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1 POUR UNE SOCIOLOGIE DE L'ALCOOLISME ET DES ALCOOLIQUES Marcel DRULHE Centre de Recherches Sociologiques Serge CLEMENT Centre Interdisciplinaire d'Etudes Urbaines Université de Toulouse-le-Mirail Alors que la mobilité sociale, le suicide ou le chômage (pour n'en citer que quelques-uns) sont des phénomènes sociaux dont l'étude est devenue classique en sociologie, l'alcoolisme reste encore un objet très largement délaissé et abandonné aux sciences bio-médicales par les spécialistes des sciences de l'homme et de la société. "Chasse gardée" ? Il est étonnant qu'en France, qui reste un pays où la mortalité et la morbidité alcooliques sont proportionnellement beaucoup plus importantes que chez ses voisins occidentaux et où la médicalisation des comportements qui leur sont liés a été poussée très loin, il y ait si peu de recherches du côté des sciences sociales en ce domaine. L'admiration va d'abord au dévouement des soignants qui prennent en charge les alcooliques ou à la modernité du sociologue qui travaille "sur" le sida (1). Un tel constat mérite d'être constitué en objet de recherche pour comprendre l'organisation, le fonctionnement et le développement de la pensée scientifique et de ses institutions. Mais notre objectif est moins de faire oeuvre historienne ou épistémologique que d'utiliser certains aspects du développement de la sociologie afin de montrer ses capacités à construire un mode d'intelligence de ce phénomène. Bien sûr la compréhension des éléments du contexte d'évitement de certains "sentiers de recherche" est un détour nécessaire pour mieux déterminer les directions vers lesquelles il convient de s'engager : l'heuristique positive est mieux armée si elle s'appuie sur une heuristique négative argumentée (2). I. UN RENDEZ-VOUS MANQUE DE LA SOCIOLOGIE ET DE L'ALCOOLISME : DURKHEIM ET SON ECOLE "Le renouveau actuel de la sociologie médicale masque parfois l'ancienneté de cette discipline, qui s'est affirmée dès l'origine de la sociologie elle-même, comme en témoignent notamment deux oeuvres marquantes du XIXe siècle : Friedrich Engels, La situation des classes laborieuses en Angleterre, et Emile Durkheim, Le suicide ", écrivait Jacques Maitre en 1973 (3). Dans un bilan récent de l'état de la sociologie sous le patronage de l'Association Internationale de Sociologie, on retrouve le même écho : "Durkheim might fairly be considered the first medical sociologist" (4). On ne peut être que surpris, cependant, par le décalage entre le succès et les prolongements d'une partie de l'oeuvre durkheimienne (la sociologie religieuse et plus encore la sociologie de l'éducation) par rapport à l'autre, pourtant antérieure (la sociologie médicale). Autour du Suicide, on aurait pu imaginer une entreprise raisonnée de recherches successives sur les grands fléaux de morbidité de l'époque : la tuberculose, la syphilis et l'alcoolisme. A vrai dire, ces grands problèmes de santé publique (comme nous dirions aujourd'hui), identifiés par une médecine confortée par le Pasteurisme (l'"alcoolismus chronicus" apparaît en 1849 (5)), pouvaient-ils relever de la sociologie naissante ? Se posait en effet la question de la possibilité d'une définition sociologique de ces "objets bio-médicaux".

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POUR UNE SOCIOLOGIE DE L'ALCOOLISME ET DES ALCOOLIQUES

Marcel DRULHECentre de Recherches Sociologiques

Serge CLEMENTCentre Interdisciplinaire d'Etudes Urbaines

Université de Toulouse-le-Mirail

Alors que la mobilité sociale, le suicide ou le chômage (pour n'en citer que quelques-uns)sont des phénomènes sociaux dont l'étude est devenue classique en sociologie, l'alcoolismereste encore un objet très largement délaissé et abandonné aux sciences bio-médicales par lesspécialistes des sciences de l'homme et de la société. "Chasse gardée" ? Il est étonnant qu'enFrance, qui reste un pays où la mortalité et la morbidité alcooliques sont proportionnellementbeaucoup plus importantes que chez ses voisins occidentaux et où la médicalisation descomportements qui leur sont liés a été poussée très loin, il y ait si peu de recherches du côtédes sciences sociales en ce domaine. L'admiration va d'abord au dévouement des soignantsqui prennent en charge les alcooliques ou à la modernité du sociologue qui travaille "sur" lesida (1). Un tel constat mérite d'être constitué en objet de recherche pour comprendrel'organisation, le fonctionnement et le développement de la pensée scientifique et de sesinstitutions. Mais notre objectif est moins de faire oeuvre historienne ou épistémologique qued'utiliser certains aspects du développement de la sociologie afin de montrer ses capacités àconstruire un mode d'intelligence de ce phénomène. Bien sûr la compréhension des élémentsdu contexte d'évitement de certains "sentiers de recherche" est un détour nécessaire pourmieux déterminer les directions vers lesquelles il convient de s'engager : l'heuristique positiveest mieux armée si elle s'appuie sur une heuristique négative argumentée (2).

