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Peters,Ellis 1 Trafic de Reliques

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Frère Cadfael a pris vie brusquement, et d’une façon inattendue, à près de soixante ans alors qu’il était déjà un homme mûr, plein d’expérience, parfaitement armé pour la vie et tonsuré depuis dix-sept ans. Quand j’eus l’idée de m’inspirer de l’histoire véritable de l’abbaye de Shrewsbury comme toile de fond pour une intrigue policière, je me rendis compte que c’était le protagoniste dont j’avais besoin. Il me fallait l’équivalent médiéval d’un détective et d’un observateur au service de la justice, au beau milieu de l’action.

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Cadfael-1-Trafic de reliques

ELLIS PETERS

TRAFIC DE RELIQUES

Traduit de langlais par Nicolas GillesCHAPITRE UN

En ce beau matin du dbut du mois de mai, o lon peut affirmer que commena vraiment laffaire sensationnelle des reliques de Gwytherin, frre Cadfael stait lev bien avant prime pour repiquer ses plants de choux, avant que le vent ne se lve; ses penses taient toutes tournes vers la naissance, la croissance et la fertilit, et ne concernaient en rien les tombes, les reliquaires, ni les morts violentes de saints, de pcheurs ou de gens ordinaires et sujets lerreur comme lui par exemple. Seule lide de devoir rentrer pour la messe lennuyait un peu, tout comme la demi-heure consacre au chapitre qui sensuivrait et qui prenait invariablement une dizaine de minutes de retard. Il regrettait le temps vol ses lgumes, mais il fallait bien faire son devoir. Aprs tout, il avait choisi la vie conventuelle en toute connaissance de cause, et il ne pouvait pas se plaindre dy trouver des moments moins agrables, alors que dans lensemble elle lui convenait trs bien, et lui donnait cette satisfaction quil prouvait maintenant, en se redressant et en regardant autour de lui.

Y avait-il un plus beau jardin bndictin dans tout le royaume, ou plus riche en herbes potagres ou en simples? Il en doutait. Les terres et les vergers les plus importants de labbaye des saints Pierre et Paul, Shrewsbury se situaient au nord de la route, lextrieur de la clture; mais ici, lintrieur des murs, dans le jardin clos, non loin des viviers de labb et du ruisseau qui faisait tourner le moulin de labbaye, frre Cadfael rgnait sans partage. Lherbarium en particulier, tait son royaume; il lavait constitu petit petit, depuis quinze ans, en y ajoutant des plantes exotiques quil avait fait pousser avec amour, et rcoltes au cours dune jeunesse aventureuse qui lavait amen jusqu Venise, Chypre et en Terre sainte. Cadfael tait venu tard la vie monastique, comme un bateau en pril trouve enfin un port tranquille. Il se rendait bien compte que pendant ses premires annes de couvent, novices et frres lais se le montraient du doigt avec des murmures effars.

Vous voyez le moine l-bas dans le jardin? Le type rbl avec sa dmarche chaloupe de marin? A priori, on ne dirait pas quil a fait la croisade quand il tait jeune, pas vrai? Il tait avec Godefroi de Bouillon la prise dAntioche. Il commandait un vaisseau quand le roi de Jrusalem tenait toute la cte de Terre sainte et il a servi contre les pirates barbaresques pendant dix ans. Difficile croire, hein?

Cadfael, lui, ne trouvait rien de bizarre cette vie mouvemente; il navait rien oubli et ne regrettait rien. Il ne voyait aucune contradiction entre le plaisir quil avait pris aux aventures et aux batailles et celui, trs vif aussi, quil trouvait maintenant dans sa vie tranquille. Tranquillit quil rehaussait, il faut bien le dire, dun zeste de malice chaque fois que ctait possible. Il aimait en effet la cuisine releve, mais il apprciait aussi le calme quil avait trouv l. Les jeunes qui lorgnaient avec tant de curiosit chuchotaient aussi que, dans sa vie passe, il avait d rencontrer des femmes; et pas seulement en tant que chevalier. Etait-ce l la meilleure faon de rentrer dans les ordres?

Pour les femmes, ils avaient raison. Sans parler de Richildis quipouvait-on lui en vouloir?navait pas eu la patience dattendre son retour, et, au bout de dix ans, avait pous un hobereau du comt qui lui navait nullement lintention de partir guerroyer. Il se souvenait aussi dautres agrables rencontres, dans maints endroits, et la satisfaction de chacun: Bianca qui tirait de leau au puits de pierre, Venise, Ariane et son bateau en Grce, Mariam, la Sarrasine, qui vendait des fruits et des pices Antioche, et qui lavait trouv assez viril pour remplacer le mari quelle avait perdu. Il avait quitt chacune sans rancur, quelles eussent peu ou beaucoup compt. Il trouvait que a ntait dj pas mal et le fait de les avoir connues lavait aid dans sa vie calme et contemplative. Cela le rendait patient et laidait comprendre les tres simples qui avaient pris lhabit depuis toujours, alors quil y tait venu sur le tard. Quand on a tout connu, soccuper du jardin dun couvent est une activit satisfaisante. Il naurait pas pu entrer au couvent sans avoir rien fait dautre avant.

Dici cinq minutes, il lui faudrait se laver les mains et se rendre lglise pour la messe. Il profita de ce rpit pour arpenter son royaume personnel, fleuri et parfum, o deux jeunes moines, tonsurs lanne prcdente, sactivaient dsherber et faire les bordures. Luisantes et sombres, pleines de sve, duveteuses, les feuilles prsentaient une gamme infinie de verts. Beaucoup de fleurs taient encore timides; elles cachaient presque leurs douces couleurs lilas, bleu ombreux, jaune trs ple, car si elles jouaient un rle secondaire, elles assuraient aussi la reproduction de lespce. La rue, la sauge, le romarin poussaient l et le gingembre, le thym et bien dautres encore. Il avait appris ses aides sen servir, mme des plus rares, car les herbes ne sont efficaces quemployes avec modration; il peut tre trs dangereux den abuser. Il y avait des ranges de pavots que Cadfael avait rapports dOrient pour leurs graines pices et comme remde contre la douleur et linsomnie qui sont les pires ennemis de lhomme.

Les deux moines se redressrent et poussetrent leur habit. Eux aussi savaient quil tait temps de sarrter. Frre Columbanus naurait pour rien au monde voulu manquer ses devoirs, pas plus quil ne laurait admis daucun autre moine. Il tait beau, bien fait, solide, avec une belle tte ronde de Normand. Il sortait dune grande famille normande; en tant que cadet, on lavait envoy faire carrire dans les ordres, faute de pouvoir lui transmettre la terre. Il avait des cheveux blonds trs raides et de grands yeux bleus. Son attitude modeste et sa pleur tendaient faire oublier sa musculature impressionnante. Il ntait pas de tout repos, car en dpit de sa force, il avait depuis peu manifest une sensibilit inquitante, tant sujet des accs dabattement, des crises de conscience et des visions dapocalypse, quil supportait trs mal. Mais il tait jeune, idaliste; tout a finirait par lui passer. Cadfael travaillait avec lui depuis quelque temps et nourrissait de grands espoirs son sujet. Il tait volontaire, nergique et presque trop dsireux de plaire. Peut-tre tait-il aussi trop conscient de sa dette envers les siens et craignait-il quun chec ne rejaillt sur eux. Cadfael venait dune vieille famille galloise sans prtention, et il prenait avec philosophie les excs de frre Columbanus, que le jus de pavot avait plus dune fois apais.

Rien craindre de tel avec frre John: il avait la simplicit de son nom; carr, le nez en trompette, dindomptables boucles rousses et un estomac toujours affam; dans un jardin, il ne sintressait qu ce qui se mangeait et sentait bon. En automne il sarrangeait toujours pour tre au verger. En ce moment il tait ravi daider Cadfael arracher les laitues nouvelles et il attendait que les fruits mrissent.

Il tait beau, solide, dou dune heureuse nature; on aurait dit quil avait pris les ordres par erreur et quil ne sen tait pas encore aperu. Mais il ne manquait pas de malice, et Cadfael pensait bien quun jour loiseau senvolerait. En attendant il samusait ds quil pouvait et parfois dans les endroits les plus inattendus.

Il faut que je sois lheure, dit-il, en se frottant les mains sur son banc. Cest moi qui lis cette semaine.

Les passages quon lui choisissait avaient beau tre ternes, et les saints et les martyrs quil clbrait au chapitre manquer de relief, John en faisait toujours les acteurs dun drame palpitant, tant il y mettait denthousiasme. Avec la dcollation du Baptiste, il aurait fait trembler les murs.

Cest pour la plus grande gloire de Dieu que vous lisez, mon frre, lui rappela Columbanus dun ton daffectueux reproche et avec une humilit assez offensante, pas pour la vtre.

Je nai que de vertueuses penses en moi, dit frre John avec passion.

Il fit un clin dil Cadfael et partit, plein dardeur, vers la porte abbatiale et la grande cour. Les deux autres le suivirent en silence. Cadfael se demandait si mme dans sa jeunesse, il avait t aussi srieux que son voisin. Il dut faire un effort pour se rappeler, lui qui avait maintenant cinquante-sept ans, que Columbanus tait lhritier dune famille ambitieuse dont la fortune ntait srement pas due la seule pit.

La troisime messe du jour tait brve; ensuite les moines se rendirent en procession du chur la salle capitulaire et, conduits par labb Hribert, sassirent dans leur stalle. Labb tait g, comprhensif et doux; il navait rien dimpressionnant, mais son calme tait parfois trompeur. Les novices se sentaient bien en sa prsence, enfin quand ils pouvaient le voir, ce qui ntait pas facile, car le prieur, pour sa part trs impressionnant, sinterposait souvent. Il se nommait Robert Pennant, avait du sang gallois et anglais. Avec sa taille, plus de un mtre quatre-vingts, son corps mince, ses cinquante ans, sa chevelure argente, son beau visage long aux traits aristocratiques et son grand front marmoren, il ferait un superbe abb mitr; nul en Angleterre ne le savait mieux que lui, et il le prouverait la premire occasion.

Ensuite venait Richard, le sous-prieur, son antithse, grand, assez laid, bienveillant mais paresseux. Deviendrait-il prieur aprs Robert? Pas sr. Beaucoup de moines plus jeunes guignaient cette charge et feraient tout pour lavoir.

Aprs Richard, en suivant la hirarchie des moines, on trouvait frre Bndict, le sacristain, frre Anselme, le premier chantre, frre Denis lhospitalier, frre Matthieu, le cellrier, frre Edmond, linfirmier, frre Oswald, laumnier, frre Jrme, le clerc du prieur, et frre Paul le matre des novices, puis les autres moines, et ils taient nombreux. Parmi les derniers Cadfael alla sa place favorite, au fond de lglise; elle tait mal claire, et un gros pilier le cachait demi. Il ntait charg daucune paperasserie, il tait donc probable quon ne lui demanderait pas son avis au chapitre, et quand en plus la question tait sans intrt, il avait coutume de mieux employer son temps en faisant un petit somme. Dans son coin sombre nul ne le voyait. Son sixime sens lalertait en cas de besoin et lveillait aussitt. Il lui tait mme arriv de rpondre sur-le-champ une question alors quil dormait quand on la lui avait pose.

