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 Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.  Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article  « Sur le prooemium  de la Métaphysique  »  Emmanuel Trépanier Laval théologique et philosophique , vol. 7, n° 2, 1951, p. 177-187.  Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :  URI: http://id.erudit.org/iderudit/1019854ar DOI: 10.7202/1019854ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos .erudit.org/fr/ usagers/politique-dut ilisation/ Document téléchargé le 19 mai 2015 07:06

On the Proemium of the Metaphysics

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    scientifiques depuis 1998.

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    Sur le prooemium de la Mtaphysique Emmanuel TrpanierLaval thologique et philosophique, vol. 7, n 2, 1951, p. 177-187.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

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    DOI: 10.7202/1019854ar

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  • Sur le prooemium de la Mtaphysique

    Il nest pas de meilleure introduction la mtaphysique de saint Thomas que ce -prooemium, ou avant-propos, que lui-mme crivait pour son Commentaire de la Mtaphysique dAristote. Bien quil soit relativement bref, ce prooemium contient lessentiel de ce que lon doit savoir touchant la mtaphysique elle-mme : quelle est la ncessit de cette science, quel en est le sujet, quelles sont les causes quelle considre, puis quels sont les noms qui peuvent la dsigner. Mais lintrt de cet avant-propos est que tous ces points se nouent autour de cette ide que la mtaphysique est la science la plus intellectuelle. Ils sont en effet traits au cours dune mme argumentation o cest toujours cette ide de la science la plus intellectuelle qui joue le rle de principe illuminateur. Notre lecture portera donc une attention spciale cette importante ide.

    Cest dabord la ncessit de la mtaphysique que pense saint Thomas. Et son argumentation procde dune affirmation emprunte la Politique : quand plusieurs choses sont ordonnes une mme fin, il faut que l une delles assume la fonction de chef, de directrice, et que les autres soient commandes, diriges. Saint Thomas donne lexemple de lunion de lme et du corps o cest lme qui naturellement commande, et le corps qui obit ; lexemple aussi des puissances de lme o les puissances infrieures, les apptits sensibles, sont, daprs lordre de nature, rgies par la raison. Or voici que toutes les sciences et tous les arts ont une mme fin qui est la perfection de lhomme, que tous les savoirs sont pour le bonheur de lhomme. Car lhomme trouve son bonheur, son bonheur proprement humain, dans le dveloppement et lachvement de son tre par lexercice de ses puissances, de son intelligence particulirement et principalement. Cette unit de but pour tous les savoirs intellectuels fait que lun deux doit tre le chef, la tte des autres. Et il aura droit au nom de sagesse car cest le propre du sage que dordonner.

    Mais quelle est cette science et quel est au juste son domaine ? Saint Thomas propose dy rpondre en rflchissant dabord ce qui rend apte diriger, gouverner. Or au tmoignage du Philosophe, toujours dans la Politique, les hommes dune intelligence vigoureuse sont naturellement les chefs et les matres des autres, cependant que les hommes physiquement robustes mais faibles desprit sont tout aussi naturellement serves et sujets. Ainsi dans la socit des savoirs : cest la science la plus intellectuelle quil revient naturellement dtre la rgulatrice des autres.

    Quelle est maintenant la science la plus intellectuelle ? vrai dire, la question porte en elle sa rponse, car la science la plus intellectuelle est celle qui porte sur les plus intelligibles. Saint Thomas va donc dfinir ce que lon doit entendre par les plus intelligibles, prenant comme premier point

