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Peters,Ellis-Un Bénédictin Pas Ordinaire

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Frère Cadfael a pris vie brusquement, et d’une façon inattendue, à près de soixante ans alors qu’il était déjà un homme mûr, plein d’expérience, parfaitement armé pour la vie et tonsuré depuis dix-sept ans. Quand j’eus l’idée de m’inspirer de l’histoire véritable de l’abbaye de Shrewsbury comme toile de fond pour une intrigue policière, je me rendis compte que c’était le protagoniste dont j’avais besoin. Il me fallait l’équivalent médiéval d’un détective et d’un observateur au service de la justice, au beau milieu de l’action.

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Cadfael-20-Un bndictin pas ordinaire

ELLIS PETERS

UN BNDICTIN PAS ORDINAIRE

Traduit de langlais par Serge Chwat

Sur lauteur

Ellis Peters, de son vrai nom Edith Pargeter, est ne en 1913, dans le comt du Shropshire, la lisire du pays de Galles. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle entre au Womens Royal Navy Service. Ses activits au dpartement des communications lui valent la British Empire Medal, quelle reoit des mains du roi George VI.

Elle tudie, par ailleurs, la langue et la littrature tchques, dont elle traduira plusieurs uvres majeures en anglais. Aprs la guerre, elle publie sous son vrai nom, ses premiers livres.

Sa trilogie historiqueLa Pierre de vie, Le Rameau vert et La Graine carlate, situe au temps des btisseurs de cathdrales, rencontre un grand succs auprs de la critique et du public. Puis, en 1959, son roman policier mettant en scne linspecteur George Felse sera le premier dune srie de douze titres, quelle signe alors sous son pseudonyme. Mais cest en 1977, avec Trafic de reliques, premire chronique de la srie mdivale Frre Cadfael, quelle initie un nouveau genre dans lequel elle va passer matre. Cette srie compte aujourdhui vingt et un volumes.

Dcde en octobre 1995, Ellis Peters a t leve au rang de OBE (officier de lordre de lEmpire britannique) pour services minents rendus la littrature.

Titre original: A Rare Benedictine

INTRODUCTION

Frre Cadfael a pris vie brusquement, et dune faon inattendue, prs de soixante ans alors quil tait dj un homme mr, plein dexprience, parfaitement arm pour la vie et tonsur depuis dix-sept ans. Quand jeus lide de minspirer de lhistoire vritable de labbaye de Shrewsbury comme toile de fond pour une intrigue policire, je me rendis compte que ctait le protagoniste dont javais besoin. Il me fallait lquivalent mdival dun dtective et dun observateur au service de la justice, au beau milieu de laction. A cette poque, jignorais tout de ltre que je venais de mettre au monde et je ne savais rien du mentor exigeant auquel je me soumettais. Au demeurant, je ne pensais pas lui consacrer une srie et me remis dailleurs aussitt crire un roman policier situ notre poque. Je ne revins au XIIe sicle et Shrewsbury que lorsque je fus incapable de rsister la tentation de rdiger un deuxime ouvrage ayant pour cadre le sige de la ville et le massacre de la garnison par le roi tienne, vnements qui suivirent de prs lexpdition du prieur au pays de Galles afin den rapporter les reliques de sainte Winifred pour son abbaye. A partir de ce moment, frre Cadfael avait pris sa vitesse de croisire. Plus question de revenir en arrire.

Puisque laction de mon premier livre se situait presque entirement au pays de Galles, et que dans les suivants elle passait et repassait frquemment la frontire, ce qui, dailleurs, a toujours t le cas de lhistoire de Shrewsbury, il fallait que Cadfael soit gallois et quil se sente chez lui dans la rgion. Le nom que je lui ai donn est si rare que je ne lai vu attest quune seule fois dans lhistoire du pays de Galles, et mme l, son emploi disparat aussitt aprs que celui qui le portait la reu son baptme. Saint Cadog, contemporain et rival de saint David, grand saint de Glamorgan, fut en effet baptis Cadfael, mais fut toujours familirement nomm Cadog, selon sir John Lloyd. Ce nom, dont le saint en question semblait ne plus avoir besoin et qui, ma connaissance, napparat nulle part ailleurs, me sembla convenir exactement mon personnage. De fait, je ny avais mis aucune connotation de saintet, dautant que saint Cadog semble stre comport envers ses adversaires avec une frocit impitoyable qui navait rien envier celle de ses semblables, du moins sil faut en croire la lgende. Mon religieux devait avoir acquis une vaste exprience du monde des lacs et tre dot dun fonds inpuisable de tolrance empreinte de rsignation lgard de lespce humaine. Ds le dbut, je fis allusion son pass de crois et de marin avec ce que cela comporte denthousiasme et de dceptions. Cest seulement plus tard que les lecteurs commencrent se poser des questions sur sa vie passe et ses prgrinations, et sur ce qui lavait conduit prendre lhabit.

Pour des raisons de chronologie, je ne tenais pas voquer le pass et crire un livre sur son existence de crois. Indpendamment de la vrit quelle contient, toute cette srie romanesque procde pas pas, selon lordre des saisons et des annes qui se succdent et obit un rythme que je ne souhaitais pas rompre. Mais quand loccasion me fut donne, par lintermdiaire de ces nouvelles, dapporter une lumire sur sa vocation, je fus heureuse de la possibilit qui mtait offerte.

Le voici donc, non pas converti, car il ne sagit pas de conversion, mais prt entendre la voix de Dieu. A une poque o la foi tait fortement assise, o nul ne se laissait encore indment tourmenter voire obsder par les tenants acaritres de schismes et autres sectes ou courants politiques, Cadfael avait la foi du charbonnier. Ce qui lui arrive sur la route de Woodstock, cest une rvlation venue de lintrieur, laquelle il ne cherche pas rsister: la vie quil a mene jusque-l, pleine de mouvement et souvent de violence, est arrive son terme naturel et il se trouve confront de nouveaux besoins et dautres exigences.

En Inde, il nest pas rare quun homme riche et puissant renonce tous ses pouvoirs la suite dune rvlation. Cette prise de conscience nest pas une question dge ou dpoque, mais rpond une ncessit intrieure. Lhomme prend alors la robe jaune du moine itinrant et sen va sans rien dautre quun bol aumnes, avec un pied dans le sicle et lautre dans lunivers de la foi.

Si lon prend en compte les diffrences de climats et de traditions qui sparent la robe safran du lourd habit noir, si lon rflchit ce qui oppose le solitaire, qui a pour clotre la nature sauvage, au crois qui, aprs avoir parcouru le monde, voit soudain son horizon limit par un mur denceinte, on peut alors entrevoir la dmarche de Cadfael quand il adopte la Rgle de saint Benot et entre labbaye des Saints-Pierre-et-Paul de Shrewsbury.

Par la suite il lui arrivera de ne pas respecter le rglement quand il pensera avoir une bonne raison pour cela. Mais jamais il ne transgressera ni nabandonnera la Rgle.

Ellis Peters

Une lumire sur la route de Woodstock

En cette fin dautomne de lanne 1120, la cour du roi ntait pas presse de retourner en Angleterre alors que les combats, assez sporadiques ces derniers mois, taient termins et quun mariage royal avait, bon gr mal gr, ramen la paix. Seize ans de manuvres patientes, de ngociations secrtes et daffrontements intermittents avaient permis au roi Henri Ier demporter la victoire. A prsent quil tait matre non seulement de lAngleterre mais galement de la Normandie, il savourait une joie sans pareille: les deux parties du royaume que son pre, Guillaume le Conqurant, avait malencontreusement scindes en les transmettant chacun de ses deux fils ans taient de nouveau runies par son fils cadet. Henri Beauclerc avait rpar lerreur du Btard non sans avoir, selon certains, prt la main la disparition de ses deux frres. Lun deux avait t htivement enterr sous la tour de Winchester, tandis que lautre tait prisonnier Devizes, do il avait peu de chances de resurgir.

La cour pouvait se permettre de sattarder un peu afin de profiter de sa victoire, pendant quHenri rduisait les dernires zones dinscurit. Sa flotte, Barfleur, se prparait voguer vers lAngleterre, o lui-mme prvoyait dtre de retour avant la fin du mois. Dans cette attente, nombre de ses barons et chevaliers qui staient battus ses cts retiraient leurs contingents et sapprtaient au dpart. Parmi eux se trouvait un certain Roger Mauduit, que sa jeune et belle pouse attendait impatiemment au pays. Pour lheure, il tait tracass par un problme juridique et encombr de vingt-cinq hommes rembarquer pour lAngleterre, o il les paierait avant de les disperser, qui sur ses terres, pour les gens de sa maisonne, qui dans la nature, pour les canailles venues de tous horizons, quil avait recrutes au hasard, selon les besoins de son roi. Parmi ces canailles se trouvaient deux hommes que Roger Mauduit entendait garder son service: un clerctrs vraisemblablement un prtre dfroqu, mais quimporte!excellent copiste et latiniste qui saurait, si ncessaire, tourner les documents juridiques et les dfendre la cour de Woodstock; et un Gallois, homme darmes accompli, brusque et insubordonn, qui ne revenait jamais sur sa parole une fois quil lavait donne. On pouvait compter sur lui en toutes circonstances, aussi bien sur terre que sur mer, car il avait derrire lui une longue pratique de ces deux lments. Roger, qui savait trs bien quil ntait gure aim, avait une confiance trs limite en la valeur et en la loyaut de ses propres soldats. Mais ce Gallois venu de Gwynedd, qui tait pass par Antioche, Jrusalem et Dieu sait o encore, avait assimil tel point le code dhonneur des gens darmes quil en tait devenu une seconde nature chez lui. Sil sengageait envers quelquun, il ne reviendrait pas sur son serment, quels que soient ses sentiments.

Au milieu du mois de novembre, sur une mer dhuile mais dun calme trompeur, la petite troupe de Roger Mauduit sembarquait Barfleur. Lors de la traverse Mauduit approcha le clerc et le Gallois.

Quand nous aurons dbarqu, jaimerais que vous veniez jusqu mon manoir de Sutton Mauduit, et que vous travailliez pour moi pendant toute la dure du procs qui moppose labbaye de Shrewsbury. Ds que le roi arrivera en Angleterre, il se rendra Woodstock, o il prsidera les dbats dudit procs, le 23 de ce mois. Acceptez-vous de rester sous mes ordres jusque-l?

Le Gallois lassura de son soutien, jusqu la fin du procs. Il sexprimait dune voix indiffrente, comme si rien dimportant sur terre ne lattirait ailleurs. Il serait aussi bien Northampton qu Woodstock. Pourquoi pas? Et aprs Woodstock? Tous les endroits se valent. Il ny avait pas de lumire particulire pour le diriger vers un lieu plutt que vers un autre. Le monde tait vaste, plein de beaut et de saveurs, mais nulle pancarte ne lui indiquait son chemin.

Alard, le clerc loqueteux, hsita, gratta son paisse tignasse rousse parseme de fils gris, puis acquiesa lentement comme sil regrettait sa dcision. La route quil avait envisag de suivre tait bien loin de Woodstock! Mais ce dtour lui permettrait dtre pay quelques jours de plus, ce quil navait gure les moyens de refuser.

Jaurais accept avec beaucoup plus denthousiasme, avoua-t-il plus tard au Gallois, tandis quils sappuyaient tous deux au bastingage et regardaient au loin la ligne bleue de la cte anglaise se dtacher lgrement sur la mer calme, si Mauduit stait dirig plus louest.