Il resta veill assez longtemps pour apprcier la lecture pleine de feu de frre John parlant dun saint inconnu, dont la fte tombait le lendemain, mais quand le cellrier commena exposer un dlicat problme dhritage, il sendormit. Il savait quaprs, le temps de parole reviendrait essentiellement au prieur qui sefforait dsesprment de trouver pour le monastre les reliques dun grand saint. Depuis ces quelques mois peu dautres sujets avaient t abords. Le prieur avait les reliques sur lestomac en fait depuis que les clunisiens de Wenlock avaient redcouvert la tombe de sainte Milburga, fondatrice de labbaye, dont la chsse tait maintenant sur leur autel. Un prieur tout proche, avec une sainte faisant des miracles, et la grande abbaye bndictine de Shrewsbury aussi vide de reliques quun tronc pill! Ctait plus que Robert nen pouvait supporter. Depuis plus dun an, il cherchait un saint oubli, dans la rgion des Marches, o les saintes poussaient jadis comme des champignons, et o on ne les considrait pas mieux. Cadfael navait nulle envie dentendre ses jrmiades; il se rendormit et rva de batailles et de la Croisade. Le bruit qui lveilla en sursaut, sil ne manquait pas de force, navait rien voir avec une trompette ni avec la prise de Jrusalem. Il tait bien dans sa stalle, dans son coin tranquille et, comme les autres, il sauta sur ses pieds constern et inquiet. Le hurlement qui avait dissip sa torpeur se changeait en gmissements dchirants et en sanglots exprimant aussi bien le comble du plaisir que de la souffrance. Au centre de la salle capitulaire Columbanus donnait des coups de pied dsordonns, avec des soubresauts de poisson hors de leau, et se tapait la tte et les mains contre le sol pav; les moines les plus proches, interdits, ne savaient que faire et le prieur leva les bras au ciel pour le prendre tmoin.

Frre Cadfael et frre Edmond, linfirmier, arrivrent ensemble prs du malheureux, sagenouillrent ses cts et lempchrent de se fracasser le crne contre le sol ou de se briser les membres dans ses contorsions.

Haut mal, dit schement linfirmier et il glissa entre les dents de Columbanus la grosse corde de sa ceinture ainsi quun bout de sa robe pour quil ne se morde pas la langue.

Cadfael ntait pas sr du diagnostic. Tout a navait rien voir avec les grognements ou les cris inarticuls dun pileptique. On aurait plutt dit une femme hystrique en pleine crise. Mais au moins le traitement diminua-t-il lintensit des cris et mme les convulsions de Columbanus, qui reprirent cependant ds quon le lcha.

Pauvre jeune homme! murmura Hribert, dans le fond de la salle. Quel malheur! Doucement! Emmenez-le linfirmerie. Nous prierons pour sa gurison.

Le chapitre sinterrompit non sans quelque dsordre. Frre John et dautres moines lesprit pratique envelopprent confortablement frre Columbanus dans un drap, lui immobilisant bras et jambes pour quil ne pt se blesser, remplacrent la corde quil avait entre les dents par un morceau de bois, car il aurait pu stouffer, et lemmenrent linfirmerie sur un brancard; l ils le couchrent et lui fixrent des bandes autour de la poitrine et des cuisses. Le malade gmit, grogna et se dbattit encore, mais moins fort, et quand ils lui eurent fait ingurgiter la dcoction de pavot de frre Cadfael, ses gmissements se changrent en balbutiements pitoyables, et il se dfendit moins violemment contre ses liens.

Prenez bien soin de lui, dit Robert, anxieux, en se penchant sur le lit du jeune homme. Il faudrait quon le veille constamment, au cas o a le reprendrait. Vous avez dautres malades et ne sauriez le veiller jour et nuit. Frre Jrme, je vous confie ce malheureux et vous dispense de tout le reste tant quil aura besoin de vous.

Bien volontiers, et bien dvotement!

Jrme tait trs proche du prieur quil suivait obsquieusement en tout, et Robert le prenait toujours quand il voulait tre tenu au courant et obi en tout point.

Ne le quittez surtout pas cette nuit, recommanda le prieur, car les hommes sont plus faibles la nuit, et leurs maux plus accablants. Sil dort paisiblement reposez-vous aussi, mais restez proximit en cas de besoin.

Il sassoupira dici une heure, dit Cadfael, confiant, et bien avant la nuit, il dormira dun sommeil naturel. Avec laide de Dieu, il sera sur pied demain matin.

Mais il pensait surtout que frre Columbanus manquait dexercice physique et spirituel, et se vengeait ainsi de ce manque par ces excs semi-accidentels. Ctait la fois pitoyable et condamnable. Toutefois il gardait un doute raisonnable, ne pensant pas connatre assez bien ses collgues pour les juger. Sauf frre John peut-tre! Mais dans un couvent comme dans le sicle, les tres spontans comme John ne sont pas lgion.

Frre Jrme apparut au chapitre le lendemain matin, tout exalt, avec lair de quelquun qui apporte des nouvelles extraordinaires. Quand labb lui reprocha davoir quitt son malade sans autorisation, il joignit doucement les mains et baissa la tte sans rien perdre de son ravissement ni de son assurance.

Mon pre, je suis venu pour une raison qui ma paru encore plus importante. Jai laiss dormir frre Columbanus, dun sommeil trs agit. Deux frres lais le surveillent. Si jai mal agi, jen subirai humblement les consquences.

Notre frre ne va pas mieux? demanda labb inquiet.

Il est encore profondment troubl, et quand il se rveille, il divague. Mais pre, voici ce que jai dire. Cette nuit, jai eu une vision miraculeuse, et je suis venu vous dire ce que la divine Providence ma rvl. Au petit matin, je me suis assoupi prs du lit de frre Columbanus et jai eu un rve dune merveilleuse douceur.

Il avait mobilis lattention de tous, mme Cadfael tait bien veill.

Quoi? Encore un? murmura malicieusement frre John. a devient contagieux.

Il ma sembl, pre, que le mur de la chambre souvrait et quune lumire tincelante apparaissait; dans cette lumire une jeune vierge, trs belle, sest approche du lit de notre frre, et elle ma parl. Elle ma dit sappeler Winifred, et quau pays de Galles il y a une source sacre qui a jailli lendroit o elle a t martyrise. Et elle a dit que si on baignait frre Columbanus dans cette eau, il gurirait srement. Puis elle a bni cette maison, et elle a disparu dans une grande lumire. Et je me suis veill.

La voix du prieur, triomphante autant que respectueuse, sleva au-dessus des murmures dexcitation dans la salle capitulaire.

Pre abb, cest un signe! Nous cherchions un saint, et cela vous a attir cette faveur, afin que nous persvrions.

Winifred, dit labb dubitatif, je ne me rappelle pas bien lhistoire de cette sainte et martyre. Il y en a tant au pays de Galles. Certes ce serait pure ingratitude de ngliger un prsage aussi explicite et de ne pas envoyer frre Columbanus cette fontaine sacre. Mais o se trouve-t-elle au juste?

Le prieur regarda les moines gallois, passa rapidement sur Cadfael qui navait jamais compt au nombre de ses favoris, cause de son pass notoirement sculier, et de son sens de lhumour; il sarrta joyeusement sur le vieux frre Rhys, qui tait quasiment snile mais dont la foi ne posait pas de problme, et qui avait la mmoire capricieuse mais sre des vieillards.

Frre Rhys, pourriez-vous nous conter lhistoire de sainte Winifred et nous dire o se trouve sa fontaine?

Le vieillard mit du temps comprendre quil tait au centre de lattention gnrale. Il tait ratatin comme une vieille pomme, dent, et habitu ce quon le tolre et quon loublie. Il commena en hsitant, mais schauffa en voyant que tous le regardaient avec attention.

Sainte Winifred, dites-vous, mon pre? tout le monde la connat. Sa fontaine se trouve lendroit quon a appel par son nomHolywell pas bien loin de Chester. Mais sa tombe, vous ne la trouverez plus Holywell.

Parlez-nous delle, dit le prieur. Racontez-nous.

La curiosit le rendait obsquieux.

Sainte Winifred, commena le vieillard, voyant avec plaisir arriver son jour de gloire, tait la fille dun chevalier nomm Tevyth, qui vivait l-bas lpoque o les princes taient encore paens. Mais avec toute sa famille il fut converti par saint Beuno; il lui leva une glise et labrita chez lui. La fille tait encore plus pieuse que ses parents et dcida de rester vierge; elle entendait la messe chaque matin. Mais un dimanche, voil quelle tomba malade et resta chez elle, alors que toute la maisonne se rendait loffice. Et le prince Cradoc, le fils du roi, qui tait tomb amoureux delle sans oser lapprocher arriva sur ces entrefaites. Car la petite tait trs belle. Trs belle! dit frre Rhys, tout moustill, et il se lcha avidement les lvres.

Le prieur manifestement offusqu prfra cependant sabstenir de tout commentaire.

Il prtendit revenir de la chasse et avoir trs soif, dit frre Rhys, dun ton sombre, et il demanda de leau que la petite lui donna. Et alors, ajouta Rhys dune voix perante, se tassant dans sa grande robe puis se redressant avec une vigueur dont nul ne laurait cru capable, il se fit plus pressant et la prit dans ses bras. Comme a.Cet effort faillit lachever, et comme le prieur le regardait inquiet, il se calma, trs digne.

La vierge fidle le repoussa doucement, et se sauvant dans une autre chambre, passa par une fentre et senfuit vers lglise. Mais quand il sen rendit compte, le prince sauta cheval et se lana sa poursuite; il la rattrapa juste devant lglise, et craignant quelle ne rvlt son infme conduite, il lui trancha la tte.

Il sarrta, attendant les murmures horrifis et indigns, qui ne tardrent plus; et tous joignirent les mains, les yeux ronds.

Voici comment elle est morte et fut batifie, conclut Jrme, enthousiaste.

Et puis quoi encore! protesta schement frre Rhys, qui navait jamais apprci Jrme. Saint Beuno et les fidles sortaient de lglise, et ils avaient tout vu. Le saint maudit le meurtrier, qui aussitt saffaissa, se dissolvant comme neige au soleil, jusqu disparatre dans lherbe. Puis saint Beuno remit en place la tte de la jeune fille, et elle se releva dentre les morts; de cet endroit jaillit la source miraculeuse.

Ils attendaient, sous le charme, il les laissa attendre. Aprs sa mort, lhistoire ne lintressait plus.

Et ensuite? interrogea le prieur. Que fit sainte Winifred aprs sa rsurrection?

Elle alla en plerinage Rome, dit Rhys, indiffrent, elle assista un grand synode et fut nomme prieure dune communaut de religieuses Gwytherin, prs de Llanwrst. Elle vcut longtemps et fit de nombreux miracles, tant quelle vcut. Enfin si lon peut dire. Elle tait dj morte une fois. Quand elle est morte pour la seconde fois, cela sest produit l-bas.

Ce reste de vie ne lintressait pas, et il lvoqua ddaigneusement. Elle avait eu sa chance avec le prince Cradoc et elle lavait laisse passer. Elle devait tre faite pour tre prieure dun repaire de pucelles, un point cest tout.

Elle est enterre Gwytherin? insista le prieur. Et les miracles ont continu aprs sa mort!

Il parat. Mais je nai plus entendu prononcer son nom depuis longtemps, dit le vieillard, et je ne suis plus retourn l-bas depuis plus longtemps encore.

Robert se dressa dans le cercle de lumire qui filtrait entre les piliers. Rayonnant et imprieux il regarda labb.

Ne croyez-vous pas, mon pre, que notre qute dun grand et saint patron a reu une approbation divine? Sainte Winifred nous a visits elle-mme, grce au rve de frre Jrme, et nous a dit de lui amener notre malheureux frre afin de le gurir. On peut esprer quelle nous guidera encore. Si elle accde nos prires et rend la sant frre Columbanus, cela nous encouragera croire quelle viendra en personne rsider parmi nous, nest-ce pas? Et que nous pouvons demander humblement lapprobation de lglise pour apporter ici, Shrewsbury, ses saintes reliques, pour la plus grande gloire de notre maison!

