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O n réussit en général assez bien à faire plusieurs choses en même temps : discuter avec ses enfants de la journée d’école en lisant les derniers résultats sportifs dans le journal, gérer un problème profession- nel par téléphone alors que l’on est au volant, écouter un livre audio tout en bricolant, etc. Cet exercice peut néanmoins se révéler péril- leux dans certaines circonstances. C’est d’ail- leurs le message de la sécurité routière « Téléphoner en conduisant multiplie par cinq les risques d’accident s », lancé en 2008 et fondé sur des données statistiques. Mais alors, que sait-on de notre capacité à traiter simultanément plusieurs informations différentes ? Dans quelles circonstances risque- t-on d’être en difficulté, voire en danger ? S’améliore-t-on avec de l’entraînement ? En fait, toutes ces questions n’en font qu’une: comment fonctionnent les mécanismes men- taux en jeu quand on traite plusieurs informa- tions simultanément ? Pour répondre à ces questions, de nombreuses recherches ont été réalisées en psychologie cognitive sur le traite- ment simultané de deux informations. La méthode généralement employée consiste à mesurer le comportement d’individus placés dans des situations expérimentales les contrai- gnant à traiter en même temps deux tâches dis- tinctes plus ou moins difficiles. Les psycholo- gues évaluent le temps de réaction ou le nom- bre d’erreurs pour en déduire les caractéristi- ques du traitement de l’information. Nous pré- senterons ici les découvertes les plus importan- tes sur des propriétés de l’architecture cognitive humaine responsables de nos éventuelles défaillances en situation de tâches multiples. Lire Hugo en écrivant Racine Le philosophe français Frédéric Paulhan publia en 1887 l’article fondateur de la psycho- logie scientifique naissante sur l’attention inti- tulé La simultanéité des actes psychiques. Cet article fut le premier à poser, au moyen de l’ex- périmentation, la question de la capacité de l’homme à traiter deux tâches simultanées. Paulhan y décrit différentes procédures consis- tant à faire deux tâches en même temps : « J’écrivais, par exemple, du Racine en récitant à voix basse du Leconte de Lisle ou du Musset, ou du Victor Hugo » ; ou encore : « J’ai multi- plié 45 924 par 835, en récitant des vers de Leconte de Lisle ». Il constate que la réalisation de chaque tâche prend plus de temps et comporte plus d’er- reurs lorsqu’elle est effectuée en même temps que l’autre. Néanmoins, Paulhan observe que la durée totale nécessaire à la réalisation simul- tanée des deux tâches est inférieure à la somme des durées des tâches effectuées séparément. Paulhan en déduit que « la simultanéité des opérations psychiques est une règle qui n’a peut-être pas d’exceptions ou qui n’en a que de très rares », jetant ainsi les fondements de la croyance en la capacité de notre esprit à traiter simultanément plusieurs informations. La méthode introspective qu’utilise Paulhan comporte cependant un certain nombre Psychologie cognitive François Maquestiaux, enseignant-chercheur en sciences et techniques des activités physiques et sportives, STAPS, à l’Université Paris-Sud 11, est membre de l’unité de recherche CIAMS. André Didierjean, professeur à l’Université de Franche-Comté, dirige le Laboratoire de psychologie et anime le pôle Comportements, risques, santé de la MSHE Ledoux (USR 3124). 46 © Cerveau & Psycho - n° 45 mai - juin 2011 Lire son journal en écoutant une question ; conduire en téléphonant : l’attention peut-elle se partager ? L’entraînement apporte des bénéfices nets, mais seulement dans certains cas. Peut-on penser à deux choses à la fois ? En Bref Quand on réalise deux tâches cognitives simultanées, l’une des deux est traitée quelques fractions de seconde après l’autre. Ce délai peut être raccourci au prix d’un entraînement intense avec une limite incompressible. Les effets de l’entraînement ne sont pas transposables d’une tâche cognitive à une autre.

