Petru Weber Articol in Franceza Shoa

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LA JUSTICE DANS LA ROUMANIE DAPRS-GUERRE :

LES PROCS DES CRIMINELS DE TRANSNISTRIE1par Petru Weber2Traduit de langlais par Christophe Carreau

Pendant le rgime communiste et aprs sa chute, lhistoriographie roumaine vita daborder un sujet qui risquait de raviver le souvenir des atrocits perptres principalement par larme roumaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Il nexiste donc aucune tude sur les poursuites judiciaires et les condamnations des criminels de guerre roumains, parce que de tels travaux auraient compromis limage de la vaillante arme roumaine promue par le parti communiste aprs 1950, une arme combattant aux cts des troupes sovitiques allies et qui libra du joug nazi non seulement la Roumanie, mais galement la Hongrie et la Tchcoslovaquie. Bien que, pendant la Seconde Guerre mondiale, la Roumanie se soit range pendant trois ans aux cts de lAllemagne et, pendant un an seulement, aux cts des Allis, articles, travaux et publications furent consacrs exclusivement cette anne de combat contre lAllemagne nazie. Cette image fut donc entretenue non seulement dans lhistoriographie, mais aussi dans la littrature, lart, le cinma et, aprs 1957, par la tlvision. Les vnements concernant la Shoah dans le pays mme furent eux aussi dforms ou nis, et la question des criminels de guerre roumains disparut progressivement des consciences. Depuis leffondrement du rgime communiste, du fait de la libert dexpression, les jugements ports sur le rle de la Roumanie1. Cet article est la version remanie dune communication donne lors du colloque international Transnistria : Vanished Landscapes of History and Memory , qui sest tenu les 20 et 21 mai 2007 au Centre de recherche franais Jrusalem, sous la direction de Florence Heymann. 2. Originaire de Roumanie, Petru Weber a consacr sa thse de doctorat la mmoire, la politique et lidentit en Roumanie et en Allemagne, de 1930 1950, en exploitant des archives en Roumanie, en Allemagne et en Hongrie.

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pendant la Seconde Guerre mondiale ont volu. Dun ct, limage de larme roumaine antifasciste luttant contre lenvahisseur allemand a conserv sa pertinence jusqu aujourdhui ; de lautre, la collaboration de larme roumaine aux cts de lAllemagne dans la guerre contre lUnion sovitique est prsente comme une guerre de libration destine dlivrer la Bessarabie et le nord de la Bucovine occups et lutter contre le bolchevisme. trangement, larme roumaine, et donc la Roumanie elle-mme, dut lutter et contre le bolchevisme et contre le fascisme ! Dans le grand parc de Timisoara, linscription figurant sur un monument rig pendant le rgime communiste en lhonneur des soldats roumains qui ont combattu les hordes fascistes a t complte par qui ont combattu les hordes fascistes et bolcheviques . Par ailleurs, les historiens roumains sont de plus en plus nombreux aborder le thme du rle de larme roumaine sur le front est, mais, de rares exceptions, ils conservent la mme optique nationaliste. Ce sont des historiens, chercheurs et intellectuels non roumains qui ont attir lattention du monde sur les crimes perptrs par larme et les autorits civiles roumaines en Transnistrie, en Bessarabie et en Bucovine. Il nexiste pratiquement pas dtudes approfondies sur les poursuites, les enqutes judiciaires et les procs concernant les criminels de guerre roumains. Mis part le procs dAntonescu et de 23 de ses proches collaborateurs inculps et jugs par le Tribunal populaire en mai 1946, on sait trs peu de choses sur les procs des centaines de perscuteurs du rgime dAntonescu qui ont obi impitoyablement des ordres criminels ou qui ont agi de leur propre chef3. On ne trouve de renseignements sur ces procs que dans les journaux de lpoque, jusquen 1948, poque laquelle la presse bnficiait encore dune certaine libert ; mais, de nos jours, les documents3. Les Hongrois, voisins des Roumains, ont mieux russi que ces derniers assumer leur pass de la Seconde Guerre mondiale, parce que les historiens ne se sont pas montrs aussi rticents traiter de sujets lis aux criminels de guerre hongrois. Leurs travaux ont montr quen Hongrie, les tribunaux populaires ont prononc quelque 27 000 verdicts lencontre de personnes juges coupables de crimes de guerre et de crimes contre lhumanit. Jusquau 1er mars 1948, 322 personnes furent condamnes mort, dont 146 avaient dj t excutes. Istvan DEAK, Jan T. GROSS et Tony JUDT, Procese in Europa. Al doilea razboi mondial si consecintele lui, Bucarest, Curtea Veche, 2003, p. 298 (version originale en anglais : Istvan DEAK, The Politics of Retribution in Europe. World War II and its aftermath, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 2000.