  • 178 LAVAL THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    de vue celui de lordre de connatre, de comprendre et de juger. Lordre de la connaissance est ici considr selon qu son terme nous aboutissons la connaissance parfaite, ce jugement parfait o lintelligence est absolument et entirement dtermine. La determinatio ad unum, c est la dfinition de la certitude. Or la certitude a pour cause lvidence : il faut que lintelligence voie, quelle voie quil en est ainsi et quil ne peut en tre autrement. Mais moins quil ne sagisse dune vrit immdiate qui tient en elle-mme son vidence, lintelligence ne peut tre certaine quen atteignant la cause. La cause rend raison du fait, elle en donne proprement lexplication. Le fait ne devient vraiment intelligible que dans la lumire de sa cause. La cause est donc ce quil y a de plus intelligible puisque cest elle qui claire lintelligence, qui lui donne lexplication, qui la fait voir et qui la dtermine. Mais dans lordre dacquisition, lintelligence ne procde pas autrement que de limparfait au parfait. Ce qui veut dire que la science, la connaissance certaine par les causes, et donc le jugement parfait sur les choses, ne peut sobtenir quau terme dune laborieuse inquisition. Mais atteindre la science, cest parvenir la connaissance la plus riche dont lintelligence soit capable, et la science, quelle quelle soit, constitue la connaissance la plus intellectuelle du seul fait quelle est connaissance certaine par les causes.

    Si telle est la connaissance la plus intellectuelle, il est ais de dduire quelle sera la science la plus intellectuelle. Elle sera celle qui se dfinit non plus par la connaissance des causes dune faon commune, mais par la connaissance des causes premires. Et notons tout de suite que lexpression cause premire peut avoir double signification. Elle peut signifier dabord la cause immdiate, prochaine et propre dun fait donn. La cause premire se dfinirait alors comme ce do procde quelque chose premirement, cest--dire proprement. Selon cette acception, toute science dmonstrative, toute philosophie doit sattacher aux causes premires ; celles- ci entrent dans la dfinition mme de la science. Cest ainsi quAristote dit dans les Seconds Analytiques : Si donc la connaissance scientifique consiste bien en ce que nous avons pos, il est ncessaire aussi que la science dmonstrative parte de prmisses qui soient vraies, premires, immdiates, plus connues que la conclusion, antrieures elle, et dont elles sont les causes. Cest ces conditions, en effet, que les principes de ce qui est dmontr seront aussi appropris la conclusion. 1

    Lexpression cause premire sapplique aussi ces causes qui, lorsque lon considre lensemble des causes qui exercent leur action dans lunivers, apparaissent comme ayant laction la plus tendue, la causalit la plus universelle. En ce sens, les causes premires ne dfinissent que la seule mtaphysique, que la seule philosophie premire. Or il nest point dexplication de notre univers sans les causes premires. Et lintelligence qui est naturellement mue par le dsir de connatre, par le got de lintelligible et le besoin dexplication, ne peut sen tenir aux faits plus ou moins particuliers,

    1. L.I, ch.2, 71bl9-23.

  • SUR LE PROOEMIUM DE LA (( MTAPHYSIQUE 179

    des ordres de choses restreints et limits ; cest ncessit quelle sinterroge sur des problmes porte universelle et que dans leurs solutions elle parvienne la connaissance des causes premires. Se dtourner de ces problmes, ignorer volontairement ces causes premires, cest en dfinitive admettre labsurde, ce qui est labdication, la ngation mme de lintelligence. Refuser les causes premires, cest refuser lultime intelligibilit des choses. Cest tout au contraire dans leur recherche et leur considration que lintelligence se pose et saffirme comme intelligence, do vient que la science la plus intellectuelle est celle des causes premires.

    Dans un deuxime argument, saint Thomas entend reconnatre les objets de la science la plus intellectuelle en comparant lintelligence au sens. Puisque le sens, dit-il, est la connaissance des singuliers, lintelligence parat bien en diffrer en ce quelle connat et comprend les universels. Cest l leur distinction la plus nette, la plus radicale. Car si la connaissance sensible dune certaine manire touche luniversel lorsque par la cogitative elle peroit des hommes, si dautre part lintelligence atteint dune certaine manire le singulier lorsque par exemple elle porte des jugements sur tel ou tel homme, il reste la fois que le sens na pas la comprhension de l homme, et que lintelligence qui a cette comprhension ne peut avoir celle de tel homme particulier. Le domaine propre du sens est donc celui des singuliers ; le domaine propre de lintelligence, celui des universels qui seuls sont comprhensibles, intelligibles.