Peut-on penser à deux choses à la fois?psychologie.univ-fcomte.fr/.../document/pdf/cerveau-et-psycho2011.pdf · O n réussit en général assez bien à faire plusieurs choses en

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On réussit en général assez bien àfaire plusieurs choses en mêmetemps : discuter avec ses enfantsde la journée d’école en lisantles derniers résultats sportifs

dans le journal, gérer un problème profession-nel par téléphone alors que l’on est au volant,écouter un livre audio tout en bricolant, etc.Cet exercice peut néanmoins se révéler péril-leux dans certaines circonstances. C’est d’ail-leurs le message de la sécurité routière« Téléphoner en conduisant multiplie par cinqles risques d’accident s », lancé en 2008 etfondé sur des données statistiques.

Mais alors, que sait-on de notre capacité àtraiter simultanément plusieurs informationsdifférentes ? Dans quelles circonstances risque-t-on d’être en difficulté, voire en danger ?S’améliore-t-on avec de l’entraînement ? Enfait, toutes ces questions n’en font qu’une :comment fonctionnent les mécanismes men-taux en jeu quand on traite plusieurs informa-tions simultanément ? Pour répondre à cesquestions, de nombreuses recherches ont étéréalisées en psychologie cognitive sur le traite-ment simultané de deux informations. Laméthode généralement employée consiste àmesurer le comportement d’individus placésdans des situations expérimentales les contrai-gnant à traiter en même temps deux tâches dis-tinctes plus ou moins difficiles. Les psycholo-gues évaluent le temps de réaction ou le nom-bre d’erreurs pour en déduire les caractéristi-ques du traitement de l’information. Nous pré-senterons ici les découvertes les plus importan-

tes sur des propriétés de l’architecture cognitivehumaine responsables de nos éventuellesdéfaillances en situation de tâches multiples.

Lire Hugo en écrivant RacineLe philosophe français Frédéric Paulhan

publia en 1887 l’article fondateur de la psycho-logie scientifique naissante sur l’attention inti-tulé La simultanéité des actes psychiques. Cetarticle fut le premier à poser, au moyen de l’ex-périmentation, la question de la capacité del’homme à traiter deux tâches simultanées.Paulhan y décrit différentes procédures consis-tant à faire deux tâches en même temps :« J’écrivais, par exemple, du Racine en récitantà voix basse du Leconte de Lisle ou du Musset,ou du Victor Hugo » ; ou encore : « J’ai multi-plié 45 924 par 835, en récitant des vers deLeconte de Lisle ».

Il constate que la réalisation de chaque tâcheprend plus de temps et comporte plus d’er-reurs lorsqu’elle est effectuée en même tempsque l’autre. Néanmoins, Paulhan observe quela durée totale nécessaire à la réalisation simul-tanée des deux tâches est inférieure à la sommedes durées des tâches effectuées séparément.Paulhan en déduit que « la simultanéité desopérations psychiques est une règle qui n’apeut-être pas d’exceptions ou qui n’en a que detrès rares », jetant ainsi les fondements de lacroyance en la capacité de notre esprit à traitersimultanément plusieurs informations.

La méthode introspective qu’utilise Paulhancomporte cependant un certain nombre

Psychologiecognitive

François Maquestiaux,enseignant-chercheur en sciences et techniquesdes activités physiques et sportives, STAPS, àl’Université Paris-Sud 11,est membre de l’unité de recherche CIAMS.André Didierjean,professeur à l’Université de Franche-Comté, dirigele Laboratoire de psychologie et anime le pôle Comportements,risques, santé de la MSHELedoux (USR 3124).

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Lire son journal en écoutant une question; conduire en téléphonant : l’attention peut-elle se partager? L’entraînement

apporte des bénéfices nets, mais seulement dans certains cas.

Peut-on penser à deux choses à la fois ?

En Bref• Quand on réalisedeux tâches cognitivessimultanées, l’une desdeux est traitée quelques fractions deseconde après l’autre.

• Ce délai peut être raccourci au prix d’un entraînementintense avec une limiteincompressible.

• Les effets del’entraînement ne sontpas transposablesd’une tâche cognitive à une autre.