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font gravement dfaut sur ce sujet, ce qui laisse planer le doute sur lexistence de tels procs. En fait, des recherches dune extrme minutie, effectues dans les archives, dissipent tous les doutes et donnent un tableau impressionnant, non seulement de lenchanement des enqutes, mais aussi de lampleur des crimes perptrs. Les documents provenant des autorits judiciaires roumaines confirment lhorreur des preuves endures par les dports, comme en tmoignent les nombreux rcits de rescaps. Le prsent article ne traite pas du procs Antonescu, non seulement parce que les dtails de ce procs sont assez connus, mais galement cause des diffrences flagrantes entre celui-ci et les autres procs intervenus jusquau milieu des annes 1950. Alors que, dans le procs Antonescu, les inculps taient principalement les instigateurs des ordres criminels, la majorit de ceux qui furent jugs pour crimes de guerre taient surtout des excutants. La plupart dentre eux taient des soldats et des officiers, danciens gendarmes et gardes des camps de travail et des ghettos de Transnistrie, qui avaient commis meurtres ou atrocits de leur propre chef. Les officiers suprieurs agirent principalement en tant que satrapes du rgime dAntonescu. Mme sils nassassinrent pas eux-mmes, ctaient eux qui mettaient au point la mise en uvre des ordres donns par Antonescu ou ses ministres, et qui les faisaient excuter par leurs subordonns. Souvent, la vie ou la mort dpendait de ces dtails. La majorit des inculps durent rendre compte au tribunal des meurtres et des tortures de civils en territoire conquis, notamment des Juifs dports en Transnistrie, ainsi que des prisonniers politiques et des prisonniers de guerre. Plusieurs officiers et gardes qui avaient conduit des dtachements de travailleurs juifs en territoire roumain, ainsi que les responsables du pogrom de Iasi durent eux aussi rendre des comptes. Les tribunaux roumains semblent avoir accord la priorit aux procs contre les criminels de guerre impliqus dans des crimes commis en Transnistrie et en Bessarabie, cest--dire en territoire conquis par lUnion sovitique. Au cours des trois premires annes qui suivirent la guerre, les procs portrent surtout sur les crimes commis au-del des frontires du pays. Les personnes suspectes de collaboration avec lancien rgime proallemand furent traduites en justice ds lanne 1945, par exemple

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les cinq dirigeants du Conseil juif central4. Par la suite, vers la fin des annes 1940, certains accuss furent jugs galement pour les atrocits commises contre la population juive en territoire roumain, comme en tmoigne le procs contre les responsables du pogrom de Iasi, procs qui dbuta le 14 juillet 1948. Ces criminels furent cependant condamns pour dautres chefs daccusation. Le fait que les procs contre les criminels de guerre eurent lieu une poque o les communistes staient progressivement empars du pouvoir dans ltat, au point dexercer un contrle total sur la justice et le parquet, complique la recherche ; il est plus difficile dtablir une distinction, au sein de larme, entre les vritables criminels de guerre et les opposants au rgime communiste traduits en justice et condamns pour de prtendus crimes de guerre. Seule une enqute approfondie sur chaque cas permettrait dtablir une telle distinction. Ce travail dinvestigation consisterait donc prsenter le processus judiciaire prsidant au jugement de prtendus criminels de guerre, mais non tablir si ceux qui furent condamns taient vritablement des criminels de guerre5. Les poursuites intentes contre les criminels de guerre roumains se fondaient sur le dcret-loi publi le 21 avril 1945 par le ministre de la Justice Lucretiu Patrascanu, et entrin par le roi. Un dcret antrieur, dat du 31 aot 1944, prvoyait dj des poursuites lencontre des responsables des malheurs du pays . Plus dtaill, le nouveau dcret-loi 312/1945 remplaait le dcret daot 1944 et tendait la dfinition des poursuites et sanctions des responsables des malheurs du pays ou des crimes de guerre . Cette disposition lgislative devait rpondre aux engagements pris par les Roumains lors de larmistice de 1944 et, plus tard, dans le cadre du trait de paix sign Paris, concernant la poursuite des criminels de guerre.4. Le Centrala Evreilor din Romania tait le Conseil juif cr en 1942 par le gouvernement Antonescu aprs labrogation des communauts juives de Roumanie. En tant quinstance juive reprsentative, sa mission consistait faire appliquer tous les ordres du gouvernement concernant les Juifs et prendre en charge les besoins spirituels et matriels de la communaut. 5. Aprs leffondrement du rgime communiste en 1989, certains condamns pour crimes de guerre ont t prsents dans divers articles et discours comme des opposants anticommunistes. Ce fut le cas de Dumitru Beu, condamn douze ans de travaux forcs. Il fut libr de prison en vertu du dcret damnistie 421/1955. Cora Rodica RADU, Tatal meu Dumitru Beu , in Memoria, n 43, n 2, 2003, Fundatia Culturala Romana, p. 57.

