op4rations possibles sur les ensembles, que des notions et des processus formalisks dans ces systkmes. I1 est possible que l’on puisse 6laborer un jour une axiomatique d’un type nouveau qui se rbvklera plus adkquate, sur la base de laquelle par exemple le problbme du continu pourra &re tranchC. Mais rien ne nous permet d’affirmer que nous ne rencontrerons pas ultCrieu- rement d’autres situations du mCme genre, que ces systkmes Q leur tour ne se montreront pas inadCquats B 1’Cgard d’autres problbmes de la thCo- rie des ensembles. L’expCrience que nous avons acquise jusqu’B prkent des systbmes formels nous porte A penser que l’inadkquation subsistera. En tout cas, quoi qu’il en soit de l’avenir, ce que nous savons dCjA suffit A nous montrer que les mathkmatiques ne sont pas entibrement axiomatisables,

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et que l’axiomatisation est toujours rkglke et mesurke par une rkalitk qui la dkborde.

Pourtant la formulation axiomatique est d’une certaine manikre un id6al ; une thkorie axiomatisee est une entitk formelle dont les constituants et le mode d’engendrement sont parfaitement connus, qui peut Ctre considkrke de l’exterieur, comme un objet qui a sa propre existence et sa propre consistance, dorit les propriktks peuvent d&s lors Ctre ktudikes par des mCthodes prkcises. Dans la mesure oh les concepts mathkmatiques et les prockdks de la penske mathematique se laissent reprbsenter sous la forme de theories axiomatiskes, ils peur-ent donc &tre soumis 8 une investigation repondant 8 des critkres de rigueur exrremement exigeants, et dont le degrk d’exigence peut du reste lui- mCme &tre fix6 avec precision. La mkthode axiomatique apparait ainsi comme un outil des plus prkieux pour l’ktude de la rkalitk mathkmatique, et, du reste, elle a d k j i rendu les plus grands services. Cela n’empkhe qu’elle est inadk- quate B la realit6 qu’elle est charg6e de reprksenter. Si elle permet de mieux saisir l’objet, de mieux le circonscrire, elle ne le pose pas par elle-m&me, elle se refere toujours une experience de cet objet qui la prkckde et l’enveloppe, elle est toujours finaliske par une donnke qui lui demeure extrinskque. Certes, uiie thkorie mathkmatique peut Ctre formulke de faGon rigoureuse sans pour autant se presenter sous forme axiomatiske. Comme l’a montrC TARSKI, on peut considkrer des thkories qui se prbsentent sous la forme d’ensembles de propositions auxquels on peut attacher une notion de ((consequence)) et on peut soumettre de telles thkories a un examen mktathkorique rigoureux, dont la fkconditk est d’ailleurs trhs grande. On peut aussi utiliser une mkthode de construction qui indique comment les objets de la thkorie ktudike peuvent etre engendres, au moyen d’opkrations approprikes, dCfinies de faGon prCcise. (Le problkme se pose naturellement alors de savoir si on peut, par ce moyen, retrouver tout le contenu classique, dkji connu, de la thCorie considkrke.) Cependant certains probl6mes ne peuvent &re trait& que par la mkthode axiomatique; du reste, une thkorie asiomatiske a une structure plus explicite qu’une thkorie non axiomatisee puisqu’elle donne explicitement un ensemble de propositions 8 partir desquelles toutes les propositions de la thkorie peu- \rent &tre engendrbes. Le recours a la mitthode axiomatique garde donc tout son int6rCt et toute sa valeur. hlais l’inadkquation des systkmes axiomatiques montr e qu’il n’est pas possible de caractkriser les entitks mathkmatiques (telles que les ensembles, les nombres entiers, les nombres rkels et ainsi de suite) au moyen de cette mkthode, de les enfermer en quelque sorte une fois pour toutes clans le cadre relativement simple d’un systPme bien connu, de les dkterminer ainsi dans l’a priori d’un formalisme pur. I1 y a toujours renvoi B une expkrience. Sans doute cette expkrience - comme on l’a indiquC dkjh - n’est pas de l’ordre d’une intuition, d’une saisie pure, elle est solidaire d’une

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expression, de dkmarches d’approcbe, car elle est expkrience d’un objet qui ne se dkcouvre que dans ses articulations, qui n’est en aucune manikre de -1’ordre de la qualitk pure. Et prkciskment la formalisation stricte nous aide a articuler cette expkrience, B en mieux reconnaitre la structure interne. Nous nous donnons pour tiiche de delimiter sans cesse mieux les contours, de passer du confus au rigoureux. Mais cette tiche n’est jamais B son terme.

Nous pouvons toujours espQer amkliorer nos mCthodes de reprksentation, nous devons du reste aller dans le sens d’une alliance sans cesse plus Ctroite entre la rigueur et l’adkquation. Mais ce progrits m&me presuppose que nous pouvons prklever les formulations rigoureuses dans un champ prkalable qui doit bien avoir Ctk reconnu par des moyens non strictement formels. La pro- gression peut bien Ctre comparke A une exploration, 2 une reconnaissance gra- duelle; mais l’activitk exploratoire ne doit pas Ctre conCue comme simple accumulation de donnCes, l’une s’ajoutant a l’autre par juxtaposition. Elle est plutBt retour sur un domaine dkja rkpCrk dans ses configurations d’en- semble, approfondissement de donnkes dkja acquises A un niveau plus ou moins klkmentaire. Nous allons d’une saisie confuse B une saisie prCcise, mais sans que nous puissions jamais rCussir A lever complktement les incertitudes, 21. dissiper complMement les ombres qui entourent notre connaissance de l’objet.

N’est-ce pas I’indication d’une pi-ksence objective qui habite nos actes et les finalise ? Lorsque nous pratiquons l’art indispensable des dkfinitions, ce n’est pas pour poser un objet qui n’existerait que par notre dkcret ou en tout cas qui ne nous serait accessible que dans le style particulier que h i impri- merait notre dkmarche, c’est pour nous mesurer a une exigence qui ne vient pas de notre acte hi-mCme mais de la puissance rkvklatrice des formes qui, a travers les prockdures que nos actes instaurent et les expressions dans les- quelles nous les traduisons, se donnent effectivement a nous, mCme si c’est de faCon B la fois confuse et inadkquate.

On ne manquera pas cependant de faire valoir, contre une telle vue des choses, que l’on pourrait qualifier de trop optimiste, que les mathkmatiques contemporaines nous ont fait apercevoir d’une manikre particuli6rement Claire combien notre approche de la rkalitk mathkmatique conditionne le contenu m&me de celle-ci, tel en tout cas qu’il peut nous &re donnk. I1 faut kvoquer ici la question des crititres de dkmonstration et de faGon toute particuliitre la question des crititres dans les dkmonstrations d’existence. Suivant que l’on est constructiviste ou non, que l’on admet le tiers-exclu ou non, les dkfinitions imprkdicatives (du moins avec les reserves voulues pour Cviter les paradoxes) ou non, on aboutira B des mathkmatiques fort diffkrentes. L‘argument le plus fort nous est ici fourni par les mathkmatiques intuitionnistes. L’intuitionnisme