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d’obstacles à l’identification des mécanismesmentaux en jeu. Il en énumère quelques-uns :« Un fait à considérer, c’est la nécessité de s’ob-server soi-même pendant la double opération,et non seulement de s’observer, mais de se pré-parer à voir le moment où l’opération finira, etde ne pas oublier celui où elle a commencé (cequi, d’ailleurs, m’est arrivé deux ou trois fois). »

Un siècle plus tard, une étude publiée en1976 par Elisabeth Spelke, de l’UniversitéHarvard, a surmonté les obstacles de l’intros-pection en déduisant la nature des mécanismesmentaux en jeu en observant le comportementde deux étudiants apprenant à lire des histoireset à écrire, en même temps, des mots sous ladictée ! Après 85 heures d’entraînement, diffé-rents indicateurs de performance (durée, nom-bre d’erreurs, compréhension) confirment le

caractère remarquable des performances : lesdeux étudiants parviennent non seulement àlire et à écrire aussi vite en même temps queséparément, mais aussi à comprendre le sensdes histoires et à découvrir les relations entreles mots dictés. Indéniablement, ces résultatsattestent qu’avec de l’entraînement, l’êtrehumain est capable de traiter deux sources dif-férentes d’informations et de produire deuxcomportements complexes simultanément.L’interprétation avancée à l’époque est quel’être humain a la capacité de diviser son atten-tion sans réduire ses performances.

Les auteurs de ces travaux évoquent égale-ment une autre interprétation : avec de l’entraî-nement, les participants développent la capacitéà passer rapidement d’une tâche à l’autre sansperte apparente de performance dans aucune

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1. Jouer aux échecstout en remplissant

sa grille de mots croisés?Ce n’est guère possible,

car l’esprit humain se heurte à un mécanismede rétrécissement du flux

des informations,lesquelles doivent êtretraitées une par une.

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des deux tâches. Cette hypothèse d’une alter-nance attentionnelle rapide est restée dans l’at-tente de validations empiriques jusqu’à l’adop-tion de procédures expérimentales simplifiées.

En 1931, le psychologue américain CharlesWitt Telford explora la capacité humaine àémettre plusieurs réponses volontaires quasisimultanément. Dans cette étude, 29 étudiantsen psychologie devaient effectuer 100 essaisconsistant à réaliser deux détections auditivessuccessives : à chaque essai, ils devaient réagir leplus vite possible à l’émission de deux sonsbrefs en appuyant sur une touche pour chaqueson. Les sons étaient espacés d’une duréevariant aléatoirement d’un essai à l’autre (500,1 000, 2 000 ou 4 000 millisecondes). Les résul-tats ont montré que la seconde détection estralentie de plus de 100 millisecondes lorsque ladurée entre les sons est courte. D’après Telford,une période de relative inexcitabilité – appeléephase réfractaire – existerait entre deux réac-tions successives.

Dans le prolongement de ce résultat, la psy-chologue Margaret Vince, de l’Université deCambridge, publie en 1948 des travaux éva-luant les comportements de participants à unetâche de poursuite nécessitant d’effectuer desséries d’ajustements successifs. Les sujetsdevaient repositionner un stylet à chaque foisque celui-ci déviait de façon soudaine d’untracé imposé. Vince observe un ralentissementde 250 millisecondes du temps de réaction ausecond ajustement quand les deux déviationssurviennent quasi simultanément (la durée lesséparant était de 50 millisecondes seulement).Elle attribue ce résultat à une interruption dutraitement de la seconde réaction, provoquéepar une phase réfractaire psychologique.

Aujourd’hui, on appelle « protocole de lapériode réfractaire psychologique » la procé-dure de double tâche consistant à présenterdeux stimulus (par exemple un son et une let-tre), séparés par des durées variables (de 15 à1 000 millisecondes), et nécessitant deux répon-ses motrices rapides (dire un mot en réactionau son et appuyer sur une touche en réaction àla lettre). Il est devenu un formidable outil per-mettant de disséquer la nature des processusmentaux à l’œuvre en situation de doubletâche. Ce protocole est à l’étude des mécanis-mes de l’attention en psychologie ce qu’a été lemicroscope à l’étude des cellules en biologie.

