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Société québécoise de science politique Politique et science politique Author(s): Léon Dion Source: Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, Vol. 8, No. 3 (Sep., 1975), pp. 367-380 Published by: Canadian Political Science Association and the Société québécoise de science politique Stable URL: http://www.jstor.org/stable/3231066 . Accessed: 12/06/2014 15:09 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Canadian Political Science Association and Société québécoise de science politique are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.89 on Thu, 12 Jun 2014 15:09:55 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Politique et science politique

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Société québécoise de science politique

Politique et science politiqueAuthor(s): Léon DionSource: Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, Vol. 8,No. 3 (Sep., 1975), pp. 367-380Published by: Canadian Political Science Association and the Société québécoise de science politiqueStable URL: http://www.jstor.org/stable/3231066 .

Accessed: 12/06/2014 15:09

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Politique et science politique*

LEON DION Universite Laval

Les questions que je vais soulever aujourd'hui se ramenent finalement ' une

interrogation centrale : une fois d6pouill~e des lieux communs qu'invoquent les politologues pour justifier leur domaine d'etude, quelle est finalement la port~e v6ritable de la science politique pour aider a la comprehension de l'environne- ment de l'action politique concrete de meme qu' Il'orientation de cette demiere ? Cette interrogation, formulae comme elle l'est & l'atat brut sans l'aureole d'une conceptualisation th6orique, paraitra, je le crains, trop terre 'a terre pour etre jug6e recevable par ceux qui adherent aux canons stricts de la discipline. Je la

pr6sente toutefois telle qu'elle me vient spontan6ment a l'esprit puisque c'est de cette fagon qu'elle s'est impos6e a moi par suite de la convergence dans mon esprit de deux mouvements de pens6e en apparence sans relation aucune l'un avec l'autre que j'ai suivis depuis un an.

Le premier mouvement de pens6e r6sulte de l'examen dans lequel je me suis engag6 corps et ame des fondements et du bien-fond6 de notre discipline dans le cadre plus large des travaux que je mene au sein de la Commission sur les etudes universitaires superieures dans les humanit6s et les sciences sociales/ Commission on Graduate Studies in the Humanities and Social Sciences dont je suis avec Dennis Healy et Blair Neatby l'un des trois membres. Et c'est la recherche de la nature profonde des questions soulev6es par la Commission d'enquete sur le crime organis6, par la Commission d'enquete sur l'exercice des libert6s syndicales dans l'industrie de la construction, les modalit6s

, irr6gu- lieres , d'octroi de contrats aux firmes d'ing6nieurs, I'affaire Paragon, les dra- matiques incidents reli6s a l'am6nagement de la Baie James de meme que par I'affaire du dragage et le cours des n6gociations qui ont abouti au programme ( Syncrude > et ainsi de suite qui a d6clench6 chez moi un second mouvement de pens6e, lequel, par suite d'un complexe processus d'association d'id6es, s'est trouv6 A rejoindre le premier sous des aspects essentiels.

J'ai cependant longtemps h6sit6 avant de me d6cider 'a tirer profit de l'honneur qui m'6choit aujourd'hui de m'adresser a l'auditoire distingu6 que vous consti- tuez pour partager avec vous les r6sultats encore bien provisoires de mes

r6flexions. Est-ce en effet bien indiqu6 de me livrer de la sorte ' des r6flexions critiques sur les rapports de la science et, notamment de la science politique, avec la politique quand le gouvernement f6d6ral s'apprete & re-structurer les organismes de subvention a la recherche scientifique qui relivent de lui ? Un projet de loi doit &tre d6pos6 cet automne & la Chambre des communes en ce sens et l'on s'attend B

*Conf6rence du pr6sident de l'Association canadienne de science politique/Canadian Politi- cal Science Association, Edmonton, 4 juin 1975 (version franscaise) Canadian Journal of Political Science/ Revue canadienne de science politique, viII, no. 3 (September/septembre 1975). Printed in Canada/Imprim6 au Canada.

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ce que cette lCgislation ait des repercussions considerables sur l'exercice de notre m6tier puisqu'elle aura pour effet de scinder I'actuel Conseil des Arts avec lequel nous sommes habitues de traiter depuis bient6t vingt ans de sorte que 1'ensemble du secteur des humanites et des sciences sociales relivera d'un nouveau conseil

lequel, lui-meme, sera rattach6 au Conseil des recherches scientifiques et au Con- seil medical par des liens structurels dont nous ignorons la nature exacte aussi bien que le degr6 d'ind6pendance qu'ils conserveront par rapport aux instances

politiques r6gulie'res. Une autre circonstance d'une 6gale gravit6 incite a la prudence a ce moment-

ci. En effet, au moment meme ohi le Parlement canadien sera appel6 a discuter du projet de loi sur les organismes de subvention ' la recherche scientifique, le

gouvernement f6deral s'affairera a mettre sur pied de concert avec les provinces les mecanismes de re-n6gociation de l'entente f6d6rale-provinciale codifiee dans

l'Acte des ententes fiscales de 1967, entente qui fut renouvelke en mai 1973 et

qui vient a terme en mars 1977. On ne peut a ce moment-ci prejuger du r6sultat des deliberations venir concernant le r6le du gouvernement f6deral en matiere d'aide aux universit6s. Cette aide, actuellement fixee 50 pour cent des cofits du fonctionnement des universit6s d6bours6s par les provinces d6passe le mil- liard de dollars depuis I'annie acad6mique 1973-4. Des membres du gouveme- ment f6ddral ont deja indiqu6 qu'ils trouvaient ce montant tres 61ev6 et par ailleurs il semble s'9tre developp6 ici et 1 des tendances favorisant la provin- cialisation des universites. II va de soi que ces n6gociations vont porter sur des

questions qui touchent A nos interets vitaux en tant que professeurs d'universit6

particulierement & un moment ofi les universit6s sont aux prises avec une aust&- rit6 relative.

En consequence, eu 6gard aux al6as de la presente situation, il serait peut-etre plus sage de taire les apprehensions, voire les d6ceptions que suscitent chez moi des aspects precis de ce genre d'activit6 6minemment sociale qui s'appelle la science, peu importe qu'il s'agiese de physique, de biologie ou de science sociale. Si mes propos risquent de fournir des armes a ceux qui pourraient vouloir restrein- dre les libert6s dont nous jouissons au Canada comme professeurs et comme cher- cheurs, ils sont 6galement susceptibles de nous 6veiller a une conscience plus claire de notre v6ritable situation : I'6tat d'incertitude et meme d'inqui6tude dans

lequel nous nous trouvons pr6sentement quant aux conditions qui seront les n8tres dans I'avenir devrait, a mon sens, nous rendre plus riceptifs A l'endroit de certains jugements critiques qu'il est possible de formuler sur notre fagon de concevoir notre discipline et de nous percevoir nous-memes en tant que savants.

