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pour en finir avec la douleur des bebes P. BENSOUSSAN Le nourrisson de cette fin de si~cle est un enfant merveilleux, competent, dou~ pour I'interaction, a qui la pen- s~e advient des le berceau. Pourtant, on ne lui reconnait pas, ou presque, le droit de souffrir. Sa douleur est meconnue, minimis~e, niee, peu ou pas calmee. Pourquoi ce silence, ce deni, peut-~tre ce mepris ? U apparait urgent de se bouger les pensees et d'aider le bebe ~ panser ses souffrances. Acte I cc Impossible de dialoguer avec la souf- france physique ,,. Cioran J E me souviens qu'au ddbut, quand je com- mengais ~t fr4quenter assidCtment les services d'enfants, de n4onatologie, de r&nimation ndonatale, jamais je n*entendais parler de douleur. En fait, s'il 6tait question de souffrances, au quotidien, il s'agissait surtout de ces souffrances P. BENSOUSSAN, Pedopsychiatre, praticien hospitalier, service de psychiatrie infantile, h6pital Garderose, CHG de Libourne, 33505 Libourne. foetales - nous ajoutions souvent aigufis - que nous &ions appelds ?i traiter ; parfois aussi de ces nom- breuses souffrances, d'organes, de syst~me - un cer- veau avait souffert, un rein, un appareil respira- toire .... Je n'oublierai pas non plus certains parents, effondr~s, d~munis, et nos propos sur leur souf- france, immense.., qui nous faisait si real. Mais du plus loin quoit m'en souvienne, je ne nous ai jamais entendu 6voquer, m8me ~ demi- mots, la souffrance d'un bdbd, la souffrance de ces nouveau-n& que nous 6tions amends fi cdtoyer, si habituellement, inhub~s, ventil&, infect&, gay&, fidvreux, ict&iques, handicapds, mourant. Ainsi nous faisions silence sur ces souffrances. Peut-&re souffrions-nous en silence mais surtout, parler de ces bdb4s qui auraient mal nous paraissait alors impossible parce qu'impensable. Dans le sens que cela ne pouvait advenir pour nous dans l'ordre de la pens&, de l'dlaborable ; cela ne nous venait, << tout simplement ,>, pas ~i l'esprit. Nous avions tant ~i penser ; patrols m~me, nous avions l'impression de ne plus penser, de ne plus avoir le temps ; nous avions taut k faire. I1 nous fal- lait surtout agir, dans cette presence de chaque ins- tant, lourde de gestes techniques, d'attention extreme, de soins rdp4t4s. Et cette prdsence, dans le r~el, nous rendait souvent absents ; absents au b~b~, ~i sa famille, ailleurs, dans l'imp&ieuse actualitd de hos pratiques soignantes. Nous n~y pensions pas parce que nous n'avions pas ie temps ; mais aussi, et surtout peut-~tre, parce que nous ne pouvions pas y penser. Car si ces bdbds ressentaient bien la douleur, alors nous leur faisions mal, tous nos gestes pouvaient &re douloureux pour eux, tous nos efforts pour les soigner, les sauver, en passaient par ces ndcessaires souffrances. Et ga, nous ne pouvions le souffrir. Imaginer que nous deve- Journal de P[~DIATRIE et de PUERICULTURE n ~ 2-1993 87

Pour en finir avec la douleur des bébés

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Page 1: Pour en finir avec la douleur des bébés

p o u r e n f in i r a v e c la d o u l e u r d e s b e b e s

P. B E N S O U S S A N

Le nourrisson de cette fin de si~cle est un enfant merveilleux, competent, dou~ pour I'interaction, a qui la pen- s~e advient des le berceau. Pourtant, on ne lui reconnait pas, ou presque, le droit de souffrir. Sa douleur est meconnue, minimis~e, niee, peu ou pas calmee. Pourquoi ce silence, ce deni, peut-~tre ce mepris ? U apparait urgent de se bouger les pensees et d'aider le bebe ~ panser ses souffrances.