    Saint Thomas conclut aussitt de l que cette science est la plus intellectuelle qui porte sur les principes les plus universels. Et ce quil donne comme principes les plus universels fait comprendre ce quil entend par principes. Ce sont, dit-il, ltre et ce qui suit ltre, comme lun et le multiple, lacte et la puissance. Principe est pris ici comme principe de connaissance ; pris aussi non pour une proposition immdiate, ce qui est la dfinition stricte du principe de dmonstration, mais uniquement et simplement pour une notion. Le mot de principe sapplique tre, un, multiple, puissance, acte, dans le mme sens o dans une science particulire les dfinitions sont appeles les principes de cette science. Les notions dtre, d unit et de multiplicit, de puissance et dacte sont principes de la manire o les dfinitions du point, de la ligne et de la surface sont des principes de la gomtrie.

    Mais elles sont les principes les plus universels. De toutes les notions, en effet, ce sont celles qui se prsentent le plus souvent lesprit dans notre connaissance des choses. Car elles n'appartiennent pas des genres ou des ordres limits ; elles les transcendent au contraire, selon quelles expriment ce qui est le fait de toute chose ou ce qui se retrouve en tout ordre de choses. O lon voit comment lintelligence est lie ces notions, au point de recourir constamment elles, quelles que soient les choses quelle connaisse. Cest toute la vie de lintelligence qui dpend delles comme de ses principes. Considrons la notion dtre, par exemple. Ltre est lobjet mme de linteUigence, et cest cela que lintelligence a pour objet que la

  • 180 LA VA L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    mtaphysique prend pour sujet. La mtaphysique sapproprie en quelque sorte ce qui est lobjet de lintelligence. Or ltre est illud quod primo cadit in apprehensione . . . cuius intellectus includitur in omnibus quae- cumque quis apprehendit . 1 Cela signifie que lintelligence se portant spontanment et de tout son poids la connaissance de ce qui est, cest comme tre quelle saisit dabord toute chose, et que cest dans la raison dtre quelle trouve son plus connu. Toutes les autres conceptions de lintelligence ne sobtiennent que par addition ltre et ne sclairent en dernier ressort que par rsolution ltre. Illud autem quod primo intellectus concipit quasi notissimum, et in quo omnes conceptiones resolvit, est ens . . . Unde oportet quod omnes aliae conceptiones intellectus acci- piantur ex additione ad ens. 2

    Ce qui est dit de ltre stend dans une juste mesure toutes les autres notions communes. Compares aux notions qui ne dpassent pas les limites dune espce ou dun genre, toutes les notions communes sont des notions premires. Or ce que lon dit des notions elles-mmes vaut dtre repris au sujet de ces propositions dont les termes sont prcisment les termes communs. Les notions communes donnent matire des vrits communes. Et prenant le mot 'principe au sens strict de proposition, de complexe signifiant le vrai, ces vrits communes constituent les premiers principes de la connaissance. Les notions les plus connues alimentent les principes les plus connus, les plus certains. Lintelligence qui juge, et dans tous ses jugements, est rellement dpendante de la vrit et de la certitude de ces principes communs. Si la science la plus intellectuelle porte sur les notions les plus universelles, il est impliqu quelle traite aussi des vrits les plus universelles. Elle sattache ainsi tout ce qui est premier dans lordre de la connaissance, tout ce qui est comme lme de la vie intellectuelle.

    Quant la ncessit quil y a de traiter des principes universels, saint Thomas la voit en ceci que sans eux on ne saurait avoir une connaissance complte de ce qui se trouve dans quelque genre ou espce. Car si les choses se placent dans tel genre et dans telle espce par ce quelles ont de propre, elles ont aussi des points communs sans la connaissance desquels la connaissance de ces mmes choses serait insuffisante, sinon impossible. Mais quelle science traitera des communia entis ? Aucune de ces sciences que lon appelle particulires du fait quelles considrent tel ou tel genre dtres particulier. Il est vrai que toute science particulire a besoin des notions premires de lintelligence, mais se fonder sur ce besoin pour dterminer quelle science doit les considrer, conduirait poser que toute science particulire a le faire. Mais cela est superflu, et cela appelle une science commune dont le sujet est la notion la plus commune, la notion dtre, et qui traite de ltre et de tout ce qui est conscutif ltre comme tel. Et voil comment, une fois encore, la mtaphysique est la science la plus intellectuelle en tant la science des communia entis.

