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Patrick Modiano, LHerbe des nuits, Gallimard, 2012, pp. 71-73l'analyse... · Pour l’analyse et la réflexion grammaticale – 2012-2013 – troisième année Patrick Modiano, L’Herbe

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Pour l’analyse et la réflexion grammaticale – 2012-2013 – troisième année

Patrick Modiano, L’Herbe des nuits, Gallimard, 2012, pp. 71-73

Elle m’avait rendu le livre à couverture rouge, Service de la Reine d’Anthony Hope, pour

que je le range dans le cabas avec le pick-up et les disques. Je lui ai demandé si elle l’avait

lu. Oui, une première fois, dans son enfance, jusqu’au bout sans rien y comprendre. Par la

suite, elle lisait un chapitre au hasard. Il était près de neuf heures du soir. Le garçon nous a

dit que le café allait fermer. Nous nous sommes retrouvés dehors sous la pluie. Je portais

le cabas, et l’une des poches de son manteau était gonflée à cause de tous les papiers

qu’elle y avait mis. Nous avons attendu longtemps la rame du métro et, encore plus

longtemps, le changement à La Motte-Picquet. À cette heure-là, le wagon était vide. Elle

fouillait dans sa poche et triait parmi les autres papiers ce que je croyais être des cartes de

visite. Comme elle s’était rendue compte que je l’observais avec une certaine curiosité, elle

m’a dit en souriant : « Je te montrerai tout ça… Tu verras… Ce n’est pas très

intéressant… » La perspective de rentrer dans sa chambre à Montmartre ne semblait pas

l’enthousiasmer. C’est ce soir-là dans le métro qu’elle a fait allusion pour la première fois à

la maison de campagne où nous pourrions aller, mais je ne devais pas en parler aux autres.

Les autres, c’était Aghamouri et ceux qu’il fréquentait : Duwelz, Marciano, Chastagnier…

Je lui ai demandé si Aghamouri savait qu’elle avait habité dans l’appartement de l’avenue

Félix-Faure. Mais non, il l’ignorait. Elle ne l’avait connu qu’après, à la Cité universitaire. Et

il ignorait aussi l’existence de cette maison de campagne qu’elle venait d’évoquer devant

moi. Une maison de campagne à une centaine de kilomètres de Paris, m’avait-elle dit.

Non, Aghamouri ni personne d’autre ne l’avait jamais accompagnée poste restante pour

qu’elle prenne son courrier. « Alors, je suis le seul à connaître tes secrets ? » lui ai-je dit.

Nous longions le couloir sans fin de la station Montparnasse et nous étions seuls sur le

tapis roulant. Elle m’a pris le bras et elle a appuyé la tête contre mon épaule. « J’espère que

tu sais garder les secrets. » Nous avons marché sur le boulevard jusqu’au Dôme, puis fait

un détour en longeant les murs du cimetière. Elle cherchait à gagner du temps pour ne pas

croiser dans le hall de l’hôtel Aghamouri et les autres. C’était surtout Aghamouri qu’elle

voulait éviter. J’étais tout près de lui demander pourquoi elle avait des comptes à lui

rendre, mais après réflexion cela m’a semblé inutile. Je crois qu’en ce temps-là j’avais déjà

compris que personne ne répond jamais aux questions. « Il faudrait attendre qu’ils

éteignent la lumière du hall pour rentrer, lui ai-je dit sur un ton un peu désinvolte.

Comme tout à l’heure, pour monter dans l’appartement… Mais nous risquons d’être

repérés par un veilleur de nuit… » À mesure que nous nous rapprochions de l’hôtel, je

devinais chez elle une certaine appréhension. Pourvu qu’il n’y ait personne dans le hall,

pensais-je. Elle finissait par me communiquer son inquiétude. J’entendais déjà Paul

Chastagnier me dire de sa voix métallique : « Mais qu’est-ce que vous transportez dans ce

cabas ? » Elle a hésité à s’engager dans la rue de l’hôtel. Il était presque onze heure du soir.

« On attend encore un peu ? » m’a-t-elle dit. Nous nous sommes assis sur un banc du

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Pour l’analyse et la réflexion grammaticale – 2012-2013 – troisième année

terre-plein, boulevard Edgar-Quinet. J’avais posé le cabas à côté de moi. « C’est vraiment

idiot d’avoir laissé tout à l’heure la lumière dans le salon », m’a-t-elle dit. J’ai été surpris

qu’elle y attache tant d’importance. Mais maintenant, après toutes ces années, je

comprends mieux la tristesse subite qui avait assombri son regard. Moi aussi, j’éprouve

une drôle de sensation à la pensée de ces lampes que nous avions oublié d’éteindre dans

des endroits où nous sommes jamais revenus… Ce n’ était pas notre faute. Il fallait chaque

fois partir vite et sur la pointe des pieds. Je suis sûr que dans la maison de campagne nous

avons laissé quelque part une lumière allumée. Et si j’étais le seul responsable de cette

négligence ou de cet oubli ? Aujourd’hui, j’ai la conviction qu’il ne s’agissait ni d’oubli ni

de négligence, mais qu’au moment de partir c’était moi délibérément qui allumais une

lampe. Peut-être par superstition, pour conjurer le mauvais sort et surtout pour qu’il reste

une trace de nous, un signal qui indiquait que nous n’étions pas vraiment absents et que

nous reviendrions un jour ou l’autre.