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PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS SERIE 29 RUE RAFFET 75016 PARIS - 01 43 80 46 11 FEV/MARS 11 Parution irrégulière Surface approx. (cm²) : 1843 Page 1/4 FELIN 6378417200509/XSB/OTO/2 Eléments de recherche : EDITIONS DU FELIN : toutes citations

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LA PLACEDE L'HOMME DANSLE COSMOS

Par Augustin BerquePropos recueillis par Sven Ortoli

Le réel est-il objectif? Faut il I écrire avec un petit ou un grand « R »? L héritage de Descartesest devenu trop lourd, explique Augustin Berque Nous souffririons aujourd hui d'une « acosmie »,comprenez cette fois d'une incapacité a trouver notre place dans le cosmos

+ « Lorsque Platon dit du cosmos, dansle Timee, qu'il est "très grand, très bon,très beau et très accompli", il le chargede valeurs humaines II pressent par

la, symboliquement, que la réalité ne se réduit pasa l'univers neutre des objets physiques C'estquelque chose de plus, qui émerge avec notrepropre existence moi comme individu, nouscomme société, nous comme humains et, au delàencore, nous comme vivants II y a tous ces degrésdans l'élaboration d un monde Or le grandproblème de la modernité, depuis le paradigmescientifique du xwie siècle, c'est la tentation dereduire le monde a l'Univers, en faisant abstractionde la cosmicite qu'impliqué notre existence

II faut s'arrêter sur la signification de ce mot,cosmos Pour le sens commun c est I espace

intersidéral, les ténèbres extérieures ou l'êtrehumain n'a pas sa place même si des cosmonautess'y aventurent de temps à autre Ce sens la, oucosmos est a peu près synonyme d Univers, esttrès éloigné de celui qu'avaient kosmos en grec etmundus en latin II exclut le monde humain, et en

particulier le monde inteneur de la subjectivité Uncosmologue, aujourd'hui, c est un astre-physiciendont l'objet d étude na rien a voir avec les affaireshumaines Or, tant kosmos que mundus signifiaientun ordre général ou l'être humain et les choses quil'entourent étaient en correspondance de telle sorteque chaque personne et chaque chose y trouvaientleur place De ce sens premier dérivaient deuxbranches explicitement correlees I une s'appli-quant au macrocosme, c est a dire au monde quinous entoure, I autre au microcosme, c est a dire anotre corps La première a engendre le sens actuelde "cosmos" La seconde, qui avait pris le sens de'parure , ne subsiste plus que dans l'etymologied'un mot tel que cosmétique" la correspondanceinitiale a totalement disparu

Quand on s interroge sur le cosmos aujourd'hui,on peut donc distinguer deux points de vue celuide I anthropologue qui va étudier comment telle outelle culture conçoit l'ordre du monde, son cosmos,et celui du scientifique, qui construit le monde aparer d une science physique Cette cosmologie narien a voir avec notre existence Descartes énonçait

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déjà son pnnape comme l'exigence de s'abstrairedu sentiment , et on pourrait aller plus loin et luidonner comme pnnape I exigence d'abstraire l'existence humaine de la réalité dont on veut traiter

Le paradigme moderne a donc institue le dualisme sujet objet le Réel avec un grand R cestun absolu, un objet qui existe en soi, pur de touteprédication humaine Symétriquement lasubjectivite du sujet moderne a été absolutisee II y a entreces deux pôles un abîme Or la réalité est justementdans leur interaction ce que j'appelle la 'trajecuonLes choses concrètes sont "trajectives entre lesdeux pôles théoriques du sujet et de I objet, leurréalité s instaure de manière contingente et necessairement historique Cette trajecnon est a I œuvredepuis qu'existé la vie dans la corrélation du vivantet de son milieu C'est le rapport qui crée la réalitédans I evolution et dans l'histoire Celle ci est doncirréductible a I identité de I objet car, dans la trajection, il y a continuellement sortie hors de I identite C'est une réalité avec un pent "R", car elle estnécessairement contingente et donc irréductible ace que le moderne veut en faire, à savoir une alternative entre le hasard et la nécessite Entre les deux,

Géographe et orientaliste Augustin Berqueest directeur d études a I Ecole des hautesétudes en sciences sociales (EHESS)Parmi ses livres Le Sauvage et I ArtificeLes Japonais devant la nature (Gallimard1986) Écoumene Introduction a / étudedes milieux humains (Beln 2000) Histoirede / habitat idéal De I Orient vers I Occident(Le Félin 2010) ou Milieu et identité humaineNotes pour un dépassement de la modernité(Donner lieu 2010) II a été en 2009 lepremier Occidental a recevoir le Grand Prixde la culture asiatique de Fukuoka

dans l'intervalle créatif entre hasard et nécessite, ily a la contingence c'est la que réside le cosmos,entre les deux pôles théoriques de l'Univers (la purenécessite) et du chaos (le pur hasard)