    1. S. T h o m a s , la Ilae, q.94, a.2, c.2. S. T h o m a s , QQ. DD. de Veritate, q.l, a . l , c.

  • Toujours leffet de prciser quels sont les plus intelligibles, saint Thomas se placera maintenant au point de vue de la connaissance elle-mme de lintelligence, de ce qui en est la racine et la condition, soit l'immatrialit Ce qui fait que lintelligence est ouverte toutes choses, cest quelle nest pas soumise aux limitations quimpose ncessairement la matire. Un tre purement matriel est strictement ferm sur lui-mme, isol dans une ralit quil ne peut surmonter et dpasser. Lesprit, au contraire, a les ailes pour symbole, et lme qui est esprit est dune certaine manire toutes choses. Mais ce nest pas seulement lintelligence qui est immatrielle, cest aussi son objet qui, dune manire ou de lautre, doit ltre. Lintelligence et lintelligible, dit saint Thomas, doivent tre proportionns et de mme genre, car dans la connaissance lun et lautre forment une unit. Ce qui est matriel doit en quelque sorte tre dmatrialis pour tre connu, il doit revetir un mode qui, sans le trahir, le rende cependant connaissable. Cest limmatrialit de nos reprsentations avec le mode dit intentionnel. Ce qui laisse voir que les plus intelligibles sont assurment les plus spars de la matire. Or les plus spars de la matire ne sont pas ceux qui abstraient seulement de la matire dsigne ce qui est le cas des formes naturelles prises universellement, dont traite la science naturelle mais ceux qui abstraient absolument de la matire sensible. Et encore, ce ne sont pas ceux qui abstraient de cette matire selon leur raison ou notion seulement, mais ceux qui le font selon leur tre et leur ralit. Les plus spars de la matire ne sont pas les mathmatiques, mais les tres spirituels comme Dieu et les intelligences. Tels sont les tres les plus intelligibles, ceux vers lesquels lintelligence devrait tout naturellement se porter selon le dsir qui est inscrit en elle de contempler lintelligibilit la plus pure et la plus riche.

    Par suite de ces arguments, ne sommes-nous pas en prsence dune triple considration : celle des causes premires, celle des notions premires, celle des tres spirituels. La science la plus intellectuelle que nous cherchons ici dfinir ne serait plus alors une seule et unique science? Cette triple considration, rpond saint Thomas, doit tre attribue non des sciences diverses, mais une mme science. Car il faut dabord identifier substances spares et causes premires. Cette identification nest pas immdiate. Il ne va pas de soi et pour tous que les causes premires de notre univers sont rechercher en dehors de ce mme univers. Voil ce que devra dmontrer la mtaphysique son terme, et cest ainsi quelle nous conduira lActe pur comme au seul tre qui peut avoir raison de cause absolument premire. Ille igitur qui considrt simpliciter altissimam causam totius universi, quae Deus est, maxime sapiens dicitur. 1

    Mais arrtons-nous des formules. Faut-il dire que notre mtaphysique considre la cause la plus leve, ou, au pluriel, les causes les plus leves ? Si Dieu seul a raison de cause absolument premire, cest la formule au

    SUR LE PROOEMIUM DE L A MTAPHYSIQUE 181

    1. S . T h o m a s , la, q . l , a .6 , c .

  • 182 LA VA L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    singulier qui simpose : considrt altissimam causam . A moins peut- tre quau lieu de sen tenir ltre mme qui est cause, nous tenions compte des modes de sa causalit. Or Dieu est cause de tout lunivers per modum principii et per modum finis . Deux genres de causalit selon lesquels Dieu est doublement cause : il est le premier principe et la fin ultime. Le sage qui le considre, considre donc en un sens toujours vrai les causes premires de tout lunivers.