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On peut, la lecture de ce dcret-loi, distinguer deux grandes catgories de dlits : larticle 1 mentionne uniquement les responsables des malheurs du pays , dont traitent les deux paragraphes suivants. Larticle 2 comprend, outre lexpression malheurs du pays , celle de crimes de guerre , et numre quatorze dlits dfinis comme crimes de guerre. Dautres articles mentionnent la sanction et la procdure denqute des dlits des deux catgories. Certains alinas de larticle 2 prcisent dans le dtail les actes dsormais considrs comme des crimes de la Shoah : Art. 2, d) : Se sont rendus coupables des malheurs du pays et de crimes de guerre ceux qui ont ordonn ou perptr des actes de terreur et de cruaut lencontre dhabitants, ou les ont extermins, dans les territoires o se droulrent des oprations de guerre ; e) : Ont ordonn ou organis une rpression individuelle ou collective pour des motifs de perscution politique ou raciale ; f) : Ont ordonn ou impos des travaux extnuants, des transferts ou des dplacements de personnes en vue de les exterminer ; [] l) : Se sont enrichis de faon illicite par leurs agissements en temps de guerre, exploitant leurs relations avec telles ou telles personnes, ou tirant profit de mesures hitlriennes, fascistes ou raciales ; m) : Ont ordonn ou pris linitiative de crer des ghettos ou des camps de concentration, ou des dportations pour raisons politiques ou raciales6.

Le dcret-loi prvoyait la peine de mort, lemprisonnement vie ou les travaux forcs et une dtention de 3 25 ans. Ses auteurs entendaient sanctionner Antonescu et certains de ses collaborateurs pour les attaques et la guerre contre lUnion sovitique (art. 2, a). Mais sur le plan moral, il sagissait aussi de demander des comptes aux responsables, ainsi qu nombre dexcutants de la Shoah dans le pays mme. Alors que les accusations contre le groupe dAntonescu portaient sur les circonstances dans lesquelles la Roumanie fit alliance avec lAllemagne, sur la guerre contre lUnion sovitique et la perscution des opposants, plus particulirement les communistes, le tribunal constitu pour recenser les cas de meurtre, de torture et de pillage jugea fondamentalement des actes lis la Shoah.6. Procesul Maresalului Antonescu. Documente, Bucarest, Europa Nova, 1997, p. 54-59.