Pourquoi cela? demanda Cadfael ap Meilyr ap Dafydd. Tu as de la famille louest?

Jen avais jadis. Aujourdhui, je nen ai plus.

Ils sont morts?

Cest moi qui suis mort, rtorqua Alard avec un sourire en coin, et un haussement dpaules fataliste. Javais cinquante-sept frres, et maintenant il ne men reste plus un seul. A prsent que jai pass la quarantaine, ma famille commence me manquer. Cest ce que je nai pas compris quand jtais jeune.

Il jeta un coup dil mlancolique son compagnon et secoua la tte.

Jtais moine Evesham. Jtais oblat. Mon pre ma consacr Dieu quand javais cinq ans. Quand jen ai eu quinze, je nai pas pu supporter de terminer mes jours au mme endroit. Je me suis sauv. Quand on prononce ses vux, on promet de rester o on est, de se contenter de ne pas bouger et de ne partir que si on en reoit lordre. A lpoque, a ne me convenait pas. Les gens de mon espce, on les appelle des vagabondsdes esprits frivoles, incapables de rester en place. Dieu sait que jai voyag une bonne partie de ma vie. Je commence craindre de ne plus pouvoir me fixer.

Tu as envie de retourner l-bas? questionna le Gallois en senveloppant dans son manteau pour se protger du vent froid.

Mme vous les marins, vous finissez par jeter lancre quelque part, rpliqua Alard. Non, ils mcorcheraient vif si jessayais de revenir, a je le sais. Mais cest ce quil y a de bien avec la pnitence, on paye toutes ses dettes dun coup et aprs, on est comme neuf. Oh! on me trouverait bien un endroit, une fois que jaurais pay. Mais Ah, je ne sais pas. Non, je ne sais pas. Je suis toujours un vagabond. Je me sens dchir entre deux dsirs contradictoires.

Au bout de vingt ans, il ny a pas grand mal prendre un ou deux mois de plus pour rflchir. Copie-lui donc ses documents, suggra Cadfael. Tu te dcideras une fois le procs termin.

Ils taient peu prs du mme ge, et pourtant le moine rengat paraissait dix ans de plus que son compagnon. Le monde, quil avait tant dsir connatre quand il tait enferm dans son couvent, lavait trait sans douceur. Il navait jamais gagn grand-chose, ni argent ni biens matriels. Ses habits montraient la corde, il tait maigre, mais peut-tre, pour salaire, avait-il acquis une certaine sagesse. A loccasion il avait t soldat, secrtaire. Il stait occup de chevaux, acceptant tous les travaux qui se prsentaient lui jusqu ce quil soit capable de faire peu prs tous les mtiers quon puisse confier un homme valide. A len croire il tait descendu en Italie jusqu Rome, il avait servi pendant quelque temps sous le comte de Flandre, il avait franchi les montagnes pour passer en Espagne, mais il ntait jamais rest au mme endroit bien longtemps. Il avait toujours de bonnes jambes, mais il commenait se lasser de courir les routes.

Et toi? demanda-t-il en jetant un regard en coin son camarade qui portait les armes avec lui depuis maintenant un an. Daprs tes rcits, toi aussi tu es un vagabond. Tu as pass des annes dans les rangs des croiss, tu tes battu sur la mer du milieu, et il faut croire que a ne ta pas suffi puisque tu es revenu pour participer lexpdition de Normandie. Il ny a donc rien qui tattende une fois que tu seras rentr en Angleterre? Tu vas encore participer une guerre? Tu nas pas de femme pour songer autre chose qu te battre?

Tu peux parler! Tu as bien quitt ton couvent et jet ta soutane par-dessus les moulins!

Cest drle, rpondit Alard, non sans tonnement. Je nai jamais vu les choses sous cet angle. Une femme de temps autre, quand lenvie men prenait, je ne dis pas, sil sen trouvait une proximit, qui voulait bien de moi, mais le mariage et tout a jai toujours eu limpression de ne pas en avoir le droit.

Pieds carts, fermement camp sur le pont qui oscillait, le Gallois fixait le rivage qui se rapprochait. Ctait un homme robuste, muscl et large dpaules, d peine plus de quarante ans, clatant de sant, qui devait son teint hl au soleil de lOrient et lair du large. Il tait vtu dun pourpoint de cuir et de bon drap. Le poignard et lpe quil portait taient de qualit. Il avait un visage agrable, aux traits fortement marqus et lossature bien dessine, caractristiques frquentes chez ceux de sa race. Des femmes lavaient trouv beau il ny avait pas si longtemps.

Jai connu une fille, il y a des annes, commena-t-il, mditatif, avant mon dpart pour les croisades. Je lai laisse pour trois ans et je suis rest absent dix-sept ans. Je lai oublie en Orient, il faut avouer, et elle, Dieu merci, mavait oubli en Occident. Je me suis renseign mon retour. Elle navait pas perdu au change en pousant quelquun de bien, de stable, qui navait rien dun vagabond, lui. Il est membre dune guilde et conseiller de la cit de Shrewsbury, sil te plat. Ctait dj un poids de moins que javais sur la conscience. Jai donc pu reprendre le seul mtier que je connaissais: celui des armes. Sans regret, ajouta-t-il simplement. Cest tellement vieux tout cela. Dailleurs, je me demande si on se serait reconnus aprs tout ce temps.

La figure de celle qui tait reste au pays stait estompe dans la brume de sa mmoire tandis quil se rappelait trs bien celle des femmes quil avait connues entre-temps.

Alors, que vas-tu devenir maintenant que le roi a obtenu tout ce quil voulait, quil a mari son fils lAnjou et au Maine et que la guerre est finie? questionna Alard. Repartir en Palestine? Pour qui a peur de sennuyer, ce ne sont pas les combats qui manquent, l-bas.

Non, rpondit Cadfael, les yeux nouveau fixs sur le rivage o lon commenait distinguer le moutonnement des falaises et des collines.

Car cela aussi, ctait termin depuis longtemps, et pas aussi bien quil aurait pu lesprer. Cette campagne de Normandie, au rythme paresseux, ntait rien de plus quun bref retour au pass, un moyen de remplir lespace vide entre une poque jamais rvolue et ce que lavenir lui rservait. Il ne savait quune chose sur cette priode venir: ce serait quelque chose de nouveau, dimportant, comme une porte souvrant sur linconnu.

Il semble que toi et moi connatrons un rpit de quelques jours pour nous aider voir o nous allons. Si nous sommes raisonnables, nous le mettrons profit.

Il y eut assez dagitation avant la tombe de la nuit pour leur viter de se poser trop de questions. Ainsi ne purent-ils songer ni leur pass ni leur avenir.

Leur vaisseau, pouss par un vent favorable, arriva Southampton avant que le soleil se couche. Alard fut charg de vrifier le matriel quon dbarquait, et Cadfael soccupa de descendre les chevaux. Hommes et btes passeraient la nuit dans les auberges et les curies de la ville avant de reprendre la route le lendemain matin.

Ainsi, le roi doit se rendre Woodstock pour prsider au jugement qui sera rendu le 23 de ce mois, murmura Alard moiti endormi, en se retournant dans la paille tide de lappentis, au-dessus des chevaux. Il accorde ses cabanes de forestiers beaucoup dimportance, et, sil faut en croire la rumeur, on discute plus des affaires du royaume Woodstock qu Westminster. Cest l quil a sa mnagerie, des lions, des lopards et mme des chameaux. Tu as dj vu des chameaux en Orient, Cadfael?

Non seulement jen ai vu, mais jen ai mont. Ils sont aussi communs que les chevaux, l-bas. Ce sont des animaux rsistants, trs utiles, mais en plus de leur mauvais caractre, ils sont inconfortables. Dieu merci, on nous donnera des chevaux, tout lheure. Et toi, si jamais tu retournes Evesham, quest-ce que tu espres y trouver? demanda-t-il curieux, bien quencore mal rveill, dans la pnombre odorante.

Si seulement je le savais, rpondit lentement Alard, avant de pousser un brusque soupir et de se rveiller compltement. Le silence peut-tre ou la tranquillit. Ne plus avoir courir arriver bon port sans nul besoin de se presser. Les gots changent. Aujourdhui il me semble que ce serait merveilleux de rester tranquille.

Le manoir, fleuron des vastes terres de Roger Mauduit, tait situ au sud-est de Northampton et sadossait, labri du vent, aux flancs de collines boises o le roi avait une chasse. La grande maison de pierre, btie sur une profonde cave vote, tait flanque lextrmit orientale dune tour basse o se trouvaient deux petites chambres et de nombreuses granges, tables et curies adosses au mur denceinte. Apparemment, lintendant stait montr efficace pendant que son seigneur accomplissait son devoir envers son souverain.

Les meubles et dcorations de la grande salle tmoignaient tout aussi loquemment de ses qualits de gestionnaire. Quant aux servantes et aux domestiques, la rapidit avec laquelle ils vaquaient leurs occupations diverses montrait quils craignaient la personne dont ils recevaient leurs ordres. Il suffisait dune journe passe observer lady Edwina en action pour voir qui commandait la maisonne. Non seulement lpouse de Roger Mauduit tait belle, mais elle tait prompte la dcision et avait le sens des responsabilits. Pendant trois ans, elle nen avait fait qu sa tte et il ne fallait pas tre grand clerc pour deviner quelle apprciait cette situation. Tout laissait donc penser quelle ne serait pas trs heureuse de devoir renoncer ses prrogatives, aussi satisfaite fut-elle du retour de son poux.

De dix ans la cadette de Roger, elle tait grande, gracieuse, avec dabondants cheveux blonds et de grands yeux bleus quelle voilait demi sous des cils exagrment longs, ce qui ne lempchait pas de laisser filtrer de temps autre un regard vif, dur, charg dune lueur de dfi. De la mme faon elle arborait presque constamment un sourire discret, qui dissimulait plus quil ne rvlait ce quelle avait en tte. Et si laccueil quelle rserva son mari, quand il franchit la porte de sa demeure, fut empreint daffection teinte de respect, Cadfael ne put sempcher de se demander si, dans le mme temps, elle ninscrivait pas mentalement dans ses propres livres de comptes chaque homme que son poux tranait sa suite, ainsi que chaque article de ses vtements, quipement et armes, comme si elle inventoriait jalousement ses possessions afin de sassurer quelle ne manquerait de rien.

Elle tenait par la main son petit garon, denviron sept ans. Lenfant, vif et mince lui aussi, avait hrit de la couleur de cheveux et du sourire rserv, un peu forc, de sa mre.

La dame dtailla Alard de la tte aux pieds, non sans un certain mpris pour son allure de vagabond et sa moralit probablement douteuse. Elle tait toutefois prte laccepter et utiliser ses talents au mieux. Le clerc qui tenait les rles du manoir connaissait son mtier, mais il ne savait pas le latin et il tait incapable dcrire aussi lgamment quil est de mise la cour. On expdia le nouveau secrtaire une petite table dispose langle de la grande chemine o il travailla sans relche copier des lettres et des documents et les mettre en forme afin quon puisse les prsenter qui de droit.

Il est en procs avec labbaye de Shrewsbury, expliqua Alard, quand il fut libr de ses travaux, aprs le souper, dans la grande salle. Si je me souviens bien, la fille que tu devais pouser sest marie un marchand de cette ville. Shrewsbury est une abbaye bndictine, comme la mienne Evesham.

Bien quil lait quitte depuis des annes, Alard la considrait toujours comme sienne: le temps avait effac les raisons quil avait eues de la dserter.