I. UN RENDEZ-VOUS MANQUE DE LA SOCIOLOGIE ET DE L'ALCOOLISME :DURKHEIM ET SON ECOLE

"Le renouveau actuel de la sociologie médicale masque parfois l'ancienneté de cettediscipline, qui s'est affirmée dès l'origine de la sociologie elle-même, comme en témoignentnotamment deux oeuvres marquantes du XIXe siècle : Friedrich Engels, La situation desclasses laborieuses en Angleterre, et Emile Durkheim, Le suicide", écrivait Jacques Maitre en1973 (3). Dans un bilan récent de l'état de la sociologie sous le patronage de l'AssociationInternationale de Sociologie, on retrouve le même écho : "Durkheim might fairly beconsidered the first medical sociologist" (4). On ne peut être que surpris, cependant, par ledécalage entre le succès et les prolongements d'une partie de l'oeuvre durkheimienne (lasociologie religieuse et plus encore la sociologie de l'éducation) par rapport à l'autre, pourtantantérieure (la sociologie médicale). Autour du Suicide, on aurait pu imaginer une entrepriseraisonnée de recherches successives sur les grands fléaux de morbidité de l'époque : latuberculose, la syphilis et l'alcoolisme. A vrai dire, ces grands problèmes de santé publique(comme nous dirions aujourd'hui), identifiés par une médecine confortée par le Pasteurisme(l'"alcoolismus chronicus" apparaît en 1849 (5)), pouvaient-ils relever de la sociologienaissante ? Se posait en effet la question de la possibilité d'une définition sociologique de ces"objets bio-médicaux".

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1. Durkheim, le suicide et... l'alcoolisme

A relire le Suicide, si on laisse de côté la première partie de sa définition, au cours delaquelle Durkheim s'efforce de déterminer les propriétés spécifiques extérieures de cetteforme de mort (définition qui sera critiquée plus tard par Maurice Halbwachs, représentant dela seconde génération de l'Ecole Durkheimienne (6)), on peut retenir sa deuxième partie oùs'opère le passage de la mort à la mortalité, du cas individuel à la série statistique. "Puisque lesuicide est un acte de l'individu qui n'affecte que l'individu, il semble qu'il doiveexclusivement dépendre des facteurs individuels et qu'il ressortisse, par conséquent, à la seulepsychologie (...) Mais si, au lieu de n'y voir que des événements particuliers, isolés les uns desautres et qui demandent à être examinés chacun à part, on considère l'ensemble des suicidescommis dans une société donnée pendant une unité de temps donnée, on constate que le totalainsi obtenu n'est pas une simple somme d'unités indépendantes, un tout de collection maisqu'il constitue un fait nouveau et sui generis, qui a son unité et son individualité, sa naturepropre par conséquent, et que, de plus, cette nature est éminemment sociale" (7). Changeonsle mot "suicide" par "alcoolisme" et nous obtenons une première définition, qu'il reste àétablir par année et par pays : on n'aurait pas de mal à montrer à la fois la relative permanencedes taux de mortalité par alcoolisme au cours de différentes périodes historiques (8) et leurvariabilité selon les sociétés et leurs découpages régionaux (9). Cette régularité permetd'élever l'alcoolisme au rang d'institution (dans le sens durkheimien : "toutes les croyances ettous les modèles de conduite institués par la collectivité" (10)) et constituer un objet légitimepour l'analyse sociologique. "L'homme, comme individu, semble agir avec la latitude la plusgrande (...) et cependant, comme je l'ai déjà fait observer plusieurs fois, plus le nombre desindividus que l'on observe est grand, plus la volonté individuelle s'efface et laisse prédominerdes faits généraux qui dépendent des causes en vertu desquelles la société existe et seconserve", faisait déjà remarquer Quêtelet dans une lettre à Villermé de 1832 (11).

Bien sûr ces taux d'alcoolisme ne manquent pas de poser des problèmes, au même titre quela statistique des suicides : il resterait à reprendre les remarques critiques d'Halbwachs à cesujet, d'ailleurs amplifiées ensuite par Douglas (12). Quels sont les critères de déterminationdes causes de mortalité en général, de l'alcoolisme en particulier ? Cette cause est-elle plusdifficile à établir ? Comment s'y prennent les praticiens ? Au moment de l'enregistrement,pour une telle cause, ceux-ci ne sont-ils pas soumis à des pressions de l'entourage pour lecamouflage du diagnostic et pour sa transformation ? Bref, peut-on établir des variations dansle processus d'enregistrement au point qu'il y aurait une sous-estimation du phénomène ? MaisP. Besnard a montré que la portée de ces critiques se réduisent beaucoup "sitôt que l'onconsidère non pas une simple comparaison de la fréquence [des morts par alcoolisme] dansdeux ou plusieurs catégories ou groupes sociaux mais des effets d'interaction statistique" (13).Il reste que la construction des statistiques de morbidité et de mortalité en ce qui concernel'alcoolisme et la cirrhose du foie peut être un objet d'enquête à part entière qui apprendraitbeaucoup sur cette construction d'un "social" particulier : le mode de reconnaissance formel etlégitime de l'alcoolique (on aura l'occasion de revenir sur ce point).

A supposer que Durkheim ait eu le projet de transposer le modèle du Suicide àl'alcoolisme, il se serait heurté, au moins sur une vingtaine d'années, à une impossibilitépratique  : si la statistique judiciaire lui a permis d'avoir des séries statistiques sur les suicides,le rassemblement des données sur les causes de décès débute, en France, seulement en 1906.A cette date, on commence à disposer du nombre de décés annuels par cirrhose du foie (donton sait qu'elles ne sont pas toutes d'origine alcoolique et dont la proportion relevant del'alcoolisme varie selon les pays et le sexe de l'individu (14)) mais il faut attendre encore près

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d'un quart de siècle pour que soient comptés à part les décès par alcoolisme. Evidemment, iln'est pas encore question de mesurer ce type de morbidité...

