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Comptes rendus Pierre Grémion, Françoise Piotet (Eds.), Georges Friedmann, un sociologue dans le siècle 1902–1977, CNRS Éditions, coll. « CNRS-Sociologie », Paris, 2004, (186 p.) À l’occasion du centenaire de la naissance de Georges Friedmann (1902–1977) et seize ans après le colloque organisé à Bruxelles, dont les actes ne furent jamais publiés, Pierre Grémion et Françoise Piotet ont organisé en son honneur une journée d’étude le 7 juin 2002 à l’École normale supérieure, dont G. Friedmann fut l’élève. Le présent ouvrage reprend les contributions à cette manifestation complétées par un article de F. Piotet. L’ouvrage est organisé en trois volets : le premier éclaire le parcours idéologique de G. Friedmann, le second présente des lectures de ses ouvrages par des sociologues contem- porains, le troisième est composé de témoignages de quelques-uns de ses plus illustres disciples. Ce plan rend bien compte du projet d’un travail kaléidoscopique mêlant les gen- res, les points de vue et les générations. Il est toutefois un peu problématique par les répé- titions qu’il induit mais aussi par les zones d’ombre qu’il laisse : en effet, la première partie porte sur la période 1920–1950, comme si le positionnement idéologique de G. Friedmann n’avait plus varié ensuite, et la seconde sur son œuvre d’après-guerre, comme s’il n’avait rien publié auparavant. À cet égard, ce livre doit plus être considéré comme un fort utile dossier que comme une étude définitive. Il a été nourri par l’ouverture d’archives publi- ques, notamment soviétiques, ou privées : lettres et documents communiqués par la famille et les proches. Signalons notamment l’insertion de deux témoignages inédits de G. Friedmann datés de 1941 et 1946 ainsi que d’une lettre de G. Friedmann adressée à Jean-René Tréanton, où ce dernier se fait tancer pour ses coupes dans le texte d’introduc- tion au Traité de sociologie du travail — lettre dont la lecture impertinente par J.-R. Tréanton constitua d’ailleurs un moment fort du colloque. La première série de contributions présente l’itinéraire de G. Friedmann, des années 1920 (Daniel Lindenberg) aux années 1940 (Nicole Racine), en passant par les voyages en URSS des années 1930 (Rachel Mazuy) et les années de résistance toulousaines (Jean- Pierre Almaric). Ces différentes contributions analysent notamment les rapports tumul- tueux et torturés entretenus par G. Friedmann avec le Parti communiste : participation dès le milieu des années 1920 aux revues des jeunes intellectuels marxistes, prise de distance en 1938–1939 après la réception critique par les intellectuels communistes autorisés de De la sainte Russie à l’URSS et surtout le pacte germano-soviétique, puis après-guerre, nou- veau rapprochement provisoire, cette fois-ci distancié. Signalons la communication parti- culièrement riche de N. Racine. On peut regretter en revanche que R. Mazuy minimise les allégeances prosoviétiques de G. Friedmann, qui le conduisent en 1938 à prendre vivement à partie André Gide. Plus généralement on peut se demander pourquoi l’approche histo- rienne de G. Friedmann se limite à la première partie de son existence et se focalise sur ses Sociologie du travail 47 (2005) 421–430 http://france.elsevier.com/direct/SOCTRA/

Pierre Grémion, Fransoise Piotet,Editors, ,Georges Friedmann, un sociologue dans le siècle 1902–1977 (2004) CNRS Éditions, coll. « CNRS-Sociologie »,Paris (186 p.)

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Comptes rendus

Pierre Grémion, Françoise Piotet (Eds.), Georges Friedmann, un sociologue dansle siècle 1902–1977, CNRS Éditions, coll. « CNRS-Sociologie », Paris, 2004,(186 p.)

À l’occasion du centenaire de la naissance de Georges Friedmann (1902–1977) et seizeans après le colloque organisé à Bruxelles, dont les actes ne furent jamais publiés, PierreGrémion et Françoise Piotet ont organisé en son honneur une journée d’étude le 7 juin 2002à l’École normale supérieure, dont G. Friedmann fut l’élève. Le présent ouvrage reprendles contributions à cette manifestation complétées par un article de F. Piotet.