Et celle du prieur! murmura frre John loreille de Cadfael.

Elle semble nous avoir fait une grce singulire, reconnut labb.

Alors, pre, permettez-moi denvoyer frre Columbanus Holywell aujourdhui mme, sous bonne escorte.

Faites, acquiesa labb. Avec nos prires tous quil nous revienne en bonne sant et quil soit le messager de sainte Winifred.

Le moine fou, se tenant lui-mme des propos incohrents, fut emmen par la grande porte tout de suite aprs le dner, mont sur une mule, bien install dans une selle haute qui lempcherait de tomber en cas de crise; frre Jrme et un frre lai taient ses cts pour parer toute ventualit. Columbanus jetait autour de lui des regards denfant perdu; il ne reconnaissait personne, apparemment, mais il se laissa conduire sans histoires.

Jaurais bien t faire un tour au pays de Galles, dit frre John tristement, en les regardant partir vers le pont enjambant la Severn. Mais je naurais probablement pas eu les visions qui conviennent. Jrme fera a beaucoup mieux.

Quel mcrant tu es! sexclama Cadfael. a empire de jour en jour.

Pas du tout! je veux, comme tout le monde, croire la saintet et aux miracles de cette petite. Les saints ont le pouvoir de nous aider, on le sait, et ils en ont aussi le dsir. Mais quand le toutou du prieur a une vision, vous me demandez de croire en sa saintet lui, pas elle! Et puis sa faveur ne nous suffit-elle pas? Pourquoi vouloir fouiller sa tombe? Cest un travail de fossoyeur, pas dhomme dglise. Et vous pensez exactement la mme chose, ajouta-t-il fermement, fixant Cadfael.

Quand je voudrai mentendre par ta bouche, dit Cadfael, je te le dirai. Allez, viens, il y a ce bout de terrain bcher, et mes plants de chou fris attendent.

La dlgation revint au bout de cinq jours, sous une pluie lgre, et chantant des actions de grces quand les trois moines entrrent dans la cour. Au milieu chevauchait Columbanus, trs droit, et radieux, si lon peut dire propos de quelquun dont la joie tait si humble. Il avait le visage brillant, le regard clair et vif. Nul navait jamais paru plus sain desprit ni moins sujet lpilepsie. Il alla droit lglise, rendit grce Dieu et Winifred et ils sen allrent tous les trois chez labb pour faire leur rapport ainsi quau prieur et au sous-prieur.

Pre, dit Columbanus, tout joyeux, je ne saurais raconter ce qui mest arriv, car jen sais moins que ceux qui mont soign dans mon dlire. Tout ce que je sais, cest quon ma emmen comme un homme en proie un mauvais rve, ne sachant que faire de moi-mme. Et soudain ce fut comme si je mtais libr de ce cauchemar pour mveiller la lumire du printemps: jtais nu dans lherbe prs dune fontaine, et ces bons frres marrosaient dune eau au contact purificateur. Je les ai reconnus, et je me suis tonn dtre l, et ils mont racont notre voyage. Puis nous sommes tous partis chanter la messe dans une petite glise toute proche. Maintenant je sais que je dois ma gurison sainte Winifred que je remercie du fond du cur, et Dieu qui la pousse se pencher sur moi. Mes frres vous diront le reste.

Le frre lai qui avait fait tout le travail en avait assez de tout cela. Il sexclamait quand il fallait, mais laissa Jrme tout raconter avec feu. Comment ils avaient emmen leur patient Holywell, demand laide des habitants pour trouver le lieu o sainte Winifred stait releve dentre les morts, et la source qui jaillissait encore, et dont un bassin de pierre retenait aujourdhui le flot sacr. Ils y avaient conduit Columbanus, lavaient dvtu, et plong dans leau miraculeuse, et aussitt il stait dress, les mains leves pour prier. Ensuite il avait demand comment il tait arriv l, et le rcit de sa dlivrance lavait grandement difi.

Et, mon pre, on nous a confirm que le tombeau de la sainte est bien Gwytherin, o elle est morte, et quil a t le thtre de nombreux miracles. Mais on dit, quaprs tant de temps, sa tombe est peu honore, elle dsire sans doute tre mieux considre, et installe en un lieu o lon viendra en plerinage, et elle pourra rpandre ses bienfaits parmi un plus grand nombre daffligs.

Vous avez vu ce miracle! Dieu vous inspire, dit Robert, superbe, et vous dites tout haut ce que je pensais tout bas. Sainte Winifred nous appelle laide comme elle a aid frre Columbanus. Beaucoup ont besoin delle, comme lui, et ne la connaissent pas. Chez nous elle serait vnre comme elle le mrite. Permettez-moi, pre abb, de demander lglise lautorisation daller chercher cette sainte, afin de la ramener chez nous. Cest son plus cher dsir, jen suis sr.

Faites, au nom de Dieu, dit dvotement labb. Et que le ciel vous bnisse.

Il avait tout maniganc lavance, dit frre John, partag entre lenvie et le mpris. Quel comdien! Demander qui tait sainte Winifred, et o la trouver! Il savait tout sur elle. Il avait arrt son choix sur elle, parmi tous les saints oublis du pays de Galles, en plus de la gloire que a lui apporterait. Mais il lui fallait un miracle. Et il y en aura dautres, si besoin est, avant que la petite soit arrive bon port. Cest un grand projet, qui lui permettra de faire son chemin. On commence avec une vision, une gurison miraculeuse, cest cousu de fil blanc!

Tu crois que Columbanus fait partie du complot avec Jrme, et que ses crises dpilepsie taient galement simules? demanda doucement Cadfael. Moi, jy regarderais deux fois avant de risquer de me fracasser le crne contre le sol, mme pour fournir un miracle au prieur.

Frre John rflchit srieusement.

Non, je ne dis pas a. On sait de quoi Columbanus est capable dans ses actes de pnitence, ou dans ses extases. Et une bonne douche glace Holywell tait peut-tre bien ce quil lui fallait pour tre remis daplomb. On aurait aussi bien pu le jeter dans ltang ici mme! Mais bien sr, il a cru ce quon lui a dit, et tout le mrite en revient Winifred. Il naurait jamais voulu manquer a! Non, il est rentr dans leur jeu sans le savoir. Mais quelle occasion il leur a donne! Comme par hasard, cest Jrme qui tait charg de le veiller! Un seul homme suffit pour avoir une vision, mais il faut que ce soit le bon!

Il froissa tristement des feuilles de menthe entre ses doigts et lodeur sen rpandit dans le petit matin.

Et le prieur ne se fera pas accompagner par nimporte qui au pays de Galles, vous verrez! scria-t-il, amer.

Aucun doute, le jeune homme avait envie de revoir un peu le monde, et de respirer lair du dehors. Cadfael rflchit, non seulement parce quil sympathisait avec son jeune assistant, mais aussi parce que cela lui rappelait dagrables souvenirs. Un vnement aussi passionnant ne se produisait pas souvent dans la vie calme dun moine, il ne fallait pas manquer a.

Cest vrai! dit-il pensif. Il faut faire quelque chose pour avoir aussi nos chances. Il ne faudrait pas quon croie au pays de Galles que Jrme est ce quil y a de mieux comme moine Shrewsbury. Tu as raison!

Vous avez autant de chances que moi pour quon vous emmne, rpliqua John avec sa brusquerie coutumire, Jrme par contre... Le prieur ne saurait se passer de son bras droit. Et Columbanus, ce simplet, linstrument de la grce, on pourra encore lutiliser. Il faudra emmener le sous-prieur, pour la forme. On pourrait quand mme trouver un subterfuge, non? Ils ne partiront que dans quelques jours, le temps que les charpentiers et les graveurs finissent ce splendide reliquaire quils vont emmener pour sainte Winifred. Faites marcher vos petites cellules grises, frre Cadfael. Qui veut peut, prieur ou pas!

Eh bien! Et jai dit que tu manquais de foi? stonna Cadfael, charm et dsarm. Pour moi, la rigueur, je pourrais trouver quelque chose, mais un vaurien comme toi!... A quoi es-tu bon, pour quon pense temmener?

Je connais bien les mules, dclara frre John plein despoir. Vous ne pensez pas que le prieur va se dplacer pied? Ou quil va panser et nourrir les btes lui-mme? Ou nettoyer le crottin? Il leur faudra quelquun pour les gros travaux. Pourquoi pas moi?

Nul ne semblait avoir pens cela jusqu prsent. Pourquoi prendre un frre lai si un moine, avec en plus une jolie voix pour chanter loffice, voulait se charger de cette tche? Et le garon mritait quon lemmne, sil tait prt se donner du mal pour a. En outre il pouvait se montrer utile, pour Cadfael en tout cas, dfaut du prieur.

On verra, dit-il et il renvoya son protg finir son travail.

Mais aprs le dner pendant la demi-heure de sieste accorde aux moines gs et qui servait de rcration aux novices, il alla voir labb dans son cabinet.

Pre abb, je me demande si nous avons bien rflchi notre plerinage Gwytherin. Dabord il faut en informer lvque de Bangor; Gwytherin dpend de lui, et sans son accord, on ne pourra rien faire. L, nous navons pas besoin de quelquun parlant couramment gallois, lvque sexprimant aisment en latin. Mais ce nest pas le cas de tous les prtres gallois, et il est essentiel de pouvoir communiquer avec le prtre de Gwytherin, si lvque nous exauce. En outre, le sige de Bangor se trouve en plein royaume de Gwynedd, et laccord et la bienveillance du roi sont aussi importants que ceux de lvque. Les princes de Gwynedd ne parlent que gallois, mme sils ont de bons clercs. Le pre prieur a quelques rudiments de gallois, mais...

Trs juste, linterrompit labb qui saffolait aisment. Et laccord du roi est essentiel. Frre Cadfael, le gallois est votre langue maternelle, et vous le possdez fond. Pourriez-vous?... Il y a le jardin, bien sr... Mais vous prsent, il ny aurait plus de problme.

Tout va bien au jardin, affirma Cadfael, on pourra se passer de moi une dizaine de jours. Je serai heureux de servir dinterprte et de me rendre utile Gwytherin.

Quil en soit ainsi! dit labb avec un soupir de soulagement. Accompagnez le prieur, et soyez notre interprte auprs du peuple gallois. Vous avez mon accord et ma bndiction.

Il tait g, doux, irrsolu, dnu dambition et dorgueil. Il y avait deux faons de lui parler de frre John. Cadfael choisit de jouer franc jeu.

Mon pre, il y a un jeune frre dont la vocation est sujette caution, mais dont les qualits sont videntes. Jai de laffection pour lui et jaimerais quil trouve sa voie. Si cest le cas il sy tiendra. Mais il ne restera pas forcment parmi nous. Je vous supplie de me laisser lemmener. Il nous coupera le bois, ira nous chercher leau et il aura le temps de rflchir.

Labb parut un peu inquiet, mais comprhensif. Peut-tre se souvenait-il de jours anciens o sa propre vocation avait souffert des orages du doute.

Je regretterais de ne pas laisser le choix un homme qui servirait mieux le Seigneur ailleurs, dit-il. Lequel dentre nous peut prtendre navoir jamais regard en arrire? Vous nen avez pas parl au prieur, ajouta-t-il dlicatement, car ctait ce qui le troublait vraiment.

Non, mon pre, dit vertueusement Cadfael, je nai pas cru bon de lennuyer avec ce petit problme, alors quil en a de si importants rsoudre.