A. L'enjeu de la définition

Si l'on met de côté cette limitation, la détermination de l'alcoolisme comme objetsociologique sous la forme de taux de mortalité par alcoolisme abandonne à l'imprécisionl'orientation de l'explication. Le contexte positiviste dans lequel la connaissance scientifiqueétait pensée laisse présager des difficultés sur ce plan : l'unité de la science, dont la sociologiese réclamait, nécessite "l'administration de la preuve" considérée comme détermination d'unecause. Or la causalité était déterminée de façon linéaire ce qui empêchait toute réflexion surses ordres et leurs éventuelles combinaisons. Les durkheimiens s'appliquent à défendre undomaine sociologique propre qu'ils distinguent et séparent des autres domaines scientifiques.Ainsi dans leur critique de l'anthroposociologie et leur discussion de l'intérêt de l'indicecéphallique déclarent-ils que le problème des races ne concerne pas la sociologie (15). Pourhisser la sociologie au rang de science, ils combattent toute position biologisante etsoutiennent que domaine biologique et domaine social n'ont rien en commun : "La vie socialen'est pas autre chose que le milieu moral ou mieux l'ensemble des milieux moraux quienvironnent l'individu. En les qualifiant de moraux, nous voulons dire que ce sont des milieuxconstitués par des idées ; comme les milieux physiques à l'égard des organismes vivants. Lesuns et les autres sont des réalités indépendantes dans la mesure, sans doute, où il peut exister,en ce monde où tout est lié, des choses indépendantes les unes des autres" (16). Sans doute, ladernière partie de ce texte permet-elle d'entrevoir une ouverture mais, pour les durkheimiens,il s'agit d'aller à l'essentiel, i.e. à ce qui réunit les consciences, ce qui fait la société. Il n'estdonc pas étonnant que l'alcoolisme soit renvoyé par Durkheim à la biologie et à lapsychologie. "Mais il est un état psychopathique particulier auquel on a, depuis quelquetemps, l'habitude d'imputer à peu près tous les maux de notre civilisation. C'est l'alcoolisme"(cf.S.p.46). Et l'alcoolisme est aussitôt écarté de l'explication des suicides à un double titre :d'une part, selon les principes théoriques énoncés par Durkheim, il n'est pas possibled'expliquer du social par du non-social (or, l'alcoolisme est circonscrit dans cette sphère) ;d'autre part l'examen de la distribution géographique de la mortalité par suicide et paralcoolisme révèle que les "groupes de contamination" ne sont pas les mêmes.

Reprenons cette double argumentation. La réduction de l'alcoolisme à un "étatpsychopathique", on l'a vu à propos de la détermination de l'objet, relève du postulat. On peutau contraire appliquer à l'alcoolisme le même raisonnement que Durkheim développe àpropos du suicide (on remplacera donc "suicide" par "alcoolisme") : (...) "d'où vient la grandedifférence qui sépare le point de vue du clinicien et celui du sociologue. Le premier ne setrouve jamais en face que de cas particuliers, isolés les uns des autres. Or il constate que, trèssouvent, la victime était ou [un neurasthénique] ou [un névrosé] et il explique par l'un oul'autre de ces états psychopathiques [le comportement constaté]. Il a raison en un sens ; car sile sujet est [alcoolique] plutôt que ses voisins, c'est fréquemment pour ce motif. Mais ce n'estpas pour ce motif que, d'une manière générale, il y a des gens qui deviennent alcooliques, nisurtout qu'il [en devienne alcoolique], dans chaque société, un nombre défini par une périodede temps déterminé. La cause productive du phénomène échappe nécessairement à quin'observe que des individus ; car elle est en dehors des individus. Pour la découvrir, il fauts'élever au-dessus des [alcoolismes] particuliers et apercevoir ce qui fait leur unité. Onobjectera que, s'il n'y avait pas de neurasthéniques en suffisance, les causes sociales neproduiraient pas tous leurs effets. Mais il n'est pas de société où les différentes formes de ladégénérescence nerveuse ne fournissent [à l'alcoolisme] plus de candidats qu'il n'est

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nécessaire. Certains seulement sont affolés, si l'on peut parler ainsi" (C. S.pp. : 366-367). Ceraisonnement n'est rien d'autre que l'application du premier chapitre des Règles de la méthodesociologique : il s'agit tout simplement de dissocier des "manières de faire" ou "des manièresd'être" "générales dans l'étendue d'une société donnée" de leurs "incarnations individuelles". Iln'est pas opportun, à ce niveau, de faire une critique de cette théorie de l'objet : nous tentonssimplement de tirer partie de la logique interne de la théorie durkheimienne.

Après avoir écarté la réduction de l'alcoolisme à un phénomène psychologique relevantpurement et simplement de la psychiatrie, reste à lever l'hypothèse biologique : l'alcoolismeest-il héréditaire ? Cette question n'est pas purement formelle dans la mesure où elle renaîtpériodiquement  : "l'hérédo-alcoolisme" est mort et bien mort", affirmaient Péquignot etTrémolière en 1968 (17) ; mais en 1989, deux équipes américaines rendent compte, dans leJournal of the American Medical Association, d'une étude portant sur 35 alcooliques et 35non-alcooliques, tous décédés, à partir desquels a été découvert un allèle de gêne présent chez77 % de tissus d'alcooliques et dans 28 % de ceux des non-alcooliques : alors, gène del'alcoolisme ou "susceptibilité génétique à l'alcoolisme" ? Une fois encore la partie critique duraisonnement expérimental (que n'ignore d'ailleurs pas la très grande majorité desépidémiologistes) chez Durkheim est exemplaire : il l'applique à la thèse de la relationsupposée entre hérédité et suicide (cf.S.pp.69-81). Transposons à l'alcoolisme la synthèsequ'en a réalisé Jean-Michel Berthelot :

"1) Pour que la relation [hérédité/alcoolisme] soit vraie, il faudrait que dans le nombre totaldes [alcooliques], le nombre de ceux ayant un antécédent qui [a été alcoolique] soit nettementsupérieur à celui de ceux qui n'en ont pas. Est-ce le cas  ? [Supposons que non].