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rejoint par les prockdks qui lui sont propres les entitks, ou en tout cas certaines des entitks dont parlaient les mathkmatiques classiques, par exemple les en- tiers, le continu, les espaces topologiques; mais il se trouve que les entitks intuitionnistes ont des propriktks diffkrentes des entitks classiques correspon- dantes. Cela apparait du reste dkjA au niveau de la logique formelle, oa l’in- tuitionisme, tout en rejetant certains des thkorhmes classiques, a des thko- rkmes qui lui sont propres. Or ceci peut Ctre gknkralisk. En logique, l’utilisation de la mCthode des schkmas de GENTZEN permet d’obtenir une variktk de systitmes, diffkrents des systhmes classiques, qui peuvent 6tre considkrks comme correspondant A des exigences de constructivitk plus ou moins fortes, l’absence de nkgation par exemple reprksentant une requCte plus exigeante que le rejet intuitionniste du tiers-exclu. D’autre part, la notion de construc- tivitC. qui demeure telle quelle assez vague et traduit plus certains refus que des exigences positives, peut Ctre progressivement prkciske grace aux mkthodes de formalisation. On peut kvoquer par exemple dans ce sens la formalisation propos6e par HAO WAKG, partant d’une thkorie des ordinaux constructifs et &endant progressivement cette thkorie par des mkthodes approprikes de dCfi- nition. Plus gknkralement on peut espkrer aboutir un jour B une thkorie gCnk- rale des niveaux de crit&re, couvrant non seulement la zone du constructif, mais aussi la zone du non-constructif, oh des degrks multiples se prksentent Cgalement. C’est peut-&tre dans cette voie que noiis engage la thkorie des prkdicats de KLEENE, avec la hiCrarchie qu’elle introduit et l’interprktation metamathkmatique qu’elle peut recevoir. CorrClativement B cette multiplicitk en principe infinie, kventuellement trans-dknombrable, de critkres, nous voyons s’esquisser une mathkmatique extraordinairement diversifike, par rapport A laquelle les mathkmatiques classiques ne reprksenteront plus qu’une lointaine et grossiere approximation, toute proche encore des intuitions gComktriques. Cela ne signifie-t-il pas que c’est le critPre qui commande, que le contenu est be1 et bien dCtennink par le mode d’approche, par les procedks mis en ceuvre, que tout dkpend des choix initiaux, que la vkritk mathkmatique est relative, bref que la connaissance des objets mathkmatiques est essentiellement sub- jective, non seulement au sens faible oh l’on pourrait dire que les mkthodes contribuent i dkterminer les rksultats, oh le mode de saisie affecte d’un coef- ficient inkliminable de subjectivitk l’objet saisi, mais au sens fort oh l’objet tout entier dkpend des actes dkfinitionnels et dkmonstratifs, oh les dkcisions subjectives sont effectivement posantes? Mais, de nouveau, B. y regarder de p rb , cette situation ne fait que confirmer ce que nous avons Ctk amen& A dire plus haut des rapports entre l’objet mathkmatique et sa reprksentation. Simplement, les progres accomplis dans la formulation des criteres (de dkfi- nition et de dkmonstration) font mieux apercevoir la nature de ces rapports. La diversification systkmatique des critcres, indkpendamment de toute prise

Objectiviti et realit6 en mathematiques 225

de position d’ordre ontologique, nous a fait apercevoir que les entitCs classi- ques - les nombres rCels, le continu, les fonctions, etc. - ne peuvent Ctre con- sidCrCes comme seules de leur espkce, mais doivent &re regardCes comme des rep6res analcgiques par rapport auxquels se distribuent d’autres variCtCs du m$me genre dont l’ordre de multiplicitC ne peut &re connu a firiori mais doit faire l’objet d’une exploration systkmatique par les moyens formels dont dispose le mathkmaticien. Le r61e des crithes prCcise ainsi celui de la r e p 6 sentation formelle en gCnCral ; non seulement un dispositif reprksentationnel est nCcessaire pour que puisse se manifester la forme, mais les conditions que nous imposons B. ce dispositif, le choix des crit&res, dCtermine le type de forme qui se livre 8. nos investigations. I1 y a donc bien une relativiti. dans la connais- sance mathkmatique, mais elle n’affecte pas l’objet lui-mCme dans sa nature, dans sa constitution interne; elle affecte seulement le type d’objet qui se rend accessible. Cela signifie que la dkmarche doit Ctre exactement proportion- nCe A la nature de l’objet, qu’il ne suffit pas de dClimiter, en gCnCral, mais qu’il faut prCciser le type de dklimitation dont on use. I1 y a une diversification de l’objet i laquelle doit repondre une diversification des mCthodes. Celle-ci ne supprime pas l’indkpendance de l’objet, elle fait apparaitre simplement une organisation interne du champ mathkmatique dont la pensCe classique n’avait tout au plus que le presentiment. Ce que nous devons abandonner, c’est l’idCe qu’il y a des concepts absolus du nombre ou de l’ensemble, et des natures cor- respondantes. Mais cela ne signifie pas que ces natures dCpendent en elles- m&mes de la perspective que nous choisissons pour les dCcrire; cela signifie qu’elles se multiplient, que 18 oh nous voyions une idCe simple, il y a en rCalitC une multiplicitC hiharchiske d’idCes. Entre les diverses notions qui nous deviennent dCsormais accessibles, nous ne sommes pas fords 8 choisir, comme si certaines correspondaient B des existences et d’autres pas. Nous nous trou- vons devant une situation complexe, nous apprenons que toutes les entitCs mathematiques ne sont pas accessibles par les m&mes chemins, que certaines sont plus proches, d’autres plus lointaines, nous apprenons A classifier les types d’Cvidence selon lesquels des objets peuvent nous Ctre donnks. Et nous entrevoyons une thCorie systkmatique des niveaux d’kvidence qui nous per- mettrait de distribuer de faqon rCgl6e les catCgories d’objets, depuis ceux que nous pouvons atteindre dans des dkmarches simples, proches des manipula- tions concrktes, enfermCes dans le strictement fini, jusqu’i ceux qui ne sont accessibles qu’au prix de l’acceptation de procCdCs dits non-constructifs. Par 12 notre vision de la rCalitC mathCmatique se modifie: elle commence A nous apparaitre comme CtagCe en profondeur, distribuCe selon des perspectives multiples, organiske par plans diffkrents. Tout cela ne fait que rendre plus adCquate notre connaissance du champ obj ectif qu’elle nous prbente. L’apparent subjectivisme du choix des criti.res conduit 8 une adaptation plus

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226 J. Ladribe

rigoureuse aux exigences de l’objectivitk, c’est-a-dire aux imphratifs de l’objet hi-meme.

3. La question de la re‘alite’

Avant d’en venir A une conclusion au sujet de la question de l’objectivitk, nous devons aborder l’autre question, celle de la rkalitk, car ces deux questions sont si intimement mtlkes qu’on ne peut tenter de rksoudre l’une sans prendre position & l’egard de l’autre.

Que les mathkmatiques aient une rkalitk, qu’elles ne soient pas du domaine de l’imaginaire mais bien du domaine du savoir, et d’un savoir conforme a la nature de tout savoir, c’est-&-dire en prise sur le reel, c’est 18 une telle kvidence qu’il serait oiseux d’en discuter. Mais il importe de s’interroger sur la nature de cette rkalitk, de la situer autant que possible en termes de catkgories onto- logiques. Deux termes de rkference requicrent immediatement notre atten- tion: la pensee d’une part, le monde d’autre part, au sens de l’ensemble unifik des choses et des relations qui nous sont accessibles a travers l’experience perceptive. Pouvons-nous rattacher le reel mathkmatique & l’un de ces deux domaines, ou devons-nous invoquer quelque autre type d’etre ? Les entitks mathkmatiques sont-elles de purs contenus de pensee, sont-elles des choses physiques, des parties de la $ltzisis, ou appartiennent-elles & un troisi6me univers ? Qu’elles aient des rapports etroits avec la penske, d’une part, avec la phiisis, d’autre part, c’est la une constatation que nous impose la pratique meme des mathematiques. Mais comment concevoir ces r,ipports ?