Une « période réfractaire »psychologique

De par sa simplicité et ses caractéristiques, leprotocole de la période réfractaire psychologi-que garantit un contrôle rigoureux sur ce quefait le participant. Le chercheur connaît le débutet la fin du traitement de chaque tâche et peutmesurer avec précision l’interférence d’unetâche sur l’autre. Au cours des 30 dernièresannées, notamment sous l’impulsion du psy-chologue Harold Pashler, de l’Université deCalifornie à San Diego, ce protocole a permisun développement sans précédent des recher-ches sur les mécanismes de l’attention. Elles ontpermis de mettre en évidence un phénomènepsychologique omniprésent et extrêmementrobuste, l’effet de période réfractaire psycholo-gique. Ce phénomène correspond à l’allonge-ment d’au moins 300 millisecondes du tempsde réaction à la seconde tâche, quand celle-ciintervient très rapidement après la première.

Le ralentissement atteint parfois plus d’unedemi-seconde. Les travaux de H. Pashler ontcontribué à préciser les conditions d’apparitionde l’effet de période réfractaire. Cet effet estomniprésent : on l’observe sur une vaste gammede tâches expérimentales accomplies par paires,y compris celles pour lesquelles les stimulusempruntent des récepteurs sensoriels distinctset pour qui les réponses motrices se font par desvoies distinctes. L’effet de période réfractaire neserait donc pas lié à l’utilisation de tel ou telcanal sensoriel, mais imputable à la présenced’une limitation mentale située au niveau cen-tral du traitement de l’information, entre la per-ception et la programmation de l’acte moteur.

Rejoignant une suggestion proposée en 1952par le psychologue anglais Alan Welford, del’Université de Cambridge, H. Pashler a identifiéla nature de cette limitation cognitive : un méca-nisme de traitement sériel, ou goulet d’étrangle-ment, imposant de traiter une seule opérationcentrale à la fois. En d’autres termes, les infor-

2. Le philosopheFrédéric Paulhan futsans doute le premier àexpérimenter la capacitéde l’esprit à se partagerentre plusieurs tâches.Il s’entraînait à écrire desvers de Racine en récitantdes extraits de Leconte de Lisle, de Musset ou de Victor Hugo (tableaude Bertha Rhodes, 1905).

3. Chanter tout enmarchant sur un fil ? Il y a fort à parierqu’aucune des deuxperformances ne soit très réussie !

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mations nécessitent d’être traitées les unes aprèsles autres : cette découverte est connueaujourd’hui sous le nom de modèle du gouletd’étranglement central. En définitive, deux trai-tements centraux liés à deux actions distinctes,par exemple les processus mentaux consistant àdécider de la réponse à donner à un stimulus,sont nécessairement exécutés l’un après l’autre.

L’effet de période réfractaire est un phéno-mène psychologique se généralisant à dessituations réelles. Ce qu’attestent les résultatsd’une étude réalisée sur simulateur deconduite par Jonathan Levy et H. Pashler,publiée en 2006. Ces auteurs ont observé desétudiants détenteurs d’un permis de conduiredepuis quelques années (52 mois en moyenne).Ils leur ont demandé de réaliser une tâche élé-mentaire dite « de temps de réaction dechoix » : ils devaient, par exemple, réagir à unson en disant « un » ou à deux sons en disant« deux ». Simultanément, on leur demandaitde freiner d’urgence en réaction à l’allumagedes feux d’un véhicule situé devant eux.

Les expérimentateurs ont constaté qu’ils frei-naient 150 millisecondes plus tard que s’ilsn’avaient aucune tâche à réaliser en mêmetemps. Ce retard de freinage, d’apparence négli-geable, peut avoir de graves conséquences ensituation réelle. Concrètement, un retard de150 millisecondes augmente la distance de frei-nage de deux mètres quand le véhicule roule àune vitesse de 50 kilomètres par heure, et deplus de cinq mètres pour une vitesse égale à130 kilomètres par heure. Une conversationtéléphonique (même avec un kit mains libres)mobilise davantage notre attention et impliquedes traitements cognitifs qui allongent les dis-tances de freinage d’urgence d’au moins unedizaine de mètres.