A c t e I

cc Impossible de dialoguer avec la souf- france physique ,,. Cioran

J E me souviens qu'au ddbut, quand je com- mengais ~t fr4quenter assidCtment les services d'enfants, de n4onatologie, de r&nimation ndonatale, jamais je n*entendais parler de

douleur. En fait, s'il 6tait question de souffrances, au quotidien, il s'agissait surtout de ces souffrances

P. BENSOUSSAN, Pedopsychiatre, praticien hospitalier, service de psychiatrie infantile, h6pital Garderose, CHG de Libourne, 33505 Libourne.

foetales - nous ajoutions souvent aigufis - que nous &ions appelds ?i traiter ; parfois aussi de ces nom- breuses souffrances, d'organes, de syst~me - un cer- veau avait souffert, un rein, un appareil respira- toire . . . . Je n'oublierai pas non plus certains parents, effondr~s, d~munis, et nos propos sur leur souf- france, immense.., qui nous faisait si real.

Mais du plus loin quoit m'en souvienne, je ne nous ai jamais entendu 6voquer, m8me ~ demi- mots, la souffrance d 'un bdbd, la souffrance de ces nouveau-n& que nous 6tions amends fi cdtoyer, si habituellement, inhub~s, ventil&, infect&, gay&, fidvreux, ict&iques, handicapds, mourant.

Ainsi nous faisions silence sur ces souffrances. Peut-&re souffrions-nous en silence mais surtout, parler de ces bdb4s qui auraient mal nous paraissait alors impossible parce qu'impensable. Dans le sens que cela ne pouvait advenir pour nous dans l'ordre de la pens&, de l'dlaborable ; cela ne nous venait, << tout simplement ,>, pas ~i l'esprit.

Nous avions tant ~i penser ; patrols m~me, nous avions l'impression de ne plus penser, de ne plus avoir le temps ; nous avions taut k faire. I1 nous fal- lait surtout agir, dans cette presence de chaque ins- tant, lourde de gestes techniques, d 'at tention extreme, de soins rdp4t4s. Et cette prdsence, dans le r~el, nous rendait souvent absents ; absents au b~b~, ~i sa famille, ailleurs, dans l 'imp&ieuse actualitd de hos pratiques soignantes.

Nous n~y pensions pas parce que nous n'avions pas ie temps ; mais aussi, et surtout peut-~tre, parce que nous ne pouvions pas y penser. Car si ces bdbds ressentaient bien la douleur, alors nous leur faisions mal, tous nos gestes pouvaient &re douloureux pour eux, tous nos efforts pour les soigner, les sauver, en passaient par ces ndcessaires souffrances. Et ga, nous ne pouvions le souffrir. Imaginer que nous deve-

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nions des bourreaux et qu'en un re tournement bru- tal ces b~b& se retrouvaient nos victimes... Quelle folie ! Alors, il valait stirement mieux ne pas penser

tout cela, ne pas laisser la folie survenir ; rSsister, renfermer en sol routes ces douleurs que l ' id& seule du nourrisson souffrant pouvait faire na~tre chez nous ; taire nos 6mois, se taire, ne rien laisser para~tre ; ne rien voir aussi.

Nous n'&ions pas les seuls d'ailleurs S nous taire. Bien stir, nous avancions avec notre temps, nous ne vivions plus S l'~re des poupards, de ces b4b&-tubes digestifs, vierges cires S modeler, impuissants, inca- pables. Nous &ions environn~s de b6bologues et nous entendions bien tout ce brouhaha qui entou- rait l 'av~nement d 'un bSb8 comp&ent, actif, riche de multiples potentialit~s, d ' intentions, de capacitSs infinies d 'exprimer ses affects, d ' impr imer une marque S son environnement. Certes, ce b668 qu 'on nous d&rivait , ~t grands renforts m6diatiques, ne correspondait pas, trait pour trait, S celui qui nous occupait habituellement, affaibli, dSmuni, si vulnd- rable, mais nous l ' imaginions. Quant S parler de sa souffrance, alors IS, c'&ait pousser un peu loin l ' imagination. D'autant que, subtil paradoxe, si l 'on nous pr~sentait un b~b~ riche de ressources propres infinies S l 'aube de sa vie, dans le mSme temps, il nous semblait que rien de nouveau n'~tait dit, plus encore &ti t , sur ce nourrisson qui avait mal ; rien de bien pr&is, de documental, de... scientifique.