I1 y a une experience des objets mathc‘matiques, comme il y a une expk- rience des objets physiques, mais cette esp6rience est toute enti6re de I’ordre cte la penske, et d’une pensee opkratoire; elle est faite de l’activitk de dkfini- tion et de dkmonstration a travers laquelle se dkcouvrent de nouveaux objets et en apparaissent les propriktks. L’essentiel de cette experience rkside dans la mjse a jour des liens par lesquels s’enchainent pour nous les propositions du discours mathematique, soit qu’il s’agisse des liens constitutifs qui nous font voir comment se composent des entitks complexes ii partir d’entitks plus simples (par exemple 1’idt.e de groupe a partir de celle d’opkration), soit qu’il s’agisse des liens dkductifs qui nous font dkcouvrir tout ce qui est contenu virtuellement dans ce qui a ete initialement pose. En cela nulle intervention de l’intuitioii sensible; le r61e qu’elle peut avoir dans la saisie des figures, des schemas, des signes opkratoires, reste purement extrinscque. Quant a l’intui- tion intellectuelle, elle n’intervient que sous la forme d’une saisie des rapports et des enchainements, non sous la forme d’une connaissance immkdiate et saturante des objets. I1 n’y a pas, en mathkmatiques, de natures simples que nous pourrions apprkhender par le regard de l’esprit. La connaissance mathk-

Objectivite et realit6 en mathbmatiques 22 7

matique n’est pas faite d’une skrie discontinue de perceptions globales pures ; elle est un cheminement, elle opkre selon un ordre rkglk de dkcouverte, elle est experience au sens propre du mot, non seulement constatation mais mise en ceuvre d’opkrations qui permettent les constatations.

Mais si l’expkrience des mathkmatiques est une ceuvre de penske, s’en suit-il que les mathkmatiques elle-m&mes, comme rCalitk, ne soient que des contenus de penske ? Dans l’examen de cette question, deux ordres de consi- dkrations devront nous retenir : les unes sont relatives aux mathkmatiques elles-mCmes, les autres aux relations entre mathkmatique et physique. L’kvo- cation de ces relations nous permettra d’ailleurs de passer A l’examen de notre seconde hypothbe : assimilation des objets mathkmatiques a des klkments de la phusis.

Considkrons d’abord les mathkmatiques en elles-m&mes. Trois faits, appa- remment d’une grande signification et du reste liks entre eux, frappent l’at- tention : la fkconditk interne des mathkmatiques, leur auto-applicabiliti., leur unitk. Voyons comment se fait le pr0gri.s en mathkmatiques. Plusieurs types de situation peuvent se prksenter : schkmatisation 8. partir de cas particuliers, thkmatisation, dkgagement de structures gknkrales. Dans le premier type de situation, on part d’objets concrets, facilement accessibles 2 l’intuition gko- mCtrique ou i des manipulations algorithmiques simples. On proc&de en quel- que sorte a une expkrimentation directe sur ces objets; on fait ensuite varier la situation en faisant entrer en jeu des objets analogues mais diffkrents des premiers sur l’un ou l’autre point, et on dkgage ainsi progressivement un sch&me qui est suggkrk par ces divers cas et qui reprksente ce qu’ils ont de commun. Ainsi bien des concepts de topologie trouvent leur origine dans des problbmes suggkrks par des objets gComktriques comme la sph&re ou le tore ou par des comparaisons entre ces objets. Dans les situation les plus primitives le point de depart est du reste bien souvent antkrieur A l’expkrience mathb matique proprement dite. On pourrait citer ici comme exemples les situations qui donnent lieu aux concepts gkoniktriques, des plus klkmentaires aux plus complexes. Ainsi, pour prendre un CRS relativement complexe dkjA, de la dkfi- nition de la dimension par le prockdk de recouvrement, suggkrk par la dispo- sition des briques dans un mur. L’expkrience proprement mathkmatique n’intervient toutefois qu’au moment ob la situation suggestive, empruntke i l’expkrience perceptive, est passke A travers le filtre d’une schkmatisation convenable qui substitue A l’objet perqu un objet pur, c’est-&dire un objet dans la saisie duquel la perception n’intervient plus en aucune fapn . Une fois ce pas franchi, d’autres objets pourront &tre engendrks, par voie de com- paraison ou de gknkralisation. Ainsi, pour reprendre l’exemple de la dimension, une fois que la notion de recouvrement caractkristique pour un espace a deux dimensions a k t k dkgagke, il devient tr&s aisk de la gknkraliser A un nombre

1 6 Dialectics 216G

22s J. Ladrihre

quelconque de dimensions et de dkfinir ensuite la notion de dimension elle- m&me A partir de 1&, sous la forme d’une dkfinition par rkcurrence.

Dans le second type de situation, la thkmatisation, on prend pour objet, on pose en theme, des prockdures utiliskes A, un niveau dkterminC de thkorie, pour en faire le contenu d’une thkorie de niveau plus Clevk, on passe donc de l’exercice 8. la spkcification. Ici la thkorie prkalable sert en quelque sorte de champ d’expitrimentation, de rkvklateur, des nouveaux objets que l’on se propose d’ktudier. Ainsi la thkorie des groupes de transformation fournit 1’6- tude systkmatique des opkrations que l’on pratique dans les diffkrentes gko- mCtries et permet du reste du m&me coup de ramener i un cadre gknkral uni- que et ainsi de rendre pleinement intelligible ce qui n’apparaissait auparavant que comme diversitk purement contingente. D’une manihre analogue, la logi- que combinatoire crCe un niveau thkorique de degrC plus klevk que celui des systemes logiques traditionnels, a l’intkrieur duquel les opkrations pratiqukes par ces dernieres font l’objet d’un examen systkmatique qui permet de les comprendre d’une mani6re beaucoup plus profonde et en quelque sorte de les expliquer.

Dans le troisi&me type de situation, en rapprochant plusieurs thkories - Cventuellement dkja tr&s abstraites elles-m&mes - qui prksentent, dans certains de leurs aspects, une certaine parent6 d’allure, et en schkmatisant de faGon convenable - souvent a paxtir de l’une d’elles - les traits caractkristiques de ces ressemblances, on aboutit Q dkgager un domaine d’objets plus gknkral, B savoir la structure sous-jacente i ces thkories prises pour point de dkpart. Ainsi les notions de base de la topologie gknkrale apparaissent au point de rencontre de thkories fort diverses qui, B premiere vue, peuvent paraitre fort kloignkes les unes des autres, que certaines circonstances obligent cependant a rapprocher : ktude des propriktks topologiques des figures, ktude des proprik- tks de la droite rkelle, problemes soulevks par la thkorie des fonctions de variables complexes, thkorie des espaces fonctionnels, etc.

Dans toutes les situations dont nous venons de parler, la dkcouverte d’ob- jets nouveaux prksuppose, certes, des initiatives de la penske. I1 faut toujours, au point de dkpart, des questions; il faut, en cours de route, l’effort de schk- matisation, qui &pare convenablement 1’Clkment B ktudier de la complexiti: des cas concrets dans lesquels on devine sa prksence; il faut enfin, pour aboutir, la force d’imagination qui trouve les expressions approprikes, le for- malisme convenable, pour y faire apparaftre l’objet nouveau et lui donner son exacte dklimitation. hlais, dans toutes ces dkmarches, la pensCe ne fait que suivre ce qui lui est sugg6rC. C’est toujours l’objet qui commande. Sans doute le cas du passage de la chose percue a la chose mathitmatique pourrait ici soulever quelque difficult& On pourrait dire que, dans ce cas, c’est bien la pensCe qui suscite, par ses propres moyens, et B partir de son propre fonds, les

