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Page 1/44 ORAL HISTORY OF EUROPE IN SPACE esa history project INTERVIEW DE DANIEL SACOTTE Par Pierre François Mouriaux et Philippe Varnoteaux Avec la participation de Nathalie Tinjod Paris, 3 février 2012 Transcription révisée

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ORAL HISTORY OF EUROPE IN SPACE esa history project

INTERVIEW DE DANIEL SACOTTE Par Pierre François Mouriaux et Philippe Varnoteaux Avec la participation de Nathalie Tinjod Paris, 3 février 2012 Transcription révisée

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[…] PV : Dans un premier temps, il serait bien que vous évoquiez vos origines familiales, puis vos études et le début de votre carrière.

DS : Mes origines familiales… mon père et ma mère sont juristes, marseillais, nés au début du XXe siècle. Marseille était alors un très grand port s’ouvrant sur l’empire colonial français. Leurs deux familles avaient fui la pauvreté des campagnes, basses Alpes d’un côté, Ardennes de l’autre. Du côté de ma mère, la famille avait fait fortune dans l’industrie et le commerce avec l’Afrique du Nord. Du côté paternel, mon grand-père avait renoncé à son exonération de service militaire pour remplacer un conscrit incorporable, du fait du tirage au sort, afin de partir en Indochine où il a rencontré ma grand-mère, « demoiselle des Postes » à Saïgon. Il a par la suite administré les colonies avec une haute idée de l’action civilisatrice de la France. Quand il a pris sa retraite, il a rejoint Marseille. Je viens donc d’une famille ouverte sur le monde. Mes parents se sont rencontrés dans les années trente… Ma mère travaillait à la Préfecture et occupait – fait rare pour une femme à l’époque – un poste relativement important. Mon père vient d’avoir cent ans. Il a été diplômé très jeune et a dû patienter deux années – jusqu’à sa majorité [alors à 21 ans] – pour pouvoir commencer sa carrière de magistrat ; en attendant, il était avocat, à 19 ans. Pendant la guerre, il était en Haute Savoie. Résistant, il a été à un moment donné obligé de s’enfuir et de se cacher en montagne. Je suis né à ce moment-là, quelques semaines avant la fin de la guerre.

PV : Vous dites que votre père était résistant : à quel réseau a-t-il appartenu ?

DS : C’est compliqué ; c’est un homme discret. Mon père était alors procureur de la République et, dans ce cadre-là, il avait accès à un des téléphones par lesquels transitaient les communications – notamment celles liées au Maquis des Glières ; il a donc été amené à utiliser et à transmettre des informations aux Résistants. Il a été une sorte d’agent, échangeant des informations entre l’administration et le Maquis. Sa spécialité était d’arrêter fictivement des Résistants pour les mettre à l’abri d’une arrestation par les Allemands qu’il savait imminente. Il a fait beaucoup d’autres choses.1

Ma mère, Simone Mourre, qui avait rejoint mon père à Bonneville avec mon frère aîné, était la fille d’un grand industriel marseillais. Mon grand-père Charles a joué un rôle important dans la Résistance à Marseille. Il y avait-là plusieurs réseaux : l’un dirigé par Gaston Defferre, un autre dans lequel mon grand-père jouait un rôle central...2

1 Entré dans la magistrature en 1933, à l’âge de 21 ans, juge de 3e classe à Chambéry à partir de 1937, Marcel Sacotte, « magistrat plein d’avenir », fut nommé procureur à Moutiers puis à Bonneville en 1942. Peu de temps après la Libération, le Commissaire régional de la République appuyait chaleureusement sa candidature à la Cour d’Aix-en-Provence en rappelant quelle action avait été la sienne durant l’Occupation. Cf. Liora Israël, Robes noires, années sombres : avocats et magistrats en résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, Fayard, 2005, 547 pages. 2 Gaston Defferre (1910-86), maire de Marseille (1944-45, 1953-86). Fin 1940, Defferre est un des premiers résistants à rejoindre le réseau créé par Lucas (le capitaine Pierre Fourcaud) qui arrive de Londres pour superviser la création de réseaux en zone non occupée. Le mouvement devient ensuite sous la houlette de son confrère du barreau André Boyer le réseau de renseignement Brutus. Il rejoint la clandestinité lorsque les

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A la libération, il a été nommé Président de la Chambre de Commerce et a reconstruit le port de Marseille. Mon autre grand-père, Léonce Sacotte était plus âgé. Il est mort de privation, afin de permettre à sa femme et à son plus jeune fils de se nourrir convenablement.

Après la guerre, mon père s’est retrouvé juge d’Instruction à Marseille, où il a fait beaucoup de choses intéressantes dans les affaires de grand banditisme, encore marquées par les affrontements de la Résistance et de la Collaboration. Après avoir résolu l’affaire très médiatique du vol des bijoux de La Begum3 et s’être occupé d’une affaire de fraude électorale du parti socialiste, il a eu une promotion brillante : il a été nommé à Paris, à l’Instruction. De ce fait, toute sa famille s’est retrouvée à Paris.

J’ai fait des études tout à fait normales ; petit garçon à l’école communale, je ne faisais pas grand-chose : j’étais un enfant plutôt paresseux mais je n’avais pas besoin de travailler beaucoup pour réussir suffisamment ; ça allait donc très bien. Je me suis beaucoup amusé ; j’avais aussi beaucoup de liberté. J’ai vécu plutôt en dehors de la maison, c’était une bonne époque pour moi. On vivait en banlieue à Cachan, c’étaient les années cinquante, il y avait un lotissement où vous aviez les « bourgeois » installés sur les anciens terrains de la famille Chateaubriand où ont été construits des pavillons, et puis il y avait une cité ouvrière qui s’appelait la cité Jardin ; il y avait donc deux bandes rivales qui se retrouvaient à l’école communale ; c’était très bien… Il y avait parfois des batailles rangées entre les deux bandes et, comme j’avais l’avantage d’avoir des amis des deux côtés, je faisais de la stratégie pour les uns et pour les autres. Cela a permis de m’ouvrir l’esprit pour comprendre ce qu’il se passait de l’autre côté. Et puis, je grandissais dans un milieu atypique, où les récits de meurtre, de bandits, les affaires de prostitution surtout nourrissaient les discussions familiales.

Après, j’ai été au lycée Lakanal à Sceaux jusqu’en maths sup [mathématiques supérieures, classe préparatoire aux Grandes écoles], puis une semaine de maths spé [mathématiques spéciales], parce que j’avais décidé en 1964 de partir sur la route avec un sac sur le dos, euh... non une valise plutôt ; je me souviens avoir dit à mes parents que je partais pour un festival de musique classique ; j’étais donc un peu ridicule : faire du stop avec une valise ! Je n’ai jamais pu retourner en maths spé, dans cette atmosphère complètement confinée où il n’y avait qu’une seule chose à faire : se concentrer sur les mathématiques. Poussé par mes parents un peu inquiets et par Henri Poncin, titulaire de la chaire de Mécanique à la Sorbonne qui croyait en mes talents, j’ai préféré intégrer la faculté des Sciences, à Jussieu.

Allemands envahissent la zone libre le 12 novembre 1942. Après l'arrestation de Boyer, en décembre 1943, Defferre prend la direction du réseau. Après la Guerre, il prépare, avec Pierre Messmer, la décolonisation de l'Afrique noire en tant que ministre de Guy Mollet en 1956-57 et rédige la loi-cadre qui porte son nom. Gaston Defferre devient ministre de l'Intérieur et de la décentralisation (1981-84) sous Pierre Mauroy puis ministre d'État chargé du Plan et de l'Aménagement du territoire sous Laurent Fabius (1984-86), pendant le premier septennat de François Mitterrand. 3 Le 3 août 1949, l’Aga Khan III et son épouse, la Bégum Om Habibeh, née Yvette Labrousse, élue Miss France en 1930, se font braquer en pleine rue, sur les hauteurs de Cannes, par un gang de voyous corses et dérober en quelques minutes une fortune en joyaux. L’enquête et le procès (1963) qui s’ensuivirent furent retentissants, notamment en raison des accusations portées à l’encontre du Préfet Pierre Bertaux, Directeur de la Sureté nationale, par le Directeur de la Police judiciaire Georges Valantin, et de la restitution mystérieuse d’une partie du butin. L’instruction du juge Sacotte est évoquée dans divers ouvrages historiques.

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Là, j’ai connu des gens de très haut niveau, des professeurs auréolés du prix Nobel comme les physiciens Alfred Kastler (1966) et Claude Cohen-Tannoudji (1997), ou d’immenses mathématiciens comme Jacques Dixmier.

PV : En quelle année avez-vous rejoint la fac ?

DS : J’ai passé mon baccalauréat en 1963, c’était donc en 1965. J’y suis resté de 1965 à 1968. Cette période a été une bonne époque pour moi, je me suis régalé en physique, où j’avais le plus de facilités. J’ai rencontré de merveilleuses jeunes filles... Je me suis ensuite trouvé en maîtrise en 1968 et… euh… je dois reconnaître que j’étais plus intéressé par la révolution de mai 68 que par les études. PV : Il y a eu des « facilités » me semble-t-il ?!

DS : Disons qu’il a été tenu compte de la désorganisation des cours. Une fois la maîtrise en poche, la question s’est alors posée de savoir quoi faire… C’était une bonne question. J’ai alors fait de l’astronomie, pas vraiment par passion ; disons que c’était le DEA [Diplôme d’Etudes Approfondies, Bac + 5] qui donnait de meilleurs résultats et, comme j’étais déjà marié, cela m’arrangeait… Dans ce DEA, par ailleurs passionnant, il y avait un moment qui était extrêmement important : la « foire aux stages ». Le jour où je devais choisir mon stage de recherche, je suis arrivé très en retard ; beaucoup d’étudiants étaient venus tôt le matin pour avoir les meilleurs stages, et moi je suis arrivé plus tard. Coup de chance extraordinaire – et je dois reconnaître que j’ai souvent eu beaucoup de chance – il y avait là un jeune patron de laboratoire [Roger-Maurice Bonnet] qui, manifestement surchargé, est aussi arrivé en retard ; il m’a dit : « Je cherche quelqu’un pour un stage en astronomie spatiale ». Intéressant. On a fait affaire, si je puis dire, ce qui m’a là encore ouvert considérablement l’esprit. Je suis alors entré au Laboratoire de Physique Stellaire et Planétaire (LPSP) à Verrières dont Roger-Maurice Bonnet était le directeur.4 Lorsque je suis arrivé, la première chose que Bonnet m’a dite a été : « Tu t’installes dans ce bureau – bureau qui appartenait au service de Jacques Blamont5 – et tu n’en bouges à aucun prix…» Ma première tâche de chercheur a donc consisté à occuper un bureau et à ne pas décoller mon postérieur de la chaise, même si Jacques Blamont venait me virer ! Cela a donc commencé très fort ! J’étais perçu comme un révolutionnaire de l’époque : non seulement j’avais les cheveux longs, mais en plus j’étais habillé avec une espèce de peau de bête et je roulais dans une Austin Cooper de minet ! La première fois que Jacques Blamont m’a vu, il m’a regardé et il a dit : « Quelle horreur ! » [Rires] Et donc après… NT : Peut-on revenir un instant sur les rapports entre Bonnet et Blamont ?

4 Roger-Maurice Bonnet : Astrophysicien, il dirige de 1969 à 1983 le Laboratoire de Physique Stellaire et Planétaire à Verrières-le-Buisson qui est aujourd'hui devenu l'Institut d'Astrophysique Spatiale situé sur le campus de l'Université d'Orsay. 1983-2001 : Directeur du programme scientifique à l’ESA. Sous sa direction ont été lancés les satellites Giotto, Hipparcos, Hubble Space Telescope, Ulysses, Huygens, ISO, SOHO, XMM-Newton et Cluster. Président du COSPAR (Committee on Space Research, 2002-), directeur exécutif de l’ISSI (International Space Science Institut, 2003-2012). Cf. ESA INT790. 5 Professeur Jacques Blamont : Normalien, Agrégé de Sciences physiques, Docteur ès Sciences. 1958-85 : Chargé de Recherche puis sous-directeur et Directeur du service d’Aéronomie du CNRS. Depuis 1962 : Directeur scientifique et technique puis Haut Conseiller scientifique du CNES, et enfin Conseiller du Président.

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DS : Roger-Maurice Bonnet était un des doctorants brillants de Jacques Blamont. Ce dernier était considéré comme… euh… un mandarin, dans le langage de 1968. Il pouvait être à la fois très désagréable, méprisant et aussi très sympathique, charmeur. Il régnait donc à Verrières une espèce de terreur schizophrénique.

PV : A ce point-là ?!

DS : Absolument. Une partie de son laboratoire d’Aéronomie s’était révoltée. L’affaire est remontée jusqu’aux plus hautes instances dirigeantes, jusqu’à la Présidence du CNRS [Centre National de la Recherche Scientifique]. La décision a alors été prise de couper le laboratoire en deux : le Service d’Aéronomie avec Blamont, le LPSP, la partie Physique solaire, avec Bonnet. Blamont a alors considéré les « Solaires » comme des traîtres nuls ou des abrutis ; bref nous avions tous les défauts, bien que très soutenus par le CNRS et aussi par le CNES [Centre National d’Etudes Spatiales] qui a reconnu les deux laboratoires et avec lesquels il avait des relations particulières, allouant par exemple des crédits de mission, etc.

Au sein de ce laboratoire, j’ai été amené à travailler sur différents sujets, avec une bourse du CNES, allouée environ un an après mon stage initial, pour financer mes travaux de recherche. J’ai d’ailleurs obtenu cette bourse en vertu de mes qualités, et sur l’argumentaire du général Aubinière, alors patron du CNES dont Jacques Blamont était le Conseiller scientifique, qui a dit : « Je vais prendre Sacotte pour emm….. Blamont ! ». 6 [Rires] Voyez-vous ça illustre aussi cette époque ! PV : Quelle autre souvenir gardez-vous du général Aubinière ?

DS : C’est à peu près le seul ! [Rires] C’était un grand personnage ; j’étais tout petit. Quand on regarde cette évolution, il faut admettre que parfois il faut avoir de la chance, être là au bon moment, avoir l’intelligence d’en profiter ou non, ce qui n’est donc pas complètement du hasard.

Après six mois passés au LAS [Laboratoire d’Astronomie Spatiale] de Marseille, Bonnet m’a proposé de commencer à travailler sur un thème qui n’était pas très excitant : la recherche de l’explication d’un défaut dans le spectre solaire. Il y avait quelque chose d’incompréhensible : pourquoi le rayonnement solaire n’était-il pas aussi brillant vers 2800 ångstrœms qu’il aurait dû l’être. C’était une question passionnante, tellement d’ailleurs qu’elle a joué un grand rôle dans ma carrière : il a vite fallu que je fasse autre chose ! Donc, on a beaucoup réfléchi et on a suspecté un effet de serre dans l’atmosphère solaire. Une partie modélisation a été faite à Meudon, à l’Observatoire où était le centre de calcul de l’INAG [Institut National d'Astronomie et de Géophysique] ; il y avait des heures de calcul, il ne fallait pas se planter. Le programme de calcul que j’avais mis au point était très lourd, et se plantait assez souvent… mais après des heures de calculs l’hypothèse se révélait plausible. PV : Il y avait je suppose une partie expérimentale ?

6 Général Robert Aubinière (1912-2001) : premier Directeur général du CNES (1962-71). Président du Conseil (1968-70) puis Secrétaire général (1972-73) du CECLES/ELDO, le Centre Européen pour la Construction de Lanceurs d'Engins Spatiaux. Cf. Le Général Robert Aubinière. Propos d’un des pères de la conquête spatiale française, recueillis par André Lebeau, Paris, L’Harmattan, 2008, 206 pages.

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DS : Il y avait évidemment une partie expérimentale qui devait lever le doute. Elle devait être faite à partir d’expériences en fusée-sonde. Là, ça commençait à devenir vraiment intéressant. R.-M. Bonnet a eu l’idée de réaliser un spectromètre U-V qui devait être embarqué à bord d’une fusée-sonde et m’a demandé de m’occuper de son développement.

PV : … dans le cadre d’une mission nationale ou européenne ?

DS : … dans le cadre national parce qu’à l’époque le CNES avait un programme de fusée-sonde.

PV : Avec quel type de fusée-sonde ?

DS : Eridan. J’ai été proposé formellement comme le responsable scientifique de cette expérience ; elle a été acceptée par le CNES – à la stupeur générale ! –, alors qu’une autre proposée par Jacques Blamont et Marie-Lise Chanin a été retoquée. A l’époque, Blamont était quand même une « idole » et Madame Chanin une chercheuse confirmée…7 Moi, je venais d’avoir 25 ans. Blamont était furieux, ou du moins je le pensais, d’autant plus que je me retrouvais avec un budget considérable pour l’époque.

PV : C’est toujours vers 1968-69 ?

DS : Oui, c’est cela en 1969. Le temps du développement de cette expérience, ce n’était que du bonheur, vraiment du bonheur car, à cette époque-là, quand vous faisiez une expérience vous développiez tout. Par exemple, pour la partie mécanique de l’instrument il fallait tourner/fraiser dans les ateliers du laboratoire ; ce n’était pas la responsabilité du chercheur mais il pouvait apprendre à le faire, à travailler le magnésium, etc. C’était donc passionnant. Un autre exemple : pour étalonner, il fallait faire des sources lumineuses ultraviolettes stables avec des ampoules particulières et donc, il fallait apprendre ou comprendre le travail du verre. Nous étions en contact avec les ouvriers et techniciens du CNRS qui ont un savoir-faire exceptionnel, inimaginable, et une culture ouvrière et politique quelquefois impressionnante. Je me suis absolument régalé et ce jusqu’au lancement qui était encore-là absolument incroyable… C’était une époque vraiment formidable !

Il y avait au début une certaine défiance de la part du CNES qui finançait, fournissait la fusée-sonde, et gérait le planning et qui a vu les membres de notre équipe du CNRS arriver comme de dangereux révolutionnaires, le centre de Verrières étant perçu comme la « base rouge ». On s’est retrouvé avec des interlocuteurs qui étaient les gens des fusées-sondes, des gens d’Hammaguir – des opérationnels ; ce sont donc deux mondes qui se sont heurtés et qui, finalement, sont tombés littéralement amoureux l’un de l’autre. C’était inimaginable. C’est-à-dire qu’au début, les premiers contacts étaient… rugueux. Vous aviez des gens directs et méthodiques qui disaient : « il faut faire comme ça, c’est la procédure » ; et nous leur répondions en bons chercheurs : « oui, mais peut-être que l’on pourrait innover ». Au final, on a formidablement bien travaillé ensemble.