L’ouvrage est organisé en trois volets : le premier éclaire le parcours idéologique deG. Friedmann, le second présente des lectures de ses ouvrages par des sociologues contem-porains, le troisième est composé de témoignages de quelques-uns de ses plus illustresdisciples. Ce plan rend bien compte du projet d’un travail kaléidoscopique mêlant les gen-res, les points de vue et les générations. Il est toutefois un peu problématique par les répé-titions qu’il induit mais aussi par les zones d’ombre qu’il laisse : en effet, la première partieporte sur la période 1920–1950, comme si le positionnement idéologique de G. Friedmannn’avait plus varié ensuite, et la seconde sur son œuvre d’après-guerre, comme s’il n’avaitrien publié auparavant. À cet égard, ce livre doit plus être considéré comme un fort utiledossier que comme une étude définitive. Il a été nourri par l’ouverture d’archives publi-ques, notamment soviétiques, ou privées : lettres et documents communiqués par la familleet les proches. Signalons notamment l’insertion de deux témoignages inédits deG. Friedmann datés de 1941 et 1946 ainsi que d’une lettre de G. Friedmann adressée àJean-René Tréanton, où ce dernier se fait tancer pour ses coupes dans le texte d’introduc-tion au Traité de sociologie du travail — lettre dont la lecture impertinente parJ.-R. Tréanton constitua d’ailleurs un moment fort du colloque.

La première série de contributions présente l’itinéraire de G. Friedmann, des années1920 (Daniel Lindenberg) aux années 1940 (Nicole Racine), en passant par les voyages enURSS des années 1930 (Rachel Mazuy) et les années de résistance toulousaines (Jean-Pierre Almaric). Ces différentes contributions analysent notamment les rapports tumul-tueux et torturés entretenus par G. Friedmann avec le Parti communiste : participation dèsle milieu des années 1920 aux revues des jeunes intellectuels marxistes, prise de distanceen 1938–1939 après la réception critique par les intellectuels communistes autorisés de Dela sainte Russie à l’URSS et surtout le pacte germano-soviétique, puis après-guerre, nou-veau rapprochement provisoire, cette fois-ci distancié. Signalons la communication parti-culièrement riche de N. Racine. On peut regretter en revanche que R. Mazuy minimise lesallégeances prosoviétiques de G. Friedmann, qui le conduisent en 1938 à prendre vivementà partie André Gide. Plus généralement on peut se demander pourquoi l’approche histo-rienne de G. Friedmann se limite à la première partie de son existence et se focalise sur ses

Sociologie du travail 47 (2005) 421–430

http://france.elsevier.com/direct/SOCTRA/

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rapports avec le communisme. On ne trouvera rien sur la production romanesque du jeuneFriedmann, ni sur ses nombreuses contributions à Europe, comme ses étonnantes lettres devoyages en Italie fasciste. On ne trouvera rien non plus sur sa collaboration avec les histo-riens des Annales, ni sur son travail au Centre de documentation sociale de Célestin Bougléoù il côtoya Raymond Aron, Jean Stoezel ou Marcel Déat...

La seconde partie de l’ouvrage est, pour le lecteur sociologue du travail, la plus déce-vante. Il manque, au regard de la première partie du livre, un retour critique sur l’œuvre quimontrerait comment l’histoire idéologique de G. Friedmann éclaire ses orientations scien-tifiques et leurs évolutions. Mais surtout, l’ouvrage accorde finalement peu de place à laquestion du travail. En effet, outre le Traité de sociologie du travail codirigé parG. Friedmann et Pierre Naville présenté par F. Piotet, trois ouvrages ont été retenus pouranalyse : Leibniz et Spinoza (Jacques Lautmann), La fin du peuple juif (Shmuel Trigano)et La puissance et la sagesse (Denis Segrestin). Il est dommage que le livre « pivot », pourreprendre la formule d’Alain Touraine, qu’est Problèmes humains du machinisme indus-triel (1946) n’ait pas fait l’objet d’un compte rendu circonstancié et que soient passés soussilence les deux ouvrages d’avant-guerre : Problèmes du machinisme en URSS et dans lespays capitalistes (1934) et surtout La crise du progrès (1936). Seuls deux articles sontconsacrés à la sociologie du travail : celui de Pierre Desmarez sur la réception de l’œuvrede G. Friedmann par les sociologues américains et celui de F. Piotet dont on peut regretterqu’il se contente de présenter le Traité, en laissant de côté l’histoire complexe de son éla-boration. Si G. Friedmann n’a en effet finalement joué qu’un rôle limité dans l’écriture decet ouvrage, celle-ci se réalisa dans un contexte de tension entre ses deux codirecteurs querappelle F. Piotet. Mais peut-être le temps de l’histoire n’est-il pas encore venu sur cetterivalité intellectuelle entre G. Friedmann et P. Naville, qui a si fortement marqué l’histoirede la sociologie du travail française ? Signalons pour finir que rien n’est dit sur deux autresthèmes importants de la sociologie de G. Friedmann : la ruralité et les moyens de commu-nication de masse.