    Au texte de notre prooemium, cependant, ce sont universellement les substances spares qui sont donnes comme causes premires : Deus et intelligentiae . . . Nam praedictae substantiae sunt universales et primae causae essendi. Ne serait-ce pas, dirons-nous, que saint Thomas adopte ici le langage communment tenu par les philosophes, et non celui des thologiens ? Le thologien atteint Dieu non seulement comme cause, mais, grce la rvlation, il latteint en lui-mme et le met au principe de sa science. Jugeant ainsi de tout par une certaine participation la lumire divine, tout tre autre que Dieu, ft-il une substance spirituelle et spare, lui apparatra comme un effet immdiat de Dieu, et un effet infiniment distant de sa cause. La vue du thologien trouve Dieu au sommet des tres, seul en son infinie perfection, en son ternit, en sa toute-puissance, cependant quelle englobe tout le reste des tres, mme ceux qui nous sont merveilleusement suprieurs, dans ce qui est luvre de Dieu. Le thologien voit pour ainsi dire tout travers la relation de crateur cratures. Lors donc que dans la hirarchie des tres crs le thologien reconnat que le gouvernement divin sexerce sur les tres infrieurs par les tres suprieurs, il ne peut voir en ceux-ci que des cratures agissant sous linfluence de la causalit divine. Toute substance spare, toute intelligence autre que Dieu n est toujours ses yeux quune cause seconde. Ainsi en est-il dans une trs large mesure pour le philosophe chrtien.

    Il semble bien quil en va autrement pour les philosophes, au sens o saint Thomas parle des philosophes : Platon, Aristote, Proclus, Avicenne, etc. . . Ceux-ci voient les choses den bas. Ils partent du monde qui les entoure. Ce qui explique dabord la trs grande difficult quils ont slever la connaissance des tres qui, pour ainsi dire, ne sont pas de leur monde. Ce qui explique aussi quils seront davantage frapps par la distance qui spare les tres sensibles et corporels des etres spirituels et spars, que par la distance quil peut y avoir entre les tres spars eux-mmes. Ceux-ci constituent globalement les tres suprieurs dont dpend notre monde infrieur, et cest lgard de celui-ci quils recevront des philosophes la dnomination commune de causes premires. Ce qui est vrai lors mme que ces philosophes admettent une hirarchie parmi les etres spars.

    Le De causis est remarquable sur ce point. Tant de la part de Proclus dont cest la doctrine qui y est livre, que de la part de saint Thomas qui, dans son commentaire, en adopte le langage. Le titre meme du trait porte le pluriel : Des causes. Les premires considrations de saint Thomas sont substantiellement les mmes que celles de notre prooemium : Oportet igitur quod, simpliciter loquendo, primae rerum causae sint secundum se

  • SUR LE PROOEMIUM )) DE LA MTAPHYSIQUE 183

    maxima et optima intelligibilia . . . Oportet igitur quod ultima felicitas hominis quae in hac vita haberi potest, consistat in consideratione primarum causarum ; quia illud modicum quod de eis sciri potest, est magis amabile et nobilius omnibus bis quae de rebus inferioribus cognosci possunt. . . Puis saint Thomas ajoute ceci sur les philosophes : Et inde est quod philosophorum intentio ad hoc erat, ut per omnia quae in rebus considerabant ad cognitionem primarum causarum pervenirent. Unde scientiam de primis causis ultimo ordinabant, cujus considerationi ultimum tempus suae vitae deputarent. . . Ultimo autem scientiae divinae insistebant quae considerat primas entium causas.

    Or la premire proposition de ce De causis reconnat tout de suite une distinction entre la cause premire et la cause universelle seconde : Omnis causa primaria plus est influens supra causatum suum quam causa universalis secunda. Et saint Thomas commente en ces termes ; Lintention de ce livre est de dterminer des causes premires des choses, et comme le nom de cause implique un certain ordre, et quil y a un ordre entre les causes elles-mmes, il (Proclus) soumet dabord comme un quasi principe de toute luvre suivre, une certaine proposition concernant lordre des causes, savoir . . . Il est donc bel et bien question des causes premires parmi lesquelles il y aura un ordre, une hirarchie, au sommet de laquelle se trouvera la cause premire, et dans laquelle nentreront que des etres spars ayant raison de causes universelles par rapport au monde infrieur. Proclus distingue en effet trois degrs dtres suprieurs : la premire cause qui est Dieu, les intelligences et les mes. Or ces trois sortes dtres spirituels exercent sur notre monde une causalit universelle, et bien que, strictement, il ny ait quune seule cause premire, cest comme causes universelles des tres infrieurs et des choses dici-bas que ces trois sortes dtres suprieurs sont tous appels des causes premires. Lavant-propos du Commentaire de la Mtaphysique nous parat donc suivre lusage habituel des philosophes : Deus et intelligentiae . . . Nam praedictae substantiae separatae sunt universales et primae causae essendi.