Tu dois en avoir entendu parler, reprit-il, si tu viens de cette rgion.

Je suis n Trefriw, dans la rgion de Gwynedd, rpondit Cadfael, mais jai pris trs tt du service chez un lainier anglais que jai suivi avec toute sa maisonne Shrewsbury. Javais quatorze ans, lpoque, et, sachant me dbrouiller avec un arc, cest sans difficult que je me suis mis lpe. Je ne volais pas ma nourriture, je suppose. Les annes qui ont suivi, je les ai passes Shrewsbury, que je connais comme ma main, y compris labbaye o mon matre ma envoy pendant plus dun an pour y apprendre lire et crire. A sa mort, jai quitt ma place. Je navais rien promis son fils, qui tait loin de valoir son pre. Cest ce moment-l que jai pris la Croix. Dans le feu de lenthousiasme, nombreux sont ceux qui ont agi comme moi. Il serait excessif de prtendre que ce qui a suivi navait aucune valeur, mais certains moments nous tions singulirement dmoraliss.

Cest Mauduit qui dtient le terrain litigieux, murmura Alard, et labbaye lui a intent un procs pour le rcuprer. Les choses en sont l depuis quatre ans sans quon puisse parvenir un rglement, depuis la mort du pre de Mauduit, en fait. Daprs ce que je sais des bndictins, je les crois plus honntes que notre Roger, je te le dis tout net. Et cependant, pour autant que je puisse en juger, ses documents paraissent authentiques.

O est situ le domaine quils se disputent? demanda Cadfael.

Il sagit du manoir de Rotesley, prs de Stretton, ainsi que du village, de lglise et des bnfices y affrents. A ce quil semble, au moment de la mort du propritaire alors que labbaye tait encore en construction, le pre de Roger a donn Rotesley aux religieux. Pas de problme jusque-l, la charte le prouve clairement, mais labbaye la cd en fermage Mauduit pre pour quil puisse y finir ses jours en paix; Roger tant dj mari, lpoque, et install Sutton. Et cest l que les difficults commencent. Labbaye prtend quon stait mis daccord: le fermage prendrait fin avec la mort de loccupant et le manoir reviendrait aux bndictins. Roger, lui, affirme que jamais un tel accord na t pass. Il na pas remettre Rotesley inconditionnellement, puisquil a t attribu aux Mauduit comme bien hrditaire. Jusqu prsent, il sest toujours refus en dmordre. Aprs plusieurs audiences, il a t dcid de porter laffaire devant le roi. Et voil pourquoi, mon ami, toi et moi accompagnerons Sa Seigneurie Woodstock aprs-demain.

A ton avis, quelles sont ses chances de lemporter? Il na pas lair trop sr de lui, dit Cadfael, si on en juge par sa nervosit. Depuis hier il narrte pas de se ronger les ongles.

Cest que la charte aurait pu tre rdige plus clairement. Elle mentionne simplement que le village est donn au vieux seigneur en fermage durant sa vie, mais elle ne parle pas du tout de ce qui se passera aprs, quels que soient les engagements quils aient pu prendre par ailleurs. Daprs ce que jai entendu, le pre de Roger et labb Fulchered taient en trs bons termes. Des documents concernant des arrangements quils avaient prisils sont consigns dans les registres du manoirmontrent quils avaient confiance lun en lautre. Tous les tmoins sont morts. A labb Fulchered a succd un certain Godefrid. On reste dans lexpectative. Labbaye dtient peut-tre des lettres qui, au mme titre quune charte officielle, tmoignent des accords passs entre labb Fulchered et le pre de Roger Avec un peu de patience, on en saura plus.

Pas trs presse de se retirer, la noblesse tait toujours assise la haute table. Les sourcils froncs, Roger regardait son vin dont il avait dj bu plus que de raison. Trouvant ce cadre familial intressant, Cadfael observait ses matres du moment avec attention. Emmen par une nourrice dun certain ge, lenfant tait parti se coucher, tandis que lady Edwina tait reste prs de son mari pour soccuper de lui. Assise sa gauche, elle veillait ce que sa coupe ne ft jamais vide, sans se dpartir de son drle de petit sourire. A sa gauche elle tait install un jeune cuyer denviron vingt-cinq ans, trs beau, aussi dfrent que discret, dont le sourire tait plus ou moins lquivalent masculin de celui de la chtelaine. Lorigine de ce sourire tait leur secret. Quelle quen ft la cause, plaisir, amusement, ou autre chose encore, ils le gardaient pour eux, et ctait assez agaant, comme le sourire de certaines vieilles statues que Cadfael se rappelait avoir vues en Grce, bien des annes auparavant. En plus de son allure calme, aimable, de sa beaut et de sa tenue impeccable, le jeune homme tait grand, bien fait et, en juger par le dessin de sa mchoire lisse, il savait ce quil voulait. Cadfael ltudiait de prs, car manifestement ctait un privilgi dans la maison.

Cest Goscelin, murmura Alard en guise dexplication, suivant le regard de son ami. Il a t le bras droit de la dame en labsence de Roger.

Ce serait plutt son bras gauche, pour linstant, si je ne me trompe, songea Cadfael. En effet la main droite de Goscelin tenait la main gauche dEdwina sous la table tandis quelle soufflait des choses aimables loreille de son poux. Et si ces deux-l ne se caressaient pas du bout des doigts, Cadfael voulait bien tre pendu. Ce qui se jouait labri de la nappe tait tranger ce qui se jouait au vu de tous.

Je me demande ce quelle peut bien lui raconter, dit pensivement Cadfael.

Or voici ce que la dame susurrait en priv son mari:

Vous vous inquitez pour rien, seigneur. Il a des preuves irrfutables? La belle affaire sil narrive pas Woodstock temps pour en faire tat! Vous connaissez la loi: si lune des parties est dans lincapacit de se prsenter, lautre partie gagne le procs par dfaut. Des juges dassises peuvent se permettre plusieurs renvois, mais croyez-vous que ce soit le cas du roi Henri? Quiconque manquera son assignation devant lui sera condamn sur-le-champ. Et vous connaissez la route que doit emprunter le prieur Hribert, poursuivit-elle trs bas, dune voix soyeuse, ronronnante. Navez-vous pas un pavillon de chasse, dans la fort, au nord de la ville, juste lendroit o passe la route?

La main de Roger stait crispe sur sa coupe de vin. Il ntait pas ivre au point de ne pas pouvoir couter attentivement les propos de son pouse.

Pour un cavalier comme lui, le trajet de Shrewsbury Woodstock prendra deux ou trois jours. Il vous suffira de placer un guetteur au nord du domaine, qui vous prviendra de son approche. Les bois sont profonds par ici et ce ne serait pas la premire fois quon y rencontrerait des brigands. Mme sil arrive de jour personne ne connatra le rle que vous aurez jou dans cette affaire. Contentez-vous de le cacher quelques jours. Il ny en aura pas pour longtemps. Ensuite, vous le relcherez en pleine nuit. Qui saura que ce ne sont pas des voleurs de grand chemin qui sont responsables de son enlvement? Inutile mme de toucher ses documents. Pour des bandits, ils sont compltement dnus dintrts. Emparez-vous de ce quauraient pris des ruffians ordinaires. Cest sur eux que retombera la responsabilit de sa disparition.

Il ne voyagera pas seul, objecta Roger, entrouvrant pniblement ses lvres serres.

Allons donc! Deux ou trois serviteurs de labbaye! Ils se sauveront comme des lapins! Trois de vos hommes, aussi solides que silencieux, en viendront bout sans peine.

Lair bougon, il commenait partager cette faon de voir les choses et passer en revue les hommes de sa maison, cherchant les plus aptes accomplir cette tche. Pas le Gallois, ni le clerc, qui taient trangers ici. Il lui fallait des tmoins de bonne foi au cas o daucuns se poseraient des questions.

La petite troupe quitta Sutton Mauduit le 20 novembre, ce qui semblait pour le moins prmatur. Mais comme Roger avait dcrt quils sinstalleraient dans son pavillon de chasse en pleine fort, ct de Woodstock, ctait peut-tre une sage prcaution: transporter du matriel et des vivres pouvait les retarder et Roger affirmait ne vouloir prendre aucun risque. Il tenait tre sur le terrain en temps et en heure et avoir toutes ses preuves sous la main.

Mais il les a! sexclama Alard piqu au vif dans son orgueil professionnel. Jai tout examin avec lui et le dossier, discutable certes dfaut dinstructions prcises, est clair et parfaitement dfendable. Mais personne ne sait ce que labbaye a pu rassembler en matire de tmoignages. A ce quil parat, labb ne va pas trs bien, cest pourquoi son prieur le remplace. Quant moi, mon travail est fini.

Il avait le regard perdu dans le lointain, comme sil tait enferm et dsirait tre l o son imagination le menait ou bien comme sil tait libre, puis, et quil rentrait chez lui. tait-ce le vagabond qui avait recouvr sa libert ou le pnitent qui se htait de regagner son foyer avant quon ne lui claque la porte au nez? La vie monastique devait avoir quelque chose de particulirement attirant pour quun homme envisage de la reprendre avec une telle expression sur le visage.

Trois hommes darmes et deux palefreniers accompagnaient Roger, sans compter Alard et Cadfael dont le service prendrait fin avec le procs. Aprs quoi, ils seraient libres daller o ils voudraient; Cadfael cheval, car il possdait sa propre monture, et Alard pied, puisque lanimal quil montait appartenait Roger. Cadfael ne fut pas peu surpris de constater que lcuyer Goscelin, bon enfant et arm dune pe et dun poignard, se prparait se joindre eux.

Je mtonne que la chtelaine nait pas besoin de lui au manoir pour assurer sa protection, en labsence de son mari, observa-t-il schement.

Ce qui nempcha pas lady Edwina de saluer les cavaliers sur le dpart avec une parfaite srnit, prodiguant son mari de grandes dmonstrations daffection et lui tendant son fils embrasser.

Cest peut-tre moi qui ai tort, songea Cadfael, un peu calm, mais il est vrai que son sourire me glace. Aprs tout, quest-ce que jen sais? Cette femme est peut-tre un parangon de vertu.

Ils se mirent en route de bonne heure et, avant Buckingham, sarrtrent au petit prieur, passablement dmuni, de Bradwell o Roger, fatigu, choisit de passer la nuit. Il garda ses hommes darmes avec lui tandis que Goscelin et le reste de la compagnie poursuivaient jusquau rendez-vous de chasse pour tout prparer en vue de larrive de leur seigneur et matre. Quand ils parvinrent destination, la nuit tait tombe depuis un moment et lagitation des hommes, qui allumaient les torches et dbarrassaient les chevaux de bt de leur charge, gagna la pnombre alentour. Le pavillon, cern par lpaisseur des bois et dot dcuries confortables, tait de petites dimensions. Une fois quils eurent allum un bon feu et dispos de quoi manger sur la table, ils trouvrent que lendroit ne manquait pas de charme.

La route quempruntera le prieur de Shrewsbury traverse Evesham, dit Alard qui se rchauffait prs du feu aprs le souper. Il est peu prs certain quil y passera la nuit, avant de reprendre le chemin de Woodstock. A ce moment-l nos routes devraient se croiser: il est forc de traverser la fort.

Au fur et mesure quils avanaient vers louest, Cadfael avait constat que limpatience de son ami grandissait.