Bien entendu, dans un expose aussi bref, je ne pourrai que soulever un coin du voile qui, selon moi, obscurcit les relations de la science et de la politique et

q!ue laisser entrevoir la position qui me parait profond6ment ambigue de la science politique vis-a-vis de la politique concretement v6cue. Mes brefs com- mentaires, je l'esp re, susciteront entre nous un d6bat anim6 et salutaire. Dans un premier temps, je r6sumerai les raisons sur lesquelles nous nous fondons pour r6clamer pour la science et pour nous-mimes comme chercheurs un maxi- mum d'ind6pendance par rapport au gouvernement et au Parlement et, en m~me temps, je montrerai jusqu'& quel point la science se trouve si inextricable- ment impliqu6e dans les processus politiques concrets qu'elle en est rendue &

constituer un 6tablissement aussi solide et aussi redoutable que ne l'6tait la

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The political use of political science

Political scientists claim for science and for themselves, as scholars, a maximum of independence in their dealings with government and Parliament. At the same time, science finds itself so inextricably bound up with the actual political process that it has become an "establishment" as strong and formidable as religion was in the six- teenth and seventeenth centuries. Liberal political scientists put themselves into a con- tradictory position when they demand for themselves, in the pursuit of their task as scholars, a political status which would protect them from the scrutiny of the elected representatives of the people, a condition which they would refuse to grant to any other social group, and yet simultaneously in their teaching and writing set themselves up as the ardent defenders of representative and responsible democracy. What must one sacrifice, science or democratic responsibility? Is it necessary to aim at excluding science from the democratic process, at the risk of seeing our society regress towards a pre-industrial age, or should one regard representative and responsible democracy as relevant to questions of minor importance while significant issues which concern the present and future of society are to be dealt with by other political methods?

religion aux seizieme et dix-septieme siecles. D'oii il ressortira que les malheurs de la politique contemporaine 6voquent en meme temps les malheurs de la science elle-meme et r6ciproquement. Dans un second temps, je rel&verai la contradiction de fait dans laquelle les politologues lib6raux se placent lorsqu'ils revendiquent pour eux-m6mes, dans la poursuite de leur m6tier de chercheurs, un statut politique qui les mettrait A l'abri du regard scrutateur des 61us du peuple, condition qu'ils refusent a tout autre groupe social, eux qui dans leurs enseignements et leurs 6crits se font les ardents champions de la d6mocratie repr6sentative et responsable. Il ressortira de mes exposes deux dilemmes que je poserai sans toutefois pouvoir les r6soudre convenablement : s'il est vrai que la pratique de la science requiert pour ceux qui la pratiquent un degr6 virtuelle- ment absolu d'autonomie politique et que par ailleurs la d6mocratie pour &tre vraiment repr6sentative et responsable ne peut souffrir d'exclure de son univers de contr6le aucune activit6 quelle qu'elle soit, alors que doit-on accepter de sacrifier, la science ou la d6mocratie repr6sentative ? Et s'il est vrai au surplus que le degr6 de p6n6tration de l'action politique concrete par la science est de- venu tel que les problemes majeurs qui se posent A I'attention des hommes politiques 61us sont beaucoup trop complexes pour que ces derniers puissent les aborder convenablement, alors faut-il viser A exclure la science de l'action politique au risque de voir nos soci6tes regresser vers un age pr6-industriel ou au contraire convient-il de se poser la question de savoir dans quelle mesure la pratique de la d6mocratie representative et responsable sous la forme selon laquelle nous l'avons reque des dix-huitieme et dix-neuvieme siecles se restrein- drait pour l'ensemble a des questions d'importance mineure, les grandes ques- tions qui concernent le pr6sent et I'avenir de la soci6t6 6tant consid6r6es selon d'autres m6thodes politiques, le processus d6mocratique n'6tant finalement suivi que pour la forme ?

I. Science et politique contemporaine D'une lecture attentive des rapports des groupes de travail cre6s dans huit uni- versit6s canadiennes, des 6tudes de huit disciplines effectu6es sous les auspices de soci&6s savantes et de nombreux autres m6moires 6manant de sources univer-

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sitaires les plus diverses, je retire l'impression que les questions concernant les dimensions politiques de la pratique des sciences sociales et des humanit6s ne constituent pas une pr6occupation majeure chez les sp6cialistes des disciplines concern6es. Bien au contraire, hormis le plaidoyer 6cul6 mais toujours vrai selon lequel les sciences sociales se doivent de raffermir leurs assises theoriques et

m6thodologiques si elles veulent pr6tendre comprendre de fagon correcte et orienter de fagon juste les processus sociaux et politiques, rares sont les r6f6- rences s6rieuses dans ces etudes et m6moires aux responsabilit6s sociales que nous assumons comme professeurs et chercheurs scientifiques.

Nous paraissons estimer que nous nous acquittons automatiquement de nos responsabilit6s vis-A-vis de nos disciplines et de la soci6t6 des lors que comme savants individuels et comme corps nous sommes libres d'agir a notre gr6, sans entrave aucune de la part de quelqu'agent ext6rieur quel qu'il soit, industrie, gouvernement, syndicat ouvrier et meme, d'une certaine fagon, l'uni- versit6 elle-meme.

Et c'est sans sourciller que nous formulons pareille exigence. De la sorte nous ne faisons que c6der 'a de vieux r6flexes acquis depuis des g6n6rations s'expri- mant par la double conviction que les hommes de science ne poursuivent qu'un seul objectif, la poursuite de la v6rit6 pour elle-meme et que la verit& dans l'6tat bien relatif dans lequel elle ressort de nos recherches rev&t tous les attributs de la v6rit6 indubitablement d6montr6e. Et c'est 'a partir de ces pr6misses que nous

r6clamons le maintien ou l'am61ioration de toutes les conditions propres 'a constituer pour l'exercice du m6tier de savant un environnement 'a protection maximum : une ind6pendance la plus large possible pour les universit6s vis-a-vis des gouvernements et cela meme si ces institutions sont redevables aux gouverne- ments pour la presque totalit6 de leurs budgets d'investissement et pour 80 ou 90 pour cent de leur budget de fonctionnement ; une autonomie d'action quasi- illimit6e par rapport -a toutes les organisations sociales, depuis les Eglises, en passant par les associations d'affaires et syndicales, jusqu'aux comit6s de citoyens a la base ; un contr6le direct et complet sur les organismes de subvention 'a la recherche ; une libert6 absolue de choix des objets d'etude, sans 6gard aux ordres de priorit6 qu'individus et collectivit6s 6tablissent parmi les problkmes qui les confrontent ou qui concernent la soci6t6 globale ; et ainsi de suite.