    Substances spares et causes premires reviennent donc une mme science parce quelles sidentifient purement et simplement. Mais si les causes premires sont causes de ltre causae essendi , ce sera encore cette mme science de considrer ltre, de prendre ltre pour sujet. La science est en effet connaissance dun sujet par ses causes propres. Elle ne peut etre connaissance de celles-ci sans tre connaissance de celui-l. Or nous parlons de causes propres, ce qui implique une proportion entre le sujet et les causes atteindre. Pour atteindre les causes universelles et surtout Dieu qui est le maxime universale in causando, il nous faudra considrer toutes les choses du point de vue de leur prdicat le plus universel, et la science des causes premires aura pour sujet le maxime universale in praedicando qui est ltre mme.

    D o il apparat, poursuit saint Thomas, que, tout en considrant les causes premires, les principes universels et les substances spares, cette

  • 184 LA VA L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    science ne prend pas nimporte laquelle de ces trois choses comme sujet, mais seulement ltre commun : ipsum ens commune . Car ce ne sont pas les causes elles-mmes qui constituent le sujet dune science, mais cela prcisment dont on recherche les causes. La connaissance des causes nest rien dautre que la fin ou le terme auquel parvient la considration dune science. Ainsi la mtaphysique a-t-elle pour sujet ltre commun, ce qui fait quelle sachve dans la considration de ses causes, les substances spares.

    Cependant, ajoute saint Thomas, il est vrai de dire que cette science porte entirement sur du spar de la matire, que ltre commun est spar de la matire non seulement selon sa raison mais selon ltre mme. Que signifie cette affirmation ? il est facile de comprendre que la mtaphysique son terme atteint des tres qui ne sont pas dans la matire et quon ne saurait concevoir autrement que sans matire. Cela seul, semble-t-il, suffirait distinguer la mtaphysique des autres sciences spculatives. La philosophie de la nature se dveloppe dans le sens de la concrtion ; sa limite idale serait de connatre les choses matrielles dans toutes les particularits quelles doivent la matire. Les mathmatiques stablissent dans labstrait pour y demeurer, car la quantit qui est leur sujet ne conduit pas delle-mme la connaissance des choses et des tres. La mtaphysique serait alors la science du spar selon qu son terme elle aboutit aux tres spirituels. Le spar serait uniquement limmatriel, le spirituel, et quand bien mme la considration dun tel spar ne serait pas toute la mtaphysique, nest-ce pas assez quelle appartienne en propre cette science et quelle en soit lintrt principal pour la distinguer de toutes les autres sciences ?

    Voir ainsi les choses serait mconnatre la fonction du sujet lui-mme. Le principe de la distinction des sciences est que celles-ci se diversifient selon la diversit mme des sujets. Et encore, selon la diversit des sujets non pas absolument considrs et en tant que choses, mais en tant que sujets et comme speculabilia. Si la mtaphysique est une science distincte, cest que son sujet ltre, est un spculable formellement distinct, que la spcula- bilit de ltre constitue une diffrence par soi de la spculabilit. Or une diffrence par soi dans la spculbilit vient dun rapport diffrent la matire. Assigner ltre une spculbilit propre, cest reconnatre que son rapport la matire est tout autre que celui de nimporte lequel autre sujet de science. Et ce rapport se dfinit par une indpendance de la matire non seulement quant sa raison, mais principalement et premirement quant son esse, son existence.