2) Néanmoins, pour la minorité dont un ou plusieurs antécédents [ont été antérieurementalcooliques], ne peut-on penser que, dans ce cas, l'hérédité est cause de [l'alcoolisme] ?

a- Il s'agit le plus souvent d'une population d'aliénés [nous gardons cette caractéristiquepour le déroulement formel de l'argumentation mais elle est à vérifier] : est-ce alors latendance à [l'alcoolisme] ou l'aliénation qui est héréditaire   ?

b-* [l'alcoolisme des] aliénés imite souvent de façon très fidèle celui de l'antécédent :doit-on en conclure à une tendance héréditaire à [boire avec excès du vin, tel type d'eau-de-vieou tel type d'apéritif] ?

b-** On trouve par contre le même phénomène d'imitation dans le cas d'[alcoolismecollectif] de gens sans lien de parenté.

Ainsi le fait "a" affaiblit l'hypothèse et les faits "b* et b**" en suggèrent une autre plussatisfaisante : celle de la contagion par l'exemple permettant de rendre compte aussi bien de[l'alcoolisme] lié à un antécédent (b*) que non lié à lui (b**).

3) Si la tendance [à l'alcoolisme] était héréditaire, elle devrait se manifester à peu prèségalement entre les sexes, et de façon plutôt précoce. Or, dans chaque cas, on constate lecontraire [le second cas reste à vérifier pour l'alcoolisme, en tenant compte d'ailleurs desvulnérabilités différentielles].

"(...) la thèse de l'hérédité est légitimement falsifiée" (18). En déterminant les propriétéspertinentes de l'hérédité et de l'alcoolisme, on peut définir logiquement celles que leur relation

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implique nécessairement et celles qu'elle exclut  : les données de l'observation permettraientalors d'invalider ou non l'hypothèse. Il n'est pas du ressort de la sociologie, telle qu'elle estdéveloppée aujourd'hui, d'établir le caractère héréditaire ou non de l'alcoolisme : bien que datéhistoriquement, le raisonnement sociologique de Durkheim est exemplaire quant à laconstitution d'une rationalité scientifique applicable au suicide. Or il est tout à faitremarquable qu'un tel mode de raisonnement pouvait être appliqué à l'alcoolisme, même si lasociologie actuelle n'a pas besoin de se "dégager" de l'hypothèse génétique pour commencer àaccomplir son travail.

B. L'alcoolisme par défaut de régulation et d'intégration sociales, ou par leur excès ?

A partir du moment où l'on accepte que l'alcoolisme est aussi un phénomène social,irréductible à un fonctionnement psychologique ou biologique, on peut aussi lui appliquer lemode de discussion que Durkheim déploie quant au rapport du suicide et de l'homicide : "Oubien l'homicide et le suicide forment deux courants contraires et tellement opposés que l'un nepeut gagner du terrain sans que l'autre en perde ; ou bien ce sont deux canaux différents d'unseul et même courant alimenté par une même source et qui, par conséquent, ne peut pas seporter dans une direction sans se retirer de l'autre dans la même mesure". (cf S. p.386).Compte tenu de la distribution spatiale du suicide et de l'alcoolisme, on peut considérer qu'ilexiste un enjeu du même type : l'alcoolisme se substitue-t-il au suicide dans certains secteursdéterminés de la société ? En ce qui concerne le rapport suicide/homicide, la réponse deDurkheim est nuancée : opposé au second membre de l'alternative défendue par lescriminologistes italiens du XIXe siècle, il admet que cette thèse reste vraie pour certains typesde suicide. Qu'en est-il du rappport alcoolisme/suicide ? Puisque notre travail a moins unevisée démonstrative qu'heuristique, et faute d'avoir pu rassembler des donnéescontemporaines de celles du Suicide, on prendra provisoirement à notre compte la thèsedéveloppée par Alain Darbel au colloque d'Arras, en juin 1965 : "MM. Maurice Febvay et Gé-rard Calot ont constaté tout récemment qu'il existe une forte corrélation entre le taux desuicide et le taux de mort par alcoolisme dans chaque catégorie socio-professionnelle, ce quisignifie certainement, non pas que l'alcoolisme est cause du suicide -autrement cettecorrélation s'établirait de façon beaucoup plus générale, notamment dans le temps- mais quel'un et l'autre peuvent avoir la même cause, et l'explication sociologique ne s'en trouve querenforcée" (19).

Tentons de développer cette explication en fonction du double postulat suivant : un mêmeordre de causalité peut rendre compte du suicide et de l'alcoolisme ; la théorie durkheimiennedu suicide peut être reprise compte tenu de sa valeur heuristique. Transposons donc celle-ci àl'alcoolisme. A vrai dire, cette théorie durkheimienne est complexe et elle comporte desambiguïtés, au point qu'il en a été fait de nombreuses interprétations, tout particulièrement parles sociologues américains. Nous reprendrons ici l'interprétation proposée par PhilippeBesnard dans la mesure où la lecture serrée et approfondie du texte durkheimien lui permetd'embrasser et d'intégrer le maximum d'éléments de cette théorie (20) : faute de pouvoir entrerdans le détail, nous essaierons de conserver l'esprit de cette logique interprétative.

L'ambiguïté centrale de la théorie du suicide vient du passage d'une théorie du "justemilieu", issue à la fois d'un type de distribution de caractéristiques (courbe en U) et d'unephilosophie de la modération (ni manque, ni excès) - à une théorie de l'équilibre, inspirée del'analogie météorologique (courants, remous, flux). C'est ce passage qui permet decomprendre l'éradication du suicide fataliste qui, dans le cadre de la première perspective, estle pôle opposé du suicide anomique. On reprendra ici l'horizon théorique de la courbe en U.