7 Docteur ès sciences (1965), Marie-Lise Chanin a fait toute sa carrière au Service d’Aéronomie du CNRS. Elle a consacré ses recherches à la physique de la haute et moyenne atmosphère terrestre, par des méthodes optiques. Ceci l'a naturellement conduite à s'intéresser à la destruction de l'ozone dans la stratosphère et aux changements climatiques.

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PFM. : Il y avait donc un conflit, disons « politique » ou « idéologique » ; n’y avait-il pas aussi un conflit générationnel ?

DS : Un peu des deux… quoique idéologiquement pas vraiment en fait, c’était plutôt la façon dont chacun se représentait l’idéologie de l’autre parce que lorsque l’on se retrouve sur un champ de tir, on se comprend, on est là pour un même objectif. Je l’ai vérifié en mission à Kourou début 70. Je me souviens que pour s’y rendre, il fallait prendre le bac pour traverser les fleuves, il n’y avait rien, il n’y avait rien en général ; on n’a pas idée aujourd’hui de ce que c’était. On pouvait dormir chez l’habitant, tout ça favorisait donc les rapprochements. C’était du vrai « team building ».

Est alors venu le lancement de l’expérience. Malheureusement, le système de pointage n’a pas fonctionné. Lorsque l’on a récupéré la pointe de la fusée-sonde dans l’océan pour comprendre l’échec, on a pu analyser le système de pointage et on a trouvé des fourmis dans le caisson. [Rires] PV : L’expérience a donc été un échec total ?

DS : La calibration a très bien marché, elle se déroulait en phase ascendante, sinon on a sans doute visé le fond de l’océan [Eridan-08 de novembre 1972 : Mg II + He solaire]. Cet échec ouvre pour moi une période intéressante, parce que je me suis demandé ce que j’allais faire maintenant de ma vie, tant privée que professionnelle. Il manquait un important chapitre pour ma thèse, je venais de passer quatre ans stimulants, souvent absent de chez moi, mais dont l’intérêt n’avait rien à voir avec l’objet de la recherche que je poursuivais. La partie intéressante n’était finalement pas celle qui était liée au métier de chercheur en astrophysique, mais celle qui était liée à l’espace, à l’aventure, à l’ouverture sociale et politique. Je me suis donc posé la question du but de la recherche, une question que tout chercheur devrait se poser. […]

A ce moment-là, Anne-Marie Hiéronimus, de la Direction des Programmes, et Geneviève Debouzy qui cherchaient quelqu’un pour s’occuper des programmes d’astronomie au CNES, m’ont proposé de rejoindre le Centre spatial de Brétigny. J’ai accepté et je suis donc entré au CNES à Brétigny, à la direction des programmes scientifiques. On était à cette époque une petite dizaine, guère plus. R.-M. Bonnet m’a demandé de finir ma thèse, j’ai dit oui ; il faudra un jour que je tienne ma promesse… NT : Puisque vous parlez justement de questions existentielles : vous avez mentionné être marié ; votre épouse travaillait-elle aussi dans le domaine scientifique ?

DS : Elle était assistante à l’Université de Paris-Dauphine, dans le domaine économique et mathématique. Nous avons eu un fils, David, en 1970 et divorcé en 1975.

PV : Que s’est-il passé après votre entrée au CNES ?

DS : Une fois entré au CNES, j’ai commencé par m’occuper de problèmes liés au programme d’astronomie ; c’était l’époque des lanceurs Diamant, en particulier du dernier Diamant-BP4 sur lequel il y avait un satellite solaire D2B. Un instrument du satellite présentait des signes de faiblesse, et il a fallu avant de décider de le lancer comprendre pourquoi les tests scientifiques que l’on avait effectués ne marchaient pas si bien que cela. Je suis allé sur place avec le matériel nécessaire et j’ai pu montrer que c’étaient les moyens de mesures initialement utilisés qui étaient mauvais pas l’expérience en elle-même et donc

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valider la calibration et lever le « rouge » instrument. Après, j’ai commencé à m’occuper des fusées-sondes. PV : A ce moment-là, vous êtes dans quelle division ?

DS : La division du programme scientifique. PV : Que pensiez-vous de ce lanceur Diamant-Bp4 ? Fallait-il l’arrêter ou pas ?

DS : Je n’en pensais absolument rien ! A cette époque-là, cela était très loin du niveau de synthèse d’un jeune ingénieur du CNES qui travaillait sur des programmes scientifiques. La décision d’arrêter ou non Diamant me dépassait complètement. En revanche, concernant les fusées-sondes, j’avais pris un peu plus d’épaisseur et là, en effet, on pouvait se poser la question de savoir si l’on devait maintenir les fusées-sondes ou non ; c’était un sujet très ouvert.

PV : Et quelle était donc votre position quant à l’avenir des fusées-sondes ?

DS : M’occupant de l’utilisation des fusées-sondes, j’étais naturellement favorable à ce qu’on les garde, mais j’ai ensuite très bien compris pourquoi il fallait les arrêter. Cela faisait partie des choix nécessaires. Concernant les expériences de courte durée effectuées avec les fusées-sondes, c’est un peu comme les vols paraboliques pour la microgravité… A l’époque, je me souviens avoir travaillé sur un programme qui s’appelait FAUST [Fusées Astronomiques pour l'étude de l'Ultraviolet Stellaire], qui voulait démontrer qu’il était plus intelligent et surtout moins cher de tirer vingt fusées-sondes que de lancer un satellite astronomique. J’avais défendu cette thèse avec un certain bonheur, ouvrant des coopérations avec l’Université de Berkeley en particulier, jusqu’au moment où tout cela s’est arrêté. Il faut tout de même souligner que l’on a obtenu des résultats très intéressants avec les fusées-sondes.

Alors, petit à petit, ce que je faisais au CNES s’est élargi : j’ai commencé à m’intéresser à la prospective, aux nouveaux programmes. Jean-Claude Husson, le directeur des programmes scientifiques, m’a demandé d’évaluer la question de la microgravité et du vol habité, d’essayer de savoir ce qu’il était possible de faire, et si la France devait s’engager dans cette voie.8 Cela s’est avéré être un sujet intéressant. Précisons que lorsque l’on est amené à parler de vols habités, on sort de la science pour entrer dans le domaine de la politique. Au sein du CNES, dans sa culture et dans son idéologie « blamoniaque » [sourire], il y avait alors une vive opposition vis-à-vis des vols habités ; beaucoup pensaient que cela ne servait à rien. L’idéologie dominante étant l’espace utile, quelle est l’utilité d’envoyer des hommes dans l’espace ? « Aucune, ça n’apporte rien ». Cette pensée, intéressante et rationnelle, était plutôt répandue au sein du CNES. Des gens comme Jacques Blamont et André Lebeau9 étaient d’accord avec cette vision-là, qu’ils voulaient

8 Jean-Claude Husson : Polytechnicien, Ecole d'application des officiers de Marine, Ecole d'application du Service Hydrographique de la Marine. 1966-85 : CNES, chargé des programmes de géodésie et de navigation par satellites, ainsi que des programmes scientifiques (astronomie, géophysique et biologie spatiale), puis Directeur du Centre Spatial à Toulouse (1976-85), avant de rejoindre Alcatel. Avec la création de la société Alcatel Space, en juillet 1998, Husson est nommé Président-directeur général d'Alcatel Space Industries et Président d'Alcatel Space. 9 André Lebeau (1932-2013) : Normalien, Agrégé de Sciences physiques, Docteur ès Sciences. En 1958, il participe à la 2e expédition antarctique française lors de l'Année géophysique internationale (AGI). À partir

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exclusive. Jean-Claude Husson, que l’on cite rarement, était probablement au CNES l’une des rares personnes qui cultivaient une vision large. Husson essayait de comprendre et de s’ouvrir à ce qu’il se passait. Donc, il m’a demandé de regarder cette affaire de vols habités et de dire s’il était opportun ou non de s’y engager.

PFM : Vous pouvez préciser la période ? C’était avant ou après la proposition de Leonid Brejnev à Valery Giscard d’Estaing ?

DS : C’était avant, je vais y revenir. Donc, on a regardé [ce qui pouvait être réalisé dans le cadre de vols habités comme] la médecine, la biologie, les sciences des matériaux, etc. J’ai consulté le fameux professeur Hubert Planel qui soumettait ses artemia salina à des rayonnements, au sol et en apesanteur, et bien d’autres. C’était une histoire très intéressante, même si cela n’avait pas encore atteint un niveau scientifique exceptionnel.

PV : … cela tâtonnait un peu.

DS : Oui c’est ça. Il ne faut pas oublier que c’était une époque pionnière. Par ailleurs, concernant la dimension humaine des Vols habités, le CEV [Centre d’Essais en Vol] et le CERMA [Centre d’Etudes et de Recherches en Médecine Aéronautique] manifestaient un certain intérêt. Mais tout cela était peu de choses, il faut le reconnaître. Tout a changé avec l’arrivée de la Navette spatiale américaine.

On était dans un système de confrontation idéologique entre le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est et, sans revenir sur les différentes étapes – dont la course à la Lune –, à un moment donné les Américains ont sorti un projet fabuleusement intéressant : le Space Shuttle [approuvé le 5 janvier 1972 par l’administration Nixon]. Après Spoutnik et Youri Gagarine, ce sont les Américains qui ont fait bouger les choses : c’est vrai pour la Navette ; c’est vrai pour la Station spatiale internationale ; c’est encore vrai pour l’initiative de défense stratégique [SDI, dite aussi « Guerre des étoiles », lancée le 23 mars 1983 par le Président Ronald Reagan]. Je pense que la Navette et le SDI ont profondément marqué notre histoire spatiale moderne.

L’Administrateur de la NASA, James C. Fletcher [1971-77 ; 1986-89], et un représentant du Département d’Etat sont venus rencontrer les responsables spatiaux européens en affirmant qu’ils allaient construire un engin récupérable capable de tout faire, n’emportant plus des astronautes [engoncés dans leur scaphandre] mais des personnes travaillant en bras de chemise. Ils nous annonçaient un vol par semaine qui ne coûterait presque plus rien et des lancements de satellites très bon marché. Les Etats-Unis proposaient à leurs alliés d’y participer, les invitant par là même à ne pas investir « inutilement » dans le projet de lanceur européen, à leurs yeux dépassé. Au niveau français, on avait flairé le piège mais en renversant les rôles certaines personnes ont commencé à se dire : « Après tout, sans abandonner notre autonomie de lancement, pourquoi ne pas les prendre au mot? Regardons ce que l’on peut faire avec ce nouveau système de transport ». de 1961, il crée et dirige le Groupe de recherches ionosphériques (GRI). En 1965, il devient Directeur des Programmes et du Plan puis Directeur Général Adjoint chargé des Programmes de la Politique industrielle (1972) au CNES. 1975-80 : Directeur général adjoint et Directeur des programmes à l’ESA. En 1980, il obtient la Chaire de Techniques et Programmes spatiaux du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM). 1986 : Directeur de la Météorologie nationale puis Directeur de Météo-France. 1987 : Président des Expéditions polaires françaises (missions Paul-Émile Victor). 1990 : Président du Conseil d'EUMETSAT. 1991-94 : Vice-Président de l'Organisation météorologique mondiale. 1995-96 : Président du CNES.

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On pouvait effectivement faire quelque chose qui corresponde au génie européen en général, français en particulier (pour le CNES quelle différence ?), donc un élément mêlant propulsion et intelligence. L’idée a germé de proposer le Space Tug.

PV : Vous dites « on »… Pouvez-vous préciser les personnes impliquées ?

DS : Pour comprendre, permettez-moi une digression : le CNES avançait grâce à des « actions commando ». Je m’explique : vous aviez un groupe de quelque personnes enthousiastes qui élaborait un projet ou une position en toute autonomie et puis, si ça marchait, cela devenait la position du CNES ; cette façon de faire a profondément marqué le CNES. Sur les Vols habités ou le transport d’équipages, c’est exactement ce qu’il s’est passé. Très peu de gens travaillaient sur cette question : il n’y avait que Jean-Claude Husson et son équipe et quelques personnes à Evry.

Du côté politique, Jean-Marie Luton – dont on disait qu’il était proche du Président Giscard d’Estaing et de Jacques Chirac – a joué un rôle important.10

Mais revenons au Space Tug… L’idéologie dominante était celle de « l’espace utile » ; plutôt que de se concentrer uniquement sur les hommes, les « Héros », on allait s’occuper des tâches utiles, par exemple aller chercher des satellites [en panne ou en difficulté], les remettre sur orbite, etc. L’ATV c’est finalement la même technique, c’est dans la lignée. Le CNES a donc tenté de convaincre l’Europe de fournir ce Tug, mais les Américains n’ont pas vraiment apprécié la proposition avancée. On n’a donc jamais réussi à entraîner nos partenaires européens, ce qui était d’ailleurs compréhensible : les Américains considéraient le remorqueur spatial comme une partie trop importante dans le futur système de transport lié au Shuttle, et cela ne pouvait donc pas revenir à des « amateurs » – ou à des concurrents potentiels – comme les Européens.

PV : Ils voulaient donc le faire eux-mêmes ?

DS : Le faire eux-mêmes ou que personne ne le fasse. On s’est finalement retrouvés en Europe avec un autre projet : le Spacelab, un laboratoire modulaire intéressant pour les recherches en microgravité mais qui, secondaire dans le système complet, provoquait les risées et les quolibets du CNES qui l’a vite surnommé « le bidon », « le machin », etc. Les Allemands le trouvaient en revanche très bien. Il faut dire qu’il y avait encore une présence américaine importante en Allemagne et qu’ils étaient de ce fait un peu sous influence. Les Allemands ont donc pris fait et cause pour le Spacelab et les études de microgravité. Les Français ont continué à se moquer en disant que cela ne menait à rien. Ils ont ainsi préféré laisser le Spacelab aux Allemands, tandis qu’ils se concentreraient sur le lanceur Ariane et ses versions améliorées. Dans ce package deal, on est arrivé à cette sorte de séparation : les Vols habités pour les Allemands, les Lanceurs pour les Français, tandis que les Anglais 10 Jean-Marie Luton : Polytechnicien, il rejoint le service d’Aéronomie du CNRS puis le CNES, en 1971. Il est alors détaché auprès du ministère chargé du Développement industriel et scientifique, pour participer aux négociations européennes qui ont mené à la création de l’ESA. En 1974, il prend au CNES la direction de la Division Recherches puis de la Division Planification et Développement, avant d’être nommé en 1978 Directeur de Programme. 1984-87 : Vice-directeur général, chargé des Relations avec les Autorités gouvernementales, des Relations entre le CNES et ses filiales, et de la Planification financière. En mai 1987, il rejoint Aerospatiale en tant que Directeur des Programmes spatiaux, au sein de la Division des Systèmes stratégiques et spatiaux. Il a été nommé Directeur Général du CNES en février 1989, et de l’ESA en octobre 1990. 1997-2002 : Président d’Arianespace, puis du Conseil d’Administration, jusqu’en 2007.

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voulaient faire du business avec les Télécommunications ; quant à la Science, tout le monde en ferait plus ou moins…

Alors, de notre côté, aux programmes scientifiques du CNES, on s’est dit que ce n’était pas parce que les Allemands avaient la maîtrise d’œuvre du Spacelab que nous ne devions rien faire avec. Si Spacelab n’était pas un « bon » projet au plan de sa conception et de sa construction, il fallait tout de même mettre en place un programme d’utilisation fondé sur la recherche en microgravité [FSLP, First Spacelab Payload], qui pourrait se révéler un jour peut-être prometteuse, et dans lequel la France devrait jouer un rôle important. Il fallait aussi avoir des astronautes de nationalité française. On a investi autant, si ce n’est plus que les autres, dans les programmes d’utilisation [du Spacelab] en s’appuyant sur une communauté scientifique de qualité. Finalement, [on s’en sortait pas si mal car] non seulement on ne payait pas beaucoup le développement, mais en plus on faisait beaucoup d’expériences. C’était très bien. On s’est aussi, discrètement, mobilisé en faveur de l’Homme dans l’Espace qui pouvait donner à la France et au CNES une dimension politique. Mais encore discrètement car l’Homme est « inutile »…

PV : Quelle était à ce moment-là votre fonction précise ?

DS : Au CNES, j’étais toujours à la Direction des programmes mais j’avais un rôle qui était un peu différent de celui qui apparaissait sur l’organigramme : je m’occupais des relations utiles dans le contexte du programme Spacelab, j’étais délégué au Conseil directeur de programme correspondant à l’ESA ; j’étais aussi un des rares promoteurs de l’Homme dans l’espace. Par ailleurs, pour des raisons… – auxquelles il faudrait que je réfléchisse – je participais aussi aux séminaires organisés par le Comité de Direction du CNES, alors que je n’étais encore qu’un jeune ingénieur. Connaissant bien la politique des Etats-Unis et de la NASA, de la Russie et celle de l’ESA, j’étais invité à m’exprimer – et Frédéric d’Allest prêtait une oreille attentive à mes propos.11

Mais revenons au Spacelab : l’ESA lançait un appel d’offre pour sélectionner des astronautes pour les missions habitées avec le futur Spacelab et, chose terrible, aucun Français n’a été retenu alors qu’il y en avait d’excellents, comme Jean-Jacques Dordain12 et Annie-Chantal Levasseur-Regourd, et que nous étions bien préparés. C’était insultant ! On a trouvé cela d’autant plus révoltant que nous proposions le plus grand nombre d’expériences, que nous étions parmi les plus gros contributeurs à la charge utile et que nous avions bien étudié le profil de nos candidats ; on aurait donc dû avoir au moins un astronaute de retenu.

11 Frédéric d’Allest : Polytechnicien, il entre dès 1963 au CNES. 1973-76 : Chef de Projet Ariane. 1976-82 : Directeur des Lanceurs. 1982-1989 : Directeur général. Président fondateur d’Arianespace jusqu’en 1990. Cf. ESA INT053. 12 Jean-Jacques Dordain : Centralien, il a occupé diverses fonctions à l’Office National d'Études et de Recherches Aérospatiales (ONERA). 1970-76 : chercheur dans le domaine de la Propulsion et des Lanceurs. 1976-83 : Coordinateur des Activités spatiales. 1983-86 : Directeur de la Physique fondamentale. Professeur à Supaero, il a aussi été choisi par le CNES en 1977 parmi les premiers candidats astronautes. Dès 1986, Chef du nouveau Département Promotion et Utilisation de la Station spatiale et des plates-formes à l’ESA, puis Chef du Département Utilisation de Columbus et de la Microgravité. 1993-99 : Directeur associé pour la Stratégie, la Planification et la Politique internationale. Nommé en 1999 Directeur associé chargé de la Stratégie et de l'Evaluation technique puis, le 15 février 2001, Directeur des Lanceurs. Directeur général depuis juillet 2003.

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PV : Comment expliquez-vous dès lors qu’il n’y ait pas eu de Français sélectionné ?