Parfait! dit labb du fond du cur. Ce serait mal de le divertir de sa noble tche en ce moment. Je ne lui dirai pas pourquoi on emmnera aussi ce jeune homme. Le prieur est un homme austre et sr de lui, il naime pas quon regarde en arrire une fois quon sest mis louvrage.

Certes, mon pre, mais nous ne sommes pas tous faits de la mme toffe. Certains peuvent accomplir uvre utile, mais autrement.

Tout fait! dit labb, avec un sourire prudent, se penchant sur lnigme quavait toujours t Cadfael pour lui. Je me suis moi-mme souvent demand, je lavoue... Peu importe! trs bien, dites-moi le nom de ce jeune frre, et vous pourrez lemmener.CHAPITRE DEUX

Le dplaisir et le soupon se lurent brivement sur le beau visage marmoren du prieur quand il apprit que sa dlgation allait tre augmente. Lassurance malicieuse de Cadfael lennuyait mais sans quil pt reprocher ce dernier un mot ou un regard dplac, ni aucune atteinte sa dignit. Il navait aucun reproche faire frre John, mais sa tignasse rousse, son exubrance, sa faon de donner de la vie aux vieux martyrs dont il lisait lhistoire taient assez offensantes en elles-mmes, et drangeaient la sensibilit desthte du prieur. Mais puisque labb avait dcrt innocemment quon les emmnerait aussi, il fallait bien reconnatre quun homme parlant couramment gallois savrerait indispensable un moment ou un autre; le prieur accepta cette dcision sans mot dire, en sefforant de faire bon visage.

Ils se mirent en route ds que le reliquaire en chne poli incrust dargentqui montrait bien que tous les honneurs seraient rendus Winifred dans sa nouvelle chssefut prt. Pendant la troisime semaine de mai, ils arrivrent Bangor et racontrent toute lhistoire lvque David, qui les couta avec sympathie, et donna volontiers son accord pour la translation de sainte Winifred, condition que le prince Owain, rgent de Gwynedd du fait de la mauvaise sant du roi son pre, ne sy oppost pas.

A Aber ils tombrent sur le prince, qui se montra galement comprhensif, car non seulement il leur donna son accord, mais il les envoya Gwytherin par le plus court chemin sous la conduite de son chapelain, le seul de ses clercs qui parlt anglais. Et il les recommanda aussi auprs du prtre de la paroisse. Nanti de cette double bndiction royale et piscopale, le prieurun peu trop facilement persuad que tout irait pour le mieux jusquau triomphe finalemmena sa petite troupe vers la dernire tape de leur voyage.

Ils quittrent la valle de la Conway Llanwrst. Aprs les cascades, ils passrent lElwy et par les bois profonds se dirigrent vers le sud-est; franchissant un autre plateau ils redescendirent vers la valle suprieure dune autre rivire; sur ses bords, on trouvait des noues, et une bande troite de champs cultivs, le long de pentes protges par la fort, au-dessus de ces verts pturages. On avait dj sem dans les champs; et l des vergers fleurissaient. En dessous, l o les bois avaient laiss place un amphithtre de verdure, il y avait une petite glise de pierre blanchie la chaux, toute brillante, avec une petite maison en bois ct.

Voici le but de votre plerinage, dclara Urien, le chapelain, petit homme lgant qui ressemblait plus un ambassadeur qu un prtre.

Ainsi cest Gwytherin? demanda le prieur.

Cest lglise de Gwytherin et la maison du prtre. La paroisse stend sur plusieurs milles dans la valle, et un mille au plus le long de la Cledwen sur les deux rives. Nos villages ne sont pas regroups comme en Angleterre. Les terrains de chasse sont nombreux mais la bonne terre arable est rare. Chacun fait de son mieux pour cultiver ses champs et garder son gibier.

Cest un bel endroit, dit le sous-prieur, sincre.

En effet, au-del de la rivire, de colline boise en colline boise, en ce beau printemps, une infinit de verts apparaissait, et les prairies inondes taient semblables un collier dmeraudes parsem dargent et de lapis-lazuli.

Oui, une belle terre reconnut Urien pratique, mais difficile travailler. Regardez l-bas, le bouvier et ses bufs qui sefforcent douvrir un nouveau terrain, maintenant que tout le reste est plant. Regardez leffort que font les btes.

De lautre ct de la rivire, au loin, les sillons dj creuss serpentaient le long du coteau entre les champs cultivs et les arbres penchs traant leurs signes bruns flanc de colline, et sur un sillon plus haut, pas encore termin, les bufs sappuyrent au joug et tirrent de toutes leurs forces: derrire eux le laboureur fit sa part de travail en y mettant aussi la sienne. A ct de lattelage de tte un homme marchait reculons, bougeant doucement les bras, son aiguillon, inutile, tait comme une baguette magique, et ses appels aigus et clairs slevaient, enjleurs. Les btes sefforaient daller vers lui, avanant pleine puissance. La terre nouvellement retourne brillait, humide, au soleil.

Cest un pays dur, dit Urien, en connaisseur, poussant son cheval dans la pente menant lglise. Venez, je vais vous prsenter au pre Huw, et veiller ce quon vous reoive bien.

Ils le suivirent sur un chemin vert qui se faufilait dans les collines, et bientt, ils perdirent de vue la valle parmi les arbres pars et fleuris. Une maison apparaissait parfois dans les bois, entoure dun petit jardin, pour disparatre aussitt.

Vous avez vu? souffla frre John loreille de Cadfael, les btes ne cherchaient pas fuir laiguillon, elles voulaient seulement le suivre, pour lui faire plaisir. Quel travail! Jaimerais savoir faire a!

Cest aussi dur pour lhomme que pour les btes, rpondit Cadfael.

Mais cest elles qui voulaient le suivre, de leur plein gr. Des disciples dvous pourraient-ils faire mieux? Vous nallez pas me dire quil naime pas ce quil fait?

Si, et Dieu aussi qui le voit dsireux de Le servir, reconnut Cadfael. Tais-toi maintenant, on est peine arrivs. On aura loccasion de regarder autour de nous.

Ils taient dans une petite clairire dherbe et de potagers. Lglise de pierre avec sa tourelle et sa petite cloche bien visible tait dune blancheur bleutre aveuglante, parmi ce vert tendre. Un petit homme trapu sortit dun carr de choux nouvellement plants abrit par la maison; il avait une robe de bure remonte jusquaux genoux, et de solides jambes brunes; son paisse chevelure boucle et sa barbe brune cachaient moiti un large visage tann o scarquillaient deux grands yeux bleu sombre, pleins dtonnement.

Il sortit rapidement, sessuyant les mains sa robe. De plus prs, ses yeux taient encore plus grands, plus bleus et plus tonns que jamais, et son regard tait aussi timide que celui dun faon.

Bonjour, pre Huw, dit Urien, arrtant son cheval devant lui, je vous amne des htes distingus dAngleterre, ils sont venus pour quelque chose dimportant concernant lglise, et ils ont la bndiction du prince et de lvque.

Quand ils avaient dbouch dans la clairire, seul le prtre tait visible, mais quand Urien eut fini de parler, une vingtaine de silhouettes silencieuses taient soudain apparues, formant prudemment autour de leur pasteur un demi-cercle silencieux. A en juger par lair inquiet du pre Huw, il se demandait srement combien de ces trangers sa modeste demeure pourrait abriter, combien de nourriture il y avait dans son garde-manger pour nourrir ces gens, et o il pourrait bien se procurer ce qui lui manquerait. Mais pas question de ne pas les accueillirun hte tait sacr,ni de leur demander la dure de leur sjour, mme si cela devait le ruiner.

Ma pauvre maison est la disposition de ces rvrends pres, dit-il, et moi-mme suis leur service. Vous venez dAber?

Oui, dit Urien, de chez le prince Owain o je dois retourner ce soir mme. Je ne suis que le hraut de ces Bndictins, qui sont ici pour une mission sacre, et quand je vous aurai dit ce quils veulent, je les laisserai entre vos mains.

Il les prsenta individuellement, en commenant par le prieur.

Rien craindre aprs mon dpart; frre Cadfael ici prsent est originaire de Gwynedd et parle gallois comme vous et moi.

Huw parut immdiatement soulag, mais au cas o il aurait eu un doute, Cadfael le gratifia de quelques mots rapides et amicaux dans cette langue, ce qui eut pour effet... de provoquer le doute et linscurit dans le regard gris du prieur qui ne manquait en gnral pas dassurance.

Soyez les bienvenus dans ma modeste demeure que votre prsence honore, dit Huw.

Regardant rapidement les chevaux, les mules et leur chargement, il appela, sans se retourner, deux villageois. Un ancien, aux cheveux clairsems, et un garon bronz dune dizaine dannes savancrent aussitt.

Ianto, aide ce bon frre abreuver ses btes, ordonna-t-il, et emmne-les dans le petit paddock; nous verrons ensuite dans quelle curie les mettre. Edwin, cours dire Marared que nous avons des invits, et aide-la apporter de leau et du vin.

Ils se htrent dobir, et plusieurs autres qui staient runis lhommes bronzs aux jambes nues, femmes minces et brunes, enfants demi nusse parlrent doucement, puis les femmes sen allrent vers leurs feux de bois et leurs fours pain pour apporter leur contribution lhospitalit de Gwytherin.

Puisquil fait si doux, dit Huw, leur faisant signe de pntrer dans le petit enclos de son jardin, vous prfrerez peut-tre vous asseoir dans le verger. Il y a une table et des bancs. En t, je vis dehors. Quand les jours seront plus courts et les nuits plus froides, il sera temps de rentrer et de faire du feu.

Sa tenure tait petite, et il ntait pas riche, mais il tait bon jardinier et prenait grand soin de ses arbres fruitiers. Cadfael apprcia le travail. Et pour un clibataire, apparemment heureux de ltrectait plutt rare parmi les prtres celtessa petite maison et son jardin taient parfaitement tenus; il leur prsenta, lui appartenant lui ou ses paroissiens avec lesquels il partageait beaucoup de choses, des tranchoirs de bois trs propres et du bon pain, ainsi que des cornes boire trs convenables pour son pre vin rouge. Il fit son devoir dhte avec une humble dignit. Le petit Edwin revint, accompagn dune vieille femme pleine de vie: ctait la voisine de Huw qui apportait la boisson et la nourriture. Et tout le temps que les visiteurs furent assis au soleil, plusieurs habitants de Gwytherin, malgr ltendue de la paroisse, sarrangrent pour passer, mine de rien, devant la barrire du verger et regarder attentivement les nouveaux arrivants. Ce ntait pas tous les jours ni mme tous les ans quils avaient une visite aussi palpitante. Chaque paroissien saurait avant la fin de la journe que non seulement les moines de Shrewsbury taient les htes de Huw mais aussi combien ils taient, lallure quils avaient, comme leurs mules et leurs chevaux taient beaux, et par-dessus le march, pourquoi ils taient l probablement. Mais tout cela se fit dans la discrtion et la courtoisie les plus parfaites.

Eh bien, puisque matre Urien doit retourner Aber, dit Huw quand ils eurent fini de manger, et quils furent confortablement installs, jaimerais quil mexplique en quoi je puis tre utile mes frres de Shrewsbury, afin quil soit bien sr que nous nous comprenions, avant son dpart. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.

Urien rpta lhistoire telle quil lavait entendue, et le prieur lenjoliva tant que frre John finit par sennuyer et sagiter. Lil vif et loreille tendue, il se mit regarder les gens qui passaient devant la barrire. Il ntait peut-tre pas aussi discret queux. Il y avait de bien jolies filles dans le lot. Celle qui passait maintenant, par exemple, pas lents et gracieuxelle se savait observe!avec sur lpaule sa longue et lourde tresse, couleur de chne poli, dun lger brun soyeux, avec mme de petites taches dargent comme les veines du chne.