    Notez dabord que nous parlons dindpendance quant lexistence, et non pas dexistence pure et simple. Car parler dexistence, nous reviendrions aux substances spares qui sont en effet les seules ralits exister sans matire. Larticle 3 de la question 5 du De Trinitate est lire avec beaucoup de prudence. Saint Thomas distingue l entre abstraction et sparation, et voici brivement en quels termes. Abstraction et sparation

  • SUR LE PROOEMIUM DE LA MTAPHYSIQUE 185

    sont des actes de lintelligence par lesquels celle-ci considre quelque chose en le distinguant dautre chose quelle rejette de sa considration. Mais ces deux actes diffrent selon que labstraction est un acte de premire opration, dapprhension, et que la sparation en est un de seconde opration ou de jugement. Cela tient dans le cas de labstraction ce que le quelque chose considrer ne forme dans la ralit quune seule et mme chose avec cela mme que lon entend ne point considrer. Les distinguer par apprhension ne rompt aucunement leur unit relle, et sil est possible de considrer ceci sans cela, labstraction est absolument lgitime et sans mensonge. Dans la sparation, au contraire, le quelque chose considrer est chose distincte de cet autre que lon repousse : ils sont deux choses dans la ralit. Les distinguer consiste alors prononcer, juger que celle-ci nest pas celle-l. La distinction se fait donc par un jugement conforme la ralit ; et puisquil y a sparation de choses dans la ralit, lacte par lequel lintelligence va sattacher lune en se dtournant de lautre sappellera sparation. Puis la fin de larticle, saint Thomas dira que la sparation, en ce sens propre, convient la science divine ou mtaphysique.

    Mais croire que cela ne sapplique la mtaphysique que dans cette partie o elle est vraiment science divine, science de Dieu et des intelligences spares, serait assurment une conclusion htive. Certes, le sens obvie dune sparation par jugement ngatif parat la restreindre aux seuls tres dont on peut dire quils ne sont pas avec matire. Mais en fait saint Thomas ne sen tient pas ce seul sens obvie. Ce sens obvie lui en inspire un second selon lequel la sparation va stendre toute la mtaphysique, parce quelle se prononce cette fois sur la non-dpendance de la matire. Or, considrs du point de vue de la non-dpendance de la matire, il faut dire des communia eux-mmes quils sont des separata secundum esse et rationem. Il est vrai que les communia peuvent se trouver avec matire : il y a des tres matriels, des substances corporelles, au sein desquels nous trouvons de lun et du multiple, de la puissance et de lacte. Puis il est encore vrai que nous captons notre premire connaissance des communia dans le sensible et le matriel. Pourtant, il ne suffit pas dans leur cas dune abstraction. Car labstraction signifierait bien quils ne dpendent pas de la matire secundum rationem, quant leur notion ; mais elle laisserait croire leur constante et ncessaire union avec la matire dans la ralit, secundum esse. Ce serait les assimiler aux quantits qui se conoivent sans matire mais qui pour tre et exister dpendent de la matire. La quantit est en effet si intimement lie la matire quil serait contradictoire pour des nombres et des figures dexister sparment delle. Il nen va pas ainsi pour les communia. Il existe des tres spirituels, des substances immatrielles, o se rencontrent encore unit et multiplicit, acte et puissance. Cest donc que deux-mmes et absolument, les communia sont indpendants de la matire pour exister. Le fait quils se rencontrent sans matire prouve lui seul quil nest pas de leur raison dtre dans la matire. Ltre commun ne peut contenir sous lui des tres existant sans matire sil est lui-mme dpendant de la matire quant lexistence. Lexistence dtres

    (2)

  • 186 LA VA L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    immatriels manifeste que ltre commun et la dpendance de la matire sont vrai dire des ralits distinctes. Cest pourquoi saint Thomas recourt la distinction par jugement pour caractriser la mtaphysique, pour dfinir la spculabilit propre de l ens in communi. Cest entendre la sparation en cette manire quil apparat vrai de dire que la mtaphysique en entier porte sur des spars de la matire selon leur ralit et leur raison. Cest laffirmation du prooemium : Dicitur tamen tota de his quae sunt separata a materia secundum esse et rationem.