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Les enqutes visant traduire en justice les criminels de guerre roumains commencrent en se fondant sur le dcret daot 1944, avant mme lentre en vigueur du dcret-loi 312/1945. Lorsque ce dernier entra en vigueur, plusieurs procs furent organiss pendant lt 1945 et aboutirent une centaine de condamnations. Plusieurs groupes de personnes inculpes pour crimes de guerre furent impliqus dans des procs. Il y eut trs peu dacquittements. Par exemple, les condamnations prononces contre le groupe n 5 de criminels de guerre se rpartissaient comme suit : dix condamnations des peines de prison rgime svre, de trois quinze ans, trois condamnations des peines de prison correctionnelle de un trois ans, et deux acquittements7. Dans le groupe n 6, les condamnations furent plus svres, refltant aussi la gravit des cas : huit condamnations aux travaux forcs vie, deux autres 25 ans de travaux forcs, une condamnation douze ans et une autre dix ans de travaux forcs. Trois accuss furent acquitts8. Dans le groupe n 8, lorsque les dix-sept verdicts furent rendus9, le tribunal avait dj prpar le procs pour crimes de guerre du groupe suivant. Les journaux, notamment ceux de gauche et la presse juive, ont souvent voqu ces procs. Ces articles renseignaient le lecteur sur la frocit des tortionnaires, dans larme, lgard des dtenus et des dports. Des procs furent organiss non seulement contre ceux qui avaient servi en Transnistrie, mais galement contre les officiers et les gardes dans lensemble du pays, chargs de surveiller les dtachements de Juifs astreints au travail10. Le journal de gauche Romania Libera publia aussi les noms des Juifs convoqus par le parquet pour tmoigner aux procs. Les articles sur les poursuites en cours contre les criminels de guerre parus dans les colonnes de ces journaux contriburent eux aussi rvler lampleur des crimes perptrs en Transnistrie. Dans un article de juillet 1945 sur le procs intent au groupe n 6, Romania Libera mit en relief la faon dont Leonid Pop, prfet de Berezovka, livra aux Allemands 30 000 40 000 Juifs. Le lieutenant Hergheliu dclara avoir particip lexcution de 300 Juifs, organise par les Allemands, et leur en avoir livr mille7. Romania Libera, n 297, 25 juillet 1945, p. 1. 8. Romania Libera, n 301, 30 juillet 1945. 9. Romania Libera, [n 289 ?], 16 juillet 1945. 10. Liana MAXY, A inceput judecarea lotului 5 de criminali de razboi , in Romania Libera, n 290, 15 juillet 1945, p. 5.

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autres. Toujours selon Romania Libera, laccus Dumitru Terteleanu reconnut avoir livr 900 Juifs aux Allemands ; et des excutions eurent lieu en toute impunit. Les prfets de Transnistrie estimaient que la vie des Juifs na[vait] aucune valeur11 . Le nombre extrmement lev de dossiers concernant les poursuites et la condamnation des criminels de guerre roumains et la raret des tudes sur ce sujet ne permettent pas, dans le cadre dun article comme celui-ci, de prsenter une vue densemble du comportement de lappareil judiciaire dans la Roumanie daprs-guerre lgard des criminels de guerre. Nous nous contenterons de dcrire quelques procs intents alors des personnes souponnes de crimes de guerre. Le choix de ces procs refltera galement les preuves subies en Transnistrie ou ailleurs au cours de ces annes de tnbres. Si la culpabilit ou la responsabilit des accuss nest pas vidente, les faits dcrits dans les actes daccusation, furent confirms par des tmoins oculaires pendant les procs ; plusieurs dizaines dannes plus tard encore, des mmoires et des interviews apportent la preuve flagrante des crimes commis. Lanalyse des procs les plus significatifs de la priode 1945-1957 montre linfluence idologique croissante du parti communiste dans les poursuites judiciaires et llaboration des actes daccusation. Le classement des procs par ordre chronologique met encore davantage en relief cette influence grandissante de la politique sur la justice. Parmi les verdicts rendus pendant les premiers procs en 1945, on trouve plusieurs condamnations mort, mais lexception des sentences prononces contre Antonescu et ses proches collaborateurs, elles ne furent pas appliques. Ces procs furent organiss en vertu du dcret-loi 321/1945, dcret constituant le Tribunal populaire qui prvoyait aussi la peine de mort. lexception du procs du pogrom de Iasi et celui des reprsailles Odessa, la majorit de ces procs portaient sur des crimes perptrs par des militaires roumains de tous grades, dans le territoire cd en juin 1940 lUnion sovitique et libr par les armes roumaine et allemande en juillet 1941, savoir la Bessarabie et le nord de la Bucovine.11. Cincisperezece calai ai Transnistriei dau socoteala poporului , in Romania Libera, n 295, 23.07.1945, p. 2.