Objectivite et r6a.lit.6 en mathematiques 229

objets qu’il lui plaft de considkrer. C’est ici le statut de l’acte d’abstraction, de &paration, qui est en cause. GCnCtiquement, on ne peut nier que la pensCe mathCmatique ait des attaches avec 1’expCrience perceptive. Encore une fois, il n’ y a pas, semble-t-il, d’intuition mathCmatique pure; la connaissance mathkmatique est toujours le fruit d‘une conqu&te de type expkrimental, elle est solidaire d’une pratique opCratoire qui prochde par Ctapes et oh rien ne peut venir avant son heure. Mais il y a un moment critique oh le rapport avec la perception est suspendu, et oh la pensCe mathbmatique commence Q fonctionner selon son propre rCgime: Q ce moment-I&, la forme perceptive, qui crCe entre les choses de m&me allure une parent6 reconnaissable et qui nous permet de nous orienter dans la diversit6 du monde et de classer les choses selon leurs ressemblances, c&de la place, de fa9on instantanke, discontinue, Q une forme purement intelligible dont les signes ou les figures ne sont plus que des supports inessentiels. Faut-il d2s lors voir dans l’objet mathCmatique une crCation pure et simple de la pensCe, un 61Cment d’un espace intellectuel tout intCrieur ? La &paration abstractive est-elle un acte arbitraire de la pensCe et n’aboutit-elle Q rien d’autre qu’Q un terme purement immanent ? Ne faut-il pas dire plutdt qu’elle est un acte de rkminiscence, la reconnaissance d’une forme intelligible Q laquelle nous sommes connaturellement mesurCs mais Q laquelle nous n’avons pas ou plus d’acchs direct, que nous ne pouvons retrou- ver qu’Q travers la mCdiation du sensible ? Est-ce le sensible qui est la vCritC de l’intelligible ? Toute la fonction de l’objet mathCmatique n’est-elle que de nous renvoyer B I’expCrience perceptive, de 1’Cclairer partiellement ? N’est- elle qu’un moyen dont la pensCe se sert pour revenir aux choses m&mes, un dCtour qu’elle utilise pour mieux assurer son emprise sur les choses! N’est-ce pas plutdt l’intelligible qui est la vCritC du sensible ? Celui-ci n’est-il pas simple- ment l’enveloppe dont s’entoure pour nous la forme pure, 2 travers laquelle il nous faut la ressaisir, par le moyen de laquelle elle nous fait signe? La fonction du sensible n’est-elle pas de nous reconduire Q la contemplation des objets purs ?

Cette prioritk de l’objet mathkmatique A I’Cgard de ses conditions gCn6 tiques d’apparition s’impose avec une Cvidence beaucoup plus grande encore lorsqu’on considke les situations oh c’est Q partir d’objets mathkmatiques dCjQ constituCs que s’engendrent de nouveaux objets. Ici, visiblement, il n’y a plus de rCfCrence au sensible. Et d’autre part la pensCe ne se pose que les questions que la situation mathkmatique elle-m&me suscite. Ce n’est pas nous qui ktablissons, librement et souverainement, des analogies, des rapproche- ments, des liaisons, qui faisons surgir le plus gCnCral dans le plus concret. Nous ne faisons que reconnaitre ce qui s’impose. Tout au plus fournissons- nous l’apport de nos expressions Q ce qui se dCsigne B notre activitC dkfinition- nelle. Lobjet mathkmatique posshde par hi-mCme une capacitk inkpuisable

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d’extension et de gCnCralisation. I1 n’est pas f e n d sur lui-mCme, il est habitk par d’innombrables virtuditks, iI appelle des dkveloppements en principe indkfinis, il est toujours annonciateur de nouvelles perspectives. Le progrks mathkmatique n’est pas une suite de crkations arbitraires ; c’est le passage, i l’intkrieur m&me de la rkalitC mathkmatique, du virtuel B l’actuel, de l’anti- cipation B la rkalisation, de la viske ?I son remplissement, et ce passage s’ef- fectue selon un ordre et en vertu d’une nkcessitk qui appartiennent B l’stre mathkmatique hi-m&me. La gkomCtrie euclidienne contient dkja - par les variations qu’elle sugghre - la gkomktrie non-euclidienne, les gkomktries con- tiennent dkji la thkorie des transformations, la thkorie des nombres rkels contient dkj a la topologie gknkrale, la thkorie des kquations linkaires contient dkja celle des formes linkaires, la topologie combinatoire contient dkjB l’algkbre homologique, et ainsi de suite. Les thkories s’appellent, s’enchainent, s’organi- sent, se hikrarchisent, renvoient les unes aux autres selon des rapports systk- matiques que des thkories plus gknkrales mettent progressivement en kvidence avant de devenir elles-mCmes objet de thkories plus gknkrales encore. L’&tre mathitmatique n’est donc pas statique, il est en devenir permanent; le plus klkmentaire appelle le plus gknkral, et inversement chaque niveau thkorique d’une gknkralitk donnee Cclaire rktrospectivement les &apes plus klkmentaires qui en ont pr6ci.de l’instauration et modifie le sens des objets antkrieurement connus, en montrant leur place dans des ensembles plus vastes. La croissance en mathkmatiques est interne et organique; elle prend la forme d’un dkploie- ment dans lequel les klkments s’appellent les uns les autres et se lient dans une solidaritk sans cesse renforcke. On pourrait aussi bien dire qu’elle est architectonique, en ce sens qu’elle est & la fois diversification et unification : au mouvement de gknkralisation par lequel se rkvkle progressivement le sens des thkories particulikres, par approfondissement structural, fait pendant le mouvement de particularisation qui, des thkories gknkrales, redescend vers les applications et les problkmes concrets dont elles offrent les instruments de solution. Les thkories gknkrales subsument dans une m&me structure un grand nombre de thkories particulikres apparentkes entre lesquelles elles Ctablissent une communication par le haut ; et d’autre part chaque thkorie concrkte, comme celle des nombres entiers ou des nombres rkels, participant simultankment i plusieurs structures ghkrales, ktablit entre celles-ci une communication par le bas. L’stre mathkmatique nous apparait donc douk d’un dynamisme propre; les dkveloppements qu’il autorise ne doivent rien i une initiative pure de la penske, du type d’une crkation. Si l’stre mathkmatique, une fois constituk, comporte en hi-mCme un appel i son propre dkveloppe- ment, il faut dire que l’abstraction skparative qui lui permet d’apparaitre est elle-m&me commandke par une exigence d’engendrement qui vient de lui ; A l’kgard de la penske, il agit comme un principe finalisant. On ne voit pas com-

Objectivite e t rkalitd en mathkmatiques 23 1

ment un objet posC entibrement par la pensCe pourrait, une fois posd, mani- fester une puissance gCnCratrice autonome, que la pensCe n’a plus pour fonc- tion que de laisser Ctre.