Il doit y avoir une trentaine de milles dici Evesham. Cest beaucoup pour un groupe de religieux, objecta Cadfael. Ils parviendront Woodstock la nuit. Si tu es dcid partir, attends au moins dtre pay. Tu auras besoin dargent pour parcourir ces trente milles.

Cadfael savait quAlard sen irait, mme si ce dernier lignorait encore; ils se couchrent dans la tideur de la grande salle sans ajouter un mot. Son ami tait comme un cheval fatigu qui a senti lcurie. Rien ne larrterait avant dy avoir de nouveau trouv refuge.

Midi tait largement pass quand Roger arriva avec son escorte. Ils napprochrent pas directement le pavillon, contrairement au groupe de la veille, mais ils se prsentrent par le nord et la fort, comme sils avaient un peu chass et lch leurs faucons chemin faisant, sauf quils navaient ni chiens ni faucons. Ctait une belle journe, claire et frache, idale pour se dplacer. Pourquoi diable se seraient-ils privs du plaisir dune petite promenade? Il fallait reconnatre quils avaient tous lair ravi. Et pourtant ctait difficile admettre, car Roger semblait tellement proccup par son procs quil ne devait pas avoir envie de se divertir. Cadfael avait lhabitude de rflchir quand des dveloppements inattendus se prsentaient. Jadis, au cours de ses campagnes, il avait souvent constat quel point ils taient significatifs. Goscelin, qui tait all les accueillir au portail, ne sembla pas tenir compte de lendroit do ils venaient. Cet incident ntait pas de nature gner Alard dans ses projets, mais quel intrt tait-il suppos avoir pour Roger Mauduit?

Il y avait abondance de nourriture table ce soir-l, et le seigneur et lcuyer burent et mangrent satit sans paratre sinquiter le moins du monde de ce qui allait se produire. Et pourtant, selon Cadfael, qui les observait depuis le bout de la table, ils donnaient de lgers signes de nervosit et de tension. Ctait peut-tre d la prsence du tribunal royal. Le prieur de Shrewsbury approchait grands pas, muni des armes quil avait prpares pour le combat. Mais la tension manifeste par les deux hommes semblait davantage due lexultation qu lanxit. Roger aurait-il dj cri victoire avant la bataille?

Le 22 novembre, le jour se leva, midi sonna et chaque minute qui passait, Alard devenait plus agit, plus distrait. Quand vint le soir il fut incapable de tenir et il abandonna toute rsistance. Aprs le souper il se prsenta devant Roger, que la bonne chre et le bon vin avaient d rendre plus accessible.

Mon service doit prendre fin demain matin, seigneur. Vous navez plus besoin de moi, et si vous ny voyez pas dinconvnient, jaimerais partir sur-le-champ. Je suis pied et il me faut des provisions pour la route. Si vous tes satisfait de mon travail, donnez-moi ce qui mest d et laissez-moi aller.

Apparemment cette interruption avait tir Roger de ses proccupations et il devait avoir hte de sy replonger car il ne discuta pas et sexcuta aussitt. Il fallait lui rendre cette justice quil payait toujours son personnel sans rechigner. Il tait trs dur en affaires, mais une fois quil tait parvenu un accord, il sy tenait fidlement.

Va o tu veux, dit-il. Quand tu seras sur le dpart, tu rempliras ton sac la cuisine. Tu as bien travaill, je dois le reconnatre.

Il retourna ses rflexions. Alard sempressa de profiter de cette gnrosit et rassembla ses quelques objets personnels.

Je men vais, lana-t-il, croisant Cadfael sur le seuil. Il le faut. Ils me reprendront, mme sils me donnent la place la plus modeste. De l, on ne peut pas dchoir. Le bienheureux Benot a crit dans la Rgle quon peut reprendre un homme trois fois sil promet sincrement de samender.

Quand il pronona ces mots, il ne restait plus le moindre doute dans sa voix ni sur son visage.

La nuit tait trs noire. Il ny avait ni lune ni toiles sauf aux rares moments o le vent chassait les nuages pour laisser filtrer un fugitif rayon de lune. Au cours de ces deux derniers jours de fortes rafales de vent avaient boulevers la clmence du ciel. La traverse avait d tre difficile pour la flotte royale, entre Barfleur et lAngleterre.

Je te conseille vivement dattendre le matin et de partir de jour, suggra Cadfael. Ton lit est prt, le royaume est en paix, mais cela ne signifie pas que toutes les grandes routes soient sres.

Mais Alard ne voulut rien entendre. Le dsir qui ltreignait tait trop fort, et lui qui avait parcouru la chrtient en tous sens, sans un sou vaillant, nallait pas se laisser rebuter par les trente milles qui le sparaient du lieu o se termineraient ses prgrinations.

Bon; en ce cas je vais aller avec toi jusqu la route pour massurer que tout va bien, soupira Cadfael.

Le chemin qui menait la chausse stendait sur environ un mille et traversait une fort dense do, en se dirigeant vers le nord-ouest, Alard gagnerait Evesham. Le ruban form par le sentier tait bord darbres de part et dautre, et il tait peine moins sombre que la fort elle-mme.

Le roi avait cltur son parc personnel de Woodstock pour y installer ses fauves, mais il y avait aussi une rserve de chasse qui stendait sur plusieurs milles. Parvenus destination, ils se sparrent, et Cadfael resta regarder son ami qui sloignait vers louest dun pas vif, les yeux fixs droit devant lui, ne songeant qu la pnitence et labsolution quil recevrait. Lui, qui tait si fatigu, il tait sr dsormais de trouver le repos.

Cadfael retourna au pavillon ds que lombre dAlard se fut fondue dans la nuit. Il ntait pas press de rentrer, car mme sil y avait beaucoup de vent, il ne faisait pas froid et il navait pas envie de se joindre aux autres membres du groupe maintenant que celui quil connaissait le mieux tait parti avec un enthousiasme tellement trange. Il continua marcher parmi les arbres, tournant le dos son lit.

Le bruissement continuel du vent dans les branches lempcha dabord dentendre lcho dune lutte. Puis un cri clata quelques pas de l, suivi du hennissement soudain dun cheval. Ramen la ralit, il slana travers les taillis vers lendroit o il distinguait un murmure confus de voix et o des buissons remuaient violemment. Les clameurs ne semblaient pas venir de loin et, en se prcipitant la tte la premire travers un bosquet, il eut la surprise de se heurter brutalement deux corps enchevtrs quil spara en tombant lourdement sur lun deux dans lherbe pitine. Lhomme sur lequel il avait trbuch poussa un cri deffroi teint de crainte. Il reconnut la voix de Roger. Lautre, sans le moindre bruit, sclipsa trs rapidement et svanouit avec lgret entre les arbres, ombre retournant parmi les ombres.

Cadfael scarta prestement et tendit le bras pour aider Roger, tout essouffl, se remettre sur pied.

Vous tes bless, monseigneur? Mais, au nom du ciel, quest-ce que vous fabriquez par ici? Mais vous saignez! sexclama-t-il, sentant sous sa main crispe une manche tide et humide. Tenez bon. Voyons un peu ce qui ne va pas avant de vous releverLa voix de Goscelin coupa court son inquitude. Pour une fois il parlait fort et paraissait inquiet. Il appela son matre et traversa les buissons en courant avant de tomber genoux ct de Roger, dsol et furieux la fois.

Seigneur, que sest-il donc pass? Quels taient les coquins qui tranaient dans les parages? Comment ont-ils pu oser tendre une embuscade des voyageurs si prs dune route royale? Vous tes bless Il y a du sangAyant repris son souffle, Roger sassit et porta la main son bras gauche, sous lpaule, avec une grimace de douleur.

Ce nest quune gratignure. Mon bras Je ne sais pas qui ma attaqu, mais quil soit maudit! Cest au cur quil voulait me frapper. Mon vieux, si vous naviez pas charg comme un taureau, je serais peut-tre mort lheure quil est. Vous lavez empch de me poignarder. Dieu merci, il ny a pas grand mal, mais je saigne Aidez-moi rentrer!

Quun homme ne puisse se promener dans ses propres bois sans tre agress par des bandits de grand chemin, cest incroyable! ragea Goscelin, aidant prcautionneusement son matre se remettre debout. Donnez-moi un coup de main, Cadfael. Prenez-le par lautre bras. Des hors-la-loi si prs de Woodstock! Demain, nous enverrons des gardes pour passer cet endroit au peigne fin et les forcer sortir du couvert avant quils ne commettent un meurtreEmmenez-moi lintrieur! aboya Roger. Enlevez-moi ce pourpoint et cette chemise, quon puisse tancher ce sang. Je suis en vie, cest lessentiel!

A eux deux, ils le conduisirent dans la maison, en empruntant le chemin le plus praticable. Cadfael se rendit soudain compte, en marchant, que le bruit de ce combat furtif avait cess compltement, que le vent tait tomb et que dans le lointain, quelque part sur la route, il entendait un cheval galoper, vite et lgrement, comme effray et priv de cavalier.

Lestafilade que Roger Mauduit avait au bras gauche tait longue mais peu profonde et devenait superficielle en descendant vers le coude. Tout indiquait quon avait voulu le frapper au cur. Seul le choc provoqu par la chute de Cadfael, au moment prcis de lattaque, avait permis dviter un crime. Lombre qui avait disparu dans la nuit ntait pas reconnaissable car elle tait dpourvue de signes distinctifs. Il avait entendu un cri et stait prcipit dans la direction. Jouant le rle de projectile, il avait spar lagresseur et sa victime. Ctait tout ce quil pourrait rpondre si on linterrogeait.

Une fois pans, repos et rconfort par une coupe de vin chaud, Roger lui affirma quil lui tait particulirement reconnaissant. En vrit, ce dernier manifestait un sang-froid et un calme remarquables pour quelquun qui venait tout juste dchapper la mort. Il donnait limpression dtre content de lui, comme si une lgre blessure au bras tait un prix bien faible payer pour conserver un domaine de grande valeur et remporter la victoire sur ses adversaires bndictins. Une fois quil eut montr ses serviteurs effars quil tait en vie, il fixa lheure du dpart pour Woodstock, le lendemain matin, et gagna son lit avec laide de Goscelin.

A la cour du palais de Woodstock, les chambellans du roi, ses clercs et ses juges couraient en tous sens, non sans une certaine distraction qui ne semblait gure de mise en ce lieu. Cest du moins limpression quen retira Cadfael qui, assis parmi les gens du commun, observait le spectacle quils offraient. Ils sassemblaient en petits groupes, conversant voix basse, lair inquiet avant de se sparer pour ensuite se regrouper ailleurs avec dautres collgues. Ils se pressaient et se bousculaient parmi les plaignants, refusant de rpondre aux questions quon leur posait ou les ludant, changeaient des documents et couraient vers la porte guetter Dieu sait qui, comme sils attendaient larrive dun retardataire. Il y en avait effectivement un: on ne voyait en effet nulle trace dun prieur bndictin au sein de lassemble, et personne ne stait montr pour expliquer ou justifier son absence. Et Roger Mauduit, de plus en plus dtendu et sr de lui, en dpit de sa blessure au bras, paraissait trs satisfait de lui-mme.

Lheure fixe pour la sance tait passe de quelques minutes quand quatre gaillards trs agits, parmi lesquels se trouvaient deux bndictins, entrrent htivement et se rendirent aussitt auprs du prsident.