Par contre, nous savions bien que si toutes ces recherches avaient pu advenir, c '&ait aussi, un peu, grace S nous et que nous participions, avec nos humbles moyens mais jusqu'au bout de ces moyens, S cette grande oeuvre : la mortalitd infantile avait en quelques ann&s incroyablement chut4 (le taux de mortalit~ n~onatale est ainsi pass~ de 37 % en 1955 S environ 4 % en 1990), et la presque totalit8 des pr~matur6s ne souffrira d 'aucune anomalie c$r~- brale. Nous &ions de ceux-lS qui soulagent, oeuvrent S la vie et, par nos actions, nous avions rendu possible ce regard nouveau sur le b6b~ et ses comp&ences.

Car quand mSme, ces b~bSs, dans leur grande majoritY, nous les sauvions, nous les traitions, de telle sorte que de s~quelles ils n'en aient gu~re. Ces b~b6s, pendant le temps de leur hospitalisation, avaient tel lement besoin de nous, un besoin vital souvent, besoin de ces gestes prdcis, techniques, dont on voulait maintenant nous dire qu'ils pou- vaient faire mal... Nous ne pouvions entendre de telles idles, de tels propos, nous ne voulions les croire, IS off nous nous battions, heure contre heure, pour leur survie et leur gu&ison. N'&ions-nous pas d~jS si ddsespSr&, rien qu'S la vue de ces enfants d'ailleurs, hors de nos soci&& d'abondance, qui mouraient si jeunes, si pauvres, si real (Rapport UNICEF 1988 : 40 % des individus de la plan&e vivent ,< en dessous du seuil de pauvret6 ,, et dans certaines r~gions du monde la mortalit$ infantile

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d6passe les 15 % ) ? Et ne pensions-nous pas que << nos ~ bdb6s avaient en fait bien de la chance ?...

Et puis nous &ions, soignants, des humains. De ceux-lS mSme qui, comme tous les autres, rSvent d'enfance. D 'un temps merveilleux, plein de dSlices, d'innocence, paradisiaque. Une vie de bdbd, que ga devait &re bon ! Comment aurions-nous pu faire autrement que de bannir automat iquement de nos pens&s, plus encore de nos analyses, de nos &udes, tout ce qui viendrait contredire cette soi- disant b&t i tude des tout-peti ts , nomm4ment la question de la douleur et celle du plaisir aussi d'ailleurs.

Parfois nous nous aveuglions, parfois nous nous protdgions.

Parce que, pour dire vrai, nous le savions bien que le b~b~ souffrait. Nous savions qu'il &ait <~ pr& ,~ (dans le sens de form8, constitu6 pour) S ressentir et exprimer la douleur mais nous, nous n'&ions peut- &re pas pr&s S l 'admettre, S nous confronter S cette douleur, S ce nourrisson qui a mal. C'est insuppor- table un bSbd qui souffre, un bSb~ qui meurt . Ce n'est pas possible, ce n'est pas normal... Alors, il a fallu du temps, il en faudra encore sfirement, pour que ces souffrances nous les constations, nous les acceptions et nous les soulagions ; en fait, pour que le nourrisson soit vraiment une personne, humaine et souffrante, comme nous pensons l '&re nous- mSmes.

A c t e II

*( O n e s t p r ie d e f e r m e r les y e u x ,,. S. F r e u d

I1 a fallu du temps. Mais de ce temps, passe, nous ne sommes riches draucun s a v o i r - ou si l i m i t ~ - sur la souffrance du nourrisson. D'abord parce que pour Phistoire, le tout-pet i t n'existait pas, trop fragile, en attente de survie : pour nos lointains anc&res, Fenfance n'avait ni int&& ni mSme r~alitS, elle &ait ignor~e, rue - cf. le mot de Montaigne : ~ J'ai perdu deux ou trois enfants en nourrice non sans regrets ni sans fascherie ~, (1); ou encore celui de Moli~re dans ces propos dFArgan: ,, ... et n'ayant qu 'une fille, car je ne compte pas la petite, ... ~ (2).