Et lvque accepte votre proposition? senquit Huw aprs une longue minute de silence, dune voix o ltonnement et le doute sentendaient.

Lvque et le prince ont donn leur accord. (A ce stade, le prieur devenait nerveux si on faisait seulement allusion lventualit dun problme.) Les prsages ne nous ont pas tromps quand mme? Sainte Winifred est bien l? Elle a pass ici le reste de sa vie? Et elle y a bien t enterre?

Huw dit oui avec une intonation si curieuse, pleine de prudence, voire de rpugnance, que Cadfael se dit quil essayait de se rappeler exactement o elle tait, et dans quel tat tait sa tombe, alors quil navait pas pens elle depuis si longtemps.

Elle est ici, au cimetire? senquit Cadfael, dsignant la petite glise blanchie la chaux qui brillait au soleil.

Non, rpondit Huw, soulag de navoir pas dire tout de suite o elle tait. Cette glise nexistait pas de son temps. Sa tombe est dans le vieux cimetire, prs de lglise en bois sur la colline, un peu plus dun mille. On ne lutilise plus depuis longtemps. Oui, les augures vous favorisent, et Winifred est bien ici, Gwytherin. Mais...

Mais? fit le prieur, mcontent. Nous avons la bndiction de lvque et du prince, qui nous ont recommands vous. De plus, nous savons, et ils le reconnaissent, que sainte Winifred a t bien nglige parmi vous. Elle veut peut-tre aller l o on lhonorera mieux.

Dans mon glise, dit Huw humblement, je nai jamais entendu dire que les saints voulaient tre honors pour eux-mmes, mais plutt pour honorer Dieu. Et je nessaierai pas de savoir ce que dsire sainte Winifred sur ce point. Que votre maison souhaite lui rendre honneur elle, cest trs bien, mais cest une autre histoire... Quand un miracle la ramena la vie, cest ici quelle a vcu et pas ailleurs. Elle est morte ici pour la seconde fois, elle est enterre ici, et mme si mes ouailles lont nglige, ce sont de pauvres pcheurs, ils ont toujours su quelle tait parmi eux, et si besoin est, quils pouvaient compter sur elle; pour un saint gallois je pense que cest essentiel. Le prince et lvqueque je respecte lun et lautrene comprennent peut-tre pas ce quprouveront ceux dont jai la charge si on dterre leur sainte et quon lemmne en Angleterre. Cela importe peu, srement, ces deux princes; une sainte est une sainte, o quelle soit. Mais je vous le dis franchement, les gens de Gwytherin ne vont pas apprcier du tout!

Cadfael, mu dans son atavisme gallois par cette loquence toute simple, devana Urien, et traduisit, dclamant comme un barde.

En plein lan, il dtourna les yeux de ces visages qui le troublaient pour les poser sur un autre encore plus troublant. La jeune fille aux cheveux brillants couleur de chne poli repassait devant la barrire, et ce quelle avait entendu lui avait tellement plu, ainsi que la vhmence du discours, quelle en avait cess de marcher pendant un instant; elle regardait fixement la scne; son visage la peau de pche tait radieux et sa bouche, tels deux ptales de roses, riait. Fascine, elle observait Cadfael, et John la regardait, charm.

Cadfael les vit tous deux, et il en fut bloui. Mais tout de suite, elle se reprit, rougit dune faon charmante et sloigna htivement. Elle tait partie depuis longtemps que frre John en tait encore bouche be.

Est-ce vraiment important? interrogea le prieur, avec une douceur menaante. Votre prince et votre vque se sont exprims clairement. Inutile de consulter vos paroissiens.

L encore, Cadfael traduisit, Urien prfrant rester neutre et muet.

Impossible, rpliqua fermement Huw, se sachant en terrain solide. Dans quelque chose daussi important pour toute la paroisse, rien ne saurait se faire sans convoquer les hommes libres, et leur exposer publiquement le problme. Sans doute, on respectera le vu du prince et de lvque, mais malgr cela, il faut consulter le peuple, pour quil se prononce. Je convoquerai lassemble pour demain. Vous ne pourrez russir que si vous obtenez le consentement de tous.

Il a raison, approuva Urien soutenant le regard austre du prieur, passablement vex. Vous ferez bien de vous faire des amis des habitants de Gwytherin, malgr ce quont pu vous dire le prince et lvque. Ils sont satisfaits deux, et les respectent, alors ne craignez pas de perdre un peu de temps.

Robert accepta la fois lavertissement et lassurance implicite de la russite finale. Il sentait quil lui fallait un peu de calme pour prparer sa stratgie et ses arguments. Quand Urien se leva pour prendre cong, aprs avoir scrupuleusement rempli sa mission, le prieur se leva aussi, dominant les autres de sa haute taille, et joignit les mains, rsign.

Il nous reste deux heures dici vpres, dit-il aprs avoir jet un coup dil au soleil. Jaimerais me retirer dans votre glise pour y mditer et prier Dieu de minspirer. Frre Cadfael, restez donc avec le pre Huw, afin de laider prendre les dispositions ncessaires; vous, frre John, emmenez les chevaux o il vous le dira et veillez ce quon sen occupe. Les autres viendront prier avec moi afin que nous menions bien notre mission.

Il sloigna, grand et majestueux, et dut baisser sa belle tte aux cheveux argents pour passer la vote basse lentre de lglise, suivi de Richard, Jrme et Columbanus. Ils ne passeraient pas tout leur temps prier. Ils rflchiraient aux arguments susceptibles de convaincre la libre assemble du pre Huw, ou aux articles de droit canon qui la forceraient implicitement se soumettre.

Frre John regarda la noble tte argente se baisser dignement, juste assez pour passer sous la vote de pierre et il exhala un soupir qui tenait aussi du fou rire touff, comme sil avait pri pour que Robert manque son coup et se cogne. Avec le voyage, lexercice quil avait pris et cette vie au grand air, il avait lair plus en forme que jamais.

Depuis le temps que jattendais dessayer ce gris pommel, dit-il. Richard le monte comme un sac patates. Jespre que lcurie du pre Huw nest pas trop prs.

Il semble que le prtre avait prvu de demander ce service deux de ses paroissiens les plus riches, et les plus proches, mais vu les distances entre les maisons, typiques du pays de Galles, leurs demeures taient dissmines dans la valle et la fort.

Je donnerai ma maison au prieur et au sous-prieur, naturellement, dit-il, et jirai dormir dans mon grenier au-dessus de ltable. Quant aux btes, mon pr est trop petit, et je nai pas dcurie, mais Bened le forgeron a un bon pturage au-dessus des noues et une curie avec une soupente, pour ce jeune moine, sil na pas dobjection loger prs dun mille de ses collgues. Pour vous et vos deux compagnons, frre Cadfael, il y a une maison toute prte un demi-mille dici, en passant par les bois, chez Cadwallon qui a une des plus grandes proprits de la rgion.

La perspective dtre log avec Jrme et Columbanus enthousiasma fort peu Cadfael.

Puisque je suis le seul dentre nous parler couramment gallois, dit-il avec tact, jaimerais rester prs du prieur. Avec votre permission, Huw, je partagerai votre grenier, et jy serai trs bien.

A votre aise, dit simplement Huw, jen serai ravi. Et maintenant je vais montrer ce garon comment aller chez le forgeron.

Et moi, dit Cadfael, si vous navez plus besoin de moice jeune homme arrivera bien se faire comprendre dune manire ou dune autreje ferai une partie du chemin avec Urien. Et si je peux lier connaissance avec vos ouailles, tant mieux, car elles me plaisent et leur valle aussi.

Frre John sortit du petit pr, conduisant les deux chevaux, et suivi par les mules. En les voyant, le regard de Huw brilla presque autant que celui de John, et il caressa des yeux leur encolure et leurs paules.

a fait si longtemps que je nai pas mont un bon cheval, dit-il, songeur.

Alors ne vous gnez pas, mon pre, dit John comprenant dinstinct, montez! Tenez, si le rouan vous plat!

Runissant les mains, il aida le prtre, bloui, ravi, se mettre en selle. Il enfourcha lui-mme le gris, et se mit ses cts, au cas o son an aurait besoin dun coup de main, mais le Gallois avait encore des jambes. Il navait rien oubli.

Bravo! sexclama John avec un grand rire. On va bien sentendre tous les deux, et on finira par une course!

Urien, vrifiant sa sangle, les regarda sloigner et sortir de la clairire.

Ils ont lair heureux tous les deux, dit-il pensif.

Je me demande de plus en plus, fit Cadfael, comment ce garon a pu aboutir dans un monastre.

Et vous, alors! lana Urien, le pied ltrier. Venez, si vous voulez voir le pays, on va suivre un peu la valle, et je vous laisserai aux collines.

Ils se sparrent au sommet dune minence, parmi les arbres, do un pli de terrain leur rvlait lattelage de tout lheurequi continuait obstinment ouvrir un second sillon dans le prolongement du premier au-dessus du sol riche de la valle. Dans une journe cela reprsentait un travail prodigieux.

Votre prieur ferait bien de prendre modle sur ce jeune homme, dit Urien, en sen allant. La persuasion russit mieux que la contrainte dans ce pays. Mais tant gallois vous-mme, vous savez cela comme moi.

Cadfael le regarda sloigner le long du sentier, puis il disparut parmi les arbres. Il revint alors vers Gwytherin, mais il descendit vers la rivire et lore de la fort, il sattarda, lombre dun chne, regarder les prairies ensoleilles et le ruban brillant de la rivire, l o lattelage peinait le long du dernier sillon. Le laboureur tait brun, rbl, solide, avec des fils dargent dans ses mches emmles, mais le conducteur tait grand, mince, avec des cheveux boucls dun blond trs clair, qui lui descendaient sur le cou et que la sueur collait son front. Il marchait reculons sans un regard en arrire, dun pas sr et gracieux. Sa voix rauque et fatigue, et cependant claire et gaie, tait plus efficace que laiguillon, et il parlait doucement aux btes, comme sil sagissait dtres humains. Il tait vident quelles auraient fait nimporte quoi pour lui. Quand ils eurent fini, le garon passa le bras autour de lencolure du buf de tte et caressa lautre entre les cornes.

Bravo, sexclama Cadfael. Mais mon ami, comment es-tu arriv ici?

Quelque chose de petit, rond et dur tomba dentre les feuilles au-dessus de lui, juste au milieu de sa tonsure. Il porta la main sa tte, et dit quelque chose dinattendu pour un moine. Mais il ne sagissait que dun gland de lanne prcdente, tout dessch par lhiver et dur comme un caillou. Il leva les yeux vers le feuillage, dj pais et virant au vert brillant, et il lui parut que le mouvement des feuilles, alors quil ny avait plus de vent, ne relevait plus seulement de la chute de ce souvenir dune anne dfunte. Le mouvement cessa aussitt et ce calme, par contraste, lui parut galement d la prudence, et peu naturel. Cadfael fit semblant de sloigner et, contournant dpais buissons, revint voir si le poisson avait mordu.

Un petit pied nu, peine tach de mousse et dcorce, aux orteils tendus pour se poser sur le tronc, sortit des branches. Son compagnon, cambr au bout dune longue jambe fine, apparut comme le garon se prparait sauter. Cadfael, fascin, dtourna soudain les yeux, et tourna le dos, en souriant; finalement il ne sloigna pas, contournant de nouveau les buissons il rapparut innocemment alors que loiseau venait de sortir du nid. Il ne sagissait pas dun garon, comme il lavait cru dabord, mais dune fille, fort jolie qui plus est, debout dans lherbe, trs digne; ses jupes noblement disposes autour delle dissimulaient mme ses petits pieds nus.