Nous appartenons labbaye de Shrewsbury, monsieur, scria leur chef dune voix larmoyante o peraient effarement et nervosit, nous escortions notre prieur qui venait ici plaider sa cause. Il faut lexcuser, monsieur, car sil ne sest pas montr, ce nest ni de sa faute ni de la ntre. Dans la fort, moins de deux milles au nord, alors que nous nous rendions ici, nous avons t attaqus par une bande de malandrins qui se sont empars de notre prieur et lont emmen avec euxLe porte-parole du monastre tait si tendu, parlait dun ton si strident quil ne tarda pas mobiliser lattention gnrale. Cadfael en tout cas lcoutait trs attentivement. Des hors-la-loi moins de deux milles de Woodstock agissant sous le couvert de la nuit? Ctait certainement eux qui avaient failli causer la mort de Roger Mauduit. Lexistence dune telle bande, si prs de la cour, tait dj assez tonnante en soi. Il tait pratiquement impossible quil y en ait eu deux. La seule ventualit de leur prsence scandalisa le prsident.

Quoi? On a enlev votre prieur? Et vous tiez quatre avec lui? Comment est-ce possible? Vos agresseurs taient nombreux?

Nous ne savons pas au juste. Au moins trois. Mais ils nous ont tendu un guet-apens. Nous navions pas la moindre chance de leur rsister. Ils lont jet bas de son cheval et ont disparu dans la fort. Ils la connaissaient bien. Nous pas. Nous les avons poursuivis, mais nous navons pas russi les rattraper.

Il tait clair quils avaient fait de leur mieux, car deux dentre eux portaient des ecchymoses et des gratignures, et tous avaient leurs vtements salis et dchirs.

Nous les avons pourchasss toute la nuit sans pouvoir retrouver leurs traces. Seule la monture du prieur a t retrouve un mille dici. Nous demandons instamment que labsence de notre prieur ne soit pas retenue comme une charge son encontre, car si tout stait droul normalement il serait arriv en ville la nuit dernire.

Un instant! Silence! ordonna le prsident dun ton premptoire.

Chacun tourna la tte vers la porte de la grande salle o tait apparu un nombre impressionnant de dignitaires de la cour qui fendaient la foule et savanaient grands pas vers le centre de la salle pour sarrter au pied de lestrade royale, encore inoccupe. Un chambellan dun certain ge frappa violemment le sol de son bton pour obtenir le silence. Il suffisait de voir son visage pour quune chape de plomb tombe sur la salle tout entire.

Mes seigneurs, messieurs, que tous ceux qui sont venus ici soit pour affaires soit pour assister aux dbats quittent ces lieux. Il ny aura pas daudience aujourdhui. Tous les dbats qui devaient avoir lieu sont reports trois jours et seront tranchs par les juges de Sa Majest, qui ne pourra tre prsente en personne.

Le silence, cette fois, ne laissa place ni aux questions ni aux suppositions.

A partir de cet instant, la cour est en deuil. Sa Majest, avec la plus grande partie de sa flotte, est arrive saine et sauve en Angleterre, comme chacun sait. Mais la Blanche-Nef, bord de laquelle avait pris place le prince William, fils et hritier de notre souverain, avec tous ses compagnons et beaucoup de nobles curs, a mis la voile plus tard. Ils ont t pris dans la tempte avant davoir quitt Barfleur. Le vaisseau sest bris sur un rocher et a sombr corps et biens. Il ny a pas eu de survivants. Que chacun se retire sans bruit. Priez pour la fleur de ce royaume.

Et voil comment sachevait lanne qui avait vu le triomphe dun homme: par une victoire qui ne menait rien. Il avait conquis la Normandie, mis ses ennemis en droute, mais, aujourdhui, il ne restait rien de cette victoire quun cueil avait rduite nant et que la mer cruelle avait disperse. Son seul fils lgitime, qui venait de raliser un mariage magnifique, tait mme priv de cercueil et de tombe. Si lon retrouvait les corps du prince et de son pouse, ce serait uniquement d la grce de Dieu, car du ct de Barfleur locan rendait rarement les corps de ses victimes. Quelques-uns des btards dHenri, dont le nombre tait assez lev, avaient disparu avec lhritier de la couronne. Il ne restait plus quune fille lgitime pour hriter dun empire dvast.

Cadfael alla marcher seul dans un coin du parc royal, mditant sur la vanit de la gloire qui se payait dun prix si lev. Il pensait aussi aux affaires des simples mortels qui mme un roi malheureux devait rendre justice. Il restait encore dcouvrir le lieu de dtention du prieur de Shrewsbury, enlev par des coupe-jarrets en pleine fort. Peut-tre ne laurait-on pas dcouvert dici trois jours, quand son affaire serait juge, moins quentre-temps un homme dcid nait su o le chercher.

Il navait plus gure de doutes prsent. Une bande de brigands oprant deux pas dun chteau royal, cela ntait dj pas banal. Or ce genre de concidences donnait toujours penser Cadfael. Mais deux! L non, ctait impossible. Sil nen existait quune, ctait celle dont il avait surpris les agissements nocturnes quelque distance du pavillon de chasse de Roger Mauduit. Voil qui tait plutt troublant.

Les malheureux moines de Shrewsbury taient probablement repartis fouiller la fort. Cadfael, lui, savait peu prs o chercher le prieur. Roger devait se ronger les ongles, passablement inquiet de ce retard, mais il navait aucune raison de penser que dans trois jours le prisonnier aurait recouvr sa libert pour venir lui apporter la contradiction au tribunal. Tout cela ne lui laissait gure le temps de se proccuper des agissements de son homme darmes gallois.

Cadfael se mit en selle et retourna vers le rendez-vous de chasse sans se presser. Il partit au dbut de la soire, ds que le souper fut termin. A cette heure de la journe, nul ne lui prta attention. Quant Roger, il lui suffirait de tenir sa langue et de ne pas perdre la tte pendant trois jours, au terme desquels le manoir en litige lui serait attribu. Aprs tout, les choses auraient pu se prsenter plus mal.

Il restait deux hommes darmes et un valet dcurie au pavillon de chasse. Cadfael ne croyait pas quil retrouverait le prieur dans la maison mme, car, moins quon ne lui ait band les yeux, il en aurait beaucoup trop appris sur le lieu o on le retenait prisonnier et le mythe des hors-la-loi svanouirait comme neige au soleil. Cadfael limaginait dtenu sur la paille ou le sol de jonc dune cabane ordinaire dans lobscurit ou, au moins, la demi-pnombre. On devait le nourrir convenablement mais trs simplement, comme des brigands gardant un prisonnier que par prudenceou par superstitionils sabstiennent de tuer, avant de le relcher dans quelque endroit loign, dlest de tous ses objets de valeur. Dun autre ct, il aurait probablement t plus en sret lintrieur du domaine, les risques dtre dcouvert tant moindres. Entre le portail et la maison, il y avait suffisamment darbres pour donner de lombre la vaste proprit dun homme riche. Cest l quil devait tre, quelque part vers les granges, les curies ou les chenils, vides prsent.

Cadfael attacha son cheval couvert, assez loin du pavillon et se dnicha un observatoire dans un grand chne, do, par-dessus la palissade, il avait une excellente vue sur la cour.

La chance lui sourit. Les trois hommes lintrieur taient en train de souper tout loisir avant daller nourrir leur prisonnier, prfrant pour cela attendre la nuit. Au moment o le valet dcurie sortit de la grande salle, tenant entre ses mains un pichet et un bol, Cadfael avait adapt sa vision lobscurit. Les geliers taient prudents mais sans excs, car ils ne sattendaient pas une intervention extrieure. Le palefrenier disparut momentanment avant de rapparatre prs de lun des btiments bas adosss la clture. Il posa un instant son pichet pour repousser une lourde barre de bois tenant la porte bien ferme. Celle-ci se referma derrire lui avec un bruit sourd, comme sil lavait repousse de tout son poids en sy adossant, ne prenant aucun risque, mme avec un moine plus tout jeune. Quelques minutes plus tard, il ressortit les mains vides, remit la barre en place et repartit en sifflotant vers la grande salle o lattendait la bire de Mauduit.

Il ne sagissait ni des curies ni des chenils, mais dun petit appentis foin, trapu, construit sur des petits pilotis. Au moins le prieur ne couchait pas la dure.

Avant de se risquer bouger, Cadfael patienta jusqu lextinction de la dernire lumire. Le mur de bois qui entourait le pavillon tait haut et massif, mais avec tous les vieux arbres qui, de lextrieur, lanaient leurs branches par-dessus son fate, il neut pas grand mal le franchir et sauter dans lherbe paisse de lautre ct. Il se dirigea dabord vers le portail et ouvrit tranquillement ltroit guichet qui y tait encastr. De fins rayons lumineux produits par des torches filtraient travers les interstices des volets de la grande salle, mais rien ne bougeait. Cadfael saisit la lourde barre fermant la porte du magasin et la tira silencieusement hors de ses alvoles avant douvrir prcautionneusement le vantail de quelques pouces et de lancer voix basse:

PreIl y eut un brusque remue-mnage dans le foin mais pas de rponse dans limmdiat.

Pre prieur, cest vous? Pas de bruit Etes-vous enchan?

Non, rpondit une voix timide, hsitante, qui au bout dun moment prit de lassurance et murmura: tes-vous lun de ces pcheurs, mon fils?

Pcheur, je le suis, certes, mais je nappartiens pas leur bande. Silence! Doucement maintenant! Jai un cheval deux pas dici. Je suis venu de Woodstock pour vous emmener. Donnez-moi la main, pre, et venez.

Une main sortit de la pnombre et saccrocha convulsivement celle de Cadfael. La tache ple dun crne tonsur jeta un faible clat puis une petite silhouette tout en rondeur apparut et savana dans lpais gazon. Lecclsiastique eut suffisamment desprit pour ne pas se fatiguer poser dinutiles questions et resta silencieux, docile, attendant que Cadfael tire le battant derrire lui sur la pice dsormais vide. Ensuite, saisissant le religieux par le poignet et longeant la palissade, il le mena au guichet quil avait entrouvert dans le grand portail. Cest seulement quand il eut referm le lourd vantail sur eux que le prieur poussa un grand soupir plein de reconnaissance.

Ils taient dehors prsent, tout tait termin et, selon toute vraisemblance, personne ne se rendrait compte de lvasion du religieux avant le matin. Cadfael le guida jusqu lendroit o il avait laiss son cheval lattache. La fort les enveloppait de son calme et de sa srnit.

Mettez-vous en selle, pre. Moi, je marcherai ct de vous. Nous ne sommes qu deux milles de Woodstock. On ne risque plus rien maintenant.

Tout tonn par ce soudain revirement de situation mais plein de confiance, le prtre obit comme un enfant. Cest seulement quand ils furent arrivs sur la chausse dserte quil ouvrit la bouche.

Jai chou dans ma mission. Ah, mon fils, que Dieu vous bnisse pour votre bont, qui cependant dpasse mon entendement. Comment avez-vous entendu parler de moi? Comment avez-vous pu deviner o jtais? Je ne comprends rien ce qui sest pass. Je ne suis pas particulirement brave, vous savez Mais mon chec ne vous est pas imputable et ma bndiction vous est tout acquise.

Vous navez pas chou, pre. Laudience na pas encore eu lieu. Il sen faut de trois jours. Tous vos compagnons sont sains et saufs Woodstock, sauf quils sinquitent votre sujet et quils vous cherchent partout. Si vous savez o ils logent, je vous conseille daller les rejoindre ds cette nuit et de ne pas mettre le nez dehors jusquau jour du procs. Si on vous a tendu un pige pour que vous ne puissiez pas vous prsenter au tribunal royal, il pourrait y avoir une autre tentative. Vous avez vos documents? On ne vous les a pas pris?