Imaginez alors ce qui pouvait en &re de la soul- france des b~b&! Et ce ne sont pas les trait& dTHippocrate, de Soranus ou de Galien (m~decins de 400 ans avant J.-C. S 200 apr~s) qui nous en disent &vantage. L'histoire ne nous a l~gu6 que quelques lignes sur les maux de... dents, depuis la plus haute antiquit8 : l '&uption dentaire, S l 'Spoque dSjS, et de nos jours encore souvent, appa- raft bien comme le module paradigmatique de la

(1) Montaigne, Essais, LL, 8. (2) Moli~re, Le malade imaginaire, acte III, scene 2.

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douleur du nourrisson ; elle est souvent l'explica- tion premihre, complaisante et ~< naturelle ~ aux manifestations bruyantes et transitoires des b4bds.

Pour le reste, ... il faudra bien attendre quelques si~cles pour que le sentiment de l'enfance, la conscience d 'un 4tat particulier d'enfance dmergent, pour retrouver quelques pr4occupations quant au sens ~ donner aux cris-pleurs des nourrissons par exemple. Cet int6r~t, pr~cisons-le, ne t~moignait en fait que d 'un souci 4ducatif, surtout exprimd ~ par- tir de la fin du XVlI o si6cle, hommes d'Eglise, mora- listes, voyant dans l'enfance naissante de fragiles cr4atures de Dieu, ~t preserver, assagir et modeler. Les trait~s d~s lors sur l '4ducation s 'enrichiront de remarques de psychologie ~< enfantine ,,, comment calmer les b4b4s, quelles onctions utiliser, quelles m4dications, etc...

Cependant, il n 'apparah jamais de liens plus ou moins formels entre ces manifestations des b~b& et l'expression d 'une douleur physique.., sauf peut-&re pour l 'apparition des premi6res dents - << Je ne sau- rai trop te recommander, ma chore enfant, d'avoir rant pour lui que pour Xavi~re, du miel de Nar- bonne, et de ne pas manquer de l e u r e n frotter les gencives quand ils sentent des douleurs ~ (3).

Quant ~i l 'enfant plus grand, il acchde pen ~t pen ~i la reconnaissance de ses souffrances avec les progr~s de la sant4, de l'hygi~ne, de l 'dducation: << Ce pauvre enfant a souffert tout ce qu'i l esr possible de souffrir ~, lots d 'une des << plus furieuses fi~vres chaudes >, qu'i l connut, rapporre encore Martange.

Le b4b6, lui, devra attendre encore un pen. I1 est m4me ~i craindre que parfois, il attende toujours.

Pourtant, tout s'est emball~ en quelques anndes, avec les progr~s de la science, l'essor de la p4diatrie, des techniques, des th4rapeutiques, ... A l'aube du xxlo si~cle, le Roi-b~b~, le divin enfant, est devenu La Personne dont on ne cesse de parler, cher, ch6ri, pr& cieux et adul~ : le monde entier - entendons notre monde occidental, riche, << lib&al et avanc~ ,~ - fait cort6ge derrihre lui, ~i force de publications, col- loques. Le b4b~ fait l 'objet d 'une sollicitude savante inou~'e, qu'il soit le b4b6 de l '&hologue, du neuro- physiologiste, du linguiste, du pddiatre, du psycha- nalyste ou de la psychologie exp4rimentale. La b4bologie s'&ige en science, la psychiatrie s'enrichit d 'une discipline toute neuve : << la psychiatrie du nourrisson ,, et tons nous sommes sons le charme, fascin4 par ce bdb4 des origines, du ddbut de tout.

Mais, k premi6re vue, ce b4bd-l~ n'est pas celui de la souffrance. La litt4rature contemporaine &air jusque tr6s r4cemment d~une pauvretd exemplaire quant au probl~me de la douleur chez le nourrisson. Plus encore, si de nombreuses publications et des 6tudes tr6s document4es ont ~td faites, en particu-

(3) Correspondance in~dite du general de Martange, 1756- 1782. Paris, Edition Br~ard, 1898.

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lier depuis une quinzaine d'ann&s, dans ce domaine, on ne pent qu '&re ddifid de constater le pen d ' impact qu'elles ont eu sur le quotidien des b~b~s souffrants et les comportements des soi- gnants. Dans route cette hypermddiatisation des progr~s en b~bologie, la place rdserv& aux d&ou- vertes et avanc6es r4centes quant ~i la douleur chez le nourrisson appara~t toujours des plus infimes. On en conviendra, montrer la souffrance d 'un b~b~, la dire, n'est pas chose ais4e. Mais de l~i ~i la taire, cacher, d~nier...