Ce développement historique et contingent, quej appelle, en détournant un concept d Alfred NorthWhitehead, 'concrescence ' - le fait de croîtreensemble (cumcrescere) implique que, dans laréalité, les choses et les êtres sont lies concrètementcar ils ont grandi ensemble depuis que la vie existeLes choses ne sont donc pas des objets Elles ne sontmême pas réductibles a des objets, car elles se sontformées dans le tissu de corrélations qui a également produit notre propre existence, par un enchaînement qui est toujours présent au fond de notrechair, mais n a cesse de se déployer depuis le débutde la vie dans une ontogenèse de plus en plus elaborée, de plus en plus singulière, jusqu a culminerpar exemple dans la conscience individuelle d'unêtre humain vivant en France en 2011

( La réalité est irréductibleà ce que le moderne veut en faireMa cosmologie, en tant que géographe, a com

mence avec I idée que le paysage est a la foisempreinte et matrice empreinte physique deI action humaine d une part, matrice phénomènelogique de notre sensibilité d autre part On trouvedéjà chez Platon dans le limée, une intuitionfondamentale a cet égard I existant (l'être relatif,la genesîs) n'a pas seulement un topos un emplacément, il suppose une chôro, un milieu Et Platonva plus loin la chora est d'un troisième et autregenre" (triton allô genos), qui n'est m celui deI' idée" comme être absolu existant independamment du temps et de I espace, m celui de lagenesiscomme être relatif La chôra permet a l'être relatifd'exister elle est a la fois matrice et empreinteC'est une idée qui peut être traduite en termesactuels dans les interactions entre l'organisme etson milieu Levolution des espèces se fait dans

Par Augustin BerquePropos recueillis par Sven Ortoli

cette interrelation le milieu n'est pas un environ-nement qui serait un simple donne, un simpleunivers objectif, il se construit en interrelation avecla construction du sujet au cours de l'histoire naturelie puis de I histoire humaine et enfin de I histoire individuelle C'est pourquoi la réalité dumilieu (ou du monde ambiant, Umwelt commedisait le biologiste et philosophe Jakob vonUexkull) est trajective Mon existence supposecelle de mon milieu et réciproquement fl y a biensur des problèmes d'échelle ontologique dans letemps et dans l'espace, car la subjectite (subjecthood) d une espèce vivante n'est pas la subjectivite (subjectiveness) de la conscience d'une personne individuelle, mais le principe est le mêmequ il s agisse du vivant ou de I humain, il y acosuscitadon" entre le sujet et son milieuLe dualisme moderne exclut cette relation tra

jective Réduisant les milieux, qui sont toujoursspécifiques, a un environnement universel 0 Umgebimg d Uexkull), il a entraîne ce que j appelle une"acosmie Au départ simple postulat nécessaire ala science naissante, cette abstraction s'est progres-sivement immiscée dans notre réalité jusqu'às imposer dans notre quotidien trois siècles aprèsl'établissement de ce paradigme, alors même quecelui ci était conteste des le xrx= siècle par la geomême non euclidienne S'il domine encore notremonde, c est notamment par le biais de l'economicisme mecamste dont la prétention a être unescience exacte, dotée d'un prix Nobel, contredit leprincipe même de I économie puisque celle ciconsiste en principe a gérer la demeure humaine(oikos) plutôt qu'une salle des machines Une véntable économie devrait donc prendre en compte latrajectivite des milieux humains Au contraireparce qu'elle veut être une science d objets l'economie dérive vers ce que l'historien de I économiePhilip Mirowsta appelle dans son livre MachineDreams, paru en 2001, une "cyborg science' unesaence qui prend de plus en plus son inspiration

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dans les sciences de l'ingénieur (la thermodyna-mique, la biologie moléculaire, etc ), prétendanten somme plaquer la géométrie des formes plato-niciennes sur le monde sensible.

Les réactions humaines contre ce mécanicismese traduisent souvent par une révolte contre laraison elle-même, par un rejet de la rationalité- qu'on peut lire dans des mouvements comme leNew Age. Pour schématiser: matérialisme d'uncôté, spiritualisme de l'autre.