DS : Je n’en sais rien.

PV : Comment ça, vous n’en savez rien ?!

DS : Je ne saurais l’expliquer [si ce n’est par des raisons couvertes par le secret médical].

PV : Les autres candidats européens étaient-ils tous très bons ? Meilleurs que les Français ?

DS : Je ne le crois pas mais je ne peux que penser que cette sélection a été faite correctement. En tout cas, dans l’imaginaire du CNES, cela a été une vexation et nous en avons profité.

NT : Avant la sélection européenne, il y avait eu une présélection nationale, c’est cela ?

DS : Oui, y compris au plan médical mais on n’est pas sortis gagnant de la sélection européenne finale. On n’était donc pas contents et on voulait le montrer. Il ne faut pas oublier le contexte de l’époque dans lequel il y avait une confrontation USA/URSS ; Spacelab c’étaient les Etats-Unis mais la France parlait aussi beaucoup avec les Soviétiques…

PV : Depuis 1966, il y avait en effet des accords de coopération scientifique entre la France et l’Union soviétique qui ont probablement favorisé le premier vol franco-soviétique.

DS : Oui, il y avait en effet ces accords, il y a eu aussi la mission conjointe Apollo-Soyouz [15 juillet 1975] qui montrait la possibilité de faire des vols en coopération avec l’URSS. Les Soviétiques ayant fait voler aussi des ressortissants du bloc de l’Est13, quelques-uns se sont dit : « Profitons-en ! Allons voir les Soviétiques et les technocrates de l’Agence voleront certainement bien plus tard… ». Ainsi, on montrera que dans cette compétition la plus « grande » agence en Europe capable de faire voler des astronautes c’est le CNES et non pas l’ESA. On retrouvait bien-là l’esprit arrogant français, mais aussi la réactivité, l’efficacité du CNES. L’Homme dans l’Espace devenait un enjeu pour le CNES. Tout est allé ensuite beaucoup plus vite que prévu…

Il faut savoir que [côté soviétique] dans les discussions, les projets secrets portaient des numéros ; alors la question des vols habités portait le numéro trois ou quatre, je ne sais plus précisément. Ainsi, à propos du numéro en question, on s’envoyait régulièrement des télex pour avancer doucement vers une « coopération mutuellement profitable ». A notre niveau, nous n’imaginions pas qu’une décision politique puisse intervenir rapidement. Or, comme vous le savez, Valéry Giscard d’Estaing rencontre Leonid Brejnev et les deux hommes se mettent d’accord, à la stupeur générale, du CNES en particulier, pour un vol habité. Mon petit groupe a trouvé ça très bien : cela dépassait nos espérances ! Le CNES était néanmoins abasourdi… Mais le Président de la République l’avait dit et, le CNES étant une organisation loyaliste, il fallait donc le faire.

13 Après les ressortissants de pays faisant partie du bloc de l'Est, ou ayant adopté un régime socialiste, qui ont volé dans le cadre du programme Intercosmos – tels que le Tchèque Vladimir Remek, le Polonais Miroslaw Hermaszewski, l’Allemand de l’Est Sigmund Jähn en 1978, puis un Bulgare en 1979, un Hongrois en 1980, un Vietnamien, un Cubain et un Mongol, le Roumain Dimitru-Dorin Prunariu, qui a volé avec le cosmonaute russe Leonid Popov, en mai 1981 (Soyouz 40, Saliout 6) – Jean-Loup Chrétien, issu d’un pays non-« socialiste », a volé en juin 1982 et novembre 1988. Un Indien, un Syrien, un second Bulgare et un Afghan ont également participé à ce programme.

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Il y a un homme qui a probablement joué un rôle à ce moment-là, c’est Gaston Meyniel14, un proche de Jean-Marie Luton auquel j’étais moi-même lié et qui avait une relation forte avec le Président Valéry Giscard d’Estaing. Je pense donc que le trio, qui s’appuyait sur le travail que nous avions fait et sur l’intérêt politique du sujet, a permis ce premier vol habité, chacun jouant sa partition dans son contexte. La situation était donc la suivante : des accords [politiques] pour faire voler un Français ; un CNES dans sa grande majorité hostile ; une communauté scientifique classique tout aussi hostile parce que cela menaçait les positions acquises de l’Astronomie et de la Géophysique. Dans cette situation, Jean-Claude Husson m’a donné la responsabilité de cette affaire-là ! J’ai accepté avec reconnaissance. Il fallait rendre ce programme acceptable et enthousiasmant, puis il fallait le déployer avec tous les différents aspects (scientifiques, techniques, humain, identification, public, etc.). Enfin, [il fallait veiller à ce] que cela ne soit pas la « danseuse de la République ». On a donc lancé un appel à proposition d’expériences, on a aussi lancé un appel à candidature pour trouver les bons astronautes et on a mis tout cela en musique. On a rencontré de nombreuses difficultés internes et je dois reconnaître que j’ai été beaucoup soutenu par Jean-Claude Husson, en particulier au niveau du budget, car la question était d’avoir une enveloppe financière spécifique qui permette d’inclure la dimension scientifique. C’est finalement ce qui a été et ce qui a continué à être, et cela était loin d’être évident à ce moment-là. Ce sont finalement toujours les mêmes types d’instruments qui volent aujourd’hui comme les échographes, etc. Enfin, c’est vrai, il y a eu quelques nouveautés plus tard comme la cristallisation des protéines. Les bases ont néanmoins été jetées à cette époque-là.

Michel Vieillefosse a été nommé chef du projet, basé à Toulouse avec une équipe technique enthousiaste, tandis que j’étais responsable du programme au Siège à Paris. Tous les deux, avec bien sûr l’aide des ingénieurs et techniciens du CNES et des laboratoires impliqués, on a donc développé le programme du Premier Vol Habité (PVH), Michel était en première ligne, j’étais plus à la manœuvre politique, moins visible.

PV : Quand vous développiez PVH, quels contacts aviez-vous avec les Soviétiques ? Montiez-vous ensemble les expériences ?

DS : Naturellement, nous étions en contact avec les Soviétiques. Il faut savoir que la coopération avec les Soviétiques sous-entend tout un rituel qui permettait de s’articuler au « Plan ». Cela commence par la « Grande commission » : il s’agissait de réunions tenues au niveau ministériel ; les ministres se rencontraient pour passer en revue les aspects généraux de la coopération entre France et URSS. Ensuite, vous aviez une Commission Espace présidée traditionnellement par le Président d’Intercosmos et le Président du CNES. Enfin, troisième niveau, les responsables scientifiques se rencontraient également pour discuter [de la manière de mettre en place le programme] et les techniciens se rencontraient aussi. La commission spécialisée Espace se réunissait une fois par an à l’occasion des « rencontres franco-soviétiques » ; les groupes de travail présentaient alors

14 Gaston Meyniel (1923-2005) : docteur en médecine (1948), docteur ès sciences (1958), il était alors le doyen des facultés de médecine et de pharmacie de Clermont-Ferrand (1965-89) et présidait la Conférence des doyens des facultés de médecine de France (1974-80) et le conseil d’administration de l’Inserm (1981-82 puis 1987-89). Il a notamment été Président de la Société française d’énergie nucléaire (1993-95), et membre fondateur de la Société française de biophysique et de médecine nucléaire.

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tout ce qui avait été réalisé au cours de l’année écoulée et définissaient le programme de l’année à venir et les nouveaux programmes. Pour le vol habité, les personnels investis se rencontraient régulièrement, de manière étroite, pour mieux encadrer les expériences prévues, en l’occurrence ici le groupe du Centre de Toulouse et les laboratoires. Du côté soviétique, vous aviez également les organismes scientifiques de l’IKI [Institut de recherche spatiale], IMBP [Institut des problèmes biologiques et médicaux]. Quant à la réalisation de la mission, elle dépendait probablement de l’Institut principal de la construction des machines, autrement dit le Ministère de la Défense… Le vol se faisait dans le cadre d’Intercosmos… tout cela fonctionnait selon la méthode soviétique.

PV : C’est-à-dire ?

DS : En gros, lorsque nous étions en discussion avec nos interlocuteurs, il y avait un mur devant nous ; un mur coopératif et bienveillant, mais un mur. PV : Tout était cloisonné ?

DS : Nous n’avions pas accès immédiatement aux vrais acteurs de la mission.

NT : C’était le commissaire politique qui faisait la liaison ?

DS : Non. D’ailleurs j’ai été identifié moi-même comme un « commissaire politique » français… Mais, en effet, il y avait beaucoup de choses qui se passaient indirectement. Lorsque nous rencontrions les techniciens russes pour savoir où seraient installées les expériences, ils nous répondaient qu’ils opéraient « selon les instructions » mais, ajoutaient-ils, « on ne sait pas si on travaille pour la réalisation d’une charrue, d’un char d’assaut ou d’un satellite, on ne nous le dit pas… On ne peut donc pas vous dire ce que nous ne savons pas ». Mais ils n’étaient pas idiots et ils faisaient comprendre. Peu à peu les gens se rencontraient, se parlaient et finissaient par se connaître et par dire les choses ; on a fini aussi par rencontrer les vrais acteurs. Il s’est ainsi tissé une amitié étonnante entre les groupes français et soviétiques. Finalement, on arrivait à résoudre tous les problèmes, même les plus insolubles. Les Russes prenaient des risques pour résoudre nos problèmes, et nous prenions aussi des risques pour eux. Ainsi, la coopération franco-soviétique a fonctionné remarquablement, elle était fondée sur la confiance, l’amitié et l’intérêt réciproque. Pour eux, c’était fabuleux car ils sortaient de l’URSS pour venir nous voir en France. Ils avaient accès à une technologie moderne qu’ils ignoraient. Pour nous, c’était l’accès à un monde différent et aux moyens astronautiques immenses de l’URSS.

Il faut se replacer dans le contexte de l’époque : lorsque nous étions à Moscou, pour téléphoner chez nous il fallait demander une communication internationale et cela prenait 48 heures ! Une paranoïa d’espionnage incroyable régnait, non sans fondement d’ailleurs ! Je me souviens, il y avait de magnifiques blondes qui traînaient, prêtes à tout pour obtenir un renseignement, au demeurant sans intérêt ! Certains de nos scientifiques ont succombé à leurs charmes, pensant que c’était pour leurs beaux yeux ! C’était une coopération très intime… J’avais comme d’autres responsables été briefé quant aux précautions à prendre en matière de sécurité.

PFM : Véritablement intime en effet !

PV : Et quant au vol habité de Jean-Loup Chrétien ?

DS : Nous avons donc développé grâce à l’équipe projet du Centre de Toulouse nos expériences devant être emmenées vers Saliout lors du vol de Jean-Loup qui lui-même

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s’entraînait à la Cité des Etoiles, et puis [un événement politique est intervenu] : Valéry Giscard d’Estaing, qui s’était engagé pour ce vol, n’a pas été réélu. François Mitterrand lui a succédé en mai 1981.

PV : Le changement de majorité a-t-il joué un rôle ou entraîné des interférences quant à la préparation du premier vol habité ?

DS : Cela a joué un rôle important, je vais y venir. Une fois élu, François Mitterrand a nommé des ministres communistes dans son gouvernement15 et, naturellement, cela n’a pas beaucoup plu outre-Atlantique. Soucieux de l’équilibre et de la synthèse, Mitterrand a donc dû donner des gages aux Américains, dès 1981, politique qui aboutira à l’expulsion d’une quarantaine de diplomates qui n’étaient pas de vrais diplomates mais des espions.16 Avant même que n’éclate la crise majeure qui en a résulté et que les relations diplomatiques ne soient suspendues, la coopération n’était plus trop à l’ordre du jour, une fois les manœuvres soviétiques démasquées, et notre projet est alors resté le seul à ma connaissance à continuer.

PV : Au-delà de l’idéologie, il y avait dans la coopération franco-soviétique toute une symbolique.

DS : Oui, et nous n’avions plus aucun soutien de la part des politiques français. Les Russes se plaignaient car, disaient-ils, « le peuple soviétique fait beaucoup d’efforts pour un gouvernement français qui fait preuve d’ingratitude ». Cela allait de plus en plus mal. J’ai par exemple le souvenir d’un aller Paris-Moscou où nous n’étions que trois dans l’avion – mais Air France maintenait ses vols. D’un point de vue politique, les relations étaient gelées et le programme était en danger. Je suis donc allé voir mon Président Hubert Curien et je lui ai dit que la situation était devenue critique, que l’on avait beaucoup de mal [à poursuivre le programme] et que la seule issue serait de diminuer encore la dimension politique du vol, pour ne conserver que l’aspect scientifique, ce qui nécessitait une petite

15 Ministres communistes dans les gouvernements de Pierre Mauroy : Charles Fiterman (Transports), Jack Ralite (Santé puis Emploi), Anicet le Pors (Fonction publique et Réformes administratives), Marcel Rigout (Formation professionnelle). 16 Voir l’affaire Farewell : l’ingénieur russe Vladimir Vetrov, recruté et formé par le KGB, placé à l'ambassade d'URSS à Paris en 1965 en tant qu’attaché au développement du commerce soviétique avec la France, recrute des agents afin d'obtenir contre rémunération des matériels de haute technologie interdits à l'exportation. Il se fait repérer assez rapidement par la DST. Vetrov a bientôt une dette de reconnaissance envers Prévost, haut cadre chez Thomson-CSF mais aussi collaborateur occasionnel de la DST. En 1970, Vetrov doit retourner à Moscou, avant d’être envoyé au Canada dans la mission commerciale de l'ambassade. Il conçoit une certaine rancœur de ce désaveu. Souvent ivre, il est renvoyé au bout de 9 mois à peine en URSS, comme chef adjoint du département de l'information, responsable de l'espionnage technique à l'étranger. Au printemps 1980, il propose son aide à la DST en tant qu'agent double. Le nom de code Farewell lui est alors attribué, afin que les soupçons se portent sur le Royaume-Uni en cas d’arrestation. Informé par Marcel Chalet, directeur de la DST, le nouveau Président socialiste François Mitterrand met personnellement au courant Ronald Reagan lors du sommet du G7 à Ottawa en juillet 1981. Ce geste rassure les Américains. Au cours de l'été, une coopération est mise en place et la DST transmet aux Américains des informations sur le degré d'infiltration des services d'espionnage de l'Union soviétique et sur le fait que toute leur couverture radar aérienne a été démasquée par les agents russes. Farewell fournit également une liste de plus de 400 agents du KGB et du GRU. Ces informations permirent de faire expulser 47 agents du KGB résidant en France le 5 avril 1983. Pour justifier ces expulsions, le chef de cabinet du Ministre des Relations extérieures Claude Cheysson convoqua l'ambassadeur de l'Union soviétique à Paris et lui montra l'original de la liste transmise par Vetrov. Ceci a considérablement simplifié le travail du service de contre-espionnage soviétique pour trouver qui aurait pu être en possession de ce document.

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rallonge budgétaire. En me regardant par-dessus ses lunettes, Hubert Curien qui avait manifestement apprécié ma prestation m’a dit simplement ceci : « Vous faites un travail bien intéressant Daniel, je vous demande donc de continuer ». En traduisant sa pensée, cela voulait dire : « je ne bouge pas, tu n’auras pas un sou de plus… et on verra plus tard. » J’ai donc continué comme je pouvais, jusqu’à ce que l’on soit convoqué pas l’ambassadeur d’URSS à Paris. L’ambassadeur ne nous a pas caché que nous étions dans une « situation très inquiétante » et il nous a clairement dit qu’il fallait que la France change de position, qu’elle soit « plus réaliste », au risque de voir le programme être arrêté. Je suis donc retourné voir Hubert Curien. Il savait et n’a rien dit. Il est allé voir Laurent Fabius, le ministre de la Recherche et de l’Espace, et ils se sont merveilleusement entendus… PV : Cela a relancé le programme ?

DS : Sans doute. Les relations franco-soviétiques se sont alors un peu détendues. Grâce à Fabius et à Curien, le programme PVH malgré ses aspects technologiques innovants a pu se poursuivre, dans un contexte encore difficile mais c’était reparti. NT : Vous aviez des doutes à ce moment-là ?

DS : Sur quoi ? NT : Sur la nécessité de continuer le programme ?

DS : Non. On ne s’est jamais posé la question de savoir s’il fallait arrêter.

NT : Vous n’aviez quand même pas peur que tout s’arrête ?

DS : Non.

PV : Cela a été vite tout de même !

DS : Absolument ! C’était une époque où l’on n’hésitait pas à foncer, c’était aussi une époque où il y avait de l’argent. Mitterrand n’avait pas un grand intérêt personnel pour cette affaire-là mais l’Elysée nous a soutenus.

PV : Pourtant le contexte économique et financier n’était pas au beau fixe ?

DS : Cela ne faisait rien, on avait finalement l’argent que l’on voulait. Alors, comme j’avais tellement poussé pour qu’il y ait davantage d’expériences scientifiques, on avait complètement dépassé nos allocations de masse en orbite pour le vol. De ce fait, la négociation suivante a été d’obtenir de la part des Soviétiques un vaisseau Progress de plus pour emporter le matériel scientifique. Cela a été une jolie négociation, conduite par Pierre Morel, Directeur général adjoint du CNES, chargé de la Recherche et de la Prospective [1979-81, après les Programmes et la Politique industrielle, 1975-79].

Finalement, nous avons toujours eu un soutien de la part de l’Elysée, c’était connu, mais aussi des autorités locales impliquées, le projet étant très décentralisé. Quand on avait besoin d’un visa en urgence ou d’une voiture officielle pour un transport impératif, on passait un coup de fil au Préfet et on obtenait aussitôt l’autorisation. C’était assez grisant – mais nous n’en avons pas abusé. PFM : Il y a tout même eu une certaine médiatisation aussi de ce premier vol. Est-ce que l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS a entrainé un boycott ?

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DS : Là où cela a recommencé à aller vraiment mal, au plan français, c’est avec la révolte de Solidarnosc en Pologne17, les événements qui ont suivi, et le changement de position du journal Libération vis-à-vis de nous qui en a découlé. De populaires, nous sommes devenus « ceux qui coopéraient avec l’armée soviétique. »

PFM : Finalement, les événements de Pologne ont eu plus d’impact que ceux d’Afghanistan ?

DS : La Pologne représentait beaucoup plus que l’Afghanistan. PV : Il y a en effet une longue tradition historique franco-polonaise.