Cest frre Orderic, mon secrtaire, qui les avait sur lui, mais il ne saurait en faire tat auprs de la cour, moi seul suis habilit dfendre notre cause et reprsenter mon abb. Cependant, mon fils, je ne mexplique pas le retard dont vous parlez. Le roi est toujours ponctuel, tout le monde sait cela. Dieu et vous mavez sauv de la disgrce davoir perdu notre procs. Mais comment est-ce possible?

Le roi na pas pu venir pour une raison bien triste, pre.

Cadfael lui expliqua toute lhistoire et comment la moiti de la jeune chevalerie anglaise avait pri dans le dsastre de Barfleur, laissant du mme coup le roi sans hritier. Choqu, effar, le prieur Hribert, dans un murmure dsol, se mit prier pour les vivants et les morts pendant que Cadfael marchait sans un mot ct du cheval. Que pouvait-on ajouter cela, sinon que le roi Henri, mme dans ces circonstances trs prouvantes, voulait que la justice continut suivre son cours, ce qui tait lapanage de tout monarque. Cest seulement quand ils entrrent dans la ville endormie que Cadfael interrompit les ferventes prires du bndictin par une trange question.

Lun des membres de votre escorte portait-il une arme? Un poignard, une pe, ou quelque chose de ce genre?

Dieu nous prserve! Bien sr que non! Nous nen avons pas lusage. Nous avons foi en la paix de Dieu et ensuite en celle du roi.

Cest bien ce que je pensais, murmura Cadfael avec un hochement de tte. Je ne vois pas quoi cela vous servirait.

Au changement dattitude de Mauduit, Cadfael sut quel moment ce dernier avait t inform de la disparition du prieur. Pendant tout le reste de la journe, il marcha de long en large, les nerfs tendus, loreille aux aguets, sattendant entendre lcho dune nouvelle sensationnelle se propager travers les rues, inquiet lide que le petit prieur puisse se prsenter Woodstock ou au tribunal, bien dcid porter plainte auprs des officiers du roi. Mais au fur et mesure que le temps passait sans que le religieux ne donne signe de vie, il commenait retrouver un peu de srnit et esprer un miracle en sa faveur. De temps autre, on voyait apparatre un bndictin muet, le visage tendu, preuve vidente quils navaient rien appris de nouveau sur leur suprieur. Il ne restait plus Roger qu serrer les dents, faire bonne contenance, attendre et ne pas perdre espoir.

Le deuxime jour passa et le troisime arriva. Les esprances de Mauduit grandissaient car il ne stait toujours rien produit. Plein de confiance, il se dirigea vers le juge du roi, ses documents la main. Ctait labbaye qui tait lorigine de ce procs. Avec un peu de chance il naurait mme pas lieu, et laffaire tomberait delle-mme si son adversaire ntait pas personnellement prsent au prtoire.

Ce fut pour lui un choc terrible quand il y eut une soudaine agitation la porte et qu lheure exacte un petit bonhomme tout rond, vtu de la robe noire des bndictins, pntra dans la salle daudience. Il serrait contre lui un nombre impressionnant de rouleaux de parchemin, et ses collgues, galement habills de noir, lui servaient de gardes du corps. Cadfael aussi lobservait car ctait la premire fois quil le voyait en pleine lumire. Ctait un tre modeste, bien en chair, lair aimable et au visage rose et doux. Il ntait peut-tre pas aussi g que Cadfael lavait pens lors de leur trajet nocturne. Il avait dans les quarante-cinq ans et donnait une impression dinnocence rayonnante. Mais pour Roger Mauduit, il tait aussi effrayant quun dragon cracheur de feu.

Qui aurait pu sattendre, de la part dun tre aussi charmant, voire un peu falot, tant de clart et de prcision dans lexpos? Le petit homme dploya ses documents originaux, strictement identiques ceux de Roger, sil fallait en croire le rcit dAlard. Il noublia rien de ce qui avait suivi le dcs dAmulf Mauduit, soulignant mme scrupuleusement les discussions auxquelles le silence de ce dernier sur un point essentiel avait pu donner lieu. Ensuite, il prsenta deux lettres de ce mme Arnulf Mauduit labb Fulchered o il voquait sans ambigut la restitution obligatoire du manoir et du village labbaye aprs sa mort et sengageait au nom de son fils ce que ses dernires volonts fussent respectes.

Si Roger se montra aussi inefficace rfuter ces preuves, ce fut peut-tre par manque darguments, moins que sa conscience ne le tourmentt. Quoi quil en soit, le jugement fut tranch en faveur de labbaye.

Cadfael se prsenta devant son matre quil allait quitter maintenant que le verdict avait t rendu.

Votre affaire est termine, seigneur, et mon service aussi du mme coup. Jai tenu ma promesse. A prsent, pour moi, cest lheure du dpart.

Roger tait vautr sur son sige, furieux. Il leva sur son interlocuteur un regard cens le foudroyer sur place, mais qui manqua totalement son effet.

Je me demande quel point vous vous tes montr loyal envers moi, grommela-t-il. Qui dautre pouvait tre au courantIl sarrta juste temps car tant quil gardait le silence sur ce point, tant quil naccusait personne, les choses pourraient en rester l. Il aurait pourtant aim lui demander comment il avait su. Mais il se ravisa.

Bon, eh bien, partez donc, si vous navez rien ajouter.

Sur ce point prcis, non, en effet, rpondit Cadfael dun ton lourd de sous-entendus.

Cette rplique navait vraiment rien de rassurant car elle signifiait que sur un autre sujet il avait des choses dire.

Rflchissez un peu ce qui va suivre, seigneur, je quitte votre maison et je ne vous veux pas de mal. Aucun des quatre hommes qui escortaient le prieur Hribert Woodstock ntait arm. A eux cinq, ils ne disposaient pas du plus petit poignard ni de la moindre pe.

Il vit que ses mots avaient port, lentement, mais avec une force considrable. Les hors-la-loi navaient t quun conte de bonne femme, mais jusqualorscomment aurait-il pu en tre autrement?Roger avait cru que le coup de poignard reu dans la fort avait simplement t une audacieuse tentative de la part dun serviteur de labbaye sefforant de dfendre son matre. Il cligna des yeux, avala sa salive et, le regard fixe, commena transpirer en voyant souvrir sous ses pieds un abme o il risquait fort de disparatre.

Seuls vos hommes portaient des armes, poursuivit Cadfael.

Ainsi donc Roger tait sorti se promener la nuit dans la fort et il tait tomb dans un guet-apens. Le chtelain ne put sempcher de penser que le chemin du retour, de Woodstock Sutton Mauduit, serait bien long et quil y aurait dautres occasions de lattaquer nuitamment.

Qui tait-ce? demanda-t-il dune voix basse et rauque. Qui? Je veux un nom!

Pas question, rpondit simplement Cadfael.

A vous de tirer vos propres conclusions. Je ne suis plus votre service. Maintenant, je nai plus rien ajouter.

Le teint de Roger avait vir au gris. Il repensait au plan si sduisant quon lui avait gliss loreille.

Vous ne pouvez pas me laisser comme a! Si vous en savez autant, revenez avec moi, pour lamour de Dieu! Vous serez mon garde du corps. Je sais que je peux avoir confiance en vous.

Pas question! rpta Cadfael. Vous tes prvenu. Protgez-vous tout seul.

Ce nest que justice, songea-t-il. En voil assez. Cadfael tourna les talons et sen alla sans un mot de plus. Dans la tenue o il tait, il se rendit vpres lglise paroissiale, sans autre raison, cest du moins ce quil crut alors, que lappel de cette pnombre manant du portail grand ouvert alors quil venait den finir avec sa tche du moment. Cette pnombre linvitait venir rflchir au calme tandis que la cloche annonant loffice tait en train de sonner. Le petit prieur tait l, perdu de reconnaissance. Lui aussi avait russi mener son travail bien et maintenant une page du livre de sa vie tait tourne.

Cadfael assista au service et, aprs le dpart du prtre et des fidles, resta quelques instants immobile. Quand lglise se vida, le silence qui y rgnait tait plus profond que la mer et infiniment rconfortant. Cadfael simprgna de cette atmosphre, aussi bonne que du pain frais. Ce fut le contact dune petite main sur la garde de son pe qui le tira de sa rverie. Baissant les yeux, il vit un enfant de chur, tout jeune, qui lui arrivait peine au coude et qui le regardait de ses grands yeux carquills dun bleu intense o passait une lueur de dfi. Il tait impressionnant, aussi solennel que celui dun ange annonciateur.

Est-ce bien lendroit pour porter une arme de guerre, monsieur? demanda lenfant dune voix aigu, pleine de reproche, en tapotant de sa petite main la poigne de lpe.

Vous navez peut-tre pas tort sur ce point, monsieur, rpondit Cadfael avec une gravit souriante.

Et, dun geste lent, il dtacha larme de sa ceinture et alla la dposer bien plat sur la dernire marche de lautel o elle sembla curieusement avoir trouv une place lui assurant enfin le repos. Aprs tout, sa garde avait la forme dune croix.

Le prieur Hribert partageait un repas frugal avec ses compagnons chez le cur de la paroisse quand Cadfael lui demanda audience. Le petit homme se leva courtoisement pour accueillir son visiteur, quil eut dabord le sentiment davoir dj vu, avant de reconnatre en lui un ami.

Vous, mon fils! Ctait aussi vous vpres.

Il ma bien sembl que je ne me trompais pas. Soyez le bienvenu parmi nous. Sil y a un service que nous puissions vous rendre, mes camarades et moi, pour vous remercier de laide que vous nous avez apporte, il vous suffit de parler.

Vous repartez demain pour votre abbaye, pre? demanda Cadfael avec une vivacit toute galloise.

Certainement, mon fils. Ds la fin de prime. Labb Godefrid doit tre impatient davoir de nos nouvelles.

En ce cas, pre, me voici. Je suis un tournant de mon existence. Jai termin le travail pour lequel on mavait engag. Jen ai fini avec le mtier des armes. Emmenez-moi avec vous.

Le prix de la lumire

Hamo FitzHamon de Lidyate possdait deux riches manoirs au nord-est du comt, vers la frontire du Cheshire. Malgr sa propension manger comme quatre, boire comme un trou et courir les femmes, malgr sa duret envers ses tenanciers et sa brutalit lgard de ses domestiques, il tait toujours en excellente sant quand il arriva lge de soixante ans. Lorsquil fut victime dune attaque bnigne, ce lui fut un choc salutaire. Pour la premire fois de sa vie, il sentit les portes de lau-del souvrir toutes grandes devant lui et il se rendit compte, perspective dsagrable, que lautre monde pourrait juger propos de le traiter beaucoup plus svrement que celui des vivants. Bien quil nen prouvt aucun remords, il avait conscience davoir commis un certain nombre dactes qui, aux yeux de Dieu, constitueraient peut-tre des pchs srieux. Il commena donc pensersage prcaution sacqurir du mrite sur le plan spirituel dans les dlais les plus brefs. A moindres frais galement, car ctait un fesse-mathieu, peu enclin la gnrosit. Un don judicieux, un quelconque tablissement religieux, suffirait assurer le salut de son me. Pour doter un monastre ou une nouvelle glise, il ny avait pas besoin daller chercher bien loin. Labbaye bndictine de Shrewsbury pourrait offrir toute une kyrielle de prires en change dune offrande, somme toute modeste.