Nous venons de parler de la fCconditC interne des mathkmatiques. La portCe de cette remarque pourra &re prCciske par 1’Cvocation d’un second fait : celui de l’auto-applicabilitC des mathkmatiques. Avant de s’appliquer B des situa- tions physiques ou anthropologiques, c’est A elles-mCmes que les mathCma- tiques s’appliquent. A cBtC de la distinction entre le concret et le gCnCral - et bien souvent parallblement B cette distinction - il y a une distinction trbs significative entre les problkmes et les instruments. Toute thCorie math4 matique, en dehors de son contenu propre, posskde un rBle instrumental A 1’Cgard d’autres thkories et fournit la clef de probl&mes posCs dans d’autres secteurs des mathkmatiques. Ainsi les problbmes posCs par les sections coni- ques relbvent d’un traitement algkbrique dont 1’Ctude systdmatique conduit A la thCorie des formes quadratiques. le problbme posC par le mode de rCparti- tion des nombres premiers relbve de procCdCs fournis par la thCorie des fonc- tions, le problbme souled par les Cquations du cinquibme degrC demande B &re trait6 par les moyens de la thCorie des groupes, les problbmes posCs par la topologie combinatoire renvoient B la thCorie de l’homotopie et B celle de I’homologie, et ainsi de suite. EnvisagCes de ce point de vue, les mathCmati- ques apparaissent comme Ctant en vue d’elles-mCmes. Elles posent des pro- blbmes dont la solution exige la mise en Oeuvre d’instruments que seuls de nouveaux dkveloppements pourront fournir ; ces dkveloppements A leur tour poseront de nouveaux problbmes, et ainsi de suite. Nous retrouvons ici la prdsence, B 1’intCrieur des mathkmatiques, de la puissance auto-gknCratrice dont il vient d’Ctre question, mais w e cette fois dans l’autre sens: non plus de l’avant vers l’aprbs, mais de l’aprb vers l’avant. Si les problbmes appellent les instruments et manifestent ainsi une fCconditC prospective, le rBle instru- mental des thCories fait apparaftre une fCconditd rCtrospective, celle de la puissance illuminatrice du plus abstrait - car l’instrument est toujours d’un degrC d’abstraction plus Clevk que le problbme - B 1’Cgard du concret. Encore une fois, par condquent, il y a une solidaritC de toutes les parties des math4 matiques qui ne peut s’expliquer sirnplement par un appel A des initiatives subjectives fondCes sur elles-mCmes, souveraines et discontinues.

Et ceci nous conduit B Cvoquer un troisibme fait, sous-jacent aux deux prCcCdents : l’unitC des mathkmatiques. La mise B jour, relativement rdcente, de structures trks gCnCrales, comme les structures algCbriques et topologiques, a permis de reconnaitre des parent& qui n’Ctaient pas visibles B une Ctape antkrieure des mathkmatiques, et a permis dgalement de comprendre des situations A premikre vue Ctranges, B savoir l’apparition de problbmes de m&me nature dans des branches fort CloignCes les unes des autres, et la fCcon-

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ditC surprenante de certaines mCthodes dans des domaines fort Ctrangers i celui pour lequel elles avaient CtC crkCes. Ainsi de la prCsence de problhmes de nature topologique dans la thCorie des fonctions de variables complexes, ou de I’Cclairement projetC par certains dkveloppements de la gComCtrie algC- brique sur les problbmes soulev& par les nombres premiers. Nous voyons mieux auj ourd’hui comment s’expliquent ces Cchanges, ces croisements, ces emprunts, ces va-et-vient entre thCories; la clef des analogies est toujours fournie par le dkgagement d’une structure commune, de nature suffisamment gCnCrale, Plus que l’unitC formelle et somme toute assez provisoire suggCrCe par la thCorie des ensembles - qui serait comme le cadre gCnCral dans lequel la mathbmatique tout enti6re pourrait venir s’inskrer - c’est le processus d’unification fourni par la thCorie plus concrbte des structures qui apparait signifiant. Bien entendu, la thkorie des ensembles doit nkcessairement Ctre prCsupposCe, mais par elle-mCme elle ne constitue qu’un cadre abstrait et inerte. Certes, nous devons nous attendre 8. la dCcouverte de nouvelles struc- tures, et mCme A des remaniements profonds qui mettraient en cause la notion mCme de structure, qui en reprendraient le contenu dans une notion plus ample, plus approprike aux exigences qui se font jour du cGtC de la topo- logie algkbrique, de l’exploration du transfini lointain. Mais cela signifie seule- ment que notre vision prksente de 1’unitC des mathkmatiques est encore trhs partielle et tr&s approximative, que ce thbme lui-m&me de l’unitC devra Ctre rCexaminC et approfondi. L’essentiel c’est que ce thbme est aujourdhui dCgagC explicitement, que dCja des recherches profondes lui ont C t C consacrkes, tant du cBtC de la thkorie abstraite et axiomatique des ensembles - o~ l’on trouve comme 1’Ccho du programme logiciste d’une unification des math&- matiques dans le logique, programme peut-Ctre critiquable mais en tout cas rCvClateur - que du cBtC de la thkorie gCn6rale des structures. L’unitC des mathkmatiques n’est pas encore fondCe, et on ne peut mCme pas dire qu’elle soit dCjA constituke. Mais elle se fait. L’unitk achevCe, ce n’est sans doute qu’une situation-limite ; mais l’unitk comme thbme est un principe finalisant qui agit effectivement ?L l’intCrieur des thkories, rCvble des convergences, suscite de nouvelles crCations, explique les solidaritks existantes, porte en avant le mouvement de gCnCralisation. I1 faut donc parler d’unification plutBt que d’unitC. Mais s’il y a unification en cours, c’est que I’Ctre mathkmatique est d’une certaine manicre dCjA prCsent tout entier dans ce qui, aujourd’hui, peut en Ctre connu. Car l’unification est commandCe par ce qui est ?L venir plus encore que par ce qui est dCjA rCpCrC.

Tout ceci nous permet de revenir a notre problhme: peut-on faire de la rCalitC mathkmatique un simple contenu de pensCe ? Les faits qui viennent d’&tre CvoquCs nous obligent, semble-t-il, de reconnaitre dans la rCalitC mathb matique une puissance interne d’engendrement, une fermeture sur soi auto-

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rCfCrentielle et une force unificatrice que nous pouvons rCsumer dans un seul mot: l’autonomie. Si l’on veut rattacher la rCalitC mathCmatique A la pensCe, ce ne pourra donc Ctre en considkrant dans la pensCe l’aspect d’activitC, la fonction instauratrice, it la faGon de la philosophie de l’esprit, mais seulement en considkrant la pensCe dans sa face objectivCe, le concept; il y aurait moyen, en effet, de rendre compte de l’autonomie des mathkmatiques en recourant A une CpistCmologie qui fasse plein droit B l’indbpendance du concept it 1’Cgard des actes qui le pensent, qui souligne le rBle des enchainements, qui montre la prksence, B 1’intCrieur du concept, d’une vertu Cvocatrice qui appelle de fagon nCcessaire son dCveloppement, qui en assure le dkploiement dans un ordre en principe indkfiniment ouvert de liaisons, de convergences et d’uni- fication.

Mais ici nous devons nous tounier vers le second ordre de considkrations que nous avons annoncC et qui concerne les relations entre mathkmatiques et physique. Que les mathkmatiques se rCvblent applicables B. la rCalitC physique, entendue au sens le plus gCnCral, c’est 1B. un fait qui domine toute la science moderne et dont la raison profonde reste cependant assez mystkrieuse. Que les mathkmatiques aient bien souvent dfi leur progrbs it des probl&mes Venus de la physique, c’est lit aussi un fait historique patent qui nous oblige B recon- naitre la solidaritC Ctroite qui existe entre connaissance de la r6alitC physique et connaissance de la rCalitC mathkmatique. Sans insister davantage sur ces faits fort Cvidents, nous devons essayer d’en dCgager la signification pour notre problbme. Si nous maintenons que les mathkmatiques appartiennent purement et simplement A l’ordre du concept - encore qu’il ne puisse &tre question de nier le rale de 1’activitC conceptuelle en mathkmatiques - nous serons obligb, pour rendre compte de 1’applicabilitC des mathkmatiques B la nature, soit d’invoquer une thCorie des formes a priori de style kantien, soit d’invoquer une thCorie de l’harmonie prCCtablie. Dans le premier cas, on expliquera que les mathkmatiques sont des formes appartenant A la structure du sujet et que l’objet de la connaissance physique est constituC par une acti- vitC synthhtisante du sujet, Claborant le pur divers de la sensibilitk en une totalit6 signifiante dont une science est possible. Alors en effet les math& matiques appartiennent en vertu de leur nature mCme aux conditions de pos- sibilitC de l’objet et leur fonction it l’Cgard de la science de la nature est justi- fiCe a priori. Mais une telle explication ne semble gubre capable de rendre compte du devenir interne qui aninie les mathkmatiques - les formes a prim; ont un caractbre trop statique pour cela - ni des conditions exactes de l’appli- cation des mathdmatiques B la connaissance de la nature: loin d’&tre fixCe it l’avance par les conditions qui commandent l’activitC du sujet, cette appli- cation est toujours en Cvolution, elle est sujette A certains moments it des remaniements de caractbre radical, enfin elle a un aspect toujours conjectural