DS : Oui, l’agitation en Pologne et, si je me souviens bien, les manœuvres militaires soviétiques à la frontière, nous ont fait adopter un profil bas. La situation était telle que lors du vol de Jean-Loup Chrétien18, le Président de la République ne s’est pas déplacé ; il n’y avait d’ailleurs pas non plus de ministre. Lors du lancement, la France n’était représentée que par le Président du CNES et par son ambassadeur à Moscou, Claude Arnaud [1981-84], qui a été certes un très grand ambassadeur mais ce n’était pas le niveau de représentation officielle attendu. Le protocole soviétique réservait huit places pour les officiels de niveau Présidence ou au moins Ministre. Pour nous, les responsables de cette affaire au CNES, c’était magnifique, car nous les avons occupées ! On a eu accès à tout et l’on a été traité en Chef d’Etat. Et Jean-Loup a décollé comme prévu pour rejoindre la station Saliout. Désormais, pour le CNES, les vols habités ne pouvaient plus s’arrêter.

Un peu plus tard, à la demande de Laurent Fabius, nouveau jeune Premier ministre, Hubert Curien est nommé ministre de la Recherche et de la Technologie [le 17 juillet 1984]. Un certain nombre de personnes avait envie de continuer avec Curien qui était un homme absolument remarquable. Il a eu la bonne idée de me choisir pour faire partie de son Cabinet ; je l’ai donc suivi au Ministère de la Recherche où, en principe, je devais m’occuper de questions de défense et nucléaires, mais je me suis tout de même occupé d’affaires spatiales et d’innovation. A l’inverse, mes amis venant du CEA [Commissariat à l’Energie Atomique] ont été chargés de l’espace – mais se sont occupés du nucléaire… Là aussi, j’ai connu une expérience extrêmement intéressante et riche, mais qui nous amène au sujet suivant […] qui est le SDI, ou « Guerre des Etoiles ».

Je m’occupais de la technologie en général, et pas seulement de celle du spatial. Les Américains proposaient alors de réaliser un « bouclier spatial ». Les Russes nous ont demandé de ne pas aller avec les Américains, nous expliquant que ce bouclier ne servait à rien d’autre qu’à justifier un nouveau développement du « glaive », tandis que les Américains nous ont dit qu’en tant qu’allié nous étions les bienvenus pour contribuer au SDI, notamment au niveau des questions technologiques. Situation politique intéressante ! Pour progresser, on s’est donc posé deux questions. La première était : « Qu’est-ce que ce bouclier apporte du point de vue militaire ? » La seconde question : « Que représente le SDI du point de vue technique ? ».

17 L'état de siège ou la loi martiale (parfois désigné par la traduction littérale de l'expression polonaise comme l'état de guerre, stan wojenny), instauré en République populaire de Pologne le 13 décembre 1981, resté en vigueur jusqu'au 22 juillet 1983, et l'instauration d'un Conseil militaire de salut national, présidé par le général Jaruzelski, qui était déjà Premier ministre et Premier secrétaire du Parti communiste (PZPR). 18 25 juin-2 juillet, 189 heures, Soyouz T-6, Saliout 7.

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Des personnes plus aptes que nous ont réfléchi à la première question. Le système en tant que tel s’avérait ruineux et ne permettrait pas de toute façon d’atteindre ses objectifs de façon absolue. En revanche, l’analyse de nos forces dans le domaine spatial militaire qui a été conduite alors a contribué à montrer nos lacunes : les composantes aujourd’hui classiques – voir, entendre, communiquer – nous manquaient cruellement. On allait juste commencer à « voir » avec Spot qui était sur le point d’être déployé ; en revanche, pour entendre et communiquer, nous n’avions rien ou presque. L’idée a donc émergé de développer ces deux autres secteurs et cela a été fait. Aujourd’hui, on y est de façon opérationnelle, y compris du côté de l’écoute. On avait alors proposé de mettre en place une structure qui serait plus ou moins adossée au CNES, qui regrouperait des gens très brillants comme ceux de l’ONERA [Office National d'Etudes et Recherches Aérospatiales] et d’autres, mais cela n’a jamais vu le jour. Mais le plus important a été de comprendre qu’avec le programme SDI, les Etats-Unis ouvraient une nouvelle course dans le domaine militaire qui nécessiterait de la part de l’URSS un investissement énorme pour développer des contre-projets et que cet investissement risquait d’épuiser l’Union soviétique. Pour répondre à la deuxième question, on a montré que les Etats-Unis feraient des progrès fabuleux dans le domaine technologique, comme par exemple en termes de calcul, d’agilité de moyens spatiaux, d’intelligence artificielle, en matière de robotique, en matière de propulsion, etc… Le danger, pour nous en Europe, venait surtout de cela : de la Technologie et de ce qui en découle : compétitivité, emploi, croissance. Le SDI était donc un problème immense, l’équilibre Est-Ouest allait donc changer – et aussi Ouest-Ouest.

Le ministre Hubert Curien a donc fait une proposition qui s’appelait « Renouveau technologique », devenu par la suite le programme européen EUREKA.19 On a au MRT, grâce aux travaux de Yves Stourdzé, conçu ce programme du début à la fin ; on travaillait en étroite liaison avec l’Elysée. C’est comme cela que j’ai connu Jean-Daniel Lévi20 qui est devenu Directeur général du CNES ; il y avait aussi Hubert Védrine, etc. qui constituaient le premier cercle. Il y avait naturellement aussi l’ombre de Jacques Attali, le conseiller de François Mitterrand, avec qui on parlait de temps en temps. Tous ensemble, on a fait avancer ce projet, entre Edith Cresson à l’Industrie, Roland Dumas aux Affaires étrangères et Hubert Curien, Ministre de la Recherche. Pour son européanisation, on l’a mis sous l’autorité politico-diplomatique – comme par hasard – du même ambassadeur Claude Arnaud que l’on connaissait bien et en qui on avait confiance […]. Avec d’autres, j’ai présenté le projet partout en Europe, devant les ministères, les parlements, en compagnie d’une équipe restreinte et Roland Dumas a organisé la Grande Conférence de lancement au

19 Initiative intergouvernementale de soutien à la coopération technologique européenne visant depuis 1985 à accroître la productivité et la compétitivité de l'industrie européenne sur le marché mondial et de contribuer ainsi au développement de la prospérité et de l'emploi. Plus de 3000 projets ont été labellisés à ce jour, représentant plus de 22 milliards d’euros en partenariat public-privé. 20 Jean-Daniel Lévi : Polytechnicien, il a consacré l'essentiel de sa carrière à l'Energie : depuis son entrée à la Direction des Etudes économiques d'EDF (1965-) jusqu'à son poste de Directeur général de l'Energie et des Matières premières au ministère de l'Industrie, qu'il quitte en 1990, sans oublier ses six années à l'Elysée comme Conseiller technique de François Mitterrand (1982-88), et ses fonctions de Directeur général adjoint de Framatome (1996-2001), puis de Délégué général à l'Assainissement et au Démantèlement, Areva. En octobre 1990, il avait rejoint néanmoins le domaine spatial, les ministres Paul Quilès et Hubert Curien s'entendant pour le nommer Directeur général du CNES. Un poste qu'il a dû abandonner en 1996, en même temps que le Président du CNES, André Lebeau, afin de laisser la place à une nouvelle équipe.

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Centre de Conférences internationales de l’avenue Kléber. On a ainsi pu faire avancer ce programme qui, au final, s’est structuré sur beaucoup de projets technologiques. Un certain nombre de projets sont aujourd’hui devenus des produits européens de la vie courante, notamment les blocs GPS que l’on a dans les voitures, etc. Cela a donc été un grand sujet à la fois au niveau de l’espace, au niveau technologique, économique, au niveau européen et au niveau géopolitique.

NT : Pouvez-vous préciser le rôle des réseaux dans ce genre d’affaire ?

DS : C’est sûr que dans ce type de programme, on est amené à connaître des personnalités influentes comme Hubert Védrine, Jacques Attali ; des ministres comme Edith Cresson et Michel Rocard ; de grands capitaines d’industrie comme Serge Dassault, Henri Martre [Aérospatiale, 1983-92], Louis Gallois ; de hauts fonctionnaires, des banquiers, etc. C’était surtout l’occasion de fonctionner au niveau conceptuel et décisionnel ; ce n’est pas le niveau courant. Par ailleurs Hubert Curien était un homme qui réfléchissait et qui était assez facile d’accès. Dans beaucoup de domaines étrangers à la recherche, ses collègues ministres sollicitaient son avis. Il me demandait souvent ce que j’en pensais. Cela offrait la possibilité de faire remonter pas mal d’idées et d’ étendre ses relations mais c’est tout. Dans le programme EUREKA, on a fonctionné de cette manière-là, ce qui permettait de gagner du temps et de prendre des décisions assez vite. Ce qui est amusant c’est qu’il s’agissait d’un programme d’inspiration très libérale ! Je me souviens que Serge Dassault avait dit à Edith Cresson : « Avec EUREKA, vous allez plus loin que ce que j’aurais osé faire !». Dans ce cadre-là, on faisait de la vraie politique, structurante pour l’économie. C’était une époque assez exceptionnelle de créativité en France et qui a disparu lors du second mandat de François Mitterrand.

NT : Comment expliquez-vous cette disparition ?

DS : Je pense qu’il était fatigué et que l’entourage le ressentait.

PV : Le mandat de trop ?

DS : Je ne sais pas.

PV : La maladie était là.

DS : Je ne saurais le dire. PV : On est juste avant 1986 ?

DS : Oui, et donc après cela Jacques Chirac est devenu Premier ministre. Les cabinets ont donc changé, c’était normal. Je suis rentré au CNES.

NT : Etait-ce dur de partir de là où vous étiez ?

DS : Disons que l’on change de niveau. Mais j’étais content de rentrer au CNES. Frédéric d’Allest m’a nommé Directeur des Affaires internationales et industrielles. Moyennement enthousiaste au début, mais c’était ça ou je partais pour un poste international dans l’industrie, il avait fait son choix, bien que je ne sois ni polytechnicien, ni normalien, ni énarque, ni même docteur ès Sciences. Or une maison comme le CNES est peuplée de polytechniciens ingénieurs de l’Armement. Alors, le fait que je devienne directeur avec en dessous de moi de nombreux polytechniciens a été mal perçu et a entraîné une révolution de palais. Frédéric d’Allest a dit en gros qu’il fallait les forcer, en ajoutant : « c’est comme les chiens, ils te seront fidèles si tu leur donnes un coup sur le museau » ! [Rires]

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Enfin, ce n’était pas évident. J’étais sensé m’occuper de tout ce qui avait trait à l’international, surtout l’Europe mais, en tant que représentant français à l’ESA, je m’occupais aussi au plan politique du lancement des projets Ariane-5, Hermes ou encore ERS-2.

NT : Revenons au CNES si vous le voulez bien : comment expliquer que celui-ci dispose d’un tel poids ?

DS : Depuis toujours, le CNES, avant et après moi, a été et reste une organisation techniquement compétente chargée d’étudier les dossiers, de faire des propositions et d’apporter une analyse technique. C’est toujours le cas aujourd’hui mais à cette époque-là, il y avait une très grande liberté et les « tutelles » [les ministères chargés des activités spatiales] faisaient totalement confiance aux décisions du CNES. Cela nous donnait une capacité de réaction et une grande latitude de propositions. Cela vous permet de comprendre pourquoi la délégation française à l’ESA est un peu meilleure que les autres délégations. Par ailleurs, il peut y avoir des divergences d’ordre politique qui peuvent venir gâcher le tableau mais c’est comme ça.

PV : Tout à l’heure, vous évoquiez Hermes ; je voudrais revenir sur cette affaire. Comment expliquez-vous l’abandon de ce projet ? Etait-il « mauvais » à la base ?

DS : Euh…

PV : N’était-il au fond qu’un « coup politique » ?

DS : Non, non. Hermes est une belle histoire. Dans la logique du CNES, après avoir lancé Ariane, il fallait trouver un nouveau grand programme structurant pour l’Industrie. Ce devait-être Hermes. Cela a fait l’objet d’un fameux séminaire de direction au cours duquel les principaux leaders du CNES présentaient leurs visions et propositions. Vous aviez à ce moment-là deux avant-projets concurrents : il y avait Solaris, un projet proposé par le Centre de Toulouse de Jean-Claude Husson et il y avait le projet Hermes proposé par la Direction des lanceurs de Frédéric d’Allest à Evry.

La vision de ce dernier était en gros de développer, à partir d’un avion de chasse, un engin amélioré capable d’aller dans l’espace à faible coût, propulsé par une fusée. De notre côté, car j’étais impliqué dans Solaris, nous proposions de développer un grand système robotique, du type MTFF [Man Tended Free Flyer], sans hommes, pour fabriquer en microgravité de nouveaux matériaux que l’on devait ensuite récupérer au sol. Il s’agissait finalement de développer toute une infrastructure qui aurait ressemblé à la station ISS actuelle, mais sans les humains.21

Les deux projets ont été présentés au Président et aux différents Conseillers : la Direction des Lanceurs (DLA) a présenté Hermes, tandis que nous avons présenté Solaris. La première prestation du Centre d’Evry a été lamentable : ils étaient trop confiants, tandis que la nôtre a été superbe mais surtout quant à la technique de présentation. D’Allest était 21 Le projet Columbus comprenait initialement : le laboratoire pressurisé Columbus (APM, Attached Pressurized Module) attaché à Freedom; le Columbus Man Tended Free Flyer (MTFF); la plate-forme européenne polaire PPF (Polar PlatForm). À l'issue du Conseil de l’ESA tenu en novembre 1992 au niveau ministériel à Grenade, seuls le Columbus APM, modifié en Columbus Orbital Facility (COF) et la plate-forme polaire (donnant naissance à METOP et ENVISAT) sont maintenus, le MTFF étant abandonné, tandis qu'Hermes qui devait le desservir est réorienté.

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furieux après ses troupes. Il a été décidé de réfléchir pendant une semaine et, au bout d’une semaine, belles présentations de part et d’autre et le choix s’est porté sur Hermes. En fait, politiquement, d’Allest avait raison ; techniquement, il avait démontré que c’était parfaitement possible, du moins en tant qu’avant-projet. Solaris n’avait aucune chance, c’était une agression de l’Allemagne et de l’ESA. On voulait être plus intelligents que tout le monde, comme d’habitude. D’un point de vue idéologique et politique, Solaris ne tenait absolument pas la route, en revanche, Hermes représentait la suite de l’indépendance de l’Europe en matière d’accès à l’espace, une étape de plus dans la dimension de l’Europe. Toutefois, fallait-il être indépendant quant à l’accès humain à l’espace ?

Je ne pense donc pas que le projet Hermes ait été une bêtise, mais plutôt un pari cher et risqué. On a appris à faire des choses, on a développé des techniques, des modèles de coopération et acquis des compétences. Pendant les années où je me suis occupé d’Hermes, au plan politique et stratégique, beaucoup de gens se sont moqués de moi parce que j’expliquais que « le but était dans le chemin ». Didier Faivre en rit encore aujourd’hui. 22 Moi, je trouve que c’était plutôt intelligent car on a beaucoup appris. Ceci dit, les ingénieurs ont fini par imposer l’idée qu’Hermes/Ariane 5 ne pouvaient pas voler… c’était un risque et je veux bien les croire. Toutefois, tant que l’on n’a rien testé, tant qu’il n’y a pas eu de démonstration, on peut rester dubitatif. Alors, finalement, Hermes a été arrêté. PV : Qui l’a arrêté ? Les politiques ?

DS : Oui, mais ce n’est pas si simple. […] A ce moment-là, j’étais de nouveau au Ministère de la Recherche, en tant que Directeur Adjoint du Cabinet de Hubert Curien, Michel Rocard était Premier ministre23 et le projet était prêt, il n’attendait plus que la décision financière et il nous restait à obtenir de l’Allemagne une participation importante et…

PV : … les Allemands n’ont pas suivi ?

DS : J’avais au préalable vu Hubert Curien ; il semblait d’accord. J’ai ensuite rencontré plusieurs politiques allemands au niveau des ministères compétents et de la Chancellerie. Puis j’ai rencontré rapidement Heinz Riesenhuber qui venait voir mon ministre et avec lequel j’ai eu une discussion assez franche ; il était finalement convaincu qu’il pouvait suivre la France et faire Hermes.24 Les Allemands étaient donc prêts à y aller. Il avait rendez-vous une demi-heure plus tard avec notre ministre. Je suis allé voir ce dernier pour le briefer en lui disant, triomphant : « ça y est, ils nous rejoignent ! ». Hubert Curien, le visage fermé, a répondu : « on ne le fait pas »… Je m’en souviens encore, il a ajouté, avec un certain sourire : « Daniel, vous êtes tout pâle ?! ». [Rires]

PV : Hubert Curien a-t-il avancé une raison précise ?

22 Didier Faivre : Polytechnicien, il entre au CNES en 1983, après un début de carrière au CEA. En poste à Kourou, le Port spatial de l’Europe, au Centre spatial de Toulouse puis au Siège parisien du CNES, il est bientôt nommé Directeur adjoint des Programmes. Il rejoint l’ESA en 2000 pour s’occuper de la stratégie Télécommunications au sein de la Direction des Applications. En Juin 2005, il prend la responsabilité des programmes de Navigation. Depuis Janvier 2011, il est Directeur du Programme Galileo et des activités liées à la Navigation. 23 Hubert Curien a été ministre dans les gouvernements de Laurent Fabius (1984-86), Michel Rocard (mai 1988-mai 1991), Edith Cresson (15 mai 1991-2 avril 1992) et Pierre Bérégovoy (jusqu’en mars 1993). 24 Heinz Riesenhuber, alors ministre fédéral de la Recherche et de la Technologie (1982-93), Président du Conseil de l’ESA tenu au niveau ministériel à La Haye en novembre 1987.

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DS : Aucune.

PV : Rien ?!

DS : Rien.

PV : Il y a eu une interférence politique ?

DS : … PV : Mais n’y avait-il pas des politiques comme Jacques Chirac qui soutenaient Hermes ?

DS : Je ne sais pas. NT : Vous savez ou vous ne savez pas ?

DS : Je ne peux pas dire.

NT : Vous ne pouvez pas dire parce que vous ne savez pas ou parce que vous ne voulez ou ne pouvez pas le dire ?

DS : Non, je ne sais pas. Je pense que c’était au plus profond de lui-même. Peu après, il m’a dit : « C’était un projet foireux ». Est-ce qu’il en avait parlé avec Mitterrand, Chirac ou qui que ce soit ? Je n’en ai aucune idée, mais c’est lui qui a dit : « on n’y va pas ». Là aussi on apprend. Je pense que le Ministre allemand était soulagé.

NT : Vous avez avalé la couleuvre ?

DS : Oui. NT : Cela a pris du temps ?

DS : Non, cela fait partie du métier. Ensuite, Curien m’a demandé de me débrouiller pour arrêter le projet Hermes sans que cela fasse de remous. C’est ce qui faisait le charme de Curien, lorsqu’il vous regardait par-dessus ses lunettes !

NT : A la suite de cela, le programme Hermes a été « réorienté » ?