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Compte-tenu de notre double postulat ci-dessus, on peut proposer comme hypothèse : il existedivers types d'alcoolisme à déterminer en fonction de deux variables, l'intégration et larégulation sociales.

a) L'intégration sociale désigne "la manière dont les individus sont attachés à la société"(cf.S.p.288), i.e. l'intensité de l'interaction sociale et l'attachement à des fins socialescommunes : elle vise la cohésion de la société et de ses groupes sociaux. Si cette intégrationfait défaut, autrement dit si l'individu se détache de ses groupes d'appartenance (famille, unitéde voisinage, syndicat, parti politique, etc.), il est livré à lui-même, désorienté, sans repère :en bonne logique durkheimienne, on pourra observer un type d'alcoolisme égoïste. Il pourraits'agir de la forme d'alcoolisme propre aux "isolés", aussi bien les célibataires sans groupedomestique et dont le seul refuge est le bistrot que les types d'ouvriers "qui vont à l'usine et enreviennent sans échanger des réflexions avec des camarades sur les conditions de travail" (cequi renforce l'une des caractéristiques du travail ouvrier. Selon Halbwachs : le travailleur esten rapport avec la matière, à l'exclusion des autres hommes, il est isolé face à la nature) (21).Inversement, lorsque l'intégration est excessive et que, dans le groupe, les normes du boireexigent l'accomplissement d'un rituel de "tournées" successives et répétées ou une quantitéimportante de boissons alcoolisées à absorber, l'individu est amené à suivre cette"programmation" s'il ne veut pas être rejeté : à terme l'alcoolisme observé sera de typealtruiste. Cette forme d'alcoolisme a fait l'objet de repérages chez les buveurs dontl'alcoolisme s'est déclaré à la suite de ce qu'on dénomme "l'entraînement" quand il s'agit demilieux populaires ou bien la répétition d'"arrosages en salon" quand les buveurs appar-tiennent aux classes aisées.

b) La seconde variable, la régulation sociale, désigne "la façon dont [la société] réglemente[les individus]" (cf.S. p.288) : il s'agit de la discipline collective, de l'ensemble des règles etdes normes édictées par la société et ses groupes pour canaliser les pulsions individuelles ; dece point de vue, la société se présente comme une structure limitative. Mais la régulation peuts'affadir et même manquer   : son absence ou son insuffisance laisse les individus et lesgroupes sans points de repère, en état d'anomie. Alors on pourra observer un alcoolismeanomique : faute de réglementation, c'est le "détour" à n'importe quel moment, n'importequelle occasion pour "boire un verre" à l'improviste ; parce que l'emploi du temps est soupleet modulable, il n'y a plus un "temps de boire" inscrit au coeur de pauses prévues : à toutmoment peut-être cassé le cours de l'activité pour se donner un temps pour boire (22). Al'inverse, si la régulation devient trop contraignante, si l'ensemble normatif présente desexigences telles que certains individus sont meurtris de les accomplir, cela finit par constituerun poids trop lourd à porter : l'alcoolisme fataliste est celui de ceux et celles qui tentent des'aider de la boisson alcoolisée pour faire face à ces exigences limitatives qui sont devenuesoppression.

Bien sûr, cette typologie de l'alcoolisme, calquée sur celle des suicides, est purementhypothétique : il reviendrait au chercheur de la soumettre à "l'expérimentation" i.e. deprocéder, comme Durkheim, à l'établissement et à l'analyse de tableaux statistiques dont lesindicateurs seraient l'expression empirique des variables théoriques explicatives. Notre proposest ici de montrer qu'il existait des "ressources" dans la théorie durkheimienne et qu'il eut étépossible d'en tirer parti pour une étude sociologique de l'alcoolique. Alors pourquoi l'écoledurkheimienne a-t-elle laissé échapper l'occasion de conforter ses positions en ne développantpas le versant de la sociologie médicale ?

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L'étonnement face à cette "occasion manquée" est d'autant plus grand que l'on observe uneunion très étroite des programmes de santé et de la volonté d'organiser la société dans lemouvement hygiéniste du XIXe siècle, et par ailleurs la manifestation d'une volonté chezDurkheim de faire en sorte que la sociologie soit "utile" au "progrès de l'humanité" : lasymbiose de "la santé" et du projet politique de "réorganisation sociale" constitue la base de lasociologie durkheimienne (23). La clé de cette symbiose se trouve dans le chapitre III desRègles de la méthode sociologique où Durkheim distingue le normal et le pathologique. Sur leplan d'une logique de la connaissance sociologique, cette distinction n'a pas de sens etDurkheim critique l'école italienne de criminologie qui refuse de prendre en compte certainsfaits sous le prétexte de leur anormalité : "la maladie ne s'oppose pas à la santé ; ce sont deuxvariétés du même genre et qui s'éclairent mutuellement" (24). Autrement dit, l'explicationsociologique n'a pas à tenir compte de cette opposition. D'où vient que Durkheim la reprennepourtant un peu plus loin ? C'est que l'on passe du registre de la connaissance à celui del'action, "de l'être au devoir être", de "l'impératif logique" à "l'impératif pratique" (25). "Aquoi bon travailler pour connaître le réel si la connaissance que nous en acquérons ne peutnous servir dans la vie ?" (R.M.S. p. : 141). Mais comment passe-t-on d'une science qui exclutpar principe méthodologique tout jugement de valeur à une utilisation de cette science pourdéterminer les finalités de l'action ? "Précisément en s'appuyant sur l'analogon biologique,c'est-à-dire sur le point où y est assuré et résolu le même problème : celui de la santé et de lamaladie" (25). Autrement dit, Durkheim présuppose que la santé est une valeur de référenceuniverselle qui doit guider l'action (abandonnant ainsi la perspective logique d'interrogationquant à la variabilité de son contenu).