La pense de donner aux pauvres ne lui souriait gure mme si faire la charit tait un acte que nul ne pouvait manquer de remarquer. Ses aumnes ne tarderaient pas tre dpenses puis oublies. De plus, les bndictions de mendiants, plus ou moins dpenaills, seraient srement de peu de poids et nattireraient pas sur lui le regard bienveillant du ciel. Non, il voulait quelque chose dont lusage quotidien lui vaudrait le respect de ceux qui lutiliseraient. Quelque chose qui rappellerait sa munificence et sa pit. Il prit tout son temps avant de se dcider, et, quand il eut arrt son choix sur un objet prcieux qui ne lui coterait pratiquement rien, il envoya son homme de loi Shrewsbury sentretenir avec labb et le prieur, avant de parapher, en grande pompe et en prsence de nombreux tmoins, le document qui accordait au gardien de lautel de la Vierge Marie, dans lglise abbatiale, la somme ncessaire (provenant du fermage de lun de ses tenanciers libres) pour clairer lautel en question pendant toute lanne. Il promit galement, pour que tout le monde vt quel point il tait charitable, de donner une paire de beaux chandeliers dargent quil apporterait lui-mme afin dassister leur installation lors des festivits, toutes proches, de Nol.

Labb Hribert qui, aprs une longue vie de dsillusions, croyait encore en la bont de son prochain fut touch jusquaux larmes par tant de gnrosit. Le prieur Robert, qui tait lui-mme un aristocrate, sabstint de jeter un doute sur les motivations de Hamosolidarit entre Normands oblige, mais ne put sempcher de hausser les sourcils dtonnement. Frre Cadfael, ne connaissant le donateur que de rputation, attendit avec une certaine objectivit de voir lindividu en question avant de porter un jugement. Oh! il nesprait pas grand-chose! Ayant vcu quarante-cinq ans dans le sicle, il avait appris ne pas se montrer trop exigeant.

Ce fut avec un intrt dtach quil assista larrive des occupants de Lidyate, le matin de la veille de Nol. En cette anne 1135, le jour de la Nativit serait vraisemblablement trs froid. Il glerait pierre fendre avec des chutes parcimonieuses dune neige coupante comme la lanire dun fouet sous la pousse dun vent dest dvastateur. Le temps avait t mauvais toute lanne et les rcoltes dsastreuses. Dans les villages les gens grelottaient, affams, et frre Oswald, laumnier, ne savait plus quel saint se vouer, car largent quil avait distribuer ntait pas suffisant pour permettre ces malheureux de se maintenir en vie. Lapparition de trois beaux chevaux de selle monts par des cavaliers chaudement vtus pour se protger du froid et suivis de deux chevaux de bt attira une foule de misreux demandant la charit en tendant leurs mains bleuies par le froid. Tout ce quils obtinrent fut une poigne de menue monnaie, et quand ils gnrent les mouvements de FitzHamon, ce dernier utilisa sa cravache avec un parfait naturel pour se frayer un chemin. Marquant un temps darrt alors quil se rendait linfirmerie pour ses soins quotidiens aux malades, frre Cadfael songea que la rumeur navait pas d se montrer trs injuste envers Hamo FitzHamon.

Lorsque le matre de Lidyate mit pied terre dans la grande cour, on put voir quil tait grand et bien en chair. Il avait une stature lourde, des cheveux, une barbe et des sourcils en bataille raides et piquants, dont la couleur noire tait parseme de poils gris. Sil ne stait pas laiss aller tant dexcs, il aurait eu fire allure, mais il avait le visage rouge, tavel et des poches flasques se creusaient sous ses yeux enfoncs dans leurs orbites. Il paraissait plus g quil ne ltait en ralit, mais ctait encore quelquun avec qui il fallait compter.

La deuxime monture portait son pouse, en croupe derrire un valet dcurie. Emmitoufle dans ses lainages et ses fourrures, elle tait quasiment invisible et paraissait toute petite. Elle tait confortablement appuye contre le dos puissant du palefrenier quelle tenait serr par la taille. Le jeune hommeil avait peine vingt anstait vraiment trs beau garon avec ses belles joues colores, ses grands yeux innocents pleins de gaiet, ses longues jambes et ses larges paules. Ctait le modle mme du jeune campagnard, efficace dans son travail. Dun bond il sauta souplement bas de son cheval, prit, pour laider mettre pied terre, la dame par la taille avec autant denthousiasme quelle ltreignait un instant auparavant. Deux petites mains gantes restrent sur les paules du jeune homme quelques secondes de plus que ncessaire tandis quil continuait la soutenir respectueusement jusqu ce quelle ait repris son quilibre. Hamo FitzHamon quant lui tait en grande conversation avec le prieur qui laccueillit crmonieusement, et avec le frre hospitalier qui avait mis sa disposition les meilleures chambres de lhtellerie.

Le troisime cheval portait galement deux personnes, mais la femme en croupe nattendit pas quon lassiste pour descendre de sa monture. Elle glissa vivement terre et vint retirer le grand manteau qui enveloppait sa matresse. La jeune suivante, vtue de drap ordinaire, tait un tre calme, soumis, denviron vingt-cinq ans, dont les cheveux taient cachs sous une grossire guimpe de lin. Elle avait un visage trs fin, blanc, avec une superbe peau claire. Ses yeux las, mfiants, dun bleu transparent, taient dune couleur vive qui convenait mal lhumilit et la rsignation quon y lisait.

Quand elle ta le lourd vtement des paules de la chtelaine, on vit quelle la dpassait dune tte, mais elle semblait terne en comparaison du petit oiseau au plumage clatant qui venait dapparatre. Lady FitzHamon savana, un sourire gracieux aux lvres, vtue de marron et de rouge vif tel un moineau dont elle avait toutes les audaces. Ses cheveux taient tresss au sommet de sa petite tte dlicate et ses joues rondes et douces taient rosies par le froid. Ses grands yeux noirs montraient quelle tait sre de son charme et de ses capacits sduire. Elle navait certainement pas plus de trente ans. FitzHamon avait quelque part un grand fils qui avait lui-mme des enfants et attendait, impatiemment, son hritage, selon certains. Cette jeune femme devait tre sa deuxime ou sa troisime pouse; elle tait bien plus jeune que son beau-fils, et ctait une vraie beaut. Hamo occupait une position suffisamment solide et en vue pour ne jamais tre court dpouses au fur et mesure quil les puisait. Celle-ci avait d lui coter un bon prix, car elle navait pas lair dune parente pauvre, mais jolie, quon vend pour sassurer une alliance profitable. Bien au contraire elle paraissait fort bien connatre sa situation et tenait ce que tous la traitent selon son rang. Elle sy entendait certainement comme personne prsider la haute table de Lidyate, ce qui comptait srement beaucoup pour elle.

Le palefrenier maigre et solide, derrire lequel tait venue la servante, tait nettement plus g, et sa figure voquait un vieux chne noueux. A en juger par son regard sardonique et patient, il devait servir dvotement FitzHamon depuis de longues annes et avoir le privilge de le connatre dans ses bons comme dans ses mauvais jours. Probablement avait-il appris connatre lme de Hamo. Sans un mot, il se mit dcharger les btes de somme avant de suivre son matre lhtellerie pendant que le plus jeune valet prenait la bride de la monture de FitzHamon et emmenait les chevaux aux curies.

Cadfael observa les deux femmes tandis quelles se dirigeaient vers la porte. La matresse, avec son allure souple de biche, prcdait sa servante dun ou deux pas, et cette dernire tait oblige de ralentir pour ne pas trop se rapprocher. Mme ainsi, gne comme un faucon encapuchonn, elle avait une dmarche pleine de grce. Elle tait srement dorigine servile, comme ses deux collgues. Cadfael savait reconnatre au premier coup dil les gens libres de ceux qui ne ltaient pas. Non pas que les hommes libres aient une vie facile, ils taient mme parfois plus mal lotis que les serfs du voisinage. Et en cette priode de Nol, il y avait profusion dhommes libres ne pas manger leur faim et devoir demander laumne ceux qui se pressaient au portail. La libert, ambition premire de tout un chacun, ne suffisait pas remplir lestomac des femmes et des enfants quand la rcolte avait t mauvaise.

FitzHamon et ses compagnons apparurent en pleine gloire vpres pour voir les chandeliers installs respectueusement sur lautel de la chapelle de la Sainte Vierge. Labb, le prieur et les religieux neurent pas se forcer pour admirer cette offrande comme elle le mritait. En vrit, les bougeoirs taient magnifiques avec leurs tiges graciles termines par deux lys jumeaux en pleine floraison. Mme les veines des feuilles avaient la dlicatesse et la perfection de la fleur vivante. Frre Oswald, lui-mme orfvre de talent quand il avait le temps de se consacrer cet art, resta regarder les nouvelles dcorations de lautel, partag entre lenthousiasme et le regret. Au moment o le donateur alla souper avec labb Hribert dans ses appartements, il se risqua lui adresser la parole.

Ce sont des pices dignes dun roi, seigneur. Je suis un peu orfvre moi-mme et je connais la plupart des artisans de renom dans nos rgions, mais je nai jamais rien vu daussi saisissant de vie. Il y a l-dedans le coup dil dun homme de la campagne et le tour de main dun artiste de la cour. Puis-je savoir qui on les doit?

Le visage fatigu de FitzHamon sempourpra, comme si une ombre redoutable lui gchait la satisfaction quil prouvait envers lui-mme.

Cest une commande que jai passe quelquun qui est mon service. Vous nen avez srement jamais entendu parler, rpondit-il avec brusquerie. Il est dorigine serve mais il nest pas maladroit.

Et l-dessus il sloigna, coupant court toute question et entranant sa suite son pouse, sa servante et ses valets. Seul le serviteur le plus g, qui ne paraissait pas craindre son matre autant que les autrespeut-tre parce quil lavait si souvent ramen dans sa chambre et couch quand il tait ivre mortse tourna pour tirer frre Oswald par la manche.

Il naime pas bien quon le questionne sur ce chapitre, lui glissa-t-il sur le ton de la confidence. Lorfvreil sappelle Alardsest enfui de chez lui Nol dernier. Il a eu beau le chercher jusqu Londres, o on avait cru retrouver sa trace, il na jamais pu lui remettre la main dessus. A votre place, je ninsisterais pas.

Sur ces mots, il partit rejoindre son matre, plantant l les religieux tonns.

Il ne doit pas renoncer facilement ce qui lui appartient, homme ou objet, murmura pensivement frre Cadfael, moins quon y mette le prix, et encore un prix lev.

Vous devriez avoir honte, mon frre! scria frre Jrme dun ton de reproche. Ne sest-il pas spar de ces trsors par pure charit?

Cadfael sabstint de gloser sur les profits que FitzHamon esprait retirer de sa gnrosit. Cela ne servait jamais rien de discuter avec frre Jrme qui, de toute manire, savait pertinemment que le don des lys dargent et du loyer dun fermage ntait pas dsintress.

Tout de mme, se dsola frre Oswald, jaurais souhait quil se montre charitable meilleur escient. Ces objets sont certes admirables, un vrai plaisir pour les yeux. Mais si on les avait vendus leur juste valeur, on en aurait retir assez dargent pour permettre mes pauvres les plus dmunis de passer lhiver, alors que faute de subsides, certains dentre eux ne survivront pas.

Frre Jrme tait scandalis.