DS : On l’a en effet réorienté, on l’a petit à petit dégradé, ce qui faisait dire à Michel Courtois que cela devenait n’importe quoi.25 Cela devenait en effet n’importe quoi, mais il ne fallait pas que Dassault remonte au créneau, il ne fallait pas mettre les équipes à la porte ; il fallait aussi terminer certains développements techniques innovants. En somme, il y avait toute une gestion de fin de programme à mener.

NT : Finalement, il n’a jamais été arrêté, il a été réorienté.26

25 Polytechnicien (1966), ENSAE (1971), Michel Courtois ne se prédestinait pas à faire carrière dans le spatial. En avril 1969, c’est une rencontre avec le Général Aubinière qui l’amène à rejoindre le CST. En 30 ans de carrière au CNES, Michel Courtois a marqué de son empreinte la plupart des programmes les plus emblématiques, de Spot à Ariane. Il prend ainsi la responsabilité des projets de satellites d’applications avant de devenir Directeur du projet d’avion spatial Hermes dans le cadre de l’équipe intégrée ESA/CNES. Il prend ensuite la direction du CST en 1993. Après l’échec du premier vol d’Ariane 5 en juin 1996, il prend la tête de l’équipe chargée du programme de remise en vol du lanceur européen. Devenu Directeur général adjoint du CNES en 1996, il est chargé de l’ensemble des activités techniques et des projets. En 1999, il devient Directeur technique d’Alcatel Space. Nommé à la direction de l’ESTEC en 2004, il quitte l’ESA en 2010. 26 Voir la Déclaration adoptée par le Conseil de l’ESA le 2 décembre 1993 relative au programme MSTP (European Manned Space Transportation Programme, the reoriented Hermes Programme).

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DS : Après cela, il n’est resté comme seul grand projet « humain » au niveau européen : la Station spatiale internationale (ISS). Il n’était plus question d’autonomie. NT : A quel moment la décision de la faire a-t-elle été prise ?

DS : C’est compliqué. Cela a été compliqué entre les Américains et les Russes. A l’origine, nous n’étions pas enthousiasmés par ce projet, qui poursuivait la voie Spacelab. Les décisions SDI et ISS ont été finalement assez concomitantes. On dit même que le Président Ronald Reagan, quand il a signé le programme ISS, pensait que c’était en rapport avec le SDI sinon, paraît-il, il n’aurait jamais signé et l’ISS n’aurait jamais vu le jour… En tout cas, cela a été un complément nécessaire de la Navette spatiale. PV : Il a été en quelque sorte rattrapé par la géopolitique…

DS : Oui, et puis c’était aussi le moment où les Russes ont commencé à se rendre compte qu’ils perdaient pied à cause du SDI.

PFM : A partir de quel moment voyez-vous le passage d’un programme de station américaine [Freedom] à un programme d’ouverture notamment avec l’Europe [ISS] ?

DS : Je ne sais pas bien, car je ne m’en suis pas occupé.27 J’étais fatigué et j’avais d’autres priorités. En marge de ces activités de haut vol, et bien plus important pour moi, Hubert Curien m’a convoqué un jour pour me demander de remettre sur les rails un colloque qui le « chagrinait ». L’ENA [Ecole Nationale d’Administration] organisait en effet une rencontre de très haut niveau sur le thème « l’Espace, un enjeu pour la France ». Il me dit : « Cela part mal, il faut peut-être que vous vous impliquiez… et vous y rencontrerez des femmes charmantes ». En effet, à côté du regretté Jacques Laureau, Président de l’Association des Anciens Elèves de l’ENA, un petit comité très féminin montait le programme. Au sein de celui-ci, il y avait une jeune femme très belle et très surprenante qui m’a beaucoup impressionné (et m’impressionne toujours), Anne Huguet avec qui j’ai un fils, Aurélien.

C’était à la veille d’un changement politique : une nouvelle cohabitation s’annonçait [Président Mitterrand/Premier ministre Balladur (1993-95)]. A ce moment-là, j’avais quitté le cabinet Curien parce que j’avais eu des problèmes de santé ; je n’ai pas souhaité continuer. Curien n’avait d’ailleurs pas apprécié mon départ et mon peu d’envie de rester actif dans le contexte politique du moment, mais c’était comme ça. Je suis donc revenu au CNES. Un changement de Président survient alors : René Pellat28 succède à Jacques-Louis Lions en novembre 1992, avant d’être remplacé par André Lebeau, en janvier 1995.

27 Le Memorandum of Understanding ESA/NASA relatif à la station spatiale Freedom a été signé en 1988. Le projet revisité sous Clinton prend le nom d’Alpha en 1993, avant de prendre une véritable dimension internationale en 1998. La Russie considérant Mir comme la première vraie station spatiale, la dénomination Alpha est progressivement abandonnée fin 2001 pour celui plus consensuel pour les 16 pays participants d'International Space Station. 28 René Pellat (1936-2003) : Polytechnicien, Ingénieur des Ponts et Chaussées, Docteur en Sciences physiques (1967), il a débuté sa carrière au CEA. Il quitte Fontenay aux Roses en 1972 pour créer avec Guy Laval le groupe théorique de Physique des plasmas dans les laboratoires de Physique de l’Ecole Polytechnique. Il devient alors chargé de recherche au CNRS, organisme dont il gravit tous les échelons, jusqu’à la présidence du Conseil d’Administration (1989-92). Conseiller scientifique du Président de 1982 à 1986, Président du Comité des Programmes de 1984 à 1986, Conseiller en Sciences et Technologie du Directeur général de 1986 à 1992, il préside ensuite le CNES (1992-95). Il est de retour au CEA en 1998 en tant que Haut-Commissaire à l’Energie Atomique, puis Délégué à la Sureté nucléaire, en 2001.

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Avec René Pellat, qui était un ami, les relations sur le plan professionnel se sont assez mal passées : il avait reçu comme instruction d’arrêter Hermes dont il était persuadé de l’absence d’intérêt et moi je voulais le finir en douceur, et de ce fait je maintenais une certaine ambiguïté. Je connaissais beaucoup de monde. Pellat avait donc très peur que je fasse renaître Hermes. On s’est donc pas mal de fois heurtés. J’ai constaté dans mon entourage quelques trahisons qui m’ont ouvert les yeux. J’ai alors été mis très gentiment au placard. On m’avait nommé Conseiller de je ne sais plus quoi avec comme instruction de ne rien faire. J’avais tout de même conservé l’aide de ma secrétaire Charlette Vaugrand et quelques crédits de mission.

PV : Qui vous a mis au placard ?

DS : Le système. Après la décision « courageuse » de Curien d’arrêter Hermes, on a commencé à se demander quels étaient les abrutis qui avaient décidé d’engager Hermes. Ça ne pouvait pas être le Président du CNES, par définition ; ça ne pouvait pas être non plus le Directeur général ; c’était donc le troisième. Et le troisième, c’était moi ! J’ai d’abord passé six mois délicieux à épuiser mes crédits et à ne rien faire ou presque. Je me suis épuisé à lire le journal tout le jour ! Lorsqu’André Lebeau est devenu le nouveau Président du CNES, il s’est demandé ce qu’il allait faire de moi. Il a alors vu que je connaissais beaucoup de monde, notamment Alain Devaquet qui était fort influent.29 Il a certainement dû se dire qu’il valait mieux ne pas me virer ; il m’a donc confirmé dans le placard. [Rires] Oui, oui, confirmé et confiné dans le placard ! J’ai fait des stages ; j’ai suivi des cours pour savoir ce qu’était Internet, des Conférences à Sciences po, etc. Très bien. Je suis allé au Viêt Nam voir mon fils David qui effectuait son service dans la Coopération. C’est un peu plus tard qu’Aurélien est né… J’ai été un bon papa, un bon baby sitter, et suis également parti au Maroc pour de longues vacances pendant que Anne y travaillait dans le cadre de l’OSS [Observatoire du Sahara et du Sahel].

Et puis un jour, début 1996, André Lebeau et Jean-Daniel Lévi disparaissent dans leur affrontement, laissant la place au Président Alain Bensoussan30 et à Gérard Brachet, Directeur général de juillet 1997 à 2002. [Il n’y aura plus ensuite de Directeur général au CNES]. Il venait d’y avoir un changement de majorité avec… euh…

PV : … l’arrivée de Jacques Chirac à la Présidence de la République ?

DS : Oui, c’est cela. L’élection de Jacques Chirac a entraîné un regain d’intérêt pour moi.

PV : Vous l’avez rencontré ?

29 Alain Devaquet : ministre délégué auprès du ministre de l'Éducation nationale, chargé de la Recherche et de l'Enseignement supérieur (1986) puis chargé de mission auprès du Président de la République Jacques Chirac, ainsi que son conseiller scientifique, 1997-2002. 30 Alain Bensoussan : Polytechnicien, ENSAE et Docteur ès Sciences mathématiques. 1970-86 : Maître de conférences à l'École polytechnique. 1980-85 : Professeur à l'École normale supérieure. 1984-96 : Président de l'INRIA. 1996-2003 : Président du CNES. 1999-2002 : Président du Conseil de l'Agence spatiale européenne. Professeur émérite à Paris Dauphine où il a enseigné de 1969 à 2004, Alain Bensoussan poursuit ensuite sa carrière universitaire à l’étranger : Director, International Center for Decision and Risk Analysis, School of Management, University of Texas at Dallas (2004-2009) puis Distinguished Research Professor et enfin Ashbel Smith Professor (2009-); Chair Professor of Risk and Decision Analysis, Graduate School of Business, Polytechnic University of Hong Kong (2009-); WCU (World Class University) Distinguished Professor, Graduate Department of Financial Engineering, Ajou University (2010-).

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DS : Absolument. On se fait même la bise. Au plan politique, l’entourage du Président s’est enquis de façon générale d’éventuelles injustices dans les administrations de l’Etat. PV : Véridique ?

DS : Il y avait eu effectivement un certain nombre d’injustices, comme toujours en politique. Quelque ami discret a dû dire qu’il y avait au CNES un certain Daniel Sacotte au placard pour avoir fait son travail. Je ne sais pas qui. J’ai donc été « réhabilité » par Bensoussan qui a trouvé ma position assez injuste. Il m’a demandé par téléphone ce que je faisais et je lui ai répondu : « Mais rien ! Je suis au Maroc ». Il m’a aussitôt dit de passer le voir dans son bureau dès le lendemain, ce qui était bien difficile, et m’a confié qu’il avait un gros problème : il y avait au CNES un déficit de plus d’un milliard de francs… Il m’a demandé de remédier à cela.

NT : Vous connaissiez Alain Bensoussan ?

DS : Quand Jacques-Louis Lions31 avait été nommé Président du CNES [en 1984], j’étais alors au cabinet de Curien et je m’étais occupé de la nomination d’Alain Bensoussan à l’INRIA [Institut National de la Recherche en Informatique et Automatique, dédié aujourd’hui aux sciences du numérique]. Je l’avais beaucoup apprécié. Il y a donc non pas des réseaux, comme vous souligniez tout à l’heure, mais des liens qui se sont tissés au fil du temps. Donc, oui, on se connaissait, on s’appréciait, on se parle toujours d’ailleurs. NT : Comment ce retour en grâce a-t-il été perçu ?

DS : Quand on est dans un placard on a plein « d’amis » qui ne vous parlent plus. Vous arrivez dans le couloir, vous voyez que des personnes entrent rapidement dans une pièce ou aux toilettes pour éviter de vous croiser. Il se passe des choses incroyables. Pour ce qui est des aspects positifs, il y a des personnes avec lesquelles j’avais eu des relations conflictuelles qui venaient me voir au vu et su de tous car ils trouvaient ma situation injuste. Tout cela est très surprenant. C’est une expérience, mais une expérience que je ne conseille à personne. Le retour en grâce, c’est quand plus personne ne vous évite.

PV : Quand vous avez été « réhabilité », quel poste officiel avez-vous eu ?

DS : Alain Bensoussan m’a demandé de remettre les choses en place.

PV : Mais à quel titre ?

DS : Je n’en avais pas encore. Dans un premier temps, il m’a demandé de remettre de l’ordre dans les finances. NT : Vous étiez « conseiller occulte » !

31 Jacques-Louis Lions (1928-2001), mathématicien, membre de l'Académie des sciences. Il occupe différents postes de Professeur, notamment à la faculté de sciences de Paris (1963-72), à l’École polytechnique (1966-86) et enfin au collège de France (1973-98). Il a également exercé la présidence de différentes entités : l'INRIA, le CNES (1984-92), le Conseil scientifique d'EDF, le Conseil scientifique de la Météorologie nationale, l'Union mathématique internationale (1991), l'Académie des sciences (1997-99). Il fut distingué à de nombreuses reprises : le prix John Von Neumann en 1986 et le Prix du Japon en mathématiques appliquées en 1991, notamment. Son fils, Pierre-Louis Lions, est également mathématicien et a obtenu la médaille Fields en 1994.

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DS : Pas occulte, officiel mais juste hors hiérarchie. Il m’a plus tard demandé de réfléchir avec Jean-Yves Le Gall à une réorganisation sans Directeur général.32 On a ainsi mis en place une organisation avec trois Directeurs généraux adjoints : un premier directeur était chargé de la Stratégie et de la Politique (Jean-Yves Le Gall), un deuxième de l’Administration et des Etablissements (Daniel Sacotte), un troisième pour les questions techniques (Michel Courtois). Ce « triumvirat » a fonctionné pendant un certain temps.

PV : Comment avez-vous fait pour combler le déficit du CNES ?

DS : On a fait des économies. On a arrêté des programmes et des activités non-essentielles. On a fait des choses simples permettant de prendre conscience des coûts. Vous savez, certains n’hésitent pas à demander des budgets conséquents et une fois qu’ils les ont, ils dépensent tout, même sans besoin.

NT : Michel Courtois et vous êtes des « amis de trente ans » ?

DS : Avec Michel ? Nous sommes différents. Cela n’empêche pas que je l’apprécie. Pour moi, Michel est le meilleur ingénieur spatial européen. C’est un anarchiste, doté d’une rigueur d’analyse extrême. Je suis plus politique et beaucoup moins compétent sur le plan technique. PV : Comment avez-vous intégré ensuite l’ESA ?

DS : Je connaissais l’Agence depuis l’époque de l’ESRO. J’ai noué des contacts avec toutes les Délégations au plus haut niveau, lorsque l’on a fait campagne pour l’élection de Jean-Marie Luton à la Direction générale de l’ESA, ce qui est un autre sujet. Chef de la délégation française auprès de l’Agence, je connaissais bien ses programmes, son fonctionnement. J’ai aussi présidé le Comité directeur du Programme Columbus (1987, 1989-90) puis le Comité de la Politique industrielle (1990-93). Au sein de l’IPC, on examine tous les contrats importants et, si on regarde d’un peu plus près, on y voit toute la politique, toutes les bonnes et les mauvaises pratiques du système ESA. C’est donc un poste d’observation intéressant. J’ai également représenté la France au Comité pour le Programme à Long-Terme (LSPC), présidé par Peter Creola.33

Quand le mandat de Jean-Marie Luton s’est terminé, il devait être remplacé à la Direction générale par l’Italien Antonio Rodotà.34 Il fallait donc pour l’équilibre géographique que les numéros 2A et 2B soient Allemand et Français. La question s’est alors posée de savoir qui

32 Jean-Yves Le Gall : diplômé de l’École supérieure d'optique (1981), détenteur d’un doctorat de l'Université Paris-Sud (1983), il débute sa carrière en 1981 comme chercheur au CNRS (projets Hipparcos, ISO). En 1985, il rejoint le ministère de l'Industrie où il est affecté au pôle Espace et chargé des relations avec l'Industrie spatiale puis Conseiller de Paul Quilès aux questions spatiales (1988-). En 1993, il rejoint Novespace, une filiale du CNES, dont il est bientôt Directeur général. Directeur général adjoint du CNES en 1996, Président-directeur général de Starsem en 1998, il rejoint Arianespace en 2001 en tant que Directeur général. Il en est le Président-directeur général depuis 2007. 33 Cf ESA INT 649 : Peter Creola. 34 Antonio Rodotà (1935-2006) : diplômé de l'université de Rome et ingénieur électronicien. 1966-80 : Selenia. 1980-83 : Compagnia Nazionale Satelitti. Il entre ensuite chez Alenia Spazio, où il a assumé diverses hautes responsabilités, avant d'être nommé Directeur général, en 1995. Directeur de la Division Espace de Finmeccanica et membre du Conseil d'administration de plusieurs entreprises internationales, dont Arianespace, il rejoint l’ESA de 1997 à 2003 comme Directeur général.

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serait autorisé à concourir pour la direction de l’Administration (DA) et pour les affaires industrielles et les programmes technologiques (D/IMT).

Du côté Français, François Fillon était à ce moment-là ministre chargé de l’Espace. Parmi les candidats français possibles, il y avait moi. Le poste de DA nécessitait de s’y connaître en matière d’administration, ce qui était mon cas, sans compter que j’avais aussi la connaissance des programmes et de l’organisation. Ma candidature était assez raisonnable et même imparable. Le Ministre a fait savoir qu’il me soutenait et les Allemands ont proposé Hans Kappler.35 Un compromis a été trouvé autour du triumvirat Rodotà/Sacotte/Kappler. Il a ensuite fallu faire preuve de la plus grande transparence et, de ce fait, on a dû passer des entretiens […]. Aucun problème en ce qui me concerne, sauf que quelques jours avant ma nomination officielle, Claude Allègre36, nouveau ministre chargé de la Recherche, a subitement demandé pourquoi j’avais obtenu le poste ! Cela n’a pas empêché ma nomination à la Direction de l’Administration de l’ESA, poste clé à l’Agence qui contribue à faire tourner la machine.

PV : Etant donné que vous étiez à l’intérieur de cette « machine ESA », que pouvez-vous en dire ?