    Reste en ce prooemium la question des noms de cette science. Il ressort de ce qui prcde que la science la plus intellectuelle a une triple considration. Cest de l, dit saint Thomas, que lui vient sa perfection, et que lui viennent aussi trois noms. On lappelle science divine ou thologie selon quelle considre les substances spares. On la dnomme mtaphysique du fait quelle considre ltre et ce qui est conscutif ltre mme. Nous savons que ce sont l les notions premires auxquelles toutes les autres doivent tre rattaches. Mais lordre de rsolution est que nous procdions du moins commun au plus commun, do il suit que les notions absolument premires viennent aprs les notions purement physiques ou naturelles, en mme temps quelles apparaissent au-dessus de ces dernires les dpassant et les transcendant. On lappelle encore philosophie premire, en tant quelle considre les premires causes des choses. Et si nous allions lorigine grecque du mot philosophie, nous pourrions ajouter aussi le nom de sagesse, mais daprs la tradition des Grecs elle serait encore ainsi nomme pour tre la science des causes premires.

    Cest tout de mme ce nom de sagesse qui manifeste le plus lexcellence de ce savoir. Car au tableau des vertus intellectuelles, la sagesse apparat comme une vertu spciale. La sagesse, en effet, nest pas uniquement science, elle est aussi intelligence des principes. Nous lavons dit, remettre ce savoir la considration des principes universels, des notions communes, c est lui remettre aussi la considration des vrits premires, connues par elles-mmes et principes premiers de tous nos jugements. Lintelligence, premire vertu intellectuelle, se limite engendrer ladhsion ces principes, avec tout juste ce quil faut de connaissance des termes pour une telle adhsion. La sagesse est minemment intelligence selon quelle poursuit et achve notre connaissance des notions communes, et selon quelle affermit et dfend ces principes contre ceux qui les nient. . . . Ad sapientes pertinet notificare communia. . . Unde et ad hujusmodi sapientem pertinet disputare contra negantes principia. 1 Ainsi la sagesse se dfinit-elle dabord par ce qui est plus connu pour nous, par ce qui est au principe mme de toute notre connaissance.

    De mme, la sagesse est plus quune science, et pour cette raison maintenant quelle atteint ce qui est ultime lgard de toute la connaissance humaine. Sil sagit de science, en effet, nous connaissons les causes les

    1. 8. T h o m a s , I nVI Ethicorum, lec+.5 (d. P i e o t t a ) , n.1182.

  • moins universelles avant que de connatre les causes les plus universelles. Ce qui fait que les causes que nous connaissons les dernires sont de fait les causes qui sont premires et qui sont les plus connaissables par nature. Et voil que la connaissance de ces causes premires permet la sagesse de tout juger et de tout ordonner, tant les principes que les conclusions des autres sciences. La connaissance de ces causes lui donne la lumire suprme sur toute chose, elle lui confre le jugement parfait et universel, celui qui ne sobtient que par la rsolution de toute chose aux causes premires. Et quia ea quae sunt posterius nota quoad nos, sunt priora et magis nota secundvm naturam, ut dicitur in I Physic. ; ideo id quod est ultimum respectu totius cognitionis humanae, est id quod est primum et maxime cognoscibile secundum naturam. Et circa hujusmodi est sapientia, quae considrt altissimas causas, ut dicitur in I Metaphys. Unde convenienter iudicat et ordinat de omnibus : quia iudicium perfectum et universale haberi non potest nisi per resolutionem ad primas causas. 1 Mais quel est le premier et le plus connaissable par nature, quelle est la cause absolument premire si ce nest Dieu ? Aussi faut-il dfinir la sagesse comme le savoir qui, atteignant Dieu par ses effets, peut, pour ainsi dire, voir tous les effets de Dieu la lumire mme de Dieu. Dans lordre strictement humain, la sagesse mtaphysique est le savoir qui donne le plus parfait jugement sur les choses et le meilleur discernement de leur ordre, parce que si loigne soit-elle de son exemplaire, elle nen est pas moins une sorte dimage de la connaissance que Dieu a de lui-mme et de son uvre.

    Emmanuel T r p a n ie r .

    SUE LE PROOEMIUM )) DE LA MTAPHYSIQUE 187

    1. S . T h o m a s , la Ilae, q .5 7 , a .2 , c .