Or, sous tous ces aspects et d'autres semblables, la libert6 d'action des profes- seurs d'universit6 et des chercheurs scientifiques travaillant 'a l'universit6 n'est pratiquement limit6e que par l'auto-censure que ces derniers conviennent de pra- tiquer 'a l'gard d'eux-memes. Au sein de l'universit6, non seulement b6n6ficient- ils de la large autonomie que les gouvernements consentent a celle-ci, mais encore ils exercent eux-memes un haut degr6 de contr6le sur sa r6gie interne, la plupart des administrateurs sup6rieurs 6tant des professeurs d6tach6s provisoire- ment de leurs taches d'enseignement et de recherche. Dans leurs rares contacts avec les Eglises et les collectivit6s secondaires, ils dominent g6n6ralement la d6termination des rbgles du jeu mime s'il s'agit de contrats de recherches et de consultations. C'est avec leurs pairs qu'ils traitent g6n6ralement lorsqu'ils solli- citent des bourses de travail libre ou des subventions de recherche de la part des conseils scientifiques, des fondations priv6es ou encore des services de recherche au sein des administrations publiques. Et cette libert6 qu'ils revendiquent de

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d6terminer seuls et exclusivement selon leur probl6matique propre leurs objets d'6tude, ils la veulent tellement entiere qu'ils ont beaucoup de mal 'a retenir leur

impatience face 'a l'accusation souvent port6e contre eux de s'isoler dans une tour d'ivoire.

Mais pourquoi ces inqui6tudes qui s'expriment soudainement dans les cercles universitaires ' propos de la libert6 acad6mique et scientifique ? Ne nous leur- rons pas jusqu'd pretendre que toutes ces inqui6tudes s'expliquent par les incer- titudes qui accompagnent la refonte prochaine des organismes f6d6raux de sub- ventions de recherche. Il existe bien d'autres facteurs qui menacent notre en- vironnement protecteur et nous le savons.

C'est ainsi que nous savons que toute la tradition de libert6 d'enseignement et de recherche au niveau universitaire repose sur une conception optimiste des

r6sultats de l'activit6 scientifique quelle qu'elle soit. D'apres ce postulat, toute entrave d'oii qu'elle vienne et de quelque nature qu'elle soit t l'autonomie du travailleur scientifique est consid6r6e comme un obstacle au progres de la

soci6t6 et au mieux-etre de l'humanit6. Or, qui peut s6rieusement soutenir semblable argument aujourd'hui face 'a l'accumulation des d6sastres directement

imputables aux r6sultats de l'activit6 scientifique ? L'6tat de profond pessimisme qui 6treint beaucoup de savants depuis la seconde guerre mondiale quant a la valeur pour la nature et pour l'homme de leur activit6 gagne rapidement le

grand public. D6ja l'opinion publique se montre moins naive quant a* la port6e r6elle de la science appliqu6e et de la technologie et il me parait illusoire de croire que, dans un r6gime de d6mocratie representative, les 61us du peuple n'insisteront pas bient6t pour avoir un droit de regard sur les grandes orientations

scientifiques. Et nous ne sommes pas sans savoir que, quel que soit le r6gime politique,

meme dans le cas d'un regime lib6ral, la science ne prospere que si elle pratique une auto-censure salutaire vis-a-vis les id6es et les groupes dominants, car la libert6 qu'on revendique est toujours une libert6 orient6e de l'exterieur. Bien entendu, je ne place pas sur le meme pied un r6gime comme celui qui pr6vaut au Canada et qui en est un de grande libert6 pour l'homme de science et les

r6gimes pass6s et pr6sents fond6s sur une conception totalitaire du monde et de la vie. N6anmoins, meme au Canada, on reproche aux professeurs d'universit6 et aux chercheurs de servir les systemes industriel et politique en place. Servir les systemes nous est d'autant plus facile que nous prenons pour acquis les valeurs et les normes industrielles et politiques en vigueur, encore qu'elles soient

jug6es par d'aucuns imparfaites et relatives. Le certain malaise que nous ressen- tons devant les efforts d'61aboration d'une sociologie et d'une science politique dites critiques r6sulte bien moins, a* mon avis, du deplaisir de voir s'implanter des orientations scientifiques estim6es fausses que de la crainte de voir se d6t6riorer au sein de l'universit6, du gouvernement, des groupes sociaux, des

organismes de subventions de la recherche le consensus g6n6ral concernant les bonnes fagons de concevoir et de pratiquer la science. Si ce consensus allait &tre battu en br~che et si la dissension entre sociologues et politologues allait s'6ten- dre au-delt des groupes populaires que nous avons pratiquement ,(sacrifies

>> aux marxistes et autres

, doctrinaires , pour gagner les syndicats ouvriers et divers

groupes minoritaires, ne devons-nous pas craindre que l'universit6, les gouverne-

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ments et les organismes de subvention de la recherche nous ((punissent >> pour n'avoir pas su maintenir une

,(saine >> orthodoxie scientifique ?