A c t e III

,c J e c h e r c h e u n e v o i e s p e c i a l e e n t r e la p a r o l e e t le s i l e n c e ,,. E. W i e s e l

Comment a-t-on pu en arriver l~t, ~ se poser cette question incroyable de la r~alitd de la souffrance des b~b~s ? Plus encore, comment pent-on, de nos jours, met t re en doute ce simple fait qu 'un b~b~ puisse avoir mal ?

Nous avons vu que jusque tr~s r& em m en t le sen- t iment de l'enfance et qui plus est de la peti te enfance n'existait pas, d~s lors il serait possible d 'admettre que le b~b~ n'ayant gu~re d'existence propre, de pens4e, il en &ait de mSme pour ses souffrances.

Mais depuis que le divin enfant est advenu, ce b~b4 de notre modernit4, pourquoi est-ce que ses douleurs n 'ont pas ~t6 aussit6t reconnues et traitdes ? On avangait alors de routes parts l ' immaturi t8 du b~b~, sa nSotSnie, en particulier au niveau neuro- physiologique et l 'argument qui devait toujours clore le dSbat dtait la myUinisation incomplete du pet i t d 'homme, qui faisait en sorte qu'i l &air ~ pen pros insensible ~ toute st imulation nociceptive.

Ainsi, en 1941, MacGraw (8) postulait que le nourrisson souffrait pen, sur l '&ude d&aill& de rSponses aux pincements, incriminant son immatu- rit6 corticale.

En 1976, Poznanski (12) conclut aussi ~ une indiff&ence ~i la douleur chez le nourrisson n~. Et ces deux-Fi n'~taient pas les seuls dans les milieux pSdiatriques ~t avoir cette opinion.

Est-ce ~i dire que l 'on se dispensait - que l 'on se dispense encore peut-Stre - de regarder, d'observer tout s implement le nourrisson ? Dans tons les acres du quotidien, qui n'a pas un jour malencontreuse- ment piqu~ un nourrisson d 'une 8pingle ~ nourrice, enfonc4 un pen trop vivement un coton-t ige dans son oreille, manipul4 maihabilement un de ses membres, attach6 brutalement un bout de spara- drap, ... ? Qui n'a pas 8t6 confront8 fi ces cris, ces pleurs des b~b&, ces mouvements de tout leur corps ou d 'une patt ie seulement, lors de certains trauma- tismes, de certains actes invasifs plus ou moins banalis6s - le plus courant n'est-il pas le prU~ve-

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ment de sang au talon rSalis6 dans les premiers jours ? - ou n&essaires, sutures, parage d'une plaie, exploration du conduit auditif, mais aussi routes ces prises de sang, ces ponctions, lombaires, pleurales, mddullaires . . . . imposdes par l '&at du b~b8 ? Et il n'y aurait mSme pas ~i aller jusqu'~i 8voquer toutes ces douleurs de p6diatrie g4n&ale, ces douleurs ORL, dentaires, les torsions testiculaires, les hernies hyatales ou inguinales, les pneumothorax, les crises h6molytiques aigues, l'ost4omydlite, tout le champ de la traumatologie, de la canc6rologie ou des brfi- lures graves.

Tout cela fait partie de notre quotidien, de nos rencontres habituelles avec les tout-petits, les n6tres et ceux que nous traitons. Qui n'a pas berc6 un nou- veau-n~ pour le calmer, poser un glagon ou un gant sur une bosse, mass~ un abdomen qui semblait dou- loureux, ou des gencives, qui n'a pas donn6 son pouce, ou une t6tine, un hochet ~ un b6bd, k titre s8datif ? I1 faut bien dire lfi que ces rem~des popu- laires, familiaux, souvent tr~s simples, ne sont pas n' importe quoi, simplement symboliques ou cultu- rels: ils font en sorte, par un exc~s de stimuli locaux, de bloquer la transmission de l'influx noci- ceptif et de limiter la diffusion de la douleur (Th4o- rie du << gate control , de Wall et Melzack).