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Dans ce dernier procs12, celui du massacre dOdessa, deux gnraux, Nicolae Macici13 et Constantin Trestoreanu, furent condamns mort, ainsi que dautres officiers impliqus dans de cruelles reprsailles . Au cours de ce procs galement, lancien gouverneur de Bucovine, le gnral Cornel Calotescu fut reconnu coupable de perscution raciale pour avoir ordonn la cration du ghetto de Czernowitz et la dportation de la population juive. Il fut condamn la prison vie, mais libr en 1955, aprs ladoption dun dcret damnistie, tandis que son ancien chef de bureau, Stere Marinescu, condamn mort, tait encore en dtention en 1957 il avait demand Calotescu de tmoigner en sa faveur lors de son procs en appel, en octobre 195614. Outre le massacre dOdessa, le tribunal pronona aussi des condamnations lencontre des anciens commandants des camps de concentration de Targu Jiu, Vapniarca, Smerinca, Slivina, Vartujeni, et lencontre dautres officiers et fonctionnaires du rgime dAntonescu, accuss davoir assur la garde ou administr les dtachements de travail et les ghettos en Transnistrie. Bien que le camp de concentration de Targu Jiu ait t cr pour les prisonniers politiques seulement, en Roumanie (dans lAncien Royaume) et non en Transnistrie, les accuss reconnus coupables des conditions de dtention dans ce camp furent jugs en mme temps que les responsables des mauvais traitements et de la mort infligs aux dports juifs des autres camps, comme Smerinca, Slivina et Vapniarca, situs en Transnistrie. Dans ce dernier camp, aussi bien des prisonniers politiques que des dports juifs taient dtenus pour raisons disciplinaires . On trouvait aussi parmi les12. Lorsque le NKVD fit sauter le QG de larme roumaine Odessa, le 23 octobre 1941, Antonescu ordonna des reprsailles contre la population juive. Environ 22 000 personnes furent mitrailles, brles vives, entasses dans quatre dpts prs dOdessa, dpts quon fit exploser les jours suivants. Dautres furent abattues ou pendues dans les rues de la ville. Le gnral Macici et le gnral Trestoreanu furent chargs dorganiser les reprsailles. Jean ANCEL, Contributii la istoria Romaniei. Problema evreiasca 1933-1944, vol. II, Bucarest, Hasefer, 2003, p.180-189. 13. Aprs le 23 aot 1944, Nicolae Macici participa des combats contre les armes allemande et hongroise en Transylvanie, ce qui ne lui permit pas dtre absous des crimes commis Odessa. Certains groupes dintellectuels roumains le considrent comme une victime du rgime communiste. Il mourut en prison en 1950. Voir larticle paru dans Romania Libera, le 8 octobre 2001 (http://www.aliantacivica.ro/atitudini/dialoguri%20Cluj.htm). 14. Dans une dclaration rdige par Calotescu la demande de lavocat de Marinescu, adresse au tribunal du comt de Pitesti, il tenta dabsoudre Marinescu de toute responsabilit dans la dportation de la population juive, affirmant que celui-ci ntait pas habilit donner ou excuter des ordres concernant lvacuation . CSIER, dossier 4411, vol. III, p.202.

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inculps des condamns mort, entre autres, Modest Isopescu, prfet du comt de Golta, Vasile Manescu, chef de la police de Dumanovka, le commandant Romulus Ambrus et le lieutenant Florin Ghineraru, commandant du ghetto de Bershad. Ce dernier a laiss chez de nombreux rescaps le souvenir dun homme extrmement cruel15. Pourtant, dans ce cas, la sentence de mort ne fut pas non plus applique. linstar de ce qui se produisit dans des procs ultrieurs, certains accuss furent dclars disparus et jugs par contumace. Par exemple, le capitaine Cristodor Popescu, commandant du camp de concentration de Vapniarca, galement condamn mort, ne put tre retrouv pour comparatre devant le tribunal16. Le Tribunal populaire prit linitiative denqutes et de procs, mme lencontre de journalistes qui avaient fait lloge du rgime dAntonescu, avaient crit en faveur de la victoire de lAllemagne ou incit la haine raciale17 . En juin 1945, Ilie Radulescu, rdacteur en chef du magazine antismite tristement clbre Porunca Vremii ( Lordre du temps ), une sorte de Julius Streicher roumain18, fut arrt pour incitation au meurtre et chantage, ainsi que pour avoir trahi son pays19 . Or, dans la plupart des cas de ce genre, les accuss furent acquitts. Le Tribunal populaire , qui, conformment au dcret-loi 321/1945, navait quune comptence temporaire pour juger les criminels de guerre, fut dissous le 31 mai 1946. Les procs ultrieurs pour crimes de guerre, ceux qui se droulrent aprs mai 1946, relevrent donc de tribunaux militaires et de tribunaux civils. Le 12 aot 1949, le tribunal de Bucarest pronona les verdicts dans le procs de trente-trois accuss de crimes de guerre, de meurtres et de complicit de meurtre. Deux autres coupables furent15. Les crimes imputs au lieutenant Ghineraru sont galement mentionns dans les mmoires dune rescape du ghetto de Bershad, Freda Rosenblatt, mais elle se trompe en crivant que Ghineraru ne fut condamn qu 12 ans de prison. Freda ROSENBLATT, Frozen Silence , in Felicia (Steigman) CARMELLY, Shattered ! 50 Years of Silence. History and voices of the tragedy in Romania and Transnistria, Toronto, Abbeyfield Publishers, 1997, p. 371. 16. USHMM, R-25004M, bande 19, dossier 4011, vol. I, p. 128. 17. USHMM, R-25004M, bande 19, dossier 4094, p. 231. 18. Julius Streicher tait le fondateur du journal allemand antismite Der Strmer. Il fut jug et condamn mort par la Cour internationale de justice de Nuremberg et pendu en octobre 1946. Israel GUTMAN, Enzyklopdie des Holocaust. Die Verfolgung und Ermordung der europischen Juden, vol. III, Munich, Zrich, Piper, 2002, p. 1375 (paru en anglais sous le titre The Encyclopedia of the Holocaust, New York, Macmillan, 1990, 4 volumes). 19. Renasterea noastra, n 30, 7 juin 1945, p. 3.