Les témoignages de la troisième partie éclairent les contributions précédentes. EdgarMorin propose un riche portrait croisé de lui-même et de son aîné avec qui il a tant partagé :la résistance toulousaine, le communisme, la réflexion sur la question juive... C’est plus le« mandarin » qui apparaît dans les autres contributions, dans celle d’Henri Mendras, quiévoque son embauche comme « nègre » ou celle de J.-R. Tréanton déjà citée. Dans unregistre moins personnel, Jean-Daniel Reynaud et A. Touraine témoignent de l’influenceintellectuelle exercée par G. Friedmann. Tous soulignent l’importance du rôle institution-nel qu’il joua dans cette période de refondation de la sociologie française, sa capacité àmobiliser une équipe de jeunes chercheurs, « sorte de réseau personnel qui fonctionnait endehors de toute institution ou à travers des institutions diverses » (Mendras), sa valorisationde la démarche empirique par les nombreuses recherches qu’il suscita...

P. Grémion et F. Piotet souhaitaient rouvrir le « dossier Friedmann ». Le dossier, déjàriche, n’est pourtant encore qu’entrouvert. On ne peut donc que partager leurs vœux qued’autres recherches poursuivent le présent travail et qu’un fonds d’archives soit constitué àcet effet.

Gwenaële RotFrançois Vatin

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Institutions des dynamiques historiques de l’économie (IDHE),CNRS–université Paris X–Nanterre, Maison Max Weber,

200, avenue de la République, 92001 Nanterre cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected] (G. Rot).

0038-0296/$ - see front matter © 2005 Publié par Elsevier SAS.doi:10.1016/j.soctra.2005.06.010

Michel Forsé, Maxime Parodi, La priorité du juste, éléments pour une sociologiedes choix moraux, Puf, coll. « Sociologies », Paris, 2004 (256 p.)

L’ouvrage de Michel Forsé et Maxime Parodi se fonde sur un postulat, celui d’une révo-lution morale qui, dans les sociétés modernes, établirait désormais une priorité du juste surle bien, pour défendre à partir de là une thèse relative à la « justice comme accord unanimesur des règles pour surmonter un conflit ». Les lecteurs peu familiers avec la philosophiemorale anglo-américaine ne saisiront peut-être pas immédiatement le sens de la distinctionentre les deux termes « juste » et « bien » qui appartiennent l’un et l’autre au vocabulaire dela morale et qui, en réalité, se recoupent très souvent entre eux. Mais les auteurs, et ce n’estpas le moindre intérêt de cet ouvrage, s’efforcent de mettre à leur disposition les principauxéléments du débat moderne sur ce sujet, dont l’origine se trouve dans la tradition du libé-ralisme politique, et en particulier dans l’œuvre de John Rawls. Suivant une présentationschématique, les théories du juste s’inscrivent dans une approche déontologique plutôt queconséquentialiste de la morale, privilégient le raisonnable, au sens d’un usage public, imper-sonnel et impartial de la raison, sur le rationnel, au sens d’une maximisation des utilités oudes préférences particulières, et finalement une conception libérale plutôt que perfection-niste du bien public, au sens d’une neutralité du juste par rapport aux différentes concep-tions du bien. À vrai dire, cette présentation ne rend pas justice aux sources distinctes etsouvent opposées du libéralisme politique, puisque par exemple c’est à l’un des penseursmajeurs de l’utilitarisme, John Stuart Mill, que l’on doit l’idée d’une neutralité de la puis-sance publique par rapport aux conceptions particulières du bien. Et d’autre part, comme lefont remarquer les auteurs, J. Rawls lui-même fonde sa propre approche du raisonnable surune conception plutôt utilitariste de l’agent rationnel qui, dans la position originelle, optepour les deux principes de justice. Il s’agit en particulier du principe de différence quirecommande à l’agent de choisir le système d’inégalités le plus favorable aux plus défavo-risés, parce qu’il a certes un sens de la justice, mais surtout pour éviter toute mauvaisesurprise lorsque se déchirera le voile d’ignorance sous lequel il a été mis. Toutefois, l’arrière-plan théorique choisi par les auteurs leur permet de négliger ces incertitudes du libéralismepolitique moderne, puisqu’il s’agit essentiellement chez eux d’un kantisme militant, revi-sité par les approches néo-kantiennes contemporaines d’une autonomie du sujet et de laraison finie, conçue ici comme une sorte de révolution copernicienne permettant de penserà nouveaux frais tous les problèmes de la morale.

C’est précisément dans ce type d’entreprise que s’engage ce projet de « sociologie deschoix moraux », en se proposant deux tâches, l’une qui relèverait plutôt de l’induction

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