Les effets de l’entraînementEst-il raisonnable de croire qu’avec de l’en-

traînement on peut devenir capable de menerplusieurs actions de front ? En d’autres termes,deux traitements centraux différents, par exem-ple répondre à une question au téléphone etdécider de la bonne attitude à adopter à l’ap-proche d’une intersection (accélérer ou ralen-tir), peuvent-ils être exécutés en parallèle ?

Plusieurs études réalisées dans le Laboratoirede cognition de la NASA en Californie, notam-ment par Eric Ruthruff et ses collègues, ontmesuré l’impact d’un entraînement intensif surl’ampleur de telles interférences. Les résultatssont édifiants. Après quelque 15 000 essais d’en-traînement (répartis sur 36 sessions de400 essais) à une double tâche nécessitant deuxréponses motrices différentes (une réponse

vocale et une réponse manuelle), l’effet depériode réfractaire chute à… 40 millisecondesseulement (alors qu’il était de 350 millisecondesavant entraînement). Bonne nouvelle : l’entraî-nement peut réduire de 90 pour cent l’ampleurde l’interférence. Mauvaise nouvelle, malgrétout : le goulet d’étranglement central n’est pasentièrement réductible. La présence d’un effetrésiduel de période réfractaire en est la preuve.

Qu’en conclure ? Le traitement central dechacune des tâches nécessite toujours un peud’attention, limitant la performance des parti-cipants à cette étude. Par ailleurs, la forte réduc-tion de l’effet de période réfractaire relevée chezces participants est difficilement généralisable àd’autres situations de double tâche, même trèssemblables : E. Ruthruff a observé que le simplefait de remplacer la réponse vocale à l’une destâches par une réponse manuelle provoque chezles sujets entraînés un retour à la case départ :l’effet de période réfractaire remonte à 360 mil-lisecondes ! Ainsi, les bénéfices engendrés parl’entraînement sont difficilement transférablesà de nouvelles situations de double tâche, fus-sent-elles similaires.

Certaines situations semblent échapper àcette règle. Dans une étude publiée en 2008,nous avons montré qu’après six séances d’en-traînement (représentant un total d’environ5000essais), une majorité de personnes (17adul-tes sur 20) parviennent à prendre simultanémentdeux décisions distinctes, telles qu’appuyer surune touche en réaction à l’apparition d’une lettreet prononcer une syllabe en réaction à un son.

La première condition est le type d’entraîne-ment, qui doit exclusivement porter sur la tâchedont le stimulus arrive en deuxième position.En effet, des résultats montrent que quand l’en-traînement porte sur la première tâche, l’effetde période réfractaire psychologique demeure

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4. Conduire en téléphonant?

Les expériences en laboratoire montrentque toute tâche motrice,

par exemple appuyer sur le frein, est différée de100 à 500 millisecondes

si le conducteur téléphone.

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relativement intact. Ceci tiendrait à un mode« réflexe » de recrutement des ressources atten-tionnelles. Supposons que vous soyez en train derégler votre GPS, lorsque la voiture qui vous pré-cède freine brusquement. La première méthodepour parvenir à régler le GPS tout en freinantconsiste à travailler sur le stimulus arrivant enseconde position, l’opération de freinage : ils’agit de s’entraîner à freiner le plus rapidementpossible en voyant s’allumer les feux arrière de lavoiture de devant. Si au contraire, vous vousentraînez sur la première tâche (régler le GPS),l’effet de période réfractaire demeurera intact :vous entraîner à pianoter de façon automatiquesur votre GPS ne réduirait pas le temps de réac-tion en cas de freinage urgent. Ainsi, même si letraitement d’une tâche pour laquelle on s’estbeaucoup entraîné peut parfois s’effectuer prati-quement sans efforts d’attention (de façon quasiautomatique), si des ressources sont disponiblesparce que la tâche entraînée arrive en premier,alors elle les consommera !