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jugs pour avoir dtruit des documents officiels et viol le secret professionnel sattachant aux poursuites contre les criminels de guerre. Dans ce procs, on peut distinguer quatre cas de violation de la loi, en se fondant sur la loi 291/1947, modifie par le dcret n 207/1948. La majorit des inculps taient accuss davoir inflig des mauvais traitements, davoir donn lordre de tuer des Juifs ou davoir massacr des civils juifs dans les territoires occups par larme roumaine. Pour la plupart, ces accuss taient danciens officiers, de grades allant de gnral sergent, alors que les civils inculps taient employs dans ladministration locale au moment des crimes. Les accuss taient gs de 30 58 ans. Environ la moiti des inculps reconnus coupables furent dclars disparus et recherchs par la police. Ils furent condamns par contumace. On ignore toujours o ces accuss avaient disparu. On peut supposer que certains avaient quitt le pays en apprenant que des poursuites taient intentes contre eux ; dautres se cachaient peut-tre dans le pays mme20 ou avaient rejoint la gurilla anticommuniste dans les montagnes. En dpit du nombre lev de procs, notamment pendant lanne 1945, on assista aprs 1946 un ralentissement du rythme des actions en justice en faveur des victimes de la Shoah dans le pays. Dans certains cas, les enqutes tranrent en longueur et le procs fut sans cesse diffr. Cest ce qui se produisit pour lenqute et le procs des personnes accuses davoir perptr le pogrom de Iasi et davoir caus la mort de plusieurs milliers de citoyens juifs de cette ville en les envoyant dans les trains de la mort . Au cours de lanne 1948, une nouvelle vague de procs furent intents contre des criminels de guerre prsums. Le parquet ouvrit de nouvelles enqutes, certaines se fondant aussi sur les tmoignages publis par Marius Mircu dans son ouvrage Pogromurile din Bucovina si Dorohoi ( Les pogroms de Bucovine et de Doroho 21). En janvier 1948, Vladimir Rusu, accus davoir organis lexcution de 73 Juifs Sadagura en juillet 1941 et davoir pris part la tuerie, fut arrt et, en septembre de la mme anne, condamn aux travaux forcs20. En avril 1945, le Tribunal populaire demanda la police de Tulcea de vrifier si, daprs une information, Stefan Solomon, ancien commandant dun dtachement de Juifs astreints au travail, recherch, se cachait vritablement dans le delta du Danube aprs avoir appris quune enqute tait mene contre lui. USHMM RG-2004M, dossier 4011, vol. II, p. 48-60. 21. USHMM, RG-2004M, bande 15, dossier 582, vol. I, p. 51.