Cette derniere interrogation m'amene a poser une question d'une extreme

gravit6 et qu'aucun scientifique ne saurait plus 61uder tant il est devenu 6vident

que les circonstances la justifient. La science ne serait-elle pas devenue elle- meme un v6ritable 6tablissement, c'est-a-dire une institution support6e par les fonds publics, sur la simple foi de la confiance qu'on place en elle, ce qui lui permet d'6chapper a tout contr6le politique ? Dans les soci6t6s lib6rales du

vingtieme siecle, la science jouirait de la sorte d'un statut 6quivalent i celui de la religion <, 6tablie >> au cours des dix-septieme et dix-huitieme sicles absolu- tistes, un statut que l'industrie n'a jamais pu obtenir pour elle-meme malgr6 tout le soutien qu'elle a requ de la bourgeoisie qui pourtant d6tient un haut degr6 de

contr6le sur la politique. Si la science s'est trouv6e a 8tre ainsi hauss6e au rang d'un v6ritable 6tablisse-

ment dans les soci6t6s lib6rales tout au moins, c'est qu'elle s'est rendue indispen- sable au d6veloppement de l'industrie et de l'organisation politique elle-meme. Par ailleurs, nous savons que la science contemporaine ne se d6ploie a l'aise que si elle 6volue a l'int6rieur de grandes unites au sein desquelles se concentrent d'abondantes ressources de toutes natures : la grande entreprise, la grande fonction publique, la grande universit6, le grand centre de recherches ... Les

int6rets pratiques de I'industrie, de l'universit6 et des instituts de recherche et des gouvernements se confondent de plus en plus. La grande entreprise, l'uni- versit6 et l'6norme appareil politique contemporains, non seulement repr6sentent eux-memes des produits de plus en plus directs de la science mais encore il leur serait impossible de fonctionner s'ils n'6taient pas effectivement dirig6s par des savants ou tout au moins par des ing6nieurs ou encore des sp6cialistes de la

gestion. Ces personnes sont des technocrates au sens strict, c'est-h-dire elles exercent, grace aux comp6tences exclusives qu'elles possedent et qui ne peuvent s'acqu6rir qu'a la suite d'un long apprentissage, les pouvoirs r6els alors que ce sont d'autres personnes, des actionnaires, des d6put6s ou des ministres qui, formellement, assument la responsabilit6 des decisions.

Sans aucun doute, cette condition est plus manifeste aux Etats-Unis qu'au Canada. Aux Etats-Unis, en effet, la science constitue souvent le lien principal entre l'industrie, le gouvernement et l'universit6 (par l'interm6diaire de subven- tions de recherches, de projets impliquant la mise au point de technologies de

pointe, de programmes de ( d6fense >>, de d6veloppement 6conomique sectoriel et r6gional, de r6novation urbaine, etc.). En outre, I'influence des militaires y est pr6pond6rante a un point oti il convient de consid6rer le haut 6tat-major qui regne au Pentagone comme un 6tablissement sui generis a c6t6 de la science. Au Canada, par contre, l'influence des militaires est relativement faible. N6anmoins, meme dans ce dernier pays, l'interaction de la science, de l'industrie et du gouvernement est assez intime pour avoir entrain6 depuis trente ans des muta- tions dont nous sous-estimons la port6e sur l'orientation et le fonctionnement de la grande industrie et des gouvernements de mime que surtout sur les modalit6s de leur interaction.

C'est ainsi que s'6tablit le malencontreux rapport entre la science et les scan- dales politiques dont j'ai fait 6tat au d6but de mon expos6. Je tiens h souligner

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que meme si j'attribue primairement la responsabilit6 des comportements poli- tiques repr6hensibles aux modes de fonctionnement et aux objectifs du systeme politique plut6t qu'aux tares des individus, je ne vise en rien ' abolir la respon- sabilit6 morale des hommes publics. Les hommes d'affaires, les syndicalistes, les ing6nieurs, les fonctionnaires, les d6put6s et ministres qui, a l'issue des enquates en cours a Quebec, a Ottawa ou ' Toronto, seraient convaincus d'avoir perp6tr6 des actes illicites doivent etre poursuivis conform6ment aux dispositions de notre systeme judiciaire. Pour la science politique, le problkme se situe toutefois a un autre niveau. Toute commission d'enquete sur l'6tat de la moralit6 de l'action politique qui ne fixerait l'attention que sur les hommes sans tenir compte du cadre institutionnel au sein duquel ils 6voluent passerait

' c6t6 du v6ritable probleme et ne changerait rien a l'ordre des choses qui est a l'origine de l'im- moralit6 politique.

C'est plut6t vers les conditions de l'interaction de la science, de la grande industrie et du gouvernement que l'attention doit se tourner. Quand, en effet, les taches que poursuivent de concert l'industrie et le gouvernement sont deve- nues tellement complexes que seul un petit nombre de personnes disposent des informations ou des connaissances requises pour les entreprendre et en 6valuer la port6e, doit-on se surprendre d'apprendre par la suite que des contrats ont 6t6 accord6s sans soumissions publiques r6gulieres ou par l'entremise de soumis- sions fictives a l'issue d'obscures n6gociations dont certaines conditions majeures 6taient demeur6es secretes ; que les clauses financieres de ces contrats n'ont pas 6t6 fix6es avec pr6cision des le d6but, non pas en consid6ration de l'inflation galopante, ce qui se ramenerait a ne faire 6tat que d'un facteur de conjoncture, mais en consequence des al6as que les exigences de la recherche scientifique et des applications technologiques imposent a leur ex6cution ; que les partenaires en soient venus ' des ententes qui apparaissent au grand public comme le r6sul- tat de coups de << bluff )) ; que des professeurs, des cadres de grandes entreprises et des fonctionnaires, tous sp6cialistes d'un meme domaine et au surplus souvent dipl6m6s des memes universit6s, aient conclu des accords

" propos de pro-

grammes de d6veloppement ou d'am6nagement, ou meme de recherches, dans des conditions qui font planer le doute qu'il y ait eu collusion entre ces per- sonnes ou encore qu'elles se soient plac6es dans de graves conflits d'int6ret ; que les d6tenteurs de connaissances sp6cialis6es rares et indispensables soient em- bauch6s par les gouvernements pour prendre en charge des dossiers complexes et cela ' titre de super-fonctionnaires constituant de la sorte, avec leurs colla- borateurs au sein de l'industrie et de l'universit6, de v6ritables agences ou ser- vices administratifs paralleles 6chappant aux contr6les auquels les fonctionnaires

r6guliers sont soumis ; que les n6gociations entre agences administratives et

collectivit6s en vue de la redistribution des biens et des services se poursuivent entre (< experts >> oeuvrant dans les secteurs publics et priv6s dans le plus grand secret, laissant de la sorte les clienteles concernees dans l'ignorance des travaux qui se poursuivent et dont l'issue affectera le bien-&tre des individus et des col- lectivit6s ; que, pour des raisons d'<< int6ret national sup6rieur > ou encore sous pr6texte de la haute technicit6 des sujets trait6s, les l61us du peuple soient tenus t l'6cart de la marche des discussions entre les mandarins modernes, plagant ainsi les d6put6s et les ministres eux-m~mes, c'est-g-dire les personnes officielle-

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ment responsables, dans une condition d'impuissance et d'ali6nation virtuelle- ment totale, etc., etc. ?