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qui en suspend la validitk A des procedures de vhification toujours suscepti- bles de ruiner les hypothbes utilisCes. Dans le second cas, on sera obligt! soit de faire appel a un principe extkrieur qui pose a la fois les deux domaines, celui des concepts et celui des choses, soit d’invoquer une thkorie du concept qui en fait le gknkrateur de la rkalitC. Le premier type d’explication, qui ne pose aucune mkdiation directe entre les deux domaines, rend difficilement compte des conditions historiques de la gen&se des concepts mathkmatiques d’une part, de leur application B la physique d’autre part. Du c6tk de la genbe, il faut tenir compte du passage inkvitable par l’abstraction skparatrice. Com- ment expliquer le r61e de celle-ci si la mathkmatique est concept et si le con- cept est autonome ? Du c6tk de l’application, il faut tenir compte, comme on vient de le faire remarquer, des incertitudes, des va-et-vient, des alkas tou- jours contingents de la dkmarche explicative en physique thkorique. Le seconde type d’explication rend bien compte, apparemment, de l’autonomie des mathkmatiques. Mais, de nouveau, il s’adapte mal aux circonstances con- cr&tes de l’usage effectif des mathkmatiques. I1 a peut-&re une portke transcen- dantale, certainement pas une portke historique. Car il confcre inkvitablement aux reprksentations mathkmatiques une portke nkcessaire qui ne permet ni les retours en arrikre, ni les remaniements, ni les hksitations que l’histoire cependant atteste. Du reste, si l’on admet cette explication comme transcen- dantale, c’est-%dire comme relative aux conditions ontologiques de la genbse de l’objet, ou bien on parle effectivement de la penske, mais alors il s’agit d’une pende absolue et plus de la penske humaine, ou bien on ne parle plus de la penske, mais alors on se trouve dans un tout autre type d’explication que celui dont il ktait question pour l’instant.

Ces remarques nous amknent donc, en dkfinitive, A rejeter toute assimilation entre la rkalitk mathkmatique et la penske, soit que l’on prenne celle-ci du c8t6 de l’activitk, soit qu’on la prenne du c6tk du contenu, c’est-i-dire au niveau du concept. S’il y a une conceptualisation des mathkmatiques, elle est relative a un corrklat extkrieur B la penske que la considkration de l’auto- nomie des mathkmatiques nous oblige de reconnaitre.

Mais ce corrklat peut-il Ctre de l’ordre de la plzusis? Nous rencontrons ici la seconde possibilitk que nous avons Cvoquke tout A l’heure: assimilation de la rkaliti. mathkmatique a une partie de la rkalitk physique. Nous devons tenir compte, bien entendu, d’une certaine solidaritk entre rkalitk mathkma- tique et rkalitk physique, solidariti. attestke a la fois par les conditions de la gen6se et par les conditions de l’application des mathkmatiques. Mais cela ne nous permet pas d’accepter pour autant, purement et simplement, l’assi- milation proposke. Car s’il y a autonomie de l’&tre mathkmatique A 1’Cgard des activitks de la penske, il y a aussi d’autre part autonomie de 1’Ctre mathk- matique B l’kgard de la nature. I1 suffira, pour s’en convaincre, de penser aux

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conditions de sa genbse: si l’objet mathkmatique, bien que suggkrC par les Ctres et les situations physiques, ne peut apparaitre comme tel qu’au prix d’une skparation qui l’isole absolument de ses origines concrbtes, cela signifie bien que 1’Ctre mathkmatique, comme tel, ne possbde pas le mCme statut que les Ctres physiques, n’est pas une chose du monde.

Que nous reste-t-il B. faire alors, sinon, semble-t-il, d‘invoquer une troisikme possibilitk, celle du platonisme pur ? Le corrklat rkel des concepts mathkma- tiques serait constituk par des entitks subsistantes de nature purement intel- ligible, skparkes par conskquent des substances sensibles, mais Q 1’Cgard des- quelles ces dernibres auraient un rapport de participation, ce qui expliquerait la fkconditk des mathkmatiques dans l’explication du monde. I1 y aurait donc, au-dessus du monde des individus physiques, un monde d’objets math6mati- ques existant Q leur manibre et que I’esprit pourrait saisir par le moyen d’opCrations appropriees de dCfinition et de dkmonstration. Une telle thitorie nous rapproche sans doute d’une explication satisfaisante ; mais, sous cette forme extreme, elle pr&te Cvidemment Q toutes les objections traditionnelles Q l’kgard du platonisme pur. D’abord, s’il y a des entitCs mathkmatiques subsistantes, sont-elles toutes du meme niveau ? Mais alors comment distin- guer entre les individus et les ensembles ? Et si on pose des niveaux diffkrents, comment expliquer qu’un m&me ob:jet puisse jouer tantat le r61e d’individu, tant6t le r6le d’ensemble? Du reste, avons-nous le droit d’admettre sans res- triction qu’un ensemble devienne un individu ? Et si nous devons poser des limitations aux substitutions admissibles, ce qui parait nkcessaire pour kviter les paradoxes, comment les justifierons-nous ? Et puis, accepterons-nous qu’d chaque nouvelle thbmatisation corresponde un niveau ontologique appro- prik? On reconnait ici toutes les difficultks soulevkes par ce qu’on appelle classiquement le platonisme en mathkmatiques. Ces difficultks ne proviennent- elles pas en definitive de ce que l’on fait jouer d la notion d’individu un r61e excessif et cela parce qu’on se reprksente ce monde intelligible sur le modble du monde physique? De m&me que le monde physique est form6 d’individus existant chacun pour hi-mCme, on imagine le monde mathhmatique comme peuplC d’&tres qui peuvent Stre revetus de propriktb, donc qui jouent le r61e d’individus, alors que la notion d’individu n’est peut-&tre ici qu’un artifice formel qui nous est indispensable pour nous permettre de reprksenter ce qui est vraiment en cause, Q savoir des structures. Dans une conception de ce genre, les Ctres mathbmatiques sont assimilks, au fond, aux choses du monde et ils sont considkrks comme subsistant, c’est-A-dire comme existant par eux- m&mes et pour leur propre compte, Q la manikre de celles-ci. On en fait des pseudo-choses, des choses flottantes, sans ancrage concret, sans le revstement de l’apparence sensible. Or si l’on peut dkjQ mettre en question le caractere autarcique des choses du monde physique, A combien plus forte raison doit-on

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le faire quand il s’agit des Ctres mathkmatiques. On peut bien parler d’auto- nomie, mais ce caractbre affecte la rCalitC mathkmatique dans son ensemble, non les objets mathbmatiques particuliers; et puis l’autonomie n’est pas l’autarcie. I1 y a une liaison de toutes les parties des mathkmatiques qui nous empCche de considkrer B l’ktat isolk tel ou tel Ctre mathkmatique comme s’il pouvait tenir par lui-mCme, constituer par lui-m6me une realit6 achevke, capable d’exister pour son propre compte. I1 faut ajouter qu’a cette con- ception platonicienne on peut toujours objecter l’argument aristotklicien: comment expliquer l’applicabilitk des objets mathkmatiques aux choses physiques, oh chercher la mkdiation nkcessaire entre ces deux ordres de rkalitk, une fois qu’on les a skparks aussi radicalement ? Si les Ctres physiques sont par participation, ne devra-t-on pas invoquer, en vertu des principes mCmes de l’explication, un troisi6me domaine oh l’on trouverait les principes en vertu desquels la participation se produit, les fondements de la commu- nautk qui relie Ctres physiques et Ctres mathkmatiques dans le rapport de participation ?