DS : Comment dire… Nathalie ne va pas forcément apprécier ce que je vais dire… Il faut savoir que dans l’histoire de l’ESA, il y a eu des fondateurs qui ont lancé les programmes européens puis ont réalisé la fusion de l’ELDO et de l’ESRO, etc., notamment Roy Gibson, élégant, charmant et compétent.37 Ensuite, vous avez eu un personnage mythique, Reimar Lüst, le vrai fondateur de l’ESA, scientifique renommé, un leader de grande qualité que je qualifierais de romantique wagnérien.38 C’est la période héroïque. Animé d’une très haute

35 Hans Kappler est entré à l’ESA en juin 1997 en tant que Directeur des Affaires industrielles et des Programmes technologiques, avant de prendre la Direction de la Gestion des Ressources, jusqu’en mai 2007, la Direction de l’Administration ayant été divisée en plusieurs entités après la nomination de Daniel Sacotte à la Direction des Vols habités, de la Microgravité et de l’Exploration, en 2004. 36 Claude Allègre : 1976-86 : Directeur de l'Institut de Physique du Globe de Paris. 1988-92 : Conseiller spécial auprès de Lionel Jospin. 1989-94 : Député au parlement européen. 1992-97 : Président du Conseil d'Administration du Bureau de Recherches géologiques et minières. 1995- : membre de l'Académie des Sciences. 1997-2000 : ministre de l'Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie du gouvernement Lionel Jospin. En parallèle de sa carrière scientifique, Claude Allègre a publié de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique ; ses prises de position sur l’université, les vols habités, l'origine et l'évolution du réchauffement climatique, etc. ont alimenté la controverse. 37 Roy Gibson : formé à l’Université d’Oxford, la London School of Oriental and African Studies et la London School of Economics, il effectue son service civil en Malaisie (British colonial administrative service, 1948-58) et rejoint ensuite l’Atomic Energy Authority du Royaume-Uni à Londres. En 1967, il entre à l’ESRO, d’abord à l’ESTEC comme adjoint du Directeur du centre technique, avant de prendre la direction de l’Administration. Premier Directeur général de l’ESA (1975-80), puis du British National Space Centre (1985-87), il sera ensuite Conseiller du Directeur général d’Inmarsat (1988-91), Chef de la Task Force de la Commission européenne pour la création de l’Agence européenne de l’Environnement (1992-94) puis Consultant du Directeur général d’Eumetsat (1998 à 2003), notamment. Cf. Mémoires, Entretien avec Roy Gibson par André Lebeau, ESA/IFHE, e/dite, 2011, 285 pages. 38 Reimar Lüst : Astrophysicien allemand. Après un Doctorat à l’Université de Göttingen (1951), il poursuit sa carrière de chercheur à Chicago et Princeton notamment, puis occupe différents postes académiques en Allemagne et aux Etats-Unis. Il est impliqué dès l’origine dans les activités de la Commission préparatoire européenne de Recherches spatiales (COPERS), comme Secrétaire du Groupe de travail scientifique et technique. Il contribue par la suite à la définition du programme scientifique de l’ESRO, avant de rejoindre l’Institut Max Planck à Garching, et l’Université de Munich. Après avoir joué un rôle de premier plan à

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ambition pour l’ESA, il a élaboré des projets dont les budgets atteignaient les milliards d’écus pour Hermes, Colombus, avec des milliers de personnes dont quelques 600 ont été embauchées, je crois. Tout cela était superbe, grandiose, adapté à une époque de croissance où l’on pouvait rêver mais le temps spatial est long et les cycles économiques plus courts. Georges Van Reeth [Directeur de l’Administration, 1975-92]39 a encouragé cela… Il aurait dû voir venir les problèmes. Vous aviez alors une organisation qui prenait de l’ampleur, mais dans l’isolement le plus total par rapport d’une part au monde et d’autre part au corps social. Le monde changeait et l’ESA ne l’avait pas vu.

A Reimar Lüst a succédé Jean-Marie Luton à la direction générale. A son arrivée, il a vite constaté que l’Agence était effectivement en plein délire. Il avait une analyse clairvoyante, malheureusement Luton n’est pas quelqu’un qui aime gérer une administration ou manipuler des hommes. Luton s’est alors reposé sur le Chef du personnel [René Oosterlinck], parce qu’il fallait réduire le personnel payé par les programmes, ceux-ci devant être revus à la baisse. Ce n’était donc pas facile. Au final, le passage de Jean-Marie Luton à l’Agence a été ressenti comme plutôt calamiteux mais parce que la situation était désastreuse, au sens qu’elle était inadaptée au contexte et qu’il fallait réduire. Il a fait le « sale boulot », comme le fait un Français qui ne parle pas anglais, sans y mettre les formes. C’est quelqu’un d’une très forte intelligence, d’une grande humanité, un très bon gestionnaire mais qui ne communique pas assez. C’est un homme de cabinet. Nous sommes donc arrivés juste après. L’ESA était guérie mais elle allait mal. Elle était encore orpheline de Reimar Lüst qui l’avait fait rêver. NT : C’est le Programme de Transformation.

DS : C’était en effet le Programme de Transformation.

NT : Avec notamment le Plan 55 + et les départs anticipés à la retraite ?

DS : Absolument. C’était la fin de ce Plan.

PV : Pouvez-vous préciser en quoi consistait ce Plan ?

DS : C’était un plan de préretraite pour des gens qui avaient 55 ans et qui, en attendant la retraite à 60 ans, touchaient pendant cinq années 60 % de leur salaire, sachant que déjà leur salaire était conséquent. Il faut reconnaître que c’était évidemment très intéressant mais relativement coûteux. Quelques-uns en ont bien vécu. Il a donc fallu remettre tout cela d’aplomb, restaurer la confiance avec le personnel et les syndicats [l’Association du Personnel].40

l’ESRO, il est nommé directeur général de l’ESA de 1984 à 1990. Jean-Jacques Dordain dit de Reimar Lüst qu’il a « placé l’ESA sur la carte du monde ». Cf. ESA INT 070. 39 Cf. ESA INT 052 et ESA INT 563 : George Van Reeth, 2002 et 2008. 40 Il s'agissait principalement de mesures sociales permettant d'améliorer les conditions de départ des agents dont le contrat était résilié par l'Agence. Les mesures prévues couvraient trois aspects : couverture sociale de l'agent et de sa famille jusqu'à l'âge de la retraite, validation supplémentaire d'en moyenne deux ans et demi de droits à la retraite, possibilité de maintenir une certaine activité professionnelle au sein de l'Agence et préparation de l'agent à son départ définitif. Dans le cadre de ce plan, un agent avait droit à un salaire réduit (60 % de son salaire de base) sur une période maximale de cinq ans ; pendant cette période 55+, il reste membre du personnel de l'ESA et l'Agence peut lui demander un service actif.

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L’équipe était menée par Antonio Rodotà, un industriel italien d’un esprit élevé ; il a été un grand DG, doté d’une haute morale et d’une éthique, bien qu’il ait été lui aussi souvent incompris. Rodotà a ouvert l’Agence à un monde plus moderne.

PV : Qu’entendez-vous par un « monde plus moderne » ?

DS : Un monde dans lequel on allait par exemple élaborer des programmes répondant à des besoins économiques, sociaux ou stratégiques, avec l’Union européenne censée être un cadre qui favoriserait le développement de l’ESA. Par ailleurs, Rodotà – c’est semble-t-il un principe dans l’industrie italienne – gardait pour lui quelques sujets sur lesquels il ne voulait absolument pas lâcher, tels que les investissements (il n’y avait pas de vrais investissements stratégiques à l’Agence mais cela ne faisait rien) et le Personnel : des nominations considérées comme litigieuses ont ainsi posé problème.

Mon premier rapport avec Rodotà a été un peu tendu, car j’étais entré à l’ESA pour m’occuper de l’administration et de l’international qui est mon plaisir et ma spécialité. La première chose qu’il a faite a été de m’enlever la partie internationale qu’il jugeait être à son niveau et de me donner les services de sites, ce qui m’a toujours passionné... On accepte ou on s’en va. J’ai accepté d’autant plus que, du côté français, c’était Claude Allègre qui était ministre de la Recherche et de l’Espace, il était donc hors de question pour moi de repartir.

NT : Vos rapports avec Claude Allègre ?

DS : Sans intérêt. Donc, j’ai trouvé une agence européenne dans laquelle le degré de tension au sein du personnel était inimaginable et un DG tout neuf ! NT : J’ai un souvenir à ce sujet ; vous voudrez bien m’en dire ce que vous en pensez, si cela ne vous gêne pas ?

DS : Non. NT: Lors du dernier discours de Jean-Marie Luton au personnel, j’arrivais à l’ESA ; cela a été une expérience inoubliable : il annonçait qu’il partait plus tôt que prévu et je me souviens que c’était glacial ; tout le monde lui tournait le dos… il était seul.

DS : Oui parce que beaucoup de monde a souffert et lui aussi. NT : Cela m’a profondément marquée. A chaque fois que je vois Jean-Marie Luton, je repense à cette scène. Je n’étais pas dans le même état d’esprit que tout le monde, j’étais plutôt dans l’empathie, je ne pouvais donc pas comprendre.

DS : Il en a énormément souffert aussi. C’était une personne qui à l’ESA vivait recluse dans son bureau. Il s’intéressait aux aspects stratégiques et a pris de bonnes décisions à cet égard. Mais il était isolé et déprimé. Je le voyais bien quand je faisais mes rapports pour l’IPC : je lui apprenais plus sur l’ESA que ses directeurs. Il était un pur produit français, il ne parlait pas bien l’anglais et n’était pas préparé à la dureté anglo-saxonne. Ce milieu ne respecte pas les Polytechniciens…

NT : Comment son départ a-t-il été négocié ? Comment est-il passé à Arianespace ?

DS : Lui n’a rien négocié. NT : Quand je dis « négocié », je veux dire comment on a négocié la sortie de crise ?

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DS : Lorsque l’on regarde son CV, il avait toutes les caractéristiques d’un parcours réussi. Il est polytechnicien, Aérospatiale/espace, il a été Directeur général du CNES, de l’ESA, etc. Il ne pouvait finalement qu’être nommé à la tête d’Arianespace. S’il était candidat, il obtenait le poste sans problème. Il était candidat. Quant à l’ESA, la crise était bel et bien là : des programmes réduits, des budgets diminués et une gestion du personnel qui laissait vraiment à désirer. Il fallait s’en occuper.

NT : C’est vous qui avez lancé l’étude Geste ?

DS : Oui, j’ai lancé, avec l’appui de consultants extérieurs, une consultation du personnel pour que les gens respirent, disent ce qu’ils ont sur le cœur. Je peux vous dire qu’ils se sont exprimés ! Après cela, et en s’inspirant des résultats de l’étude, on a engagé un certain nombre de réformes dans le domaine du Personnel, car tout était archaïque ! C’était d’autant plus délicat qu’à l’Agence deux conceptions de la gestion des ressources humaines s’affrontent, l’une plutôt nordique et l’autre latine.

NT : … et vous avez pris une Canadienne [Marie-Josée Savoie] pour conduire cette réforme.

DS : Oui, avec Jean-Claude Spérisen, le Chef du Personnel, qui était Suisse. Il n’y avait alors pas beaucoup de femmes à haut niveau. Là encore, c’était une situation absolument inimaginable ! Il n’y avait pas de femmes et, lorsqu’il y en avait une, elle était détestée.

NT : Le rapport au niveau cadre était alors de l’ordre de 1 femme pour 30 hommes.

DS : Oui c’est ça, et lorsque je suis parti le rapport était – si je me souviens bien – de 1 pour 8. Le recrutement, par la suite, d’une Conseillère chargée de promouvoir l’égalité des chances et la diversité, Pascale Depré, a aussi beaucoup agacé. Sur ce sujet, il a fallu convaincre tous les directeurs. La spécificité de l’ESA est que les directeurs de programme sont responsables de leur recrutement ; il fallait donc les convaincre un par un, y compris les plus réticents, qui ont fini par recruter des femmes.

NT : Personnellement, vous étiez convaincu par cette politique ?

DS : J’en suis profondément convaincu. Je pense qu’une société sans femmes est une société qui n’a aucune chance de se perpétuer et donc d’évoluer !

NT : Je vous demande cela car vous disiez, avant d’être acteur, que cette mesure était pour « faire plaisir au Conseil de l’Europe »…

DS : Non… pour faire admettre par l’Organisation et son personnel masculin la nécessité d’augmenter le nombre de femmes, il fallait que la raison s’impose et soit en relation avec le cœur de l’activité de l’ESA. Si l’on voulait que les projets soient un jour financés par l’Union européenne, il fallait nécessairement davantage de femmes pour être compatible avec les politiques générales de l’UE.

NT : … et puis il avait les exigences de différentes délégations, notamment nordiques.

DS : Oui mais de façon générale j’ai essayé d’éviter de légiférer, de toucher à l’esprit plus qu’à ce qui relevait des règlements. Je suis pour les révolutions culturelles.

PFM : Les problèmes rencontrés à l’ESA, ne les avez-vous pas déjà rencontrés au CNES ?

DS : Le CNES est finalement beaucoup plus ouvert et réactif. Il n’y a pas d’Etat membres au CNES. Disons que Paris, le siège, est le centre politique, tandis que Toulouse est le centre technique. Vous avez ici une différence culturelle, ce n’était pas vraiment une différence

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d’esprit. A l’ESA, la culture dominante au sein de l’ESTEC était, quand j’étais DA, une culture plutôt anglo-saxonne. La culture au Siège plutôt française ou latine.

Mais pour revenir à l’ESA, j’ai mené aussi une réforme des Finances, introduit la flexibilité , changé déjà et sans trop de heurts le système informatique. Donc, la réforme de l’administration de l’ESA a été quelque chose de lourd, parce que cela touchait tout le fonctionnement d’une maison un peu ankylosée. Les rapports avec Rodotà étaient intéressants parce que nous étions d’accord sur les orientations et qu’il me laissait agir. Il était assez satisfait de ce que je faisais mais, de temps en temps, il pensait que je lui faisais de l’ombre ou que je poursuivais un agenda caché. Je ne pourrais pas vous dire pourquoi exactement car je ne comprenais pas vraiment ce qui parfois pouvait le gêner, mais je crois qu’il y avait un rapport avec le fait que j’étais Français et lui Italien. Je m’en rendais compte par certaines de ses réactions : par exemple, Rodotà ne me disait rien mais il me faisait des remarques absolument épouvantables envers mon responsable des sites – Bénédict Mercier, un colonel français pur et dur que j’avais recruté pour remettre de l’ordre dans les services généraux – ce qu’il faisait avec méthode. Je n’en ai pas parlé, mais la gestion des sites41 était également particulière. Donc, à chaque fois, c’était le pauvre Mercier qui subissait les foudres de Rodotà. Je le protégeais bien sûr mais il fallait alors que je comprenne que ce n’était pas Mercier qui était visé, mais moi. C’était finalement le signal convenu et je devais alors réfléchir, comprendre et adapter mon comportement.

NT : Il y a aussi un grand sujet que vous avez traité et qui a contribué à l’évolution de l’Agence, c’est la sécurité ?

DS : Oui et ça été absolument essentiel.

NT : L’Agence se consacrant de par sa Convention aux activités spatiales conduites « à des fins exclusivement pacifiques » (peaceful purposes) craignait qu’une Agence chargée de programmes duaux ne soit créée au niveau communautaire, ce qui aurait pu mettre en danger l’existence de l’ESA. L’interprétation de cette notion a donc été débattue pour permettre de s’engager dans de nouveaux types de programme. Vous avez participé à ce débat…

DS : Un peu plus que cela : je l’ai vraiment orienté et porté. A la base, il y avait un certain consensus parmi les Etats membres pour garder une ambiguïté de façon à ce que tout le monde soit satisfait [notamment les Etats neutres, la Suisse par exemple]. C’était dangereux d’en rester là. Il a fallu trouver un nouvel accord, de valeur juridique équivalente à la Convention, texte fondateur que l’on ne souhaitait pas modifier, qui viendrait la compléter – et cela a été un sujet difficile. Cet Accord de Sécurité a été nécessaire pour les échanges d’informations classifiées, dans le cadre des programmes qui étaient à mi-chemin du civil et du militaire, comme Galileo et GMES. Il fallait que nous ayons la capacité d’avoir accès à un certain nombre d’informations classifiées [et du personnel habilité à cet effet]. Dans un premier temps, quelques Etats membres auraient préféré que ces programmes soient traités par certains d’entre eux pour le compte de l’ESA, ce qui était notamment la position française. Cela risquait de créer des sous-ensembles d’Etats qui auraient eu des droits plus importants que d’autres et un développement des centres nationaux. On a préféré faire un « vrai » Accord de Sécurité pour tous les Etats membres. A la surprise de 41 L’ESA, outre le Siège situé à Paris, comprend à ce jour 5 établissements ou sites (l’ESTEC, L’ESOC, l’ESRIN, l’ESAC (alors Station de Villafranca), l’EAC, auxquels s’ajoutent le Centre d’Harwell, plus récent, la station de Redu, ainsi que des bureaux à Moscou, Washington, Bruxelles et Kourou.

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certains, cette demande a été acceptée, on l’a fait rapidement et depuis, il a été ratifié par tout le monde. Cela m’a notamment valu beaucoup de difficultés avec le Département juridique d’alors, seulement partiellement impliqué, car je voulais aller vite ; j’ai donc préféré le faire avec une spécialiste recrutée par mes soins. Grâce à elle, on a fait une transposition des accords et règlements existants pour l’OTAN. On l’a fait adopter en deux ans, Règlement de Sécurité inclus, alors qu’en moyenne pour ce genre de chose il faut bien dix ans. Ce succès, dont le mérite lui revient, lui a valu beaucoup de difficultés quand j’ai été parti. NT : Cela a donc été une véritable « révolution culturelle » à l’intérieur de l’ESA ?

DS : Oui. Il a fallu le faire comprendre et accepter par le Personnel ; il a fallu expliquer pourquoi on voulait faire ça, sur tous les sites, exposer que l’on avait tout à gagner, rien à perdre à nous doter d’un règlement interne. La culture, notamment celle de l’ESTEC, était hostile à un glissement vers le militaire. Mais nous proposions un système qui ne posait aucun problème ; nous avons même mis en place des clauses de retrait possible pour les membres du personnel à qui cela poserait un cas de conscience [ou qui seraient inquiets du risque de levée de l’immunité diplomatique en cas de compromission d’informations classifiées].

J’ai également fait un code de l’éthique [La Charte des Valeurs] qui est quelque chose d’extrêmement important et que l’on avait jusqu’alors beaucoup oublié. Il s’agissait de déterminer quelles étaient les valeurs de l’ESA. Cela n’a pas été un sujet facile. PFM : Cela se présente comment ?

DS : Sous la forme d’un petit livret [une note d’information, et non une instruction du Directeur général ou ADMIN]. Cela aussi a été très mal compris, car nombre de personnes n’ont pas vu ce que cela allait finalement leur apporter par rapport au Règlement du Personnel. Beaucoup souhaitaient des kits plus précis, du genre : « si on me donne une bouteille de vin, dois-je l’accepter ou pas ? » ; à ce genre de questionnement, j’ai souhaité répondre : « c’est à vous de juger si cela est de nature à troubler votre libre arbitre ». Pour beaucoup, le libre arbitre est quelque chose de terrible.

PV : L’histoire le montre en effet bien souvent…

DS : Donc on a « fait » des valeurs, pas édicté du comportement. Depuis cela a changé et mes successeurs ont ajouté du comportement [Cf. Avantages offerts aux membres du personnel par des entités extérieures, Instruction administrative datée de 2009 et Behaviour Guide, daté de 2012]. Textes affligeants. J’ai eu néanmoins le plaisir récemment de consulter un nouveau document dans la ligne de ce que nous avions fait.