C'est bien cette perspective qui a incité Durkheim à étudier le suicide, au moins autant quela volonté de montrer qu'un phénomène individuel pouvait relever d'une explicationsociologique. "Le nombre des suicides c'est, pour Durkheim, le "fait objectif et mesurable"qui traduit les "variations d'intensité du bonheur et du malheur suivant les sociétés". Car,explique-t-il, "le seul fait expérimental qui démontre que la vie est généralement bonne, c'estque la très grande généralité des hommes la préfère à la mort. Pour qu'il en soit ainsi, il fautque, dans la moyenne des existences, le bonheur l'emporte sur le malheur" (De la division dutravail social pp. 225-226). Le taux de suicide est donc l'indicateur privilégié de ce queDurkheim appelle le "bonheur moyen" ou le "bonheur social", c'est-à-dire, en définitive, de"l'état de santé" du système social" (26). Ainsi passe-t-on du concept à l'art, de laconnaissance à la gestion pratique : ni trop, ni trop peu de régulation ; ni trop, ni trop peud'intégration. La science sociale durkheimienne devient technologie sociale : "entre santé etorganisation sociale, la relation qui, dans le programme hygiéniste de 1829 (paru dans lesAnnales d'hygiène publique et de médecine légale), était de type instrumental et institutionnel,acquiert, dans le contexte durkheimien, une dimension épistémologique et pratique, dans lamesure où santé et société sont maintenant identiquement déterminées par une science uniquedu normal" (23). Ajoutons que l'école durkheimienne s'inscrit dans le mouvement idéologiquedu solidarisme dont le programme social se situe entre libéralisme et socialisme. Sonthéoricien, Léon Bourgeois, avait "une vision de la société qui ressemblait à une compagnied'assurances mutuelles, aidant les plus défavorisés, tout en laissant chacun libre de faire sonchemin dans la vie, une fois la prime payée" (27). D'autres oeuvres de Durkheim témoignentde son adhésion au méritocratisme solidariste : les hommes n'ont pas les mêmes dons naturelsmais, au nom de la justice, l'Etat doit veiller à ce que les inégalités sociales n'accentuent pasles inégalités naturelles. "A la lutte des classes, Durkheim préfère une méritocratie inspirée deSaint-Simon qui concilie l'individualisme et l'égalité des chances" (28).

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Ce contexte idéologique permet de comprendre l'arrêt du programme de sociologiemédicale esquissée avec le Suicide. On sait que cette recherche, redécouverte après 1950, loind'avoir bonne presse au sein du groupe des collaborateurs de l'Année Sociologique, a été à peuprès systématiquement occultée. Et Philippe Besnard de conclure : "Il y a donc dans ceprocessus de refoulement quelque chose qui nous échappe" (29). Tentons d'éclairer ce"refoulement" et ce désintérêt pour les fléaux sociaux du moment, dont l'alcoolisme. "Lesmaux publics sont imprévisibles, et donc incontrôlables, par l'individu. La puissance publiquedoit donc intervenir. Quêtelet le dit : "Je conçois qu'un pays prélève volontairement un impôtpour combattre un fléau, tel qu'une guerre, une disette , une épidémie, une inondation, quenulle puissance humaine n'aurait pu prévoir et qu'atteint une partie plus ou moins grande ducorps social..." (Système social, p.207). Mais les maux privés relèvent, par définition, del'individu et de lui seul. Dans le discours établi et dans l'idéologie dominante de cette époque,le contrôle des événements est une fonction de l'individu, une faculté individuelle, il reposesur la "faculté de prévoyance" (...). La faculté de prévoyance est une donnée anthropologique,elle est acquise à tout individu en tant qu'homme. Mais elle n'est pas automatiquementutilisée, car l'homme est libre" (30). Le décor est planté : si certains groupes, tels que leshygiénistes ou l'élite ouvrière socialiste d'extrême-gauche, dénoncent l'alcoolisme populairecomme un fléau social déterminé par des conditions de travail extrêmement dures,inversement il apparaît qu'une large partie du corps social n'est pas prêt à reconnaître cettedimension sociale du phénomène. On constate d'ailleurs que même un observateur aussi aviséque Villermé, quand il procède à l'examen des budgets ouvriers, assimile les dépenses"excessives" (dont celles des boissons) à du vice et à du "libertinage". Bien qu'il ait noté :"Dans les crises commerciales, alors que les ouvriers se font une redoutable concurrence parl'offre au rabais de leur bras, crise dont les retours plus ou moins fréquents sont une conditionde l'industrie, ils sont incontestablement exposés à une grande misère", -il écrit aussi : lesouvriers "semblent oublier complètement que le remède à leur pauvreté est dans leur bonneconduite". Au tournant du siècle, quand le solidarisme bat son plein et tente d'inscrire ses "loissociales" sous la IIIe République, en est-on encore là ? La thèse essentielle de l'individu libreet prévoyant reste mais elle est infléchie par l'attribution de "circonstances atténuantes" : lamaladie, l'invalidité, l'enfance, la vieillesse et la féminité (!) constituent des propriétés quiatténuent l'autonomie et la responsabilité. "A la fin de son enquête sur Londres, Boothdécouvre que 15 % seulement des cas de pauvreté sont dus à des causes individuelles(morales) : oisiveté, ivrognerie, mauvaises habitudes, etc..; contre 85 % de cas dus à descauses économiques et sociales (...). La cause essentielle n'est pas l'imprévoyance d'un futurcontrôlable par l'individu, mais le besoin dans des circonstances incontrôlables par lui :L'Encyclopedia of Social Reform (1897) estime qu'aux Etats-Unis, 74 % des cas de pauvretésont dus à la malchance (misfortune) contre 21 % seulement dus à la mauvaise conduite(misconduct)" (30). On le voit, malgré l'adoucissement apporté à l'idéologie libérale"sauvage", l'alcoolisme reste largement assimilé à l'ivrognerie et relève à ce titre de"l'imprévoyance" individuelle : il est impensable de faire valoir les "circonstancesatténuantes", c'est-à-dire d'y repérer des propriétés "incontrôlables par l'individu", seulecondition, dans l'ambiance de l'époque, pour que science et technologie sociale s'en mêlent.Tout au plus pourra-t-on espérer qu'un bon programme d'éducation pourra avoir l'effet secon-daire de favoriser "la bonne conduite", la conduite du "juste milieu"... Même si l'on peutrepérer des traces documentaires montrant que l'ivrognerie commence à être perçue auXIXème siècle comme alcoolisme et l'alcoolisme comme fléau social, on peut fairel'hypothèse que pour une large part des couches dirigeantes cela paraissait inconcevable. Etles intellectuels ? Et Durkheim  ? Compte tenu de son affiliation idéologique au courantsolidariste, tout comme de sa réduction de l'alcoolisme à un phénomène psychopathologique,