Quoi qu’il en soit de ces difficult&, il y a quelque chose B retenir de l’idke de participation : la rkalitk physique est ce qu’elle est en vertu de son rapport a un ordre de rCalitC qui la surplombe. Mais comment concevoir au juste ce rapport, et comment concevoir ce domaine supkrieur de rkalitk si on ne peut se le reprbsenter comme form6 de substances? I1 faut, semble-t-il, pour tenter de rkpondre ces questions, se rappeler deux choses: d’une part la rCalitk mathkmatique, dam son ensemble, est autonome, elle est skparCe de la rCalitk physique, d’autre part elle a rapport a cette rkalitk, les efforts que nous fai- sons pour nous reprksenter par le moyen des mathkmatiques le comporte- ment de la nature sont couronnb d’un succ6s constant. Nous pourrons ras- sembler ces deux caracthes en un seul en parlant de l’a priorit6 des mathk- matiques a l’Cgard du monde de la rCalitC physique. Le terme d’a priori n’est pas pris ici au sens kantien: il ne s’agit pas du tout d’une condition subjec- tive de la constitution de l’objet, d’une fonne de la connaissance qui jouerait un r61e nkcessaire dans la formation de l’objet. I1 s’agit bien d’une condition de la manifestation de l’objet, mais au sens ontologique, non au sens CpistC- mologique. En d’autres tennes, il s’agit d’une condition qui commande le dkploiement de la chose dans son ordre propre mais qui, comme condition, peut Ctre considCrke 8 part et apprkhendke en dehors de la chose elle-mCme et indkpendamment de toute expkrience sensible portant sur elle.

Mais comment concevoir un tel a Prlori ? I1 faut invoquer, pour en rendre compte, une interprktation du statut ontologique des choses sensibles qui se prksente comme une theorie de la procession. La thkorie plotinienne des nombres pourra ici nous servir de fil conducteur. Selon cette thkorie, l’engen- drement des nombres correspond 8 la fragmentation progressive de l’unitC.

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Elle est comme le dessin intelligible selon lequel nous pouvons penser le processus de diffkrenciation et de diversification par lequel le contingent est produit A partir de l’absolu. Ce processus est un processus rCel, puisqu’il aboutit A la multiplicitC rCelle des choses sensibles. Et au niveau de cette multiplicitk, nous trouvons non seulement la multiplicitk en tant que telle, mais les diffkrences qualitatives qui opposent l’un A l’autre les divers indivi- dus. Cependant, l’engendrement des individus concrets qualitativement dif- fCrenciCs est mCdiatisC par la pure position de la multiplicitC, dont la genbse de la sCrie des nombres reprksente le schbme abstrait. Ainsi ce schbme n’est pas seulement instrument de connaissance, forme de reprksentation ; il est aussi, et mCme d’abord, moment rCel du processus rCel de l’engen- drement des individus concrets A partir de l’absolu, en termes plotiniens, de la procession.

Ce type d’explication peut Ctre gCnCralisk. Laissons entre parenthbses ici la question mCtaphysique de l’un, de sa nature, du rapport du contingent A l’absolu. En restant simplement au niveau d’une analyse philosophique de la nature telle qu’elle se prksente A l’expkrience, nous pouvons nous la rep& senter comme habitCe par un dynamisme interne d’engendrement, de crois- sance, de production, dont la succession incessante des formes B travers le temps, 8. tous les Cchelons que l’analyse peut discerner dans la rCalitC, des particules ClCmentaires aux nCbuleuses, n’est que la manifestation visible, la projection sensible. Appelons procession ce mouvement universe1 par lequel les choses en viennent B se montrer, A se produire dans l’apparence, entrent dans l’espace de la manifestation dont la totalit6 constitue la fihzlsis. Et ceci encore une fois sans rien prCjuger de la manibre dont ce mouvement h i - meme peut Ctre fondC. La pensCe plotinienne conqoit la procession comme une descente de l’intelligible dans le sensible. C’est I& une image qui peut &re suggestive, mais qu’il faut en tout cas interprdter ontologiquement. La nature se produit, les choses physiques apparaissent et s’organisent les unes vis-bvis des autres dans les rapports que nous leur connaissons, par la mise en ceuvre d’une s6rie de conditions qui, toutes, appartiennent A la constitution du monde, A sa texture interne, en Ctablissent la figure concrbte. Ces conditions constitutives - constitutives A la fois au sens actif de principes opCrants qui contribuent A l‘engendrement des choses, et au sens passif de principes cons- tituants qui appartiennent & la configuration interne des choses - sont liCes entre elles selon un ordre dCfini, elles comportent une hiCrarchie, elles se cornmandent les unes aux autres, ce que traduit I’image de la descente, ce que pourrait traduire tout aussi bien l’image de la superposition de couches gCologiques dans un terrain. La procession se fait donc par engendrement successif de conditions, ou, pour le dire autrement, par superposition de couches ontologiques. Par rapport A la chose meme, qui seule subsiste, qui

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seule a une existence par soi, ces niveaux de condition reprbentent des a priori. La notion d’a Priori s’Cclaire donc Q partir de la notion de procession. Si les conditions sont Ctagkes, c’est-A-dire si le dkploiement de chacune est prkdktermink et enveloppk par le dkploiement de la prCcCdente, il y a nkces- sairement une structure de l’a priori. En premiere approximation, nous pou- vons y discerner trois niveaux, ou en tout cas trois Ctages de constitution, chaque ktage pouvant peut-&tre comporter lui-m&me toute une skrie de ni- veaus: le niveau des categories ontologiques gCnCrales, le niveau de l’onto- logie formelle, le niveau des principes individuants. Le premier niveau est celui que considere la mktaphysique gknkrale. Le second est celui des mathe- matiques, qui sont ontologie dans la mesure oh elles contribuent B la consti- tution de la plzitsis - et qui sont cependant formelles dans la mesure oh elles ne sont que l’ensemble des structures, des formes pures, selon lesquelles se dCploie l’ensemble de la phusis. Et enfin le niveau de l’individuation est celui qui doit expliquer le passage a l’existence concrcte de la chose sensible, dans sa particularitb, son relatif isolement, son individualit6 propre. C’est A ce niveau que s’accomplit le passage inverse de celui qui livre B la penske les objets mathkmatiques purs a partir des formes perceptives: en skparant l’objet mathkinatique pur, la pensee refait en sens inverse le mouvement de la procession, elle remonte du conditionne au conditionnant, alors que la procession va du conditionnant au conditionnk. Si on accepte cette facon de voir, on pourra dire que la rCalitk des mathkmatiques est celle d’un a firiori ontologique, ou encore d’un niveau dCterminC de procession.