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perptuit22. En octobre 1948, le tribunal pnal de Bucarest pronona dautres sentences lencontre de Albu C. Ion, ancien policier de Czernowitz qui, en juin 1942, avait t responsable de la dportation de 30 patients juifs de lhpital local, patients jugs non transportables. Les autorits mdicales de lhpital avaient dress des listes contenant les noms de ceux qui taient aptes la dportation, mais, sous prtexte quil navait pas trouv ces personnes, laccus Albu C. Ion emmena des malades et des personnes ges. Nombre de ces personnes en attente dune intervention chirurgicale moururent peu aprs leur arrive en Transnistrie. Il dporta aussi sauvagement et sans piti les Juifs dun foyer de personnes ges. Les procdures denqute aprs linstauration du rgime communiste montrent le rle croissant des services secrets roumains, la Securitate, dans la dnonciation ou dans la protection des criminels de guerre prsums. Ce fut le QG de la Sret de ltat (Directiunea Generala a Securitatii Statului) qui recueillit les preuves et tablit des dossiers contre les personnes souponnes de crimes de guerre. Ceux-ci furent envoys au parquet, la cour de justice de Bucarest ordonnant larrestation des personnes concernes. Des procs se poursuivirent aussi au dbut des annes 1950, certaines affaires juges les annes prcdentes tant rejuges par suite dappels interjets par les condamns. Cependant, cette poque, le nombre de procs contre les opposants anticommunistes augmenta, ce qui laisse supposer que le rgime recourut aux tmoignages de crimes de guerre pour se dbarrasser des opposants au rgime. Selon un procs-verbal dat de mai 1951, manant du parquet du tribunal de Bucarest, un mandat darrt fut lanc le 21 avril 1951 contre lancien maire de Czernowitz, Octavian Lupu. Il avait t maire de cette ville partir de juillet 1941, aprs son occupation par larme roumaine et jusqu la mi-aot de la mme anne, avant que Traian Popovici ne lui succde. Cependant, Lupu occupait aussi les fonctions de chef du dpartement de la Sant en Bucovine de 1941 1944. Dans le cadre de ces fonctions, il fut responsable de la dportation en Transnistrie des malades mentaux hospitaliss dans lasile de Czernowitz. Dans un rapport du parquet, il tait mentionn que,22. Viata Evreeasca, n 204, 19 septembre 1948, p. 1.

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plusieurs annes auparavant, il avait t arrt au cours denqutes, mais navait pas t jug coupable. En septembre 1952, la Securitate informa le parquet qu il nexistait pas suffisamment de preuves pour rejuger Lupu23. En 1952, de nouvelles enqutes furent ralises concernant Dumitru Diaconu, ancien membre de la gendarmerie Rautel-Balti, dj condamn quatre ans de prison correctionnelle pour appropriation illgale de biens. Elles rvlrent que Diaconu, obissant lordre de Mihail Boulescu, commandant de la gendarmerie de Balti, avait excut 80 Juifs. Ceux-ci avaient t conduits une fosse, dpouills de leurs objets de valeur et abattus par des soldats commands par le brigadier Spanceana. Cette enqute rvla galement que des excutions similaires avaient dj eu lieu auparavant Balti. Le 12 juillet 1941, des soldats allemands abattirent dix intellectuels et, trois jours plus tard, trente autres personnes. Si ces excutions navaient pas pu tre imputes aux accuss, ctaient eux nanmoins qui avaient cr le ghetto juif et slectionn les personnes excutes24. En 1952 galement, le tribunal pnal de Bucarest rouvrit le procs du gendarme Ion Haraga, accus davoir assassin le vtrinaire juif Max Rosenberg, volontaire dans le bataillon o laccus exerait les fonctions de garde. Haraga Ion fut dabord emprisonn pour ce crime le 20 mai 1945, mais il fut libr un an plus tard, dans un procs en appel, le tribunal ne layant pas reconnu coupable. En mars 1952, il fut nouveau arrt et jug pour le meurtre du vtrinaire juif, membre du bataillon charg de garder la rivire Boug et le tronon de chemin de fer entre Rabnita et Bershad. Lun des tmoins au procs fut mme lancien chef du bataillon, le commandant Ioan Robescu, qui se souvenait dun rapport de laccus Haraga affirmant que le vtrinaire tait un espion qui tudiait lquipement militaire et les positions du bataillon. Un jour, le commandant apprit dun autre Juif maltrait par Haraga que ce dernier avait assassin le vtrinaire. Haraga fut exclu du bataillon, titre de mesure disciplinaire. Selon dautres tmoins, il sexclamait souvent : Jaime la chair juive et jai dj tu plusieurs Juifs. Un jour, il tua un Juif qui marchait simplement dans la rue, vola tous les objets de valeur de la victime, comme il23. USHMM, RG-2004M, bande 15, dossier 7107. 24. Ibid.