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on peut supposer que Durkheim s'inscrivait dans le courant où "l'alcoolisme-fléau social" étaitimpensable comme tel.

2. De Durkheim à Halbwachs : l'alcoolisme et les alcooliques

La lutte contre l'alcoolisme de la fin du siècle dernier a pris naissance dans la moralesociale sous le couvert de l'hygiène publique (5). Les hygiénistes, relayés par les réformateurssociaux bien pensants, débordaient largement du domaine médical pour livrer leurs recettessur les moyens de guérir les maux de société. Ce sont aussi des médecins, anthropologuesphysiques, qui donnent naissance à l'anthropologie criminelle, dont la célèbre Ecole Italiennede Criminologie, qui ne cessent de lier criminalité et alcoolisme. En criminologie, deux thèsess'affrontent alors, autour de l'oeuvre de Lombroso en particulier (31). Selon ce dernier, la parthéréditaire est manifeste (ainsi, dans cette lignée, le Docteur Legrain trace-t-il le portrait del'hérédo-alcoolique), et selon ses adversaires c'est le "milieu" (urbain, insalubre, prolétaire),qui crée le criminel. Lorsqu'un historien d'aujourd'hui, voulant présenter ces deux courantsoppose les "psychiatres" aux "sociologues", il ne fait que distinguer des médecins entre eux(32). Les problèmes de société touchant à la santé des populations ne sont pris en charge quepar les seuls médecins intéressés par l'hygiène sociale, qui ne tiennent leur qualité de"sociologues" que de leur insistance sur le rôle du milieu social, alors que d'autresconsidèrent plutôt les caractères individuels. En quelque sorte l'intérêt pour le problème, àdéfaut de la qualification pour en rendre compte, fait le savant.

Fonder la sociologie, dans ce contexte, puisque tel était l'objectif de Durkheim, c'étaitprendre le maximum de distance vis-à-vis de ceux qui prétendaient connaître la société et sesmaux, et en même temps leur abandonner les objets de réflexion et d'étude devenus tropmarqués par une tradition de plus d'un demi-siècle. A la fin des années 1890, l'alcoolismecomme source de "tous les maux de notre civilisation" est un poncif que ne pouvait quedédaigner Durkheim et qu'il pouvait laisser aux médecins et politiques se piquant de réformesociale. Nous pouvons aussi nous en rendre compte par la lecture de la première série deL'Année Sociologique.

On le sait, la constitution de la sociologie comme discipline à faire reconnaître sur le planuniversitaire, est au moins autant passée par la création (et le succès) de l'Année Sociologique,à partir de 1898, que par les qualités propres à l'oeuvre de Durkheim (33). A côté desmémoires originaux des proches du Maître (et de lui-même parfois) était recensée une énormelittérature "scientifique", couvrant des domaines extrêmement étendus. Il ne s'agissait pas deréaliser l'inventaire des ouvrages proprement sociologiques, ce qui aurait été une tâche assezmince, mais de lire le maximum de textes traitant de faits de société à la manière de l'EcoleFrançaise de Sociologie. C'est ainsi que nous pouvons mesurer l'intérêt que les animateurs dela revue pouvaient porter à divers sujets, dont l'alcoolisme. Pour les 12 premiers volumes(plus de 4000 pages de recension de 1896 à 1912), le bilan sur ce sujet est maigre: 10ouvrages dont le titre fait explicitement référence à l'alcoolisme, 8 dont le contenu, selonl'auteur du compte-rendu, évoque l'alcoolisme. Sur ces 18 livres cités, nous n'en comptons que6 ayant fait l'objet d'un véritable commentaire, même s'il est souvent très succint. Ilsapparaissent généralement dans la rubrique "sociologie criminelle" et leurs critiques regrettentl'étroitesse des relations de causalité mises en évidence aussi bien par les tenants de la thèsehéréditaire (par exemple vol.I p.437) que par les partisans du "déterminisme économique"(vol V, p.465, vol.XI p. 506). Mise à part cette rubrique, on fait aussi, rarement, mention del'alcoolisme à propos des phénomènes de dépopulation: selon les auteurs des ouvrages, la lutte

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contre l'alcoolisme est aussi un moyen de faire baisser les taux de mortalité (vol. VI p.544 etVII p. 655), ce que les critiques ne commentent pas.