Et comment des lors se surprendre du fait que, dans le sillage de ces collu- sions, de ces conflits d'int6ret, de ces ententes secretes, de ces conditions de

quasi-immunit& conced6es 'a des personnes non directement redevables au peuple auxquels aboutissent fatalement pareils enchevetrements de monopoles et d'oli-

gopoles que cimentent les conditions particulieres de l'exercice de la science, se trouvent attir6s les petits profiteurs de toute cat6gorie qui chercheront immanqua- blement a tirer avantage pour eux-memes d'une situation si propre 'a stimuler leur ing6niosit6 ?

H. Science politique et democratie representative

Sans aucun doute nombre de savants refusent de s'int6grer a l'tablissement scientifique ou mIme le d6noncent en s'associant plut6t aux activit6s des groupes populaires et des cat6gories marginales de la soci6t6. Toutefois, une imposante litt6rature, surtout am6ricaine, de meme que l'analyse des processus politiques concrets d6montrent hors de tout doute que semblable 6tablissement scientifique existe v6ritablement et qu'il entraine les cons6quences socio-politiques que j'ai esquiss6es dans la section pr6c6dente.

La plupart des discussions sur les caracteres et les effets de 1'6tablissement

scientifique, par contre, passent virtuellement sous silence la question du r61e qu'y remplissent les sp6cialistes des sciences sociales. Elles se concentrent sur les sciences ( humides ,> plut6t que sur les sciences

(, seches >>. Sans aucun doute,

les secondes ne sont que des partenaires mineurs dans cet 6tablissement parce qu'elles sont beaucoup moins profond6ment articul6es a l'industrie et a la poli- tique que les premieres. Il n'en reste pas moins qu'un certain nombre des prin- cipaux sp6cialistes

' l'emploi de l'industrie et une fraction consid6rable des

grands technocrates de l'Etat sont des 6conomistes, des sp6cialistes de la science politique et de la gestion et meme des sociologues. L'on doit convenir en outre

que les dirigeants des soci6t6s savantes qui regroupent ces disciplines cherchent pr6sentement a am6liorer les conditions de l'acces

' ces centres de pouvoirs, comme en fait foi la pression depuis longtemps exerc6e et qui commence a etre

couronn6e de succes par la Canadian Political Science Association aupres de la commission f6d6rale de la fonction publique afin que la science politique soit

accept6e comme cat6gorie sp6cifique dans la liste des disciplines reconnues par la commission. En outre, le nombre et l'importance des recherches commandit6es par les gouvernements et l'industrie aux sp6cialistes des sciences sociales s'ac- croissent d'ann6e en ann6e alors que le montant des subventions de recherche 6manant du Conseil des Arts diminue proportionnellement. Nous devrions nous interroger davantage sur les significations de ces tendances qui paraissent d6fini- tives et, notamment, sur toutes les implications pour nos disciplines, pour l'uni- versit6, pour le gouvernement et pour la soci6t6 en g6n6ral de ces nouveaux types d'engagement qu'il ne s'agit pas, bien entendu, de condamner purement et simplement. Enfin, i un moment oii les possibilit6s de carribre dans les univer- sit6s pour les jeunes docteurs deviennent trbs restreintes, il serait outrecuidant d'aller proposer, sous pr6texte d'une certaine puret6 scientifique, un boycottage

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syst6matique des ouvertures qui se cr6ent Ai un rythme croissant au sein du

gouvernement et de l'industrie. Les problkmes sont autres, mais il importe de les bien poser et de trouver les moyens de les r6soudre.

La plupart des rapports adress6s a la commission sur les 6tudes universitaires

superieures sur les humanit6s et les sciences sociales indiquent que nous sommes tres peu conscients de la situation ambigue dans laquelle nous place cette int6-

gration meme partielle 'a l'6tablissement scientifique. Le pessimisme des hommes de science quant aux effets sociaux-politiques de leurs travaux ne parait pas nous avoir gagn6s. Nous semblons prendre pour acquis que toute recherche que nous entendons mener sera automatiquement socialement utile ou meme, peut- etre, allons-nous parfois jusqu'd estimer que poser seulement la question pour- tant bien naturelle de la pertinence ou de l'utilit6 sociale de la recherche repr6- sente une sorte de crime de lkse-majest6 contre la science. Le problkme de la conciliation des objectifs de la science et des besoins de la societ6 se situe au bas de l'6chelle de nos preoccupations. Bref, pour paraphaser l'expression qui pourtant nous avait indignes d'un ancien president de General Motors, nous semblons estimer que ce qui est bon pour les sciences sociales est bon pour le Canada.

Ces propos que nous tenons au sujet de nous-memes et de notre r61le comme chercheurs scientifiques ne respirent pas l'arrogance vis-a-vis des autres groupes sociaux. Ils ne revelent pas non plus l'influence d'anciennes lectures, par exemple celles de la Rdpublique de Platon ni de la Politique positive d'Auguste Comte : nous ne visons pas a prendre le pouvoir pour nous-memes. Nos propos temoi-

gnent cependant d'un angdlisme incroyable vis-a-vis de la science et de ses impli- cations sociales et politiques. Devant l'6vidence de l'interaction intime de la science, de l'industrie et du gouvernement, nous persistons a faire l'autruche. Nous continuons i pr~tendre que, comme professeurs et chercheurs universi- taires, nous ne sommes pas responsables de l'utilisation que d'autres peuvent faire de nos theories, hypotheses et conclusions. Cette position est-elle defenda- ble quand ces

, autres

, sont des savants comme nous, souvent nos anciens con-

freres d'universit6 ou nos anciens etudiants, qui aeuvrent dans l'industrie et le

gouvernement et avec lesquels, au surplus, nous entretenons des rapports quotidiens ?

Meme si nous sommes moins impliques dans l'6tablissement scientifique que ne le sont les physiciens et les biologistes, en revanche, I'objet mime d'6tude de notre discipline nous confare une responsabilit6 particulibre en ce qui concerne les problkmes qu'entrainent les liaisons dangereuses dans lesquelles nous som- mes impliqu6s.