Peut-on alors imaginer que certains gestes soient toujours pratiqu4s sans analg&ie: circoncision, pylorotomie, ligature du canal art~riel, certains actes O R L rSputds douloureux ou d'exploration paraclinique (ponctions, sondages, ...) ? Et ne serait- il pas temps, grand temps, d'en finir avec tous ces doutes sur la souffrance des b4b&, de laisser l~i notre d~ni, notre culpabilit~ et de r~fl&hir aux rSponses ~t apporter ~i cet enfant, cet humain qui souffre ? (Gauvain-Piquard et coll., 5).

A c e titre, les travaux anglo-saxons de ces der- nitres ann&s apparaissent comme p~remptoires.

Burton fait office de pr6curseur lorsqu'en 1958 il d&rit un << accSs de sommeil ,, chez un enfant d 'un an, le rapportant fi une << atroce souffrance, lors d 'une pouss4e inaugurale de glaucome ; l 'enfant ne sortira de son ~tat de coma vigile qu'au bout d 'une semaine, aprSs dnucl~ation (3).

Par la suite, de nombreuses publications vont s'attacher ~i &udier les comportements du b~b8 pou- vant traduire une souffrance : en 1984, Owens et coll. (10) ont dtudi~ les r~actions de 20 nourrissons piqu4s au talon pour un pr6l~vement de sang. Ils se dSbattent, crient, pleurent, leur pouls est plus rapide, ils deviennent rouges, parfois suent.

Dans un autre cadre, la physiologie de la douleur du b4b~ (la nociception) s'est enrichie de progr~s fondamentaux. D~s la naissance, voire avant, l 'en- sembte des structures anatomiques - p&iph&iques (les nerfs et les r6cepteurs), m~dullaires (les neu- rones et relais, la substance P, le <( gate control >~), encdphaliques (les faisceaux ascendants, les noyaux gris centraux, le cortex) - est en place.

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Par contre, leur fonctionnement physiologique para~t alors incomplet mais sa maturat ion est rapide, souvent dans les deux premi&res semaines de vie (Mann, 9).

L' immaturit~ du syst~me nerveux du nouveau-n~ ne saurait donc &re invoqu& pas plus d'ailleurs que la my~linisation incomplete qui n'affecte pas les fibres C, amy41iniques, tr~s fines et ~l conduction lente qui transmettent le signal nociceptif. En outre, s'il fallair prendre en compte l ' immaturit6 de la mydline, ce serait plut6t au niveau du << gate c o n t r o l , dont le fonctionnement serait alt&~, la protection analg4sique intrins~que tardant ~ devenir pleinement efficiente (Besson et coll., 2).

Le nourrisson est donc ~ pr~t ,, pour souffrir, pr~- cocement : il est, dans ce domaine aussi, comp&ent. Cette douleur qu'il peut ressentir, il va l 'exprimer dans une variation tr~s riche de manifestations dmo- tionnelles allant des cris-pleurs aux am~nagements posturaux, aux adaptations dynamiques ou encore se traduisant par des tableaux d'inertie motrice, de d~sint&& quant ~i l 'environnement, voire de v~ri- tables retraits (p~riodes avec alt&ation de la vigi- lance ou de la conscience) (Gauvain-Piquard A. et coll., 6 et 7).

A c t e IV

cc Q u e l q u e chose qui peut 6tre fait pour qu 'adv ienne du sujet, la, malgr& t o u t ,,. G. R a i m b a u l t

Le comble reste ~i venir. L'4volution des moeurs et des sciences a fait poser sur le b4b~ un regard neuf. Le nourrisson competent ressent la douleur et l'ex- prime, ~ sa fagon. Tout ceci est clair, net, docu- ment~ et scientifiquement d~montrd. Nous devrions pouvoir en rester l~i, persuad& que la m~decine moderne va utiliser tout son savoir-faire pour prdvenir et soulager ces douleurs. Et bien non, l'analg~sie chez le tout-peti t ne va toujours pas de sol. Alors que des centaines de publications affir- ment l'existence m~me de la douleur chez le b6bd, il y a encore lieu d'etre pour de st~riles discussions sur la prise en charge de l 'enfant algique.

Eland (4) en 1977 avait montr6 que sur 25 enfants opdr~s en service de chirurgie, 13 n'avaient jamais regu d'antalgiques en postop&atoire ; corrdlds aux m~mes pathologies, les adultes op~r& 6taient eux tous soulag~s et avec pros de 30 fois plus d'an- talgiques en quantitd.