L'une comme l'autre de ces deux positions sontoutrées, non pertinentes aux milieux humains.Elles en restent au dualisme cartésien, d'un côtéla science pure, ranimai machine, et, de l'autre, lesentiment. Cette dualité conduit à l'acosmie, caron ne peut plus faire le lien entre le monde sensibleet cette mécanique C'est par exemple ce qui s'estmanifesté au début du quinquennat de NicolasSarkozy avec, d'un côté, le Grenelle de l'environ-nement pour l'écologie et, de l'autre, la commissionAttali pour l'économie. Les contradictions évi-dentes entre ces deux pôles soulignaient l'existencede deux vérités concurrentes : l'une écologique etl'autre économique, qui n'arrivaient pas à serejoindre. Nous n'avons plus de cosmos pourembrayer ces deux univers. C'est ça, l'acosmie.

D'ailleurs, il suffit pour en observer les effets derevenir aux valeurs humaines fondamentales : leBien, le Beau, le Vrai. Où sont-elles aujourd'hui?Notre monde contrevient au Bien, puisqu'il va vers

des inégalités toujours plus grandes ; il contrevientau Beau, puisque la décomposition des formesurbaines et le mirage des campagnes, dans ce qu'onappelle l'urbain diffus, ne cesse d'enlaidir le pay-sage , enfin il contrevient au Vrai, puisqu'il n'arrivepas à concilier ses doubles ventes. Nous ne savonsplus conjoindre le Bien, le Beau et le Vrai parce quenous n'avons plus de cosmos Pour s'en tenir auVrai, que s'est arrogé la science, il a lui-mêmedivergé entre ce qui relève des affaires humaineset ce qui relève de la Terre, entre l'économique etl'écologique. Et c'est ainsi que ce monde régi parl'économicisme devient insoutenable.

Surmonter le dualisme^sujet-objetPour soigner cette acosmie et faire qu'il y ait à

nouveau cosmicité, il faut surmonter le dualismemoderne. Il faut réinventer le « troisième genre »de la chôra, ce qui est, pour moi, la trajecnvité desmilieux humains. La science elle-même nousmontre le processus de cosuscitation entre le sujetet son milieu, entre le vivant et son Umwelt J'ai étéinitialement sensibilisé à ce type de problèmes, à lafois ontologiques et cosmologiques, par le biaisd'une simple approche géographique Par exemple,le pétrole n'est pas un objet, mais quelque chose detrajectif : une "ressource", née de la cosuscitationentre ce qui était au départ un donné purementgéologique, mais qui est devenu carburant avechnvennon des moteurs à explosion. Il y a bien eulà cosuscitation entre l'humain et son milieu • lepétrole est devenu une ressource qui désormaisrègne sur notre monde, mais ce devenir (cettegenesis) a supposé une technologie particulière,création humaine qui n'existait pas il y a deuxsiècles. Le lien de l'un à l'autre, c'est la contingence

ugustin Berque

de l'Histoire qui l'a engendré. Cette contingence, cen'était ni le hasard m la nécessité, mais le croître-ensemble, la concrescence de la réalité.

Et ce n'est pas seulement l'histoire humaine quirelève de cette concrescence, mais aussi l'histoirenaturelle, l'évolution des espèces. À mon sens, l'évo-lution n'est concevable qu'en termes de rapportstnadiques entre la subjectité du vivant, l'environne-ment objectif et le milieu qui est propre à telle outelle espèce, c'est-à-dire créé par cette espèce dansson evolution même. Pour moi, la trajectivité dumilieu est ainsi le "troisième genre" qui nous man-quait pour saisir la réalité concrète, entre les deuxpôles théoriques du sujet et de l'objet. Reste à mieuxcomprendre cette relation tnadique. De ce point devue, physiciens comme géographes travaillent surle même problème • résoudre l'apone du dualisme,qui a placé le physique pur d'un côté, le cogito purde l'autre, avec entre les deux le néant.

Les embrayer par un ders terme, ce serait recou-vrer notre cosmicité perdue. Cela touche tous lesaspects de la pensée et de l'existence. La crise del'environnement nous révèle que la décosmisationmoderne, issue du dualisme, est en train de sapermatériellement les fondements terrestres de l'exis-tence humaine Aujourd'hui, ce n'est donc plusseulement au sens ontologique, mais aussi au sensécologique que, faute de cosmicité, nous avonsperdu notre place dans l'ordre général des choses.Quand l'empreinte écologique de l'humanité dansson ensemble dépasse d'un tiers la biocapacité dela Terre, quand, surtout, les sociétés dites "déve-loppées" ont un mode de vie dont le maintien àlong terme exigerait non pas une, mais cinq ou sixplanètes, il est clair que l'être humain DOIT, souspeine de mort, s,e "recosmiser" : retrouver sa justeplace dans le cosmos. »

1< La crise de l'environnementnous révèle que la décosmisationmoderne [...] est en train de sapermatériellement les fondementsterrestres de l'existence humaine »