Mais une tr&s skrieuse difficult6 se prksente. C’est que l’expkrience que nous avons de la mathCmatisation du monde nous montre que, dans bien des cas, nous avons le choix entre des formes mathkmatiques diverses, entre les- quelles prkciskment nous demandons a l’expkrience de trancher. Ce n’est jamais qu’i titre d’hypothese que nous Clisons telle ou telle thCorie comme representation du domaine que nous voulons expliquer. Et il faut toujours recourir au processus de la vkrification, donc laisser toujours la porte ouverte a des revisions possibles. Mais si la nature nous impose elle-m&me le choix de certaines thCories de prCfPrence B d’autres, qui, du point de vue purement mathkmatique, se prksentent 5 nous avec des titres Cquivalents, ne devons- nous pas alors considCrer les mathkmatiques comme un champ de possibles dont la rCalitk physique ne rCalise jamais qu’une toute petite partie? Nous aurions alors, entre mathkmatiques et physique, le m&me type de rapports que ceus que la mktaphysique leibnizienne Ctablit entre l’entendement et la volontC divine. Et serait-il lCgitime alors de se reprbenter les mathkmatiques comme un a priori du monde? S’il en est bien ainsi, si les mathkmatiques representent un champ de possibles, alors elles ne sont a firiori par rapport au monde que comme l’entendement divin, pour Leibniz, est a priori par rapport

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au monde existant. Mais le passage d’un tel a priori au monde donnC ne peut plus &re alors dCcrit comme une phase de la procession des choses: il exige l’intervention d’un acte d’Cvaluation, d’une pkripktie, d’un CvCnement qui projette un possible dans la rCalitC. Chez Leibniz, c’est le choix du meilleur par Dieu qui constitue ce passage. Nous sommes donc renvoyCs en-de+ de la procession, vers un CvCnement transcendantal primordial : l’a priori est maintenant condition prCalable de cet CvCnement et plus directement cons- titutif de la rCalitC, comme dans une thkorie de la procession. Mais il se pour- rait que les mathkmatiques soient bien de part en part un champ de rCalitC, non seulement en elles-m&mes mais Cgalement A 1’Cgard du monde existant. Simplement nous n’aurions pas d b maintenant le moyen de nous en aper- cevoir avec certitude, pour la bonne raison que nous ne pouvons apercevoir d’un seul regard ni l’ensemble des mathkmatiques ni l’ensemble du monde dans tous ses aspects. Rien n’empkche cependant de faire l’hypothbse d’une correspondance totale entre le monde mathkmatique et le monde physique, mais A la condition - si l’on veut tenir compte des alkas historiques qui com- mandent l’application des mathkmatiques au monde - de prendre les mathb matiques dans leur ensemble et le monde dans son ensemble. Ce qui rend cette hypoth6se plausible, c’est que les mathkmatiques sont animCes intkrieure- ment par un mouvement de totalisation et d‘unification qui semble suggirer une rencontre A la limite, par remplissement progressif d’une viske sans cesse plus adkquate, avec les conditions effectives du monde tel qu’il est, dans la totalit6 de ses aspects. E t si cette hypothhse peut Stre maintenue, alors on peut considkrer les mathkmatiques comme un a priori directement consti- tuant, au sens d’une thkorie de la procession.

I1 reste une derni&re objection A soulever: les mathkmatiques s’appli- quent A la rCalitC physique, soit, mais reprksentent-elles directement cette rkalitk, ne reprbentent-elles pas plut6t nos opkrations sur cette rCalitk, que nous ne connaitrions qu’i travers les manipulations auxquelles nous la sou- mettons? Les dbveloppements rkcents de la physique suggbrent une telle manibre de voir, puisque les objets physiques, tout au moins les objets physi- ques thkoriques, sont considkrks sous l’aspect de leur comportement a 1’Cgard d’opkrations pratiquables sur eux, reprksentables sous forme de transforma- tions dans des espaces appropriks. Mais s’il en est ainsi, ne trouvons-nous pas plut6t dans cette remarque une confirmation de l’hypothcse CnoncCe ci-des- sus ? Car en trouvant les opkrations convenables qui nous livrent une connais- sance plus adkquate des objets du monde, nous ne faisons sans doute que re- produire B notre manihre les conditions de leur genkse, et si ces conditions sont d’ordre mathkmatique, en tout cas A un certain niveau, il n’est pas Ctonnant que nos opCrations doivent elles-m&mes &re reprbentkes sous forme mathkmatique.

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4. Conclmion

Ces suggestions au sujet de la rCalitC des mathkmatiques nous permettent de revenir B la question de 1’objectivitC et de lui donner un Cclairage plus systkmatique et plus dCfinitif que dans la premihre partie de cet expos&

Si la rCalitC mathCmatique 6 st de l’ordre d’un a priori objectif, d’un prda- lable de condition, il n’est pas ktonnant qu’elle ne puisse nous apparaitre que dans des reprhsentations formelles. Car en elle-m&me elle est constituke de formes pures et la forme pure ne peut se montrer immediatement comme telle: si elle n’est que condition, elle ne peut se manifester que dans l’acte mCme de conditionner, c’est-i-dire en se projetant dans l’objet concret, sen- sible, dont elle commande la production. Les representations formelles four- nissent aux formes pures comme un corps factice d’apparence; elles leur permettent de se montrer dans une sorte d’absolue gratuitC, de mimer sur un domaine de pseudo-choses la fonction qu’elles exercent B 1’Cgard du domaine des choses concrhtes de la phusis. C’est que les reprCsentations formelles usent elles-m&mes d’objets concrets, qui servent de support aux structures, mais en m&me temps elles en pratiquent la mise entre parenth6ses; elles exercent dans leur mode de presentation m&me le processus d’abstraction qui conduit des choses visibles aux formes invisibles. Elles sont donc une reprksentation au sens fort et actif du mot: elles offrent en spectacle le royaume des formes pures, mais c o m e a travers des vetements fantbmatiques, elles sont la fantasmagorie de I’idCal. Si la reprksentation est nkcessaire, 1’activitC qui la suscite est ilgalement nkcessaire ; on ne peut faire 1’Cconomie des interventions de la penske, de ses initiatives, de ses dCmarches, de ses t2tonnements. On comprend ainsi que, pour nous, la venue B l’existence des &tres mathkmati- ques soit contemporaine des opCrations par lesquelles nous les construisons. Mais cette activitC constructrice n’est pas constituante, elle n’est que la mise au point du dCcor sensible, de l’univers de signes dans lequel la rCalitk mathk- matique pourra se produire. Et la dCmarche de la pensile a prCcisCment pour fonction de rendre la representation adequate B. la rkalitk. AppelCe par les exigences de la manifestation, elle est commandke et mesurCe A, chaque ins- tant par la rCalitC elle-meme. Cela n’exclut pas les t2tonnements, les dCtours et les erreurs, mais en mathematiques ces hksitations de la recherche sont toujours prkalables B la donnCe de l’objet; au moment ou cesse le simple presentiment ou le simple jeu formel et oh la pensCe se noue vraiment comme pensile, c’est que I’objet lui est prksent. Et i ce moment elle le rejoint dans ce qu’il est. Si les dkmarches de la pensile ne sont que la face subjective des exi- gences de la manifestation, on peut dire qu’en mathkmatiques l’objectivitk est d’essence. Cela n’exclut pas, naturellement, que le pr0gri.s soit Cgalement d’essence. Mais ici encore c’est la rkalitC qui commande. Ce qui nous apparait

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comme une progression de la pensCe n’est que le reflet dans notre champ de connaissance du mouvement interne qui anime la rkalitk mathkmatique elle- meme, de la presence en elle d’une puissance unifiante qui assure la conca- tknation nbcessaire de toutes ses parties et impose 8. la penshe de reconnaitre, B l’horizon de ses dbmarches, l’annonce de la mathbmatique totale. Ainsi, par la mkdiation de nos systkmes, au milieu de nos reprbsentations, et par d e b tout ce qu’elles accomplissent ou symbolisent, se rkvkle peu A peu la figure de ce monde invisible, souverain, et Cclatant comme un ciel constellk, que les grands mathkmaticiens du XVIIe sikcle avaient nommb d’un nom majes- tueux et inoubliable : la mathesis universalis.

J. Ladriere 19, place Foch Louvain

Dialectica Vol. 20, No 2 (1966)