Perry (11) en 1984 ddcrivait les m@mes r~sis- tances ~i l 'emploi d'analg~siques, pour des petits br~14s.

Et depuis, malgr~ les travaux d 'Anand (1) de 1987, apportant formellement la preuve, ~i partir d 'un essai randomis~ sur l 'emploi d 'un morphinique lors d~anesth&ie de nouveau-n~s op&4s de leut

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canal art&iel, que la r~action de stress &air tr~s majorde en l 'absence d'analgdsiques, on continue ~i prescrire encore t rop rarement des antalgiques au tout-pet i t mais aussi, prescrites, ces m~dications ne sont cependant pas administr~es.

I1 y aurait l~i comme une impossibili t~ fi traiter le sympt6me - douleur du bdb4 et la sous-m4dication dont il est l 'objet appara}t aberrante. On a vite fait d '&oquer la toxicomanie, comme ~pouvantail l 'usage d 'antalgiques centraux morphiniques chez le jeune enfant et les avatars de la surconsommat ion mddicale des families sont toujours longuement expos4s.

Ceci ne dolt nul lement emp~cher cela: que le b~b~ souffrant soit reconnu comme une personne souffrante, par t icul i~rement d4munie et qui se doit d '&re soulagde rapidement et radicalement. Ce n'est qu'~t cette condit ion exclusive qu 'on lui per- met t ra de faire de la vie l 'expdrience, unique et int~gr~e.

L'exp&ience d 'une continuitd de vie suffisam- ment contenante et off il n 'aura pas Pimpression, la sensation ou la pensde, de se perdre, dans un monde qui ne serait que douleur, tout le t emps et k jamais.

Car c'est bien l~i le mode archa'ique de r6actions d 'un b~b~, de vivre le pr&ent et le v & u sensoriel et affectif de ce pr6sent comme 6ternel, de ne pas dif- f4rencier une douleur venant de son environnement d 'une douleur interne, la notion m~me d 'environne- ment ~tant en ces temps pr&oces tout enti~re contenue en lui.

Le seuil de tol&ance du b4b~ ~i la douleur n 'est pas celui de l 'adul te ; la douleur l 'affecte d ' au tan t

qu ' i l est sans recours, que ses ddfenses en la mati~re sont peu nombreuses, peu assur~es, et qu ' i l est bien loin de pouvoir penser que cette souffrance va ces- ser, qu 'une personne va venir le soulager - sa m~re, le m~decin, l ' infirmi~re, ... - que ce qu 'on lui fait l~i et qui lui cause le plus grand d~plaisir - parce que le b~b~ ressent les choses dans ces registres du plai- sir-d4plaisir, tension-bien-&re - est motiv~ par son &at, est n&essaire voire vital pour lui. Le b4b~ ne ressent que le mal, brut , indig&~ par sa pens~e trop pr&aire, mal intdrieur ou venant de l 'ext&ieur confondu. I1 est alors ce mal qu ' i l ne peut com- prendre.

Pouvons-nous, nous-memes, comprendre tout cela, comprendre ce qu 'est un b6b~, ses 4motions, l '~closion de sa vie psychique ? La r~ponse ~i la ques- tion de la douleur des b6bds, m&onnue , tue et peu calm~e est l~i pour nous inciter ~ la r~flexion.

Et il apparal t bien qu' i l nous faut encore r6fl&hir au s ta tut du pet i t d ' homme , dans sa rdalitd d '&re humain souffrant. Mais faisons en sorte aussi que cette r~flexion ne retarde en rien notre action, en mati~re de reconnaissance et d'accueil de ces soul- frances, ce qui en ciair ne revient fi rien d~autre qu'~i r~pondre ~l cette p&empto i re n~cessit~ : <, Soulager la douleur de l 'autre >~. Et ici il faut en tendre : << User des moyens que la pharmacologie nous pro- cure, des antalgiques, de tous le s rem~des, pet i ts et grands, pour calmer le b~b~ ~>.

Ce qui, j 'en suis certain, calmera aussi nombre de ces sent iments si difficiles que nous ressentons face ~i ces b6b6s souffrants.

B i b l i o g r a p h i e

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