Les modalit6s de l'articulation de l'activit6 scientifique avec l'industrie et le gouvernement soulkvent une question centrale : celle des cons6quences qui en rnsultent pour la di mocratie repr6sentative et responsable. L'intention premiere qui a pr6sid6

' l'instauration de cette forme particulisre de gouvernement impli-

quait qu'aucun ordre d'activit d quel qu'il ffit ne devait 6chapper au regard scrutateur des agents responsables de l'intrlrt public devant l'ensemble des citoyens. C'est prucis6ment pour que cette intention soit respect6e qu'individus et collectivit6s ont sans cesse tentd de contrer les tentatives de la part de divers groupes dans le but d'6chapper aux contr6les d6mocratiques : Eglises, entre-

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prises industrielles, unions ouvrieres, tour a tour ont 6t6 ainsi mises a la raison a plusieurs reprises et avec plus ou moins de succes. Or, je l'ai indiqu6 plus haut, le fait que la science, comme activit6 sociale se soit plac6e au-dessus des con-

tr6les d6mocratiques les plus 616mentaires a grandement contribu6 a affaiblir la

vigueur de la d6mocratie. La creation de forts liens de solidarit6 appuy6s sur de communs objectifs et

int6rets entre scientifiques, cadres sup6rieurs de l'entreprise et hauts fonction- naires de l'Etat a entrain6 plusieurs effets d6sint6grateurs de la d6mocratie. Les suivants sont particulibrement dignes de mention : l'6miettement de la souverai- net6 politique parmi plusieurs fiefs (corps de savants, grande industrie, 6tats- majors militaires, technocraties, professions, universit6s, instituts de recherche), les 61us du peuple ne d6tenant plus que les pr6rogatives formelles de la souverai-

net6, sauf s'il s'agit de questions d'importance secondaire qui ne touchent

g6neralement qu'aux besoins 616mentaires du ( petit peuple > ; la dilution du

concept de responsabilit6 politique, d6put6s et meme ministres 6tant tres souvent tenus dans l'ignorance de nombre d'aspects majeurs des politiques publiques sur

lesquelles ils sont appel6s a se prononcer ; la subversion de la notion de repr6- sentativit6, ceux qui pr6parent et mettent au point les grandes politiques pub- liques 6tant inconnus du peuple ; la confusion de l'int6ret public g6n6ral et des

int6rets particuliers, et cela au point ohi il devient pratiquement impossible de les distinguer, etc. Bref, sous l'effet des solidarit6s qui se sont nou6es entre scientifiques, hauts cadres de la grande industrie et certaines categories de fonc- tionnaires, les principes de la d6mocratie repr6sentative et responsable se cor-

rompent en leur principe mbme. Et cette corruption des principes d6mocratiques entraine & son tour des effets

ndfastes sur les dispositions que nourrissent les citoyens t l'endroit des institu- tions d6mocratiques elles-memes, tant les consequences socio-politiques qu'elle engendre sont graves : conflits sans cesse croissants entre 61us du peuple et fonc- tionnaires sp6cialis6s, conflits qui ternissent la bonne r6putation de l'ensemble de la communaut6 scientifique dont les intentions et le sens des responsabilit6s sont mis en question ; propension chez les d6put6s et les ministres, dans le des- sein de reprendre les choses en main, a faire fi des rapports des sp6cialistes ce

qui, quand il s'agit de questions complexes, les conduit a prendre des d6cisions mauvaises et inapplicables, accentuant encore par voie de cons6quence leur 6tat de d6pendance a l'6gard des sp6cialistes ; climat d'incertitude entourant l'orien- tation des politiques publiques, les travaux sp6cialis6s sur lesquels elles s'ap- puient comportant les multiples al6as propres a toutes les 6tudes fond6es sur l'examen de variables complexes ; mefiance parmi les journalistes et le grand public quant a la validit6 des contr6les et des r6troactions politiques, ceux qui remplissent cette fonction, c'est-a-dire les 61us du peuple, 6tant davantage preoccup6s d'assurer leur r6-6lection que de surveiller les sp6cialistes de l'int6- rieur et de l'ext6rieur du gouvernement qui d6tiennent les v6ritables leviers de commande ; aggravation des in6galit6s socio-6conomiques que secritent les structures sociales, les conditions de l'action politique conduisant B la consid6ra- tion, dans le cours ordinaire des choses, de questions qui refl~tent les int6r&ts des groupes d6ji mieux nantis et aboutissant en fin de compte & des d6cisions favorables i ces derniers, mime lb ohi individus, collectivit6s et r6gions moins bien pourvus ont eu l'occasion de se faire entendre et ont paru avoir gain de

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cause ; detraquement des institutions politiques regulieres - assemblkes 1kgisla- tives, administration, gouvernement, judiciaire - non pas par suite de la m6chan- cet6 des hommes mais sous l'effet de la complexit6 et de la multiplicit6 des

problmes socio-6conomiques que fait surgir la penetration de tous les ordres d'activit6 par la science et la technologie ; crise des valeurs suscitee en bonne

partie par la contradiction entre les exigences et les objectifs de la science et les

pr6misses ideologiques de la democratie, de meme que par l'incapacite apparente des contemporains 'a resoudre cette contradiction ; risque croissant, enfin, d'une revolte contre les ( technocrates )) qui serait menee sous l'instigation ouverte des deput6s et des ministres, par m6tier plus sensibles au climat des opinions publiques. Cette r6volte, qui coinciderait avec le refus parallele, mais s'inspirant de tous autres motifs, de la part des groupes populaires, pourrait bien &tre le

point d'amorce d'une revolution integrale. Le tableau sommaire que je viens de pr6senter de l'6tat actuel de la d6mo-

cratie representative et responsable est sombre. J'estime toutefois qu'un examen

approfondi de la r6alit6 en confirmerait la justesse. La plupart d'entre nous, en tant que citoyens, sommes de fervents demo-

crates. Peut-etre cependant ne r6alisons-nous pas pleinement que les criteres et les presupposes de la science sont tout autres que ceux de la d6mocratie, et

quant '