Ils se regardrent avec curiosit, sans aucune gne. Elle avait dix-huit ou dix-neuf ans, peut-tre moins, car sa faon de se tenir, pleine de fiert lui donnait de la maturit, bien quelle vnt de sauter dun arbre. Elle tait dchausse, elle tait dcoiffe, mais elle ntait pas fille de serf. Tout en elle montrait quelle avait conscience de sa valeur. Sa robe tait de bonne laine bleu tendre, avec des broderies au cou et aux manches. Aucun doute, elle tait trs belle. Elle avait un visage ovale, aux traits nergiques; ses cheveux moutonnant sur ses paules taient presque noirs, avec cependant une nuance rousse la fois sombre et lumineuse o jouait la lumire, et ses grands yeux aux longs cils qui se posaient sur Cadfael avec franchise avaient presque la mme couleur noire, lumineuse comme des clats de mica dans les galets dune rivire.

Vous tes un des moines de Shrewsbury, dit-elle avec assurance, sexprimant aisment en anglais, au vif tonnement de Cadfael.

En effet, rpondit-il. Mais comment avez-vous fait pour nous connatre si vite? Il ne me semble pas vous avoir vue parmi ceux qui passaient devant le jardin de Huw, pendant que nous parlions. Il y avait une trs jolie fille dont je me souviens, mais pas avec des cheveux noirs comme les vtres.

Elle sourit, dun sourire enchanteur, soudain et radieux.

Ctait srement Annette. Mais tout le monde Gwytherin sait dj qui vous tes et ce que vous tes venu faire. Le pre Huw a raison. Vous savez, a ne va pas nous plaire, dclara-t-elle, le mettant en garde avec srieux. Pourquoi vouloir emmener sainte Winifred? Elle est ici depuis si longtemps, et personne ne sest souci delle jusque-l! a ne se fait pas entre voisins, a nest pas honnte.

Elle sexprimait en termes choisis, se dit-il, et il en fut surpris. Cette petite Galloise utilisait langlais comme sa langue maternelle, ou comme si elle laimait particulirement.

A dire vrai, je pense comme vous, admit-il tristement. Quand le pre Huw a parl pour sa paroisse, jai eu envie dabonder dans son sens, je lavoue.

Du coup, elle lui lana un regard vif, plein dune prudence nouvelle comme si elle avait un doute ou un soupon. Celui (ou celle) qui lavait informe avait vu tout ce qui stait pass dans le jardin du pre Huw. Elle se tut et rflchit un instant puis reprit soudain en gallois.

Cest vous qui parlez notre langue, et qui avez traduit ce qua ait le pre Huw, et cela semblait, curieusement, lennuyer beaucoup. Vous savez le gallois! Vous me comprenez en ce moment.

Mais moi aussi, je suis gallois, mon petit, reconnut-il doucement, je ne suis quun Bndictin plus trs jeune, et je nai pas oubli ma langue natale, jespre. Mais ce qui mtonne cest que vous parliez anglais aussi bien que moi, en plein pays de Rhos.

Oh non, dit-elle, sur la dfensive, je ne le connais pas bien. Je lai utilis pour vous, parce que je vous croyais Anglais. Cest bien ma chance de tomber sur vous!Pourquoi tait-elle aussi gne quil ft bilingue? se demanda-t-il. Et pourquoi ces regards furtifs quelle jetait vers la rivire, brillant travers les arbres? Lui lanant aussi un coup dil rapide, il vit le grand jeune homme blond, le conducteur dattelage, qui ntait srement pas gallois, sloigner de ses bufs et patauger dans la rivire, faisant jaillir des gerbes dcume. La jeune fille stait cache dans cet arbre do elle voyait parfaitement les laboureurs. Et elle tait redescendue ds quils eurent termin!

Je ne veux plus quon sache que je parle anglais, dit-elle, suppliante. Ne le dites personne!

Elle souhaitait quil sloignt tout en lui demandant dtre discret, cest donc quil la drangeait par sa prsence.

Jai connu les mmes problmes, dit-il pour la rconforter, quand je me suis essay langlais. Je ne parlerai de rien. Et maintenant, il va falloir que je rentre, sinon jarriverai en retard vpres.

Dieu soit avec vous, mon pre, dit-elle rayonnante et soulage.

Et avec vous, mon enfant.

Il sloigna en sarrangeant pour passer par un chemin qui lui viterait de rencontrer le jeune homme blond. Elle le suivit des yeux un long moment, avant de courir la rencontre du conducteur dattelage qui rejoignait la berge dans une grande gerbe deau. Cadfael se dit quelle stait parfaitement rendu compte de ce quil avait observ et compris, et que sa discrtion lui avait plu et lavait rassure. Une Galloise dun bon milieu, avec de la broderie sur sa robe, avait bien raison dy aller doucement quand elle retrouvait un tranger, un homme sans racines ni famille dans une socit fonde sur le clan, o lon vous considre comme dpourvu de moyens dexistence si vous navez pas de parents. Il tait pourtant beau et agrable ce garon, il savait travailler et il aimait ses btes. Cadfael, sr dtre couvert parmi les buissons, se retourna et vit les deux jeunes gens se rapprocher, heureux, immobiles: ils ne se touchaient pas, comme paralyss de timidit. Il vita de se retourner de nouveau.

Maintenant, songea-t-il en revenant vers lglise de Gwytherin, il faut que je trouve quelquun de sympathique, qui connaisse tout le monde dans la paroisse, sans avoir les aider porter leurs pchs. Un brave compagnon de taverne, plein de bon sens, voil ce quil me faut.

CHAPITRE TROIS

Il nen trouva pas un, mais trois dun coup aprs complies ce soir-l, quand au crpuscule il revint avec frre John vers le grenier du marchal-ferrant tout prs des champs de la valle. Robert et Richard staient dj retirs pour la nuit; Jrme et Columbanus rentraient chez Cadwallon. Qui saurait si Cadfael tait dj couch, ou debout couter les commrages de Gwytherin? Ils taient tous logs admirablement. Jamais il navait moins eu envie de dormir qu cette heure douce de la soire, et ici personne ne les rveillerait minuit pour matines Frre John tait ravi dentrer dans la maison du forgeron, et pour des raisons personnelles, le pre Huw dsirait que cette rencontre se fasse. Il tenait ce que dautres que lui-mme puissent parler en faveur des gens de la paroisse, et Bened le forgeron tait trs respect, comme tous ceux de sa profession, et ce quil dirait aurait du poids.

Trois hommes taient assis sur un banc devant chez Bened quand ils arrivrent, et lhydromel coulait flots. Ils levrent vivement la tte en entendant leur pas et un silence pesant marqua la solidarit des villageois. Mais frre John semblait dj bien accept; Cadfael, lui, les salua en gallois, tel un pcheur tendant sa ligne, et on laccepta avec plus de chaleur quon ne laurait fait pour un Anglais. Annette, la fille aux cheveux chtain lumineux avait dj dit tous quil tait Gallois. On tira un autre banc. Et les cornes dhydromel continurent circuler. Simplement on avait largi le cercle. Sur la rivire, la lumire disparaissait petit petit, le vert plus sombre des prs et des bois tait encore travers par le fil dargent de leau.

Bened avait une quarantaine dannes, il tait trapu, barbu, et brun. De ses deux compagnons, le plus jeune tait videmment le laboureur de tout lheure; rien dtonnant que ce travail lui et donn soif. Lautre tait un vieillard aux cheveux gris; il avait une longue barbe bien peigne et de belles mains nerveuses; il portait une grande robe de laine peigne, qui avait vu des jours meilleurs; il ntait peut-tre pas le premier la porter. Il avait manifestement lhabitude quon le traite avec respect.

Padrig est bon pote et bon harpiste, dit Bened, on est heureux Gwytherin quil sjourne parmi nous au manoir de Rhisiart. Cest un peu plus loin que chez Cadwallon, dans une clairire, mais Rhisiart a des terres des deux cts de la rivire. En fait, cest le plus grand propritaire terrien de la rgion. Peu dentre nous sont assez riches pour avoir le droit de possder une harpe, sinon dautres bardes nous honoreraient peut-tre de leurs visites, comme Padrig. Jai le privilge davoir une petite harpe moi-mme, mais celle de Rhisiart est belle et sonne bien. Jai entendu sa fille en jouer parfois.

Les femmes ne peuvent tre bardes, dclara Padrig avec un mpris bienveillant. Mais elle sait la maintenir accorde et en bon tat, il ny a pas dire. Son pre est un gnreux mcne. Nul barde nest parti du de chez lui, et nul ne part de chez lui sans quil lait press de rester. Cest une bonne maison!

Et voici Cai, le laboureur de Rhisiart. Vous avez d le voir au travail quand vous avez franchi la crte aujourdhui.

En effet, reconnut bien volontiers Cadfael, et jai admir son travail. Ctait parfait. Vous aviez une bonne paire de bufs, et un bon assistant.

Le meilleur, affirma Cai sans hsitation. Jen ai connu plus dun, mais aucun ne savait aussi bien sy prendre avec les btes quEngelard. Elles mourraient pour lui. Et cest pareil avec tout le btail, quil sagisse de maladie ou quune bte mette bas. Rhisiart serait bien fch de le perdre. Oui, on a fait du bon travail aujourdhui.

Le pre Huw vous a srement dit que tous les hommes libres sont convoqus lglise demain aprs la messe, pour entendre les propositions de notre prieur, commena Cadfael. Nous y verrons sans doute Rhisiart.

Vous le verrez et lentendrez, rtorqua Cai, grimaant un sourire. Il ne mche pas ses mots. Il est franc, ouvert, schauffe aussi vite quil se calme, et il nest pas rancunier. Mais, quand il a quelque chose en tte, ce nest pas plus facile de le faire changer davis que de faire bouger une montagne.

Oh, il ny a rien de mal soutenir ce quon croit juste, et son adversaire ne devrait pas len estimer moins pour cela. Mais ses fils ne sintressent-ils donc pas la harpe, quils la laissent leur sur?

Il na pas de fils, rtorqua Bened. Sa femme est morte, il na jamais voulu se remarier, et il na quune hritire.

Aucun hritier mle dans sa famille? Il est rare quune fille hrite.

Non, aucun homme dans sa famille lui, dit Cai, et cest grand dommage. Son plus proche parent est le frre de sa femme, qui na aucun droit et qui est g par-dessus le march. Le meilleur parti dans la valle, cest Sioned, sa fille, et les garons tournent autour delle comme les abeilles sur les fleurs. Mais avec laide de Dieu, elle sera bientt marie, heureuse de ltre, et mre de famille, bien avant que Rhisiart ne retourne la terre.

Un petit-fils, un bon gendre, que peut-on rver de mieux pour un seigneur? fit observer Padrig, finissant sa chope dhydromel et faisant passer la corne la ronde. Remarquez, je ne suis pas dici, et je nai pas le droit dmettre le moindre avis. Mais si je puis me permettre de dire ce que mes amis ne diront pas, vous devez fidlit votre prieur, comme Cai Rhisiart, et moi lart et ceux qui me paient. Ne comptez pas que ce soit facile, et ne le prenez pas mal si on vous met des btons dans les roues. Je nai rien contre vous! Mais si les hommes libres du pays de Galles voient quon les traite avec dloyaut, ils ne vous lenverront pas dire, et ils ne se laisseront pas faire.