Ne les a-t-il pas donns la Sainte Vierge en personne? gmit-il, indign. Ne tombez pas dans le pch des aptres qui se sont plaints, comme vous le faites prsent, de la femme qui avait apport un flacon de nard et lavait rpandu sur les pieds du Sauveur. Rappelez-vous les reproches de Notre Seigneur leur endroit. Ne leur a-t-il pas enjoint de la laisser tranquille, car son acte tait bon?

Jsus saluait l un geste de dvotion bien intentionn, rpliqua frre Oswald avec esprit. Il na jamais prtendu que ctait une bonne ide! Elle a fait ce quelle a pu. Voil ce quil a dit. Quand a-t-il affirm quavec un peu plus de rflexion elle naurait pas pu agir mieux? A quoi bon blesser cette femme aprs coup? Il ny avait plus moyen de le rcuprer, ce nard.

Son regard sattarda respectueusement, amoureusement sur les lys dargent dont les hautes tiges taient couronnes dune flamme. Ils taient encore l, eux, et on pourrait leur trouver un meilleur usage, ou plus exactement on aurait pu si le donateur avait t plus comprhensif. Aprs tout, il avait le droit de disposer de son bien sa guise.

Cest un pch, dclara doctement Jrme, de vouloir dtourner ce qui a t offert Notre-Dame. Cette seule pense est un pch.

Si Sainte Marie pouvait nous donner son sentiment, rtorqua schement Cadfael, on apprendrait peut-tre ne pas confondre un pch grave et un sacrifice acceptable.

Quel prix pourrait tre trop lev pour clairer cet autel sacr? interrogea Jrme.

Cest une bonne question, songea Cadfael alors que les religieux se rendaient au rfectoire. On pourrait demander frre Jordan, par exemple, ce quil pensait de limportance de la lumire. Jordan tait g, de sant fragile et il perdait peu peu la vue. Il distinguait encore les silhouettes mais comme des ombres dans un rve. Il arrivait encore se retrouver dans les clotres et labbaye car il connaissait parfaitement les lieux, si bien que lobscurit qui lenveloppait graduellement ne gnait pas sa libert de mouvement. Mais chaque jour la pnombre se refermait sur lui un peu plus et son amour de la lumire grandissait dautant. Il avait d renoncer toutes ses charges, mais cest de son propre chef quil avait dcid de veiller aux lampes et aux cierges des deux autels pour tre toujours entour de lumire, et dune lumire sacre qui plus est. Ds la fin de complies, ce soir-l, il soccuperait de couper les mches des lampes et des chandelles afin que les flammes soient bien droites et ne fument pas pour matines, le jour de Nol. Il ne regagnerait srement pas son lit avant la fin de matines et de laudes. Quand on est trs g, on na pas besoin de beaucoup dormir et le sommeil est, en quelque sorte, de lobscurit. Ce que Jordan chrissait par-dessus tout, cependant, ctait la flamme do jaillissait la lumire et non sa provenance. Ces magnifiques chandeliers de grand prix ne lclaireraient pas plus que de simples bougeoirs en bois.

Cadfael se trouvait au chauffoir avec les autres, environ un quart dheure avant complies, quand un frre lai venu de lhtellerie se prsenta et demanda aprs lui.

La dame voudrait vous parler. Elle se plaint davoir mal la tte. Elle dit quelle narrivera jamais sendormir. Le frre hospitalier lui a conseill de sadresser vous pour avoir un remde.

Cadfael laccompagna sans commentaire, mais non sans quelque curiosit, car vpres il avait eu le sentiment que lady FitzHamon se portait comme un charme et tait dexcellente humeur. Quand elle arriva dans la grande salle, elle avait lair daller trs bien mais elle tait emmitoufle dans le manteau quelle portait pour traverser la cour en sortant de chez labb, et son capuchon tir dissimulait son visage. La servante la suivait, silencieuse.

Cest vous, frre Cadfael? Il parat que vous vous y connaissez en plantes et en mdicaments et que vous pouvez maider. Je suis rentre tt de chez labb, o jtais invite souper, avec une migraine pouvantable. Aussi ai-je inform mon mari que je me coucherais de bonne heure. Mais je dors si mal Et avec cette douleur, je narriverai jamais me reposer. Auriez-vous quelque chose me donner pour me soulager? Je crois que vous avez tout un assortiment dans votre jardin aux simples. Cest vous qui vous occupez de planter, rcolter et scher vos herbes, et aussi de prparer vos potions. Vous devez bien en avoir une qui calme la douleur et procure un sommeil profond.

On ne pouvait gure lui reprocher de chercher de temps autre un moyen dchapper aux brutales attentions de son vieux mari, plus particulirement lors dune nuit de fte o il avait probablement bu plus que de raison, songea Cadfael. De plus, il ntait pas cens se mler des affaires de ses patients ni vrifier sils avaient vraiment besoin de ses prparations. Un hte avait droit tout ce que labbaye avait offrir.

Jai un sirop de ma fabrication qui pourra vous tre de quelque utilit. Je vais aller vous en chercher un flacon dans mon atelier.

Puis-je venir avec vous? Jaimerais bien visiter votre atelier, murmura-t-elle dune voix denfant curieuse, oubliant de paratre fragile et fatigue. Je suis dj habille et chausse comme il faut, poursuivit-elle, avec insistance. Nous venons de quitter la table de labb.

Ne devriez-vous pas viter de sortir par ce froid, madame? Mme si la neige a t balaye dans la cour, il y en a encore dans les alles du jardin.

Quelques minutes lair frais me feront le plus grand bien. Et ce nest srement pas loin.

Effectivement, ce ntait pas loin. Une fois quils se furent loigns des lumires bleutes du btiment, ils virent les toiles, tincelles arraches un feu glacial dans un ciel noir o flottaient simplement quelques nuages chargs de neige. Dans le jardin, entre les haies couvertes de givre, lair tait presque tide comme si les arbres endormis craient une atmosphre tempre qui les protgeait du vent glacial. Il rgnait un profond silence. Le jardin aux simples tait mur et la cabane de bois o Cadfael entreposait et prparait ses remdes tait labri du froid mordant. Une fois lintrieur, quand la petite lampe fut allume, lady FitzHamon ne pensa plus jouer les invalides. Elle smerveillait de ce qui lentourait, regardant autour delle de ses grands yeux inquisiteurs. Immobile, soumise, la servante tourna peine la tte, mais son regard allait de droite gauche et, avec ses joues rosies, elle semblait un peu plus vivante que dordinaire. Ses narines frmissaient sous leffet de ces armes doux et subtils et ses lvres se plissrent imperceptiblement de plaisir.

Dvore de curiosit, la dame inventoria le contenu de tous les sacs, jarres et autres botes, regarda dans les mortiers et les bouteilles et lui posa plus de cent questions la fois.

Alors ces petites aiguilles, cest du romarin? Et dans ce grand sac, ce sont des graines?

Elle y plongea les mains jusquau coude et un parfum dlicat se rpandit dans toute la pice.

Cest de la lavande? En pareille quantit? Fabriqueriez-vous des parfums pour femme?

Elle a dautres proprits, expliqua-t-il, remplissant une petite fiole dun sirop clair de sa composition o il entrait des pavots dOrient, souvenirs de ses annes de croisade. Elle aide rgler les dsordres de la tte et de lesprit et son odeur a un pouvoir apaisant. Je vais vous en donner un oreiller o il y a aussi dautres herbes. Cela vous aidera dormir. Mais avec cette potion le rsultat est assur. Vous pouvez prendre tout ce que je vous propose, cela ne vous causera aucun mal, et vous passerez une bonne nuit.

Frivole, elle jouait avec une pile de petits plats dargile quil conservait sur son tabli. Ctait des soucoupes toutes simples o il talait le fruit de ses rcoltes pour que les graines puissent scher. Brusquement, elle examina avec attention le modeste flacon quil lui tendait.

Ce sera suffisant? Jai tellement de mal mendormir.

Oui, oui, ne vous inquitez pas, la rassura-t-il patiemment. Mme une personne aussi dlicate que vous na rien craindre avec a.

Elle prit la petite fiole avec un sourire mutin.

Je vous remercie beaucoup. En change, je donnerai quelque chose votre aumnier. Elfguiva, tu prendras loreiller. Je le respirerai toute la nuit. Comme a, je ferai de beaux rves.

Ainsi, elle sappelait Elfguiva. Ctait un nom nordique.

Elle avait des yeux de femme du Nord, il lavait dj remarqu, dun bleu de glacier et une peau trs blanche, fine, plie encore par la fatigue. Sans bouger ni prononcer un mot, elle avait observ tout ce qui se passait. tait-elle plus jeune ou plus ge que sa matresse? Impossible de le savoir. Lune narrtait pas de parler alors que lautre nouvrait pratiquement pas la bouche.

Il teignit la lampe, ferma la porte et prit cong delles juste temps pour complies. Il tait vident que la chtelaine navait pas lintention dassister loffice. Quant son poux, il venait juste de quitter les appartements de labb, soutenu de part et dautre par ses deux domestiques, bien quil ne ft que raisonnablement ivre. Les trois hommes se dirigrent vers lhtellerie petits pas. Lheure de complies avait manifestement mis un terme un repas qui sternisait, au grand soulagement de labb, qui buvait peu et navait pas grand-chose en commun avec FitzHamon. A lexception, bien entendu, de leur dvotion lautel de Notre-Dame.

La dame et sa servante taient dj entres dans le btiment des htes. Le plus jeune des palefreniers tenait un pichet de belle taille dans sa main libre, apparemment plein, en juger par la faon dont il le portait. La jeune femme pouvait en toute confiance avaler sa potion et se blottir sur son oreiller odorant; son mari navait pas fini de boire et ne risquait pas de troubler son sommeil. Cadfael se rendit complies assez tristement et trangement rconfort.

Cest seulement quand le service fut termin et que les religieux sapprtaient aller se coucher quil se rappela avoir oubli de reboucher son flacon de sirop de pavot. Il ne craignait pas grand-chose par une nuit pareille, mais son sens du devoir le poussa rparer cet oubli sance tenante.

Comme il tait chauss de sandales enveloppes dans des lainages pour se protger du froid et ne pas glisser dans les alles verglaces, il arriva sans bruit. Il tendait dj la main vers le loquet de la porte quand des bruits de voix provenant de lintrieur larrtrent net; un murmure doux, rveur, voquant davantage des caresses quun discours suivi, mme sil put distinguer quelques bribes de phrases pendant un instant:

Oui, mais sil se lana un homme jeune avec mfiance.

Ne crains rien, il va dormir jusquau matin, rpondit une femme dans un petit rire touff.

Un bruit de baiser lui coupa soudain la parole et son rire se mua en soupirs ravis. Triomphant, le jeune homme inspira profondment, mais quelques instants aprs, temprant son bonheur, la crainte reparut dans son intonation.

Tu le connais. Tu sais de quoi il est capableNous avons au moins une heure devant nous, souffla-t-elle, rassurante. Aprs nous partirons Le froid va pntrer.

Sur ce point au moins elle avait raison. Le couple ne tiendrait srement pas passer la nuit sur place, contre la cloison de bois, emmitoufl dans un manteau, sur le banc pouvant servir de lit. Frre Cadfael quitta le jardin aux simples sur la pointe des pieds et repartit vers le dortoir, perdu dans ses penses. Il savait prsent qui tait destine sa potion. Certainement pas la dame. Lavait-on vide dans le pichet que tenait le valet dcurie? Il y avait l de