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avait pris lhabitude de le faire avec dautres Juifs de Bershad. Laccus fut condamn 12 ans de travaux forcs, mais le tribunal lui trouva des circonstances attnuantes du fait quil avait perptr son crime sous linfluence de lducation tendancieuse du rgime bourgeois/propritaire foncier quil avait reue lpoque, lui-mme tant un jeune homme duqu dans lesprit de la haine raciale qui ne pouvait alors considrer les dports juifs que comme des espions25 . Le verdict fut rendu le 4 juillet 1953, date laquelle la stalinisation du pays tait dj un fait tabli. Aprs la mort de Staline, les luttes internes au sein du parti communiste roumain favorisrent ce quon appelait les communistes nationaux , favorables la renaissance dun nationalisme roumain latent. Entre-temps, les crimes perptrs contre la population juive pendant la Seconde Guerre mondiale taient devenus des crimes contre la classe ouvrire et les lments antifascistes. Cette tendance se retrouve aussi dans les dossiers du tribunal concernant les derniers procs contre les criminels de guerre. Dans un verdict rendu le 12 mars 1957 par le tribunal militaire dans le procs de cinq criminels de guerre, le mot Juif nest mentionn que sporadiquement et toujours li au mouvement antifasciste, suggrant que la raison de leur dportation ntait pas leur origine juive, mais leur attitude politique. Dans lacte daccusation, les crimes des accuss sont dcrits plusieurs reprises comme la manifestation dune intense activit contre la classe ouvrire et le mouvement rvolutionnaire . Le procs de 1957 eut lieu parce que les accuss, dj condamns par le Tribunal populaire en 1945 avaient interjet appel, demandant tre rejugs par le tribunal militaire. Certains accuss, comme Stere Marinescu et Gheorghe Zlatescu, mentionns plus haut propos des premiers procs, avaient t condamns mort en 1945, mais la sentence fut ensuite commue en prison vie. Le procs de mars 1957 rduisit leurs peines respectivement 20 et 25 ans de prison, la peine dj purge depuis 1945 tant dduite de leurs nouvelles condamnations26. Lhistoire des consquences judiciaires des crimes perptrs contre des civils par larme ou les autorits roumaines, ainsi que par des25. USHMM, RG-2004M, bande 15, dossier 7107, p. 42-45. 26. USHMM, RG-2004M, 19, dossier 4001, vol. III.

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citoyens roumains ordinaires, la veille de la Seconde Guerre mondiale et pendant la guerre soulve bien des questions. Quest-il arriv ces criminels de guerre introuvables lpoque de leur procs ? Dans quelle mesure justice a-t-elle t rendue aux victimes de la Shoah dans le pays ? Lappareil judiciaire du rgime communiste a-t-il t au service de la vrit, ou plutt au service des intrts du parti ? Le nombre important de procs et de condamnations prononces par divers tribunaux roumains tmoigne dun certain empressement du rgime punir les criminels. Pour le rgime communiste, une large part de ces criminels taient non seulement des meurtriers de Juifs, mais aussi de fervents anticommunistes. Le parti avait donc aussi intrt se dbarrasser de ces lments de droite. Ni les plaignants ni les juges ne faisaient de distinction particulire entre crimes politiques et crimes raciaux, puisque les mmes personnes reconnues coupables davoir tortur ou tu des communistes furent juges dans les mmes procs que ceux qui furent reconnus coupables de la dportation ou du meurtre de Juifs. Selon la loi 312/1945 sur laquelle se fondrent la plupart des verdicts, la perscution raciale comme la perscution politique lgard dopposants fut tenue pour partie intgrante du rgime doppression favorable aux nazis. La Roumanie naurait tout simplement pas pu viter de sanctionner les criminels de guerre, indpendamment du caractre racial ou politique des crimes commis, puisque cette sanction tait stipule aussi bien dans laccord darmistice de septembre 1944 que dans le trait de paix de fvrier 1946. Cependant, les procs et la question des criminels de guerre disparurent des dbats publics peu aprs 1950 ; puis ils seffacrent galement de la mmoire collective. Les criminels de guerre roumains nentraient pas dans le cadre de limage que les nouveaux idologues nationalistes du parti avaient labor pour prsenter la Roumanie comme un pays nayant jamais caus de tort quiconque. Ce ntait pas le pays ou le peuple roumain, en tant quentit, qui avait caus du tort, mais des individus, ce qui confirmait le fait quil ny avait pas, dans le monde, de peuples innocents ou coupables, mais des individus humains et dautres inhumains, quelle que soit leur nationalit.