Au total, je suis extrêmement fier de mon action à la Direction de l’Administration. En sept ans l’ESA a été transformée, grâce à un personnel d’une qualité exceptionnelle, à des délégations responsables qui avaient confiance en l’Exécutif. Je suis particulièrement reconnaissant envers Jutta Clerté qui a largement contribué à ce succès et qui malheureusement ne lira pas ces lignes. PV : Pour vous, à l’avenir, est-ce que l’Agence spatiale européenne doit prendre le pas sur les agences nationales ou non ?

DS : Je pense que la question ne se pose pas en ces termes ; la vraie question est de savoir comment faire coexister le CNES et l’ESA. Je m’explique. Le DLR allemand est une superbe

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organisation mais ce n’est pas une vraie agence spatiale, comme la DARA a essayé de l’être ; c’est un groupe de laboratoires extrêmement compétents, un peu comme l’ONERA en France. Le « modèle allemand » ici ce sont des laboratoires qui travaillent sur des sujets spécifiques (technologie, robotique, intelligence artificielle, etc.) et qui sont regroupés dans le DLR. Si le patron du DLR est délégué à l’ESA, il ne fait cependant pas que du spatial. Le DLR n’a pas la même capacité que le CNES ; il n’a pas la même vue politique ni la même compétence technique.

PV : Mais l’Italie, elle dispose bien d’une agence : l’ASI ?

DS : Elle n’a pas de compétences techniques du même niveau que le CNES… Donc, si on décidait d’intégrer le CNES dans l’ESA, ce serait intéressant mais cela donnerait un poids français insupportable pour les autres et, quant à la France, elle n’est pas prête à renoncer si vite à son agence. Il faut donc y aller doucement ! Jusqu’à présent, la spécificité du CNES était d’abord les lanceurs et c’est d’ailleurs sur cette spécificité qu’un travail a été fait ces dernières années. Le regroupement géographique du CNES Evry et de l’ESA pour les lanceurs [à Daumesnil, 12e arrondissement de Paris, depuis janvier 2012] marque un pas de plus vers un modèle qui est en train de se construire et dont le but est clair.

Dans un premier temps, pour les lanceurs l’ESA s’est reposée complètement sur le CNES ; le CNES écrivait les papiers pour le Conseil et cela fonctionnait plutôt bien. Ensuite, il y a eu de plus en plus d’Etats qui ont trouvé cette situation insupportable et il a fallu mettre en place une Direction des Lanceurs qui a pris de l’ampleur et qui finalement a dupliqué le CNES. Or les contrôleurs sont souvent moins bons que les contrôlés... Cela crée des tensions. Aujourd’hui, on est dans un système qui est dés-optimisé. Alors, pour l’avenir, soit on réduit l’ESA pour laisser la place au CNES, ce qui paraît impossible, soit on crée un système d’équipes intégrées et on doit plutôt aller vers cela.

Maintenant, l’autre question est de savoir si le modèle agence tel qu’il existe au CNES ou à l’ESA est toujours le modèle qui fonctionne ; c’est loin d’être évident. Avons-nous, par exemple, toujours besoin d’ingénieurs dépendants de l’Etat pour définir ce que sera le prochain lanceur ou l’Industrie suffit-elle ? Répondre à ce genre de questions n’est pas simple.

PV : Que faudrait-il inventer alors ?

DS : […] Ce que je dis pour les lanceurs est d’ailleurs valable pour les satellites. Avons-nous encore besoin d’un ESTEC aussi important, dont certains jugent qu’il oblige toujours à suivre des standards surdimensionnés, entraînant des coûts prohibitifs pour les programmes ? Là encore, il n’est pas évident de répondre. Il y a toute une réflexion technique à conduire que j’ai d’ailleurs déjà soumise plusieurs fois à Jean-Jacques [Dordain, actuel Directeur général de l’ESA]. C’est une question essentielle mais qui dérange.

S’il y a donc un vrai problème d’évolution des agences, il y a aussi une réelle nécessité de suivi contractuel de ce que fait l’Industrie, de ce que fait l’Union européenne, de ce que font aussi les Etats.

Au final, pour moi, le modèle agence actuel est sans doute en partie dépassé ; il faut inventer autre chose, et vite. Mais en attendant, ne pas casser l’ESTEC.

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PV : Que pensez-vous du rapprochement qui a été opéré avec la Commission européenne ?

DS : Je pense que la Commission européenne devrait investir financièrement et prendre un vrai rôle dans le domaine de l’espace, parce que pour l’instant le budget alloué à ces activités n’est pas en ligne avec la revendication politique. NT : Le problème est-il qu’elle ne peut pas gérer le risque financier ?

DS : …

NT : A-t-elle la souplesse budgétaire qui permettrait de gérer notamment les dépassements de coûts, comme on l’a vu sur Galileo ? Enfin, c’est la position qui est mise en avant…

DS : Alors, cela serait très bien qu’elle ait la capacité d’agir en Europe en général. La tradition de la Commission de l’Union européenne est de grignoter du territoire et des compétences, sans trop se soucier de savoir ce qu’il y a dedans. Elle essaie d’avoir l’organe, qui ensuite crée la fonction. Mais pas forcément le budget. Cela est très réducteur pour les autres. Pour moi, si l’Union européenne développe les programmes, accroît son budget avec une ESA qui se comporterait comme une agence jouant le rôle d’interface conceptuel et technique avec les industries, cela pourrait être une solution. En revanche, si l’Union européenne passe directement des contrats avec les industries, on va vers un autre modèle qui est cher et qui me semble plutôt mauvais.

NT : Donc ils fédèrent la demande et on fédère l’offre ?

DS : On peut dire quelque chose comme ça, mais l’ESA agit aussi. C’est un système qui normalement pourrait fonctionner. NT : On revient à votre carrière si vous le voulez bien ou, peut-être avant, souhaitez-vous dire un mot sur la politique industrielle en général ?

DS : Non. PFM : A propos de votre carrière, vous avez à un moment donné évoqué plusieurs directeurs généraux, vous avez notamment cité Jean-Jacques Dordain, et les conseils qu’il n’écoute pas toujours et donc…

DS : Jean-Jacques Dordain est un homme déterminé et prudent. Il a succédé à Antonio Rodotà qui a eu un mandat de quatre ans, plus deux ans, je crois [1997-2003]. Le directeur général suivant devait être Allemand, dans la meilleure tradition, et le candidat pressenti m’avait contacté pour me dire que l’Allemagne souhaitait absolument me garder pour l’Administration… Mais le candidat initialement proposé n’a pas été retenu, pour différentes raisons. PV : Pour quelle raison ?

DS : C’était un secrétaire d’Etat très distingué, il était un peu âgé. Il était très intelligent mais n’avait sans doute pas eu le temps d’investir et donc ne comprenait pas vraiment encore comment tout cela marchait à l’ESA. Cela a déplu au Conseil et il a donc fallu chercher un peu partout pour avoir un autre Directeur général, y compris à l’intérieur de l’Agence. On a alors eu trois candidats suscités : Jean-Jacques Dordain, Jörg Feustel-

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Büechl et moi.42 On a chacun subi un entretien et j’ai été lamentable… je pense que je ne voulais pas vraiment le poste. PFM : Consciemment ou inconsciemment ?

DS : Inconsciemment ! Sinon j’aurais refusé de me présenter. NT : Quel genre de questions pose-t-on à un futur directeur général de l’ESA ?

DS : Parmi ceux qui posaient les questions, outre le Président du Conseil, vous aviez un scientifique-politique britannique – proche de Tony Blair – qui m’était totalement antipathique. C’est lui qui, je crois, a développé le modèle qui a conduit à abattre les trois millions de vaches atteintes de la maladie de la vache folle, une décision absurde et cruelle. Avec lui, il y avait aussi Peter Creola [ancien Chef de la Délégation suisse] que j’aime bien mais auquel je m’étais heurté dans le contexte du Comité pour le Programme à Long-Terme (LSPC) dans les années 90. Enfin, il y avait aussi un conseiller scientifique italien, très intéressant et distingué, et le Président du CNRS [Gérard Mégie]. Avec deux membres du comité de sélection sur quatre défavorables à priori, cela ne commençait pas sous les meilleures auspices. L’entretien se faisait dans une pièce où les tables étaient installées de travers, un peu en rond mais pas trop. Cette disposition ne me convenait pas du tout, alors j’ai pris ma table et je l’ai positionnée autrement, très ordonné, en face du jury. Ils m’ont alors posé comme première question : « Pourquoi bougez-vous votre table ? ». Je leur ai répondu que pour l’interview c’était mieux ainsi, chacun à sa place. Le Britannique a objecté que ce serait moins convivial… que nous formions un « club ». A ensuite commencé une discussion à bâtons rompus, informelle, déplaisante, sans intérêt pour connaître la personnalité des candidats… Ce n’était que des inepties. A chaque fois que je parlais avec le Britannique, j’étais hérissé, et lui aussi probablement. Enfin, tout ça a tourné au fiasco. Je suis sorti de la pièce épuisé mais soulagé. PFM : Vous vous en êtes rendu compte tout de suite que l’entretien avait échoué ?

DS : Oh oui ! Je m’en suis rendu compte pendant que je parlais : la nullité de mes réponses faisait écho à la nullité des questions posées ! Il est vrai que ce poste, je n’en avais pas vraiment envie. NT : Pourquoi finalement ne vouliez-vous pas être directeur général ?

DS : Parce que j’ai une vie hors de l’ESA ! Donc Antonio Rodotà s’en va et c’est Jean-Jacques Dordain qui sort brillant gagnant de cette sélection. Maintenant que le numéro un était Français, il ne pouvait donc pas y avoir un numéro deux également Français. En revanche, il n’était pas possible d’avoir un numéro deux qui ne soit pas Allemand. Donc, Hans Kappler a été nommé directement à l’Administration, direction dont le périmètre a été réduit par rapport à mon ancien poste.

NT : … il s’occupait des affaires industrielles ?

DS : Il s’occupait initialement des Approvisionnements et des Affaires industrielles. Il a été mis à l’Administration sans les Affaires industrielles [Directeur des Ressources], tandis que moi, on m’a mis nulle part ! J’ai alors dit à Jean-Jacques que la situation n’était pas équitable. Je devais avoir le même traitement que Hans Kappler, sinon je partirais. Avec

42 Cf ESA INT 065 : Jörg Feustel-Büechl.

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ses caractéristiques de management, Jean-Jacques m’a dit que cela lui ferait beaucoup de peine et que mon investissement récent dans le domaine de l’Exploration me permettait de postuler valablement à la Direction des Vols habités et de l’Exploration. J’ai donc posé ma candidature. Je ne suis pas parti, j’ai passé l’entretien mais, cette fois-ci, je m’étais préparé et je voulais le poste ! [Rires] Je me suis ainsi retrouvé à l’ESTEC chargé des Vols habités et de l’Exploration.

NT : Vous aviez un mandat ?

DS : De quoi ?

NT : A propos des vols habités ?

DS : Pas du tout. Mais j’avais développé un plan devant les délégations pour mon interview, feuille de route qui a été acceptée et qui reste ma bible.

NT : C’était à un moment où il y avait de grandes discussions sur l’avenir de la station spatiale.

DS : Il y avait de grandes discussions et je m’entendais remarquablement bien avec le Président du DLR et délégué allemand [Sigmar] Wittig, un homme très intelligent, humain et raisonnable. Les Français ne me soutenaient pas trop…

NT : Au Conseil, il a eu des échanges violents entre les Français et vous, c’est cela ?

DS : La Direction comprenait trois volets : les Vols habités, la Microgravité et l’Exploration. Dans un premier temps, avant le départ de Jörg Feustel Büechl, j’étais à la tête uniquement des groupes sur l’Exploration, alors que je souhaitais que l’on mette vite ensemble les Vols habités et l’Exploration. Pour moi, l’avenir du Vol habité c’est l’Exploration. La Station spatiale internationale est appelée à se terminer un jour ou l’autre. Aux Etats-Unis, Michael Griffin [Administrateur de la NASA, 2005-2009] voulait faire de l’Exploration le grand programme du futur, considérant l’ISS comme un programme du passé. Il y avait donc une certaine logique [à ce que nous nous engagions dans des programmes d’Exploration]. Le programme que j’avais proposé prévoyait la poursuite de l’ISS – étant donné qu’il y avait un gros investissement sur la Microgravité pour un coût minimum cohérent avec un programme scientifique qui tienne la route mais sans excès – et l’engagement résolu dans l’Exploration en général, celle de Mars en particulier. Cela s’est alors traduit par ExoMars d’un côté, et l’exploitation de la Station spatiale internationale de l’autre côté. Tout cela donnait finalement un programme assez bien structuré et logique. On a ainsi défini ExoMars, contre l’avis des Allemands, et on a décidé de poursuivre l’exploitation de la Station spatiale internationale contre l’avis des Français… C’était brillant mais risqué ! PFM : Qui était au Conseil votre interlocuteur français ?

DS : C’étaient Yannick d’Escatha [Président du CNES, chef de la Délégation française auprès de l’ESA] et Stéphane Janichewski [alors Directeur général délégué et, responsable de la Direction de la Prospective, de la Stratégie, des Programmes, de la Valorisation et des Relations internationales]. Il fallait trouver une programmatique qui satisfasse les Allemands, les Français et l’Industrie mais à coût minimum et il y a en effet eu des problèmes. Toute la question était de savoir combien il fallait de vols d’ATV pour remplir nos obligations internationales. On avait fait un modèle qui concluait à trois ATV jusqu’à 2015, plus deux éventuellement plus tard. D’ailleurs, on va lancer le troisième ATV là dans peu de temps [Edoardo Amaldi, 23 mars 2012]. Les Allemands en voulaient quatre exemplaires tout de suite, les Français deux seulement. La proposition avait été très bien

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documentée et, en réalité, on aurait pu en faire deux ou quatre [ATV-4, Albert Einstein, lancement prévu pour juin 2013] – mais ce n’était pas tolérable au niveau industriel ou financier. Finalement, trois a été un bon compromis ; la NASA était contente, cela remplissait les objectifs. J’avais également proposé qu’au lieu de l’approche financière entraînant un pic de paiement à chaque ATV, on lisse l’ensemble pour faire un programme [constant] à 300 millions d’euros par an qui permettrait de terminer tranquillement le programme vers 2017 ou éventuellement 2020. Mais les Français comme les Allemands avaient des réticences parce qu’ils estimaient que trois ATV étaient trop, ou pas assez donc il y a eu des bagarres assez vives sur cette question, jusqu’au Conseil tenu au niveau ministériel. Je dois dire que la Délégation française a été presque insultante avec moi et aussi avec la Délégation allemande ; quand on est Directeur, on ne peut pas répliquer brutalement – mais on n’oublie pas.

Au final, je suis aussi assez fier de mon bilan à l’ESTEC : le programme ATV a été bien négocié, le premier exemplaire lancé [ATV Jules Verne, 9 mars 2008] ; dans le même temps, on a fait voler cinq astronautes de l’ESA, on a lancé le module Colombus [7 février 2008], aboutissement d’années de travaux, on a démarré l’exploitation des charges utiles microgravité permettant enfin aux scientifiques de recueillir le fruit d’années d’investissement, on a lancé les NODES et commencé ExoMars. Les finances sont restées saines et le futur était bien négocié. Toutefois, la dimension vols humains restait faible, compte-tenu des perspectives internationales.

NT : Vous avez supervisé tous ces lancements ?

DS : Oui, bien sûr. Cela a pris beaucoup de temps et d’énergie, loin du pouvoir. J’étais surchargé, éloigné du Siège, et certains de mes collègues résidant à Paris, sans doute un peu gênés de voir la robotique martienne avec les Vols habités, sont allés voir directement Jean-Jacques Dordain pour lui dire que mon programme ExoMars ne fonctionnerait jamais et qu’il fallait le mettre avec la Science ; d’autres lui ont dit que sur l’ATV – que je voulais lancer à tout prix en arrêtant les tests inutiles, qui rapportent gros à l’industrie – je ne faisais que des bêtises. Jean-Jacques entendait les critiques, relayées par les délégations allemande et française pour des raisons opposées et, pendant ce temps-là, j’étais soit à l’ESTEC, soit aux Etats-Unis, soit en Russie donc je ne pouvais pas défendre ma position auprès du DG. Il a été sensible [à ce qu’on lui disait et de ce fait] il a pris des positions à mon sens regrettables, ce qu’il reconnaît un peu aujourd’hui. Par exemple, le fait d’avoir mis ExoMars avec [la Direction de] la Science et en partenariat avec les Américains. Or les coûts ont explosé, la NASA s’est retirée et maintenant il n’y a plus rien et l’on revient à la Russie. Mais c’est le passé !

A l’ESTEC, où je me suis senti très bien, j’étais une espèce d’OVNI parce que je faisais de la politique, des finances, de la gestion, tout en faisant aussi de la technique. Il y avait dans ma direction des gens bien meilleurs que moi pour faire de la technique et j’ai largement délégué cet aspect à Alan Thirkettle. Cela a été efficace mais assez mal compris par les équipes qui y voyaient une démission. Cependant, je persiste à dire que j’avais raison, l’investissement technique avait été fait par mon prédécesseur, à l’exception d’Exomars dont je me suis occupé directement. J’ai fait comme cela me semblait juste et efficace. Ma direction est toutefois restée orpheline de Jörg Feustel-Büechl et de sa méthode, même si j’ai finalement rencontré tous les succès.

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NT : En somme, d’une méthode assez prussienne ?

DS : Oui. Après moi, ils ont dû être heureux avec Simonetta [di Pippo, directrice des Vols habités de mai 2008 à mars 2011].

NT : Voulez-vous en dire un mot ?

DS : Non, ce ne serait pas correct. PFM : Et sur Jean-Jacques Dordain, que pouvez-vous dire de plus sur son action ?

DS : Ecoutez, lorsqu’on se voit, on parle d’autre chose que d’espace. Quand toutefois on parle d’espace, il écoute ce que je lui dis, il en tient assez souvent compte, mais il oublie aussi… C’est vrai que, lorsque je m’occupais des Vols habités et de l’Exploration, je ne me suis pas occupé du « service après-vente », comme je l’ai déjà dit. Cela a été une erreur.

NT : Si on revient un peu sur ce qui a été les grandes forces de votre carrière, en fait, si j’ai bien compris, il vous faut quelqu’un que vous puissiez conseiller et qui porte ensuite très haut les projets?