cela, de tout autre regime politique. La science ne saurait souffrir de la

regle de majorit6 qui fonde la d6mocratie liberale, et ainsi de suite. Ce serait donc faire montre d'un vain entatement que de nier qu'il y ait problkme et que la science soit en bonne partie la cause directe et indirecte de ce problkme. Et ce serait sfirement faire fausse route que de conclure qu'il suffirait de supprimer l'une des donnies du problkme pour le r6soudre de manibre convenable. A ceux qui proposeraient d'exclure la science de l'industrie et de la politique dans le but de restituer a la d6mocratie ses attributs int6graux, il faudrait demander s'ils sont prits i provoquer une regression de nos soci6tis vers un nouvel 6tat pr6- industriel. Et i ceux qui pr6neraient le laissez-faire dans la p'n6tration scienti- fique de l'industrie et du gouvernement, il faudrait s'enquirir s'ils acceptent la consequence fatale de leur position, c'est-h-dire la subversion de toute d6mo- cratie et l'av~nement i plus ou moins br~ve 6ch6ance d'une esphce particulibre de thdocratie, que j'ai ailleurs appele techno-d6magogie, laquelle, au nom d'une certaink science officielle se r6clamant de l'autorit6 d'un leader charismatique, dicterait aux scientifiques ofi qu'ils aeuvrent ce qui est , bon , pour la science. Bref, taire plus longtemps le malaise politique dont souffrent nos soci6tis revien- drait g nous rendre complices du processus in6luctable de disagr6gation qui se poursuit inexorablement et que mr me la reproduction devenue presque incanta- toire des gestes et des formules de la d6mocratie conventionnelle ne permet plus de masquer.

C'est dans une grande mesure cette grave crise des soci6t6s industrielles qui explique la valorisation r6cente des sciences sociales dans les universit6s, les services publics et mime des entreprises. Le m6pris que physiciens, biologistes, fonctionnaires, d6put6s et ministres affichent souvent c leur endroit repr6sente en fait un appel q la rescousse : ils attendent des sciences sociales qu'elles s'at- tachent c la tache de restaurer dans une nouvelle grandeur une civilisation qu'e leur insu ils ont dangereusement mis mal en point.

Si nous parvenions A saisir clairement la nature de nos responsabilites dans la

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conjoncture presente, nous realiserions qu'il s'impose d'imprimer a la science politique une puissante impulsion. Suivant en ceci la lancee des premiers grands maitres, plusieurs d'entre nous manifestent une pref6rence marqu6e a l'6gard du modkle scientifique qui a fait ses preuves dans d'autres domaines, notamment en physique, en chimie et en biologie. Ce faisant, nous cherchons a valoriser notre discipline, puisque le modele suivi par ces sciences s'est impos6 comme le seul qui puisse pretendre B un statut scientifique dans les universit6s nord-am6ri- caines. Je ne suggere pas que nous rebroussions carrement chemin. Notre posi- tion veritable vis-A-vis des sciences de la nature est toutefois ambigue. Que nous le voulions ou non, nous sommes en effet au confluent de deux traditions cul- turelles diff6rentes et en apparence oppos6es : la tradition scientifique issue de la renaissance et la tradition humaniste h6rit6e du christianisme et de la philo- sophie gr6co-romaine.

A mesure que les preoccupations concernant la survie de l'humanit6 et de la planete elle-meme, les considerations concernant le bonheur individuel et col- lectif, la qualit6 de vie et la cr6ativit6 vont prendre le pas sur la recherche de 1'efficacit6 et du d6veloppement socio-6conomique devenue depuis un siecle et demi le mobile supreme de l'action collective en Occident, la science politique, a l'instar des autres sciences sociales, sans cesser de poursuivre sa patiente d6marche vers l'6laboration de cadres conceptuels fermes et de methodologies rigoureuses, renouera avec les valeurs humanistes que nous avons trop tendu jusqu'ici

' faire passer au second plan de nos r6flexions, mais sans jamais les

exclure tout a fait. C'est pr6cis6ment par suite de la recherche d'une nouvelle synthese ou sym-

biose de la science et de l'humanisme pour la science politique qu'a mon avis nous parviendrons a poser correctement la question du r6le politique de la science politique dans la conjoncture qu'a cr66e l'interaction de la science, de la grande industrie et du gouvernement, cette conjoncture meme qui met en question et la vocation de la science et la pertinence de la d6mocratie represen- tative et responsable.

Le d6fi qui de la sorte nous est pos6 est considerable. Plus que jamais il nous incombe de savoir d6montrer que la science politique est v6ritablement une science, qu'elle sait en outre s'interroger sur les valeurs qu'elle v6hicule obliga- toirement et qu'elle peut en meme temps se rendre utile. Mais pour nous mesurer avec succes a ce d6fi il nous faut nous rendre compte qu'il ne suffira pas d'assimiler les concepts et les methodes que la science physique se donne pour elle-meme, ni d'aller puiser les valeurs d'humanisme chez les philosophes anciens et nouveaux de la seule all6geance lib6rale. Il serait tragique que dans notre hate

' agir ou, au contraire, dans notre insouciance, nous fassions fi des

conseils de Francis Bacon, et que nous nous remettions au service des idoles de la tribu, de la caverne, du march6 ou du th6atre. Ce n'est pas en cherchant a plaire, probablement en vain, aux puissants du jour ou en nous faisant les pro- pagandistes de doctrines ou de formules-miracles quelles qu'elles soient que nous allons nous acquitter de notre lourde t~che, mais en recherchant patiemment, mais avec un sens aigu de l'urgence de la situation, les meilleures fagons de nous retrouver dans les m6andres des contradictions au sein du rdel socio- politique.

C'est pr6cis6ment par cette patiente recherche des r6formes qui restaureraient

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la politique dans une nouvelle grandeur et qui, par l1, imprimeraient a la

societ6 tout entiere l'impulsion en avant qui la sauverait du d6sastre que nous restituerions Ba la science politique le premier rang qu'elle occupa un jour parmi les sciences sociales.