Jen serais dsol, rpliqua Cadfael. Pour ma part, jai souhait que personne nait le sentiment justifi davoir t ls. Comment ragiront les autres seigneurs? On nous a parl de Cadwallon, qui donne lhospitalit deux de nos frres. Ses terres sont-elles voisines de celle de Rhisiart?

Il y en a un bon bout de lautre ct du manoir de Rhisiart en passant par la fort. Mais ils sont voisins, a oui, et amis denfance. Cadwallon est un homme tranquille qui aime son confort et la chasse. Il accepte volontiers toutes les dcisions de lvque et du prince, mais en principe il dit aussi amen Rhisiart. Dans ce cas prcis, ajouta Bened, vidant la corne jusqu la dernire goutte, je ne sais pas plus que vous ce quils diront lun et lautre dans cette affaire. A mon avis, ils diront oui et vous donneront leur bndiction. Si les hommes libres donnent leurs voix votre prieur, vous repartirez avec sainte Winifred, et tout sera fini.

Lhydromel aussi tait fini pour cette nuit.

Passe la nuit ici, conseilla Bened Padrig, alors que les invits se levaient pour prendre cong, et on fera un peu de musique avant ton dpart demain. Ma petite harpe a besoin dexercice, je te lai garde au chaud.

Volontiers, puisque tu me le proposes si gentiment, et il rentra calmement dans la maison avec son hte.

Cai et Cadfael sen allrent amicalement, cte cte.

Je nai pas voulu tre indiscret, dit Cai, sur le ton de la confidence, devant Bened, ni devant Padrig, bien quil soit charmantils le sont tous les deux!mais cest un voyageur, il nest pas dici. Pour Sioned, la fille de Rhisiart, Bened aimerait bien se mettre sur les rangs; cest un brave homme, solide, et elle pourrait trouver pire. Mais il est veuf, le pauvre, et il est beaucoup plus g que la petite; il na gure de chances. Vous ne lavez pas vue, elle!

Frre Cadfael commenait souponner le contraire, et penser quil en avait vu plus quil naurait d. Mais il ne dit rien.

Un vrai cureuil, cette fille! Aussi vive, aussi brave et aussi rousse! Si elle navait rien elle, on se prcipiterait de partout, et elle va avoir des terres que nimporte qui convoiterait mme si elle tait bigle! Le pauvre Bened continue ruminer sans rien dire, et il espre toujours. Aprs tout un forgeron est respect partout. Et il faut lui rendre cette justice, ce nest pas lhritage quil convoite, mais la fille. Si vous laviez vue, vous comprendriez! De toute manire, ajouta Cai, soupirant bruyamment pour son ami, son pre a depuis toujours un favori dans cette histoire. Le fils de Cadwallon connat parfaitement le manoir de Rhisiart, ses serviteurs, ses faucons et ses chevaux, il trane l-bas depuis son enfance et il a grandi avec la petite. Il est lunique hritier du domaine voisin. Quest-ce qui pourrait mieux convenir un pre? Ils ont arrang a entre eux depuis des annes. Apparemment ces enfants sont faits lun pour lautre, ils se connaissent trs bien et sont comme frre et sur.

Je me demande si cela pourrait faire un mariage idal, dit Cadfael honntement.

Cest aussi ce que semble penser Sioned, rtorqua schement Cai. Jusque-l, elle a rsist toutes les pressions et na pas accept dpouser Peredur. Et pourtant, il est trs gai, plein de vie, beau et jeune, gt, daccord, car il est fils unique, et toutes les filles des environs viendraient en courant, sil levait seulement le petit doigt, toutes, sauf celle-l! Elle laime bien, oui, mais cest tout. Elle ne veut pas entendre parler de mariage, et elle continue jouer les curs libres.

Rhisiart ne sen formalise pas? demanda dlicatement Cadfael.

Lui non plus, vous ne le connaissez pas. Il est fou delle, et cest justice, et elle le respecte, ce qui est justice pour elle aussi. Et a nous mne o? Il ne veut pas la forcer. Il ne manque jamais loccasion de lui rappeler que Peredur est un excellent parti, et elle nen disconvient pas. En prenant son temps il espre lamener composition.

Croyez-vous quil y arrivera? linterrogea Cadfael, sentant une arrire-pense dans la voix du laboureur; quant la sienne, elle tait plus douce que le miel.

Allez savoir ce qui se passe dans la tte dune fille! rpliqua lentement Cai. Elle a peut-tre dautres projets. Elle na peur de rien, elle est patiente et elle sait sy prendre pour arriver ses fins. Mais est-ce que je sais ce quelle veut? Ou vous? Ou quiconque?

Il y a peut-tre quelquun qui le sait, risqua Cadfael, avec lair de ne pas y toucher.

Si Cai navait pas mordu lhameon, Cadfael naurait pas insist, car ce ntait pas lui de trahir le secret de la jeune fille, quil avait surpris par hasard. Mais il ne fut pas tonn de voir se rapprocher de lui le laboureur, qui lui donna un coup de coude dans les ctes, avec lair den savoir long. Il avait travaill avec le jeune meneur dattelage et il avait bien d remarquer des choses. Cette ligne droite menant, cet aprs-midi, de la prairie, en passant par la rivire, jusqu certain chne majestueux, devait suffire quelquun dintuitif. Et mme sil nen disait rien, il tait vident que sa sympathie allait son compagnon de travail.

Frre Cadfael, vous ntes srement pas du genre parler tort et travers, et dans le cas prsent vous ntes li personne. Aucune raison de vous laisser dans lignorance. De vous moi, elle pense bien quelquun qui la dsire plus que Bened, et qui a encore moins de chances. Vous vous rappelez, on parlait de celui qui travaille avec moi, Engelard. Il sait sy prendre avec le btail, cest un homme prcieux, Rhisiart le sait et lestime beaucoup. Mais ce garon est un alltud.Saxon? demanda Cadfael.

A cause de ses cheveux blonds? Oui, vous lavez vu aujourdhui. Et puis il est grand et mince galement. Il vient du Cheshire, des marches de Maelor; il a fui les baillis du comte Ranulf de Chester. Oh! ce nest ni un assassin ni un bandit, a non! Simplement, pour les chevreuils, ctait le meilleur braconnier de tout le comt. Cest un excellent archer et il les traquait toujours pied, et seul. Le bailli voulait sa peau. Alors quand on la coinc la frontire, il sest sauv au pays de Gwynedd. Que pouvait-il faire dautre? Il nose pas rentrer, et vous savez ce qutre tranger signifie quand on veut sinstaller chez nous.

Certes, Cadfael le savait. Dans un pays o chaque individu avait sa place assure et reconnue au sein dune famille et dun clan, et o tout le systme social tait fond sur la proprit foncire, en tant que hobereau, homme libre ou serf appartenant une communaut villageoise, ltranger, dpourvu de terre, ne sinsrant nulle part, tait dnu de tout moyen dexistence. La seule faon pour lui de stablir tait de se trouver un suzerain qui sallier, qui le logerait, lintresserait la terre et lemploierait selon ses capacits. Pendant trois gnrations, ce contrat pouvait se rompre tout moment, et ltranger sen aller conditionctait honntede partager avec son seigneur le btail que celui-ci lavait aid acqurir.

Oui, je sais. Ainsi Rhisiart a pris ce jeune homme son service et la log dans une petite ferme?

Cest a; il y a un peu plus de deux ans. Et il na jamais eu de raison de le regretter. Rhisiart est un matre juste et reconnat sa valeur. Mais, bien quil le respecte et lestime, vous imaginez un seigneur gallois donner sa fille unique un alltud?Srement pas! sexclama Cadfael. Hors de question! Cela irait lencontre de la coutume et de sa conscience. Sa propre famille ne le lui pardonnerait jamais.

Vrit dvangile! soupira Cai, malheureux. Mais essayez dexpliquer a un jeune, fier et orgueilleux comme Engelard, qui juge selon ses propres lois, diffrentes des ntres; chez lui, son pre possde un bon manoir et il a, sa faon, autant de poids que Rhisiart ici.

Quoi! Il a vraiment demand la jeune fille en mariage? scria Cadfael stupfait autant quadmiratif.

Oui! et vous imaginez la rponse. Sans mchancet aucune, mais sans espoir non plus. Nempche quil a tenu bon et dfendu son point de vue. Et il remet a ds que loccasion se prsente, pour rappeler Rhisiart quil na pas renonc, et quil ne renoncera jamais. Vous savez, ils sont pareils tous les deux, soupe au lait, obstins, mais aussi ouverts et honntes quon peut ltre, et ils ont beaucoup de respect lun pour lautre, ce qui les empche, de sen vouloir ou de laisser cette situation les transformer en ennemis. Mais chaque fois quils en reparlent, a recommence. Un jour quEngelard a exagr, Rhisiart la frapp et le gamin a failli le frapper son tour. Que se serait-il pass alors? A ma connaissance, ce nest jamais arriv avec un alltud, mais si un esclave frappe un homme libre, on lui coupe la main. Enfin, il sest arrt temps; pourtant pour moi ce ntait pas par peuril savait quil avait tort. Et une demi-heure aprs, voil que Rhisiart revient en courant lui demander pardon! Lui dit que cest une canaille dtranger, un insolent, un fou, mais quil naurait pas d le frapper. Ils narrtent pas de se battre, incapables quils sont de trouver la paix, mais quon dise du mal de Rhisiart devant Engelard, a fera du vilain. Et si un des serviteurs se permettait de dnigrer Engelard en croyant flatter Rhisiart, il ne tarderait pas sentendre dire que lalltud est un honnte homme, quil travaille bien, et quil vaut dix fois mieux que ceux qui le critiquent lchement. Cest comme a! Et je ne vois pas comment a pourrait finir bien.

Et la fille? Que dit-elle de tout a?

Pas grand-chose, et tout doucement encore. Elle a peut-tre essay de discuter au dbut, mais alors seulement avec son pre. Maintenant, elle attend et elle fait de son mieux pour les empcher de se sauter la gorge.

Et elle rencontre celui quelle aime au pied du chne, songea Cadfael, ou dans une dizaine dautres endroits discrets, l o son travail lemmne lui. Voil comment elle avait appris langlais pendant ces deux ans tout en apprenant le gallois au jeune Saxon; voil aussi pourquoi, bien quelle et accept de bavarder en anglais avec un moine de passage, elle ne tenait pas rvler son secret un tranger parlant gallois, qui pourrait en toute innocence la trahir dans le village. Elle ne tenait pas non plus ce quon st quelle rencontrait souvent Engelard en secret, si elle voulait prendre son temps et empcher son pre et son ami de se battre, jusqu ce quelle puisse arriver ses fins. Comment savoir qui des trois allait cder le premier dans une situation apparemment sans issue.

Vous aussi, on dirait, vous avez vos soucis Gwytherin, sans parler de ceux quon vous apporte, remarqua Cadfael, en se sparant de Cai.

Dieu rsout tout avec le temps, rpondit-il avec philosophie, sloignant lourdement dans lombre.

Cadfael, lui, revint sur ses pas, mal laise, se faisant la rflexion que Dieu avait quand mme besoin des hommes, et que ces derniers faisaient surtout preuve de mauvaise volont.

Tous les hommes libres de Gwytherin vinrent lassemble du lendemain; et dabord leurs femmes et les serfs assistrent la messe. Le pre Huw nomma discrtement Cadfael les principaux dentre eux au fur et mesure de leur arrive. Il avait rarement vu une telle runion.

Voici Rhisiart, avec sa fille, son intendant et la servante de sa fille.