DS : Ce n’est pas si simple. Je dirige effectivement et prends les orientations et décisions mais pas tout seul. J’aime bien le concept du Président Obama de « leadership depuis l’arrière » (leadership from behind). Ce que je vais dire va manquer de modestie, je crois à la dialectique ascendante au sens de Platon, il faut souvent un « couple » qui permette d’avancer, qui porte les projets. Avec Jean-Marie Luton, je lui parlais des problèmes et, comme il était un esprit très largement supérieur à ce que l’on connaît généralement, il avait la capacité de faire le saut nécessaire, et l’orientation que j’avais proposée s’en trouvait grandement améliorée. Quand il expliquait, tout paraissait simple… Avec Jean-Jacques, c’est différent ; c’est un ruminant, puissant, et comme à tout ruminant, il faut fournir de la bonne Herbe ! Il doit faire siennes les idées, et après il sait faire.

NT : Qui d’autre vous a marqué dans les personnes rencontrées ?

DS : Il y a Jacques-Louis Lions, un esprit immense, paradoxal mais très supérieur. Jean-Yves Le Gall m’a aussi marqué : c’est un personnage extraordinaire, en particulier par sa rigueur, qui est également devenu un ami. Je crois que je suis à peu près le seul à apprécier son humour ! PFM : Peut-être aussi Monsieur Bonnet ?

DS : Oui, bien sûr, c’est le point de départ : il a eu l’intelligence de me donner ma chance, et je lui en suis très reconnaissant. Les trois qui m’ont fait vraiment progresser sont Roger-Maurice Bonnet, Hubert Curien et Jean-Marie Luton. PFM : Quand vous êtes arrivé à l’ESA, Roger-Maurice Bonnet y était encore…

DS : En effet, on a fonctionné un peu ensemble à cette époque, et sans problèmes. PFM : Je l’imagine en effet.

DS : Quand je suis entré à l’ESA, je devais m’occuper de l’Administration, alors sinistrée, tandis que Bonnet était le grand Directeur du Programme scientifique qui rencontrait tous les succès ; il était une véritable « vedette », donc… deux mondes : la soute et le grand large.

NT : Qu’auriez-vous aimé faire dans votre carrière et que vous n’avez pas pu faire ?

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DS : …

NT : En tout cas pas Directeur Général !

DS : [Rires] C’est bizarre en effet ! En revanche, j’aurais bien aimé avoir la direction du CSG [Centre spatial guyanais], en tout cas un centre opérationnel. Maintenant c’est un peu tard…

PFM : Je pense que nous avons fait à peu près le tour de votre carrière…

NT : Peut-être encore un mot sur la situation actuelle. Par exemple, que pensez-vous de la présence de Soyouz à Kourou ?

DS : Euh…

PV : Soyouz en Guyane, est-ce une erreur ou pas ?

DS : Ce n’est pas une erreur. En aucun cas. Le contexte de Soyouz à Kourou était celui de l’effondrement du complexe militaro-industriel de l’Union Soviétique. Cela me rappelle que, lorsque j’étais au placard au CNES, j’avais passé plusieurs semaines en Union Soviétique sur le problème – et la possibilité – du redéploiement du complexe militaro-industriel. J’ai réfléchi à cette question avec Roger Fauroux [Ministre de l'Industrie, du Commerce extérieur et de l'Aménagement du Territoire, 1988-91, après avoir présidé le Groupe Saint-Gobain], dans le cadre d’une étude conduite par un grand cabinet d’Audit.

Au moment de l’effondrement de l’URSS, il y avait tout un savoir-faire et des compétences russes menacés d’extinction ou de transfert dans des pays comme la Libye, la Corée du nord, l’Iran, etc. Parmi les idées qui ont alors émergé, il y a eu celle qui consistait à rapprocher nos industries de certaines industries de la Russie. Comment faire ça ? Qu’est-ce que l’on peut faire avec les Russes dans le domaine industriel spatial ? Alors, il y a eu des idées comme celle de développer conjointement avec les Russes de grandes plates-formes de télécommunications. De son côté, le CNES en a profité pour engager des programmes mixtes. Les Italiens ont fait la même chose : le groupe Telespazio a monté quelques projets, Alcatel aussi. Côté institutionnel français, étant donné l’importance de notre politique des lanceurs, certains se sont dits qu’il serait peut-être intéressant de faire quelque chose avec la Russie qui restait la référence mondiale et, comme vous le savez, cela a donné naissance au consortium Starsem. Avec Starsem, il s’agissait d’introduire EADS dans l’espace russe – et réciproquement. L’idée était de créer de véritables synergies. Cela s’est fait pour la construction du pas de tir en Guyane, mais pas en ce qui concerne le lanceur lui-même. Le fait de disposer d’une capacité de type Soyouz à Kourou augmente la flexibilité d’Arianespace. C’est très important. PV : Et Vega43 ?

DS : C’est pareil, l’idée est bonne même si aujourd’hui c’est encore très cher parce qu’on a appliqué des méthodes de développement classiques, notamment tout ce qui a trait aux standards, alors que ce devait être un lanceur « bon marché ». Donc, là-aussi Vega est une 43 Vega (Vettore Europeo di Generazione Avanzata) est un lanceur léger de l'ESA développé sous maîtrise d’œuvre italienne dont le premier vol a eu lieu le 13 février 2012 depuis le CSG. Le lanceur européen permet de placer en orbite basse une charge utile pouvant aller de 300 kg à 2,3 tonnes et 1,5 tonne sur une orbite polaire de 700 km. Les lancements de Vega, qui sont commercialisés par Arianespace, ont lieu depuis l'ensemble de lancement ELV à Kourou qui a été aménagé à cet effet.

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bonne idée mais avec une dérive par rapport à la vision politique qui était celle de l’époque où le projet a été adopté. Mais, pour faire ça, il ne fallait pas toujours suivre les standards et les méthodes de développement qui sont pratiquement dimensionnées comme pour un vol habité ! Cette question reste d’actualité.

PFM : Donc vous pensez que Soyouz en Guyane n’a pas vraiment pris ?

DS : Si, au contraire, mais je pense aussi que cela peut-être une première étape… PV : Et Ariane-6 ?

DS : Je ne sais pas encore ce que c’est Ariane-6. J’attends de voir. Je ne sais pas ce qui va être décidé.

PFM : Vous espérez que les Russes s’investissent sur Ariane-6 ?

DS : Je n’en sais rien.

PFM : Vous considérez que c’est finalement EADS qui ne s’est pas assez impliqué dans le Soyouz ou ce sont les Russes qui ont voulu conserver leur chasse gardée ?

DS : Les deux sans doute, mais il faut comprendre le contexte. Soyouz est la référence mondiale. PV : Il est vrai qu’en attendant, Soyouz en Guyane, cela ne fait pas fonctionner nos usines.

DS : C’est faux. Cela concourt au succès d’Arianespace et, bien au contraire de ce que vous dites, cela contribue également au succès d’Ariane et donc au travail dans nos usines. Il faut raisonner au-delà de l’arithmétique élémentaire. NT : Et pour Vega, qu’est-ce qui sera le plus difficile à gérer, l’échec ou le succès ?

DS : Je crois que pour Vega il y a un marché, institutionnel principalement, qui coûtera ce que cela devra coûter. En tout cas, j’espère qu’il va fonctionner vite et bien. Votre question est étrange… NT : Mais vous m’avez comprise… Pour terminer, peut-on revenir à des questions plus personnelles ?

DS : Allez-y ! PFM : J’aimerais revenir sur l’événement de juillet 1969, la Lune…

NT : Ah oui… Vous vous en souvenez ?

DS : Parfaitement.

NT : Dites-nous ?

DS : …

PFM : Au coin du feu ?

DS : Pas du tout. Deux choses : il y a eu le départ qui a été particulièrement intéressant. Après, il y a eu l’arrivée et le premier pas. J’ai attendu toute la nuit devant la télévision pour voir l’événement. Quelques mois plus tard mon fils David est né. J’en ai donc conservé un excellent souvenir ! Il est ainsi peut-être le premier de la « génération des lunaires. »

NT : C’est une belle histoire. Et David, travaille-t-il dans le spatial ?

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DS : Il a travaillé un temps en effet dans le spatial [chez ELV, European Launch Vehicule, à Rome]. Maintenant, il travaille dans les énergies renouvelables. PFM : Le jour de l’événement, où étiez-vous exactement ?

DS : J’étais à Nice. Cela a été un événement humain planétaire. Plus tard, j’ai eu l’occasion d’en reparler dans le désert du Tassili en regardant le ciel avec des caravaniers qui me demandaient si des hommes avaient vraiment marché là-haut… NT : En dehors de la politique spatiale, dans quelle mesure vous êtes-vous impliqué politiquement?

DS : Je sais où je me situe. Sinon, je n’appartiens à aucun parti politique. NT : Pour la suite, la politique n’est pas quelque chose qui vous intéresserait ?

DS : C’est trop tard, j’ai fait autre chose. Personne ne viendra me chercher… Place aux jeunes !

NT : Cela dit, il y a beaucoup de personnes interrogées dans le cadre de la mémoire orale de l’ESA qui ont mentionné la difficulté de revenir à la vie normale, surtout lorsque l’on est proche des instances décisionnelles, des sphères d’influence, du pouvoir, de ne plus profiter d’un certain confort matériel comme avoir un chauffeur, etc. Et vous ?

DS : Avoir un chauffeur, c’est pratique lorsque l’on est surchargé mais j’apprécie le passe Navigo de la RATP ; il faut essayer, il vous offre une liberté extraordinaire, il permet d’occuper un espace parisien qui n’a rien à voir avec ce que l’on connaît dans une voiture. Ce n’est pas désagréable. La seule chose qui me manque finalement ce sont les voyages. J’étais dans un système qui me permettait d’aller en Russie, aux Etats-Unis, en Guyane. Maintenant, je ne vais plus ni en Russie, ni aux Etats-Unis, ni en Guyane. Cela, oui, me manque mais le reste, non. Si, il y a le niveau de vie que permet la retraite qui n’est pas le même que lorsque j’étais en activité à l’Agence mais je ne peux pas me plaindre. NT : Je suppose que maintenant on vous sollicite moins, même si vous travaillez toujours un peu pour Jean-Jacques Dordain ?

DS : Cela est normal d’être moins sollicité. En revanche, ce que je ne sais pas c’est s’il y a des jeunes qui, dans le contexte actuel, peuvent se révéler. Car, finalement, c’est cela qui a été extraordinaire pour ma génération : être sorti petit ingénieur, petit étudiant en DEA, qui rencontre une personne et qui ensuite monte rapidement ; les carrières étaient alors plus faciles, il fallait s’investir, travailler beaucoup et puis un jour tu fais la bise à Chirac, tu serres la main chaleureusement à Mitterrand ; ça, je ne crois pas que ce soit aujourd’hui possible.

NT : Je crois que je peux vous répondre : je pense que non. C’est vraiment ce qui nous a frappé dans ce programme aussi. Quand on lit les livres de Marius Le Fèvre44 ou de Roger-Maurice Bonnet, tous avaient un niveau d’empowerment exceptionnel, à moins de trente ans !

DS : Oui.

44 Cf. L'Espace, du rêve à la réalité : Un grand bon pour l'Europe spatiale, e/dite, 2011, 463 pages. Entré au CNES dès sa création en 1962, Marius Le Fèvre est nommé Directeur du CSG vingt ans plus tard. De 1985 à 1996, il sera Directeur de l’ESTEC à l’ESA.

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NT : En effet, et cela n’existe plus aujourd’hui. Par exemple, Marius Le Fèvre racontait que lorsqu’il construisait un bâtiment à Kourou, il faisait approuver après coup la proposition financière au CNES pour construire ledit bâtiment !

DS : Oui, cela porte un nom : « travailler en perruque » mais dans certains cas c’est risqué, pour l’immobilier en particulier. Au niveau politique aussi, les ministres avaient une grande latitude de décision. Au moment du Conseil de l’ESA tenu au niveau ministériel à Rome en 1985, les décisions ont été prises en prévenant Matignon quasiment à la dernière minute. On avait finalement une autonomie considérable.

PV : Ce qui vous donnait donc une marge de manœuvre appréciable pour agir.

DS : C’est en effet inimaginable. Quand je vois la délégation française aujourd’hui…

NT : Et puis l’évolution de l’ESA ne va pas vers la simplification des rapports sociaux au sein de l’organisation.

DS : C’est vrai qu’aujourd’hui à l’Agence il y a un vrai problème de génération, mais que l’on ne ressent pas de la même façon à Paris et à l’ESTEC. A l’ESTEC il y avait chaque année – est-ce encore le cas aujourd’hui ? – l’arrivée de jeunes diplômés stagiaires pour quelques mois. Quand on allait dans les toilettes, ça sentait le hachich ! [Rires] Alors qu’ici, au Siège, à Paris, les jeunes ont quarante ans.

PFM : Et si on vous demandait quel serait pour vous les plus grands moments du spatial européen auxquels vous avez participé, que répondriez-vous ?

DS : Européen, je dirais l’ATV plus que Columbus. Je me souviens du moment où le vaisseau Jules Verne est passé derrière la Terre, la consommation était anormale, on ne savait pas s’il allait réapparaître en bon état… ça met un peu de piment ! Quand il est réapparu, tout allait bien. D’un point de vue technique, je pense que l’ATV a été l’une des meilleures démonstrations de compétence de l’Europe spatiale. Sinon, je dois reconnaître que le lancement des fusées-sondes m’a profondément marqué mais au plan personnel, celui de l’aventure. A l’époque, j’étais au CNRS, on avait monté des systèmes parallèles pour récupérer les télémesures du CNES. Ainsi, sur le blockhaus de tir, il y avait une antenne avec un guidon de vélo relié par fil à un enregistreur. La fusée-sonde partait et, au moment où elle faisait son ascension, on sortait du blockhaus et on allait faire du pointage manuel sur la fusée ; c’était l’aventure et le mépris du danger.

PV : C’était ce que l’ONERA appelait un « Bérinoscope » ?

DS : Ça devait être plus ou moins la même chose.

PFM : Et pourquoi ne faisiez-vous pas confiance au CNES ?

DS : Ce n’est pas une question de confiance, on était arrogant, jeune, on pensait être les plus intelligents et on flirtait avec le danger. PV : Vous avez participé à des lancements principalement depuis Kourou ?

DS : Kourou, oui mais pas seulement, à White Sands, à Cap Canaveral et à Baïkonour.

PFM : Lorsque le premier ATV a été lancé, où étiez-vous ?

DS : A Kourou. Dans la salle Jupiter. Mais pour revenir à votre question, « Le » grand moment pour moi a été politique : il s’agissait du Conseil de l’ESA tenu au niveau ministériel à Rome, en 1985, où la France a pu obtenir l’accord qui a défini les programmes

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spatiaux de l’Europe pour 20 ans. Je n’avais pas 40 ans et j’étais assis à la droite d’Hubert Curien. PFM : De même, quel serait pour vous un des événements majeurs qui vous a conduit à l’espace ?

DS : Pour moi, d’abord la rencontre avec Roger-Maurice Bonnet qui m’a permis de cheminer et de comprendre ce qu’était l’Espace. Qu’est-ce que cela peut apporter à tous les niveaux : politique, économique, scientifique, etc. ? C’est quelque chose qui me semble essentiel pour ensuite apprécier l’aventure spatiale…

Au fond, la « Politique spatiale » c’est de faire de la politique avec la Science et la technique, pas des réalisations concrètes, des télécommunications, de l’observation de la Terre, et donc pas du business. La politique spatiale, c’est rendre les choses possibles, réfléchir au moyen d’accéder à l’Espace et, bien sûr, faire de l’Exploration. C’est aussi l’expression du statut des Etats. En somme, c’est la question du rapport de l’Homme à l’Espace et la question de l’Etat qui sont centrales, le reste c’est de la technique, de la science et de l’économie – c’est très important mais ce n’est pas de la « politique » spatiale. PV : Pour vous, l’Homme sur Mars, est-ce pertinent ?

DS : C’est un bon sujet. PV : C’est-à-dire ?

DS : C’est un vrai sujet d’humanité.

PV : C’est un projet qui passerait obligatoirement par une coopération internationale ?

DS : Ce n’est pas une coopération internationale, c’est un sujet global. C’est cela aussi l’Espace, c’est un sujet global. Cela donne à la Terre une unité planétaire. Et c’est cela qui m’intéresse justement dans l’Espace, c’est ce genre de politique, une politique au sens noble du terme.

PFM : Un projet comme Mars est loin d’être gagné…

DS : C’est en effet loin d’être gagné d’abord parce que l’on ne sait pas y aller sans risque. L’une des limitations est le problème des rayonnements. Il ne s’agirait pas d’arriver sur Mars irradié…

PV : Et le fait d’aménager des pièces confinées dans les vaisseaux ?

DS : Cela ne sera pas suffisant. Mais bon, laissons les spécialistes faire leur travail technique sur le sujet et, après, il y aura aussi le problème du coût. Sinon le voyage vers Mars, oui !

NT : Pour vous, finalement, l’aventure spatiale c’est d’abord politique ?

DS : La dimension politique définit l’Espace, oui. L’Espace s’exprime dans l’Exploration. Pour moi, l’Exploration de Mars, la recherche de la vie, c’est une voie et ce n’est pas que de la Science, c’est une quête d’identité.

NT : Très bien. Y a-t-il une autre question que vous auriez aimé que l’on vous pose ?

DS : Non, non, ça me va très bien ! PFM : Si, peut-être, encore une question : quel serait votre pire souvenir ?

DS : Je ne vois pas.

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PV : Même pas la mise au placard ?

DS : Même pas !

NT : Vous en avez tiré quelque chose manifestement…

DS : Tout-à-fait. Et puis ça fait du bien ! Pire souvenir ? Non, je n’en ai pas.

NT : Concernant les réseaux, vous n’irez pas au-delà de ce que vous nous avez raconté ?

DS : Je comprends bien votre question, mais non ! Il n’y a pas à ma connaissance de réseaux au sens traditionnel du terme, il n’y a pas une « loge spatiale » ou quelque chose de cet ordre-là.

PV : Pas de groupes obscurs qui influenceraient… ?

DS : Une rumeur m’a fait appartenir à une Loge de Charleroi en Belgique, peut-être pour expliquer des succès que j’ai rencontrés et m’en ôter le mérite. Maintenant, il est vrai que dans la structuration de l’espace en France autour du CNES, il y a eu, je l’ai dit, des actions ou des projets qui ont tissé des liens. Il existe plusieurs cercles de gens qui ont contribué à l’essor du spatial. Certaines de ces personnes ont été amenées à occuper des fonctions qui ont permis de prendre des décisions, d’avancer. Je les ai citées dans cet interview. Mais il y a d’autres groupes d’opinion et de décision, avec leurs influences, leurs forces.

J’ai donc en effet contribué à faire progresser les choses, notamment pour l’Exploration, le Vol habité et pour le choix européen. Maintenant, j’admets – au moins au plan théorique – que quand on prend des décisions on fait des choix, on ferme des voies et que des erreurs ont pu être commises, des opportunités gâchées… mais c’est le propre de la décision.

NT, PFM, PV : On vous remercie beaucoup d’avoir accepté cet exercice.