On ne relève donc pas un véritable intérêt pour ces questions parmi les membres influentsde cette sociologie en train de se constituer, malgré les débats (et sans doute à cause de ceux-ci) portés sur la place publique. D'un côté l'individu et ses vices ou ses tares, de l'autre unéconomisme sous l'influence marxiste : les durkheimiens n'avaient pas à choisir.

C'est au dehors de cette sociologie, et à l'encontre des thèses hygiénistes que l'on pourraittrouver des argumentations nouvelles. On peut citer par exemple celle des frères Fernand etMaurice Pelloutier, "pardonnant" aux ouvriers leurs excès, et séparant nettement les pratiques"sociales" des pratiques individuelles. L'alcoolisme, expliquent-ils, est "propre à notreépoque", il est lié à la misère, à l'excès de travail, à la mauvaise qualité des alcools, c'est celuides ouvriers. L'ivrognerie "est de tous les temps, de tous les pays, de toutes les classes" (34),en quelque sorte a une origine plus individuelle.

C'est aussi en étudiant la condition ouvrière qu'un durkheimien original, en 1912, retrouve etdiscute, cette fois-ci, la question de l'alcoolisme. Dans "La classe ouvrière et les niveaux devie", Maurice Halbwachs analyse de façon très rigoureuse les budgets ouvriers. Se posant laquestion de la légitimité de regrouper aussi, sous la rubrique "nourriture", les dépenses enboissons, tabacs, restaurant et café, il remarque, à propos du tabac: "Il est d'ailleurs malaisé dedéterminer les caractères de cette dépense; elle satisfait un besoin physique et, toutefois, ellepeut-être envisagée comme tenant lieu de distractions et récréations intellectuelles". Et, citantLe Play qui expliquait comment il comprenait que l'ouvrier mineur trouve dans le tabac lemoyen le moins onéreux de se procurer "une sensation agréable mille fois répétée", il ajouteimmédiatement: "La question se poserait aussi à propos des boissons fermentées" (35). Ledroit au plaisir du fumer et du boire est ainsi reconnu par Halbwachs, qui fait d'ailleurs larelation, dans les budgets analysés, entre la baisse de la dépense "distraction" et "divers" etl'augmentation, dans les mêmes budgets, des dépenses de la rubrique "débits de boisson".

Il fait assez peu allusion à l'excès que pourraît entraîner l'habitude des boissons alcoolisées,prenant soin de ne pas lier, au contraire des hygiénistes, condition ouvrière et méfaits del'alcoolisme. Il a même tendance à prendre le contre-pied des médecins, leur reprochantd'établir des règles qui ne correspondent pas au bien-être psychologique, comme on pourraitdire aujourd'hui, des travailleurs. Il oppose en fait l'imaginaire des sensations populaires à larationalité médicale: "Si l'essentiel, pour eux (les ouvriers), est de se donner l'illusion de laforce, aucun raisonnement ne les détournera de l'alcool, ou des aliments peu nutritifs qui"tiennent l'estomac". Les médecins se figurent, parce qu'ils ont distingué plusieurs types detravail, faible, moyen, rude, sédentaire, dans l'air humide ou sec, surchauffé ou froid, qu'ilsont tenu un compte suffisant des conditions spécifiques où se développe la vie ouvrière. Maisils négligent le mental. Certains labeurs sont attristants, monotones (...). Autant qu'à uneréparation du corps, c'est à un soulagement et un réconfort de l'esprit que pense l'ouvrierquand il va se nourrir" (p.342).

Ce n'est que vers la fin de son livre qu'Halbwachs discute de l'excès de boisson, dans uncadre d'ailleurs précis: le danger d'alcoolisme peut naître d'une consommation habituelle desociabilité. "Il se peut (...) qu'un homme ne prenne l'habitude de la boisson que pour avoirvoulu trop souvent "traiter" les autres (...)". "L'alcoolique le devient à force de fréquenter lecabaret; il préfère à la société des siens celle de ses camarades, aux joies de famille celles dela rue" (p.419). On pourrait croire qu'Halbwachs stigmatise la rue à la manière des hygiénistes

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moralisateurs, en tant que lieu privilégié de "dépravation sociale". En fait si on veutcomprendre sa pensée, il faut préciser le découpage de l'espace ouvrier qu'il nous présente.L'usine est le lieu où le lien social entre les hommes a été perdu, "les agents d'exécution,tournés vers la matière, laissant ainsi fuir et se perdre toute vie sociale qui s'écoulait en eux".A l'opposé est le domaine familial : les membres de la famille connaissent les rapports"sociaux" par excellence, non "mécaniques", mais "vivants et souples", non matériels. La rueest alors l'espace intermédiaire, qui ne lie pas les individus entre eux comme le réalise lafamille, mais où on y trouve tout de même un certain "degré de vie sociale" inconnu à l'usine."Il y a des métiers qui s'exercent dans la rue, ou en vue de la rue. Dans les débits, on va aussibien dans les intervalles de la journée de travail qu'à son terme. Ainsi se constitue un milieuqui n'est plus l'usine mais qui n'est pas encore rien que la société" (p.433).

Ainsi Halbwachs, en évitant la stigmatisation de type hygiéniste, qui fait de l'ouvrier unalcoolique potentiel par vice ou tare transmise héréditairement ou par le milieu, tente-t-il dereplacer les consommations ouvrières dans des pratiques compréhensibles, analyse lescomportements selon la logique même des ouvriers, en opposition au rationalisme médical, etne craint pas de donner au sociologue un statut d'observateur pouvant prendre en compte deshabitudes touchant à la santé. Ce dernier trait est plus évident encore dans son ouvrage de1930, "Les causes du suicide" (6).

C'est dans le chapitre "Les états psychopathiques" que Durkheim discute