Nous avons également mis au jour que l’âgen’est pas un avantage pour éliminer le gouletd’étranglement central. Dans une étude publiéeen 2010, nous avons ainsi montré que, dans desconditions favorisant le traitement parallèle dedeux décisions différentes (notamment enmultipliant les essais d’entraînement jusqu’à5 000), les seniors âgés d’environ 63 ans présen-tent des périodes réfractaires de plus de500 millisecondes en moyenne. Le gouletd’étranglement ne diminue pas quelle que soitla durée de l’entraînement : dans une nouvelleétude, nous avons découvert que cette valeurde 500 millisecondes subsiste chez les seniorsmême après 10 000 essais d’entraînement. Sansconteste, le vieillissement freine le partage del’attention entre deux tâches rapides.

Il existe une autre condition permettant d’éli-miner le goulet d’étranglement central : poureffectuer simultanément deux traitements cen-traux différents, il faut impérativement utiliserdes réponses motrices différenciées, telles uneréponse manuelle et une réponse vocale. Dans

une série d’expériences réalisées récemment,nous avons montré que si chaque tâche doit êtretraitée par une main différente, ou si la premièretâche est traitée par une main et la seconde parun pied (réponses uniquement motrices, donc),un effet de période réfractaire d’environ600millisecondes survient chez tous les partici-pants entraînés. Ce résultat inattendu s’expli-querait par une mise en attente du traitement dela seconde tâche jusqu’à ce que le système cogni-tif ait reçu la certitude que la première réponsea effectivement été initiée et accomplie…

Ce système de mise en attente suggère l’exis-tence d’un câblage cognitif qui nous protégeraitdu risque d’exécuter simultanément deux tâchesdiscordantes, comme scier de la main droite ettaper avec un marteau de la main gauche.

Les limites de l’espritL’architecture cognitive humaine semble

donc imposer, dans la majorité des situations,de ne traiter qu’une seule tâche à la fois. S’il estvrai que nous sommes capables d’effectuerdeux activités familières, par exemple envoyerun message SMS tout en faisant du vélo, c’estprobablement que nous avons appris à éviter detraiter en même temps les aspects les plus cog-nitifs des deux activités (dans ce cas, le gouletd’étranglement central est latent). Néanmoins,le cycliste aura probablement un comporte-ment inadapté si, alors qu’il réfléchit au choixdu mot, s’ouvre inopinément la portière d’unevoiture en stationnement…

Les recherches menées jusqu’ici suggèrentqu’il y a perte d’efficacité dans les situations detâches multiples, notamment lorsqu’il s’agit,alors qu’un premier comportement est déjà encours (parler avec quelqu’un en voiture), d’exé-cuter rapidement un second comportement(freiner). Le pire est sans doute de réaliser deuxtâches motrices (fouiller dans un sac et freiner).Si quelques situations de laboratoire ont été iso-lées, où l’homme peut traiter deux penséessimultanément, elles demeurent anecdotiques etn’ont pas été reproduites en situations réelles.L’état actuel des connaissances souligne la dan-gerosité potentielle que tout un chacun encourt,dans la vraie vie, à vouloir être « multitâche ».L’homme peut être multitâche, mais rencontredes difficultés lorsque ces situations imposentde prendre deux décisions en même temps. �

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Bibliographie

F. Maquestiaux et al.,Learning to bypass the central bottleneck :Declining automaticitywith advancing age, inPsychology and Aging,vol.25, pp.177-192,2010.F. Maquestiaux et al.,Bypassing the centralbottleneck after single-task practice in the psychologicalrefractory periodparadigm : Evidence fortask automatization andgreedy resourcerecruitment, in Memory& Cognition, vol.36,pp.1262-1282, 2008.E. Ruthruff et al.,Why practice reducesdual-task interference, inJournal of ExperimentalPsychology : HumanPerception andPerformance, vol.27,pp.3-21, 2001.H. Pashler,The Psychology ofAttention, MIT Press,1998.F. Paulhan,La simultanéité des actespsychiques, in RevueScientifique, vol.13,pp.684-689, 1887.

5 000 10 000Pério

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5. Le délai minimal entre la réalisation de deuxtâches mentales ou motrices, nommé période réfractaire

psychologique, diminue au fil de l’entraînement chez les sujets jeunes (moins de 30 ans). Toutefois, quand

la tâche a été réalisée 10000 fois, on ne constate plus d’amélioration.

Nombre d’essais

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