Rhisiart avait la cinquantaine, il tait grand et fort, bourru, haut en couleur, brun, avec une courte barbe poivre et sel, et son visage hardi pouvait se montrer gai ou colreux, farouche ou jovial, mais il tait bien trop expressif pour manifester de la dissimulation ou de la mesquinerie. Il marchait grands pas imptueux et il tait prompt sourire quand on le saluait. Ses vtements se distinguaient peine de ceux des autres hobereaux qui se pressaient dans lglise; ils taient tout aussi simples, mais faits de bon drap tiss. A en juger par son expression souriante, il arrivait sans prjugs, prt couter, et en dpit de ses projets familiaux contraris, il paraissait rellement heureux, plein daffection et de fiert vis--vis de sa fille.

Quant celle-ci, elle le suivait modestement, elle avait un beau port de tte et le regard serein. Elle navait pas les pieds nus cette fois-ci; ses cheveux taient peigns et natts, formant sur son cou une tresse brune; elle portait une coiffe de lin, mais il tait impossible de ne pas la reconnatre. Ctait la fille du grand chne, la plus riche hritire et le parti le plus enviable de tout le pays.

Lintendant tait plus g, ses cheveux fins se rarfiaient et son visage exprimait la douceur et la bonne humeur.

Il est parent par alliance de Rhisiart, souffla Huw. Cest le frre de sa femme.

Et lautre fille, cest la demoiselle dhonneur de Sioned?

Nul besoin de la nommer, il la connaissait dj. Toute en fossettes et en sourires, Annette suivit son amie dans lglise petits pas mesurs, et le soleil joua dans la masse ple, lumineuse, argente de sa chevelure.

Cest la nice du forgeron, expliqua obligeamment Huw. Cest une brave fille, elle va souvent le voir depuis quil a enterr sa femme, et elle lui fait son pain.

La nice de Bened? murmura frre John, dressant loreille, fascin par la taille fine et les cheveux lumineux de la jeune fille.

Il esprait manifestement quelle viendrait cuire le pain avant leur dpart de Gwytherin. tait-ce un ange ou un diablotin qui avait organis la faon dont les moines avaient t logs? La rponse ntait pas vidente.

Baissez les yeux, mon frre, gronda Jrme. Il est inconvenant de dvisager ainsi les femmes.

Et comment savait-il quil y avait des femmes qui passaient, bougonna John, mcontent, sil avait si chastement baiss les yeux?

Frre Columbanus, au moins, se tenait comme il faut devant les dames, ses mains ples taient dvotement jointes, et les paupires baisses, il fixait lherbe.

Voici maintenant Cadwallon, dit le pre Huw. Les bons frres le connaissent dj bien sr, son pouse et son fils Peredur.

Ainsi donc ce jeune homme qui suivait ses parents grandes enjambes souples, tel un jeune daim, tait le mari choisi pour Sioned, celui quelle aimait bien, quelle connaissait depuis lenfance, mais quelle navait nulle envie dpouser. Cadfael saperut soudain quil ne stait jamais demand ce que le garon prouvait devant une telle situation. Mais il neut qu regarder Peredur quand il aperut Sioned pour rpondre cette question. Il y avait l une source de conflit. Chez la jeune fille sa capacit daimer stait peut-tre mue en une simple affection, mais srement pas chez lui. Quand il la vit, il plit, et son regard flamboya.

Les parents taient des gens ordinaires; ils avaient la rondeur de ceux qui vivent paisiblement, et qui pensent que cela continuera ainsi. Cadwallon avait un visage rond, bien en chair, et souriant; sa femme tait grasse, belle et geignarde. Le garon tenait srement dun anctre au temprament plus aventureux. Ctait une joie de le voir marcher. Il tait de taille moyenne, mais si bien proportionn quil paraissait grand. Il avait de courts cheveux bruns, aux boucles paisses formant comme un casque. Ras de prs, son visage avait une belle ossature hardie, une couleur frache, parseme de taches de rousseur sur les hautes pommettes, et une bouche rouge, audacieuse, volontaire. Ce genre de garon pourrait prendre mal de se voir prfrer un autre, et un tranger de surcrot. Tous ses regards et ses mouvements montraient lvidence que chacun avait jusqualors cd son charme.

Au moment choisi, quand lglise fut pleine, le prieur, grand et imposant, dans une tenue parfaite, entra majestueusement dans la petite sacristie et alla sasseoir, suivi en file indienne de tous les moines de Shrewsbury. La messe commena...

Les femmes, bien sr, ne participaient pas aux dlibrations de lassemble des hommes libres de la paroisse. Ni les serfs qui cependant exeraient une influence indirecte grce leurs amis qui taient libres. Donc tandis que les hommes libres tranaient aprs la messe, les autres se dispersrent dun pas calme et digne, mais sans aller trop loin, juste assez pour quon ne les voie ni ne les entende.

Les hommes libres se regrouprent en plein air devant lglise. Le soleil tait dj haut, car il tait un peu plus de onze heures. Le pre Huw se leva et expliqua lassemble lessentiel du problme, comme on le lui avait expos. Il tait le pasteur de son troupeau, qui il devait la vrit, mais il avait aussi jur fidlit son glise. Il donna la rponse du prince et de lvque la demande de labbaye, prsente avec rvrence et force preuves quil laissa Robert le soin dexposer.

Ce dernier navait jamais paru plus saint, ou plus srement promis la saintet. Il avait le sens du spectacle, et ctait lui sans aucun doute qui avait eu lide de tenir cette assemble en plein air, l o le soleil mettait en valeur sa beaut qui ntait pas de ce monde. Cadfael, impartial, reconnut quil se comportait fort bien, en paraissant moins formidable quon aurait pu sy attendre. Dhabitude il en faisait un peu trop; pas cette fois-ci, enfin dans la mesure o sa requte tait juste.

Ils nont pas lair content! murmura John loreille de Cadfael, et apparemment loin de sen attrister.

Et ctait vrai: malgr tous les miracles faits en Angleterre par une sainte de chez eux, les Gallois paraissaient singulirement moroses. Robert faisait de son mieux mais nenthousiasmait gure son public! Ils sagitaient, murmuraient, se regardaient lun lautre, puis, comme un seul homme, le fixaient de nouveau.

Si Owain ap Griffith le veut, et si lvque a donn sa bndiction, commena Cadwallon, hsitant, en tant que fils loyaux de lEglise, et dvous notre terre, on ne saurait gure...

Lvque et le prince nous ont bien donn leur bndiction, affirma Robert, hautain.

Mais la petite est ici, Gwytherin, objecta Rhisiart, abruptement.

Sa voix correspondait bien son personnage, puissante, mlodieuse, profonde; une voix o les arrire-penses navaient pas cours, et dont lintonation chantante exprimait dj ce quelle voulait dire.

Elle est nous, reprit-il, pas lvque! Ni Owain! Elle a toujours vcu ici, et na jamais dit quelle voulait nous quitter. Vous voulez me faire croire que cest ce quelle veut maintenant, aprs si longtemps? Alors pourquoi ne nous a-t-elle rien dit, hein?

Elle nous la fait comprendre en de nombreuses occasions; je vous lai dit.

Mais elle ne nous a rien dit nous, scria Rhisiart, senflammant. a nest pas trs courtois! Et cest difficile croire dune vierge qui a choisi de sinstaller parmi nous.

Tous le soutenaient, son assurance avait mis le feu aux poudres. On scria de partout que sainte Winifred appartenait uniquement Gwytherin.

Oserez-vous me dire, sexclama le prieur dune voix haute et claire, que vous avez t la voir? Que vous lavez prie? Que vous avez invoqu laide de cette vierge bienheureuse et que vous lui avez rendu les honneurs qui lui sont dus? Pourquoi souhaiterait-elle rester parmi vous? Navez-vous nglig jusqu sa tombe?

Et aprs? rtorqua Rhisiart, avec une conviction fougueuse. Vous croyez que a la chagrine? Vous navez pas vcu parmi nous. Elle, si. Vous tes anglais, elle tait galloise, elle nous connaissait et ne nous en a jamais voulu au point de se plaindre ou de sen aller. On sait quelle est l, pas besoin den faire un plat! Si on a besoin delle, elle le sait et ne nous a jamais demand de venir en grande dsolation, et en nous tranant genoux. Si quelques ronces et quelques mauvaises herbes lennuyaient, elle aurait bien trouv le moyen de nous le dire. A nous, et pas une lointaine abbaye bndictine anglaise!

Les langues se dlirent joyeusement, et ils se mirent crier ce quils murmuraient prcdemment. Cet homme, ce pote, ce prdicateur gallois ne sen laisserait pas conter par les Anglais. Frre Cadfael se remmora les bardes de son enfance et se rjouit silencieusement. Pas parce que le prieur, plein dune fureur rentre, reculait sous cet assaut gallois, mais parce quun Gallois montait lattaque.

Allez-vous douter, tonna Robert, se redressant de toute sa taille maigre et asctique, de la vrit des prsages et des miracles que je vous ai rapports, et du signe qui nous a conduits ici?

Non! rpliqua rondement Rhisiart. Je nen ai jamais dout. Mais les prodiges et les miracles peuvent nous tre envoys du ciel ou de lenfer. Sils venaient du ciel, pourquoi nen avons-nous rien su? La petite sainte est ici, pas en Angleterre. Nous sommes sa famille, elle se doit dtre courtoise envers nous. Oserez-vous dire quelle nous a trahis? Ny a-t-il plus dglise au pays de Galles, cette glise celte quelle a servie? Que savait-elle de la vtre? Je ne peux pas croire quelle vous parlerait vous, et pas nous. Le diable vous a tromps! Winifred ne vous a rien dit!

Une dizaine de voix slevrent, en accord avec leur porte-parole, qui avait si bien su dire ce quils ressentaient. La vieille glise celte napprciait gure les vques, car elle tait dtache du sicle, ne courtisait pas les rois, prfrait se retirer dans la solitude pour prier et mditer. Le murmure senfla en un grondement bas, puis en un vritable cri. Robert ne fut gure inspir en levant la voix pour leur commander de se taire.

Elle ne vous a rien dit, car vous ne lhonorez plus et vous lavez oublie. Elle sest tourne vers nous car elle ne pouvait rien attendre de vous.

Cest faux, scria Rhisiart, bien que dans votre ignorance vous puissiez le croire. Cest une vraie Galloise et elle connat ses compatriotes. On ne se prcipite pas pour honorer le rang ni la richesse. On ne fait pas de courbettes quand on vient se pavaner devant nous. Mme nos louanges sont carres et familires. Quand on respecte quelquun, on nen fait pas talage, et elle le sait. Elle ne nous aurait jamais abandonns, mme si nous avons nglig dentretenir sa tombe. Cest lesprit qui compte pour nous, et dont nous nous sentons proches. Mais les os que vous venez chercher sont aussi elle, et elle seule! Et tant quelle ne nous aura pas dit quelle veut les faire transporter ailleurs, elle reste ici! Sinon nous ne vaudrions pas grand-chose!

Ce fut le coup le plus dur dans toute la vie de Robert de voir quil avait trouv son gal voire son matre en loquence et raisonnement, non pas chez un grand seigneur mais chez un propritaire gallois, un simple hobereau lev parmi ses infrieurs, un homme quil reconnaissait peine, en tant que Normand. Ctait l ce qui les diffrenciait: Robert pensait en termes de hirarchie, Rhisiart en termes de liens de sang, dans un esprit de famille unie, o linfriorit nexistait pas, mais seulement la place qui vous revenait dans cette famille.

Ils parlaient tous dune seule voix tonnante, exigeants, srs deux-mmes mais un seul homme avait provoqu ce vacarme. Le prieur, se rendant compte quil navait affaire qu un seul adversaire, domina sa colre, et opta pour la sagesse de la colombe et la subtilit du combat singulier. Il leva ses longs bras lgants