La question se pose des lors : que devons-nous faire ? Comment pouvons- nous nous y prendre ? Il serait outrecuidant de ma part de pr6tendre qu'il y ait une seule ligne de conduite possible et que cette ligne soit, bien entendu, celle

qui aurait ma pre6frence. J'estime, au contraire, qu'il est utile que plusieurs d6marches soient tentees, que plusieurs orientations soient 6prouv6es. Je ne vois

pas au firmament de notre discipline d'6toile miraculeuse qui puisse guider nos pas a coup sir. Il m'apparait n6anmoins que les efforts les plus fructueux en vue d'aboutir ' une th6orie politique de I'action politique concr&te tiendront

compte des criteres suivants : 1/ L'action politique rev&t un caractere 6minemment 6thique : or, dans toutes nos societes liberales on constate depuis une dizaine d'annees un inqui6- tant affaissement de la conscience morale chez les hommes publics. Par suite de

l'interpen6tration croissante de la politique et des autres spheres d'activit6, la crise des valeurs morales parait n'6pargner aucune cat6gorie sociale : hommes d'affaires, professionnels, syndicalistes, fermiers, universitaires, journalistes, jeunes, personnes d', ge mir, personnes ag6es, etc. N'allons surtout pas repeter l'erreur des r6formistes du dix-neuvieme siecle qui crurent pouvoir parvenir

'

6purer la politique par le simple remplacement des personnes trouv6es coupa- bles de corruption par de meilleurs hommes. A elle seule l'indignation morale restera toujours impuissante

' regen6rer la politique. Il s'impose d'effectuer

concomitamment un changement des conditions de la politique, ce qui va exiger des r6formes radicales au sein de toutes les institutions, depuis la famille jusqu'& 1'Etat et plus pr6cis6ment approfondir l'interaction de la science, de l'industrie et du gouvernement dans l'optique d'une recherche de nouvelles bases pour la d6mocratie. 2/ L'action politique, a l'instar de toute action sociale, comporte une dimension

ideologique r6sultant de son 6troite relation aux valeurs. La science politique ne saurait, sans s'amputer d'une de ses dimensions majeures, se refuser de relever le lourd d6fi que lui pose l'id6ologie. Une science politique qui pretendrait se mettre a l'abri de l'ideologie en se d6pouillant systematiquement des valeurs qui impregnent l'action politique, en r6gime lib6ral comme en tout autre regime, serait une science politique infirme, voire indigne. L'objet de la science politique ne saurait en effet se restreindre ' la recherche des conditions qui permettent

'

un systeme politique de bien fonctionner; il doit necessairement prendre en con-

sid6ration la valeur morale des objectifs que ce dernier poursuit. Un systeme peut fonctionner tres bien mais s'il poursuit des objectifs irrecevables, le polito- logue doit enregistrer ce fait comme un fait scientifique et proposer d'autres

objectifs plus valables pour les collectivit~s concern6es mbme si l'inclusion de ces objectifs devait selon toute probabilitC d~traquer le systhme. 3/ L'analyse systimatique de l'action politique exige l'l61aboration de solides cadres conceptuels thboriques et de m~thodologies rigoureusement scientifiques. Les enjeux du jour, quelque dramatiques qu'ils puissent 8tre, ne doivent pas nous absorber au point de nous faire oublier notre premiere responsabilit6, comme savants, c'est-8-dire l'61aboration d'une th6orie politique scientifique de

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la politique. Cette tache, nous le savons, est tres exigeante. Ne nous leurrons

pas : il serait vain de chercher ailleurs des instruments faits sur mesure. Certes nous devons tenir compte des acquis des disciplines plus anciennes et mieux

6prouv6es. Mais il nous incombe de forger nous-meme les outils que requiert l'examen minutieux de notre objet d'6tude. 4/ Nous ne saurions mener a bien l'61aboration de cadres conceptuels th6o- riques et de m6thodologies scientifiques si nous allions oublier qu'en derniere

analyse la valeur de la science politique, comme celle d'ailleurs de toute disci-

pline scientifique, va se mesurer conform6ment & sa capacit6 d'6tablir correcte- ment des previsions sur le comportement des r6alit6s dont elle fait l'investiga- tion de meme qu'a son aptitude a 6tablir des diagnostics justes de la situation et, le cas 6ch6ant, & prescrire des remides propres & soulager les maux qu'elle aura identifies. On a souvent r6p6t6 que la science politique en 6tait encore

aujourd'hui au stage d'6volution de la m6decine au seizieme et au dix-septieme si~cles : en soignant le patient on croyait le gudrir alors qu'on le faisait mourir. En ce qui concerne les prescriptions, nous avons fait jusqu'ici montre d'une

prudence de bon aloi. Nous ne sommes tout simplement pas en mesure de pro- poser en pleine connaissance de cause des correctifs aux aspects d6ficients de la condition politique. Mais, comme ce fut longtemps le cas pour la m6decine, en

n6gligeant d'exercer notre fonction th6rapeutique, nous ne faisons que laisser le champ libre aux charlatans de toute cat6gorie qui s'offrent g gu6rir la poli- tique de tous les maux qui l'affectent.

C'est donc ainsi qu'en partant d'un constat d'ensemble de la situation qui a pu sembler dur, peut-&tre mime injuste, je d6bouche sur des propositions concretes de tiches susceptibles, si elles sont men6es g bien, de procurer & la science poli- tique le statut scientifique de premier rang qui aurait dii 8tre le sien depuis long- temps. De nos efforts, il r6sultera une synthise scientifique g6n6rale qui incor- porera les exigences de la th6orie aussi bien que de celles de l'action politique. La cl6 qui ouvre sur les modalit6s d'une articulation correcte de la science avec l'industrie et le gouvernement ne peut 8tre que la suivante- en aucun cas, I'utilit6 sociale pr6sum6e d'une th6orie ne saurait pr6valoir sur les canons accr6- dit6s de la d6marche scientifique d'une discipline. Et cette cl6, c'est l'universit6 seule qui en est aujourd'hui la d6positaire. 11 lui reste d apprendre, dans les circonstances qui nous confrontent, dA l'utiliser de faQon 5 ce que politiciens, chefs d'entreprises, syndicats et communaut6s de base ne puissent en aucune ma- nitre &tre fond6s de se retourner contre elle. C'est done t une re-d6finition de l'universit6, dans son r6le insigne de gardienne de l'autonomie de la science dans le cadre d'une d6mocratie r6nov6e qu'il nous faut d'abord nous attaquer. Si nous allions 6chouer dans cette tfche de concilier science et < nouvelle > d6mocratie, tiche que, dans les circonstances pr6sentes, je considere premiere et oblig6e, d'autres, soyons-en d'avance certains - d6put6s, pseudo-scientifiques, pseudo- moralistes - s'6rigeront en grands inquisiteurs et obtiendront la mise en tutelle de la science. Quel beau gichis notre silence ou notre maladresse provoquerait alors ! Comment pourrait-on nous pardonner, Ai nous surtout qui sommes politologues, d'avoir laiss6 t d'autres le soin de faire - notre place notre travail, pour avoir oubli6 cette donn6e 616mentaire que d6sormais c'est sur le terrain ms me de la politique qu'ici - m6me le combat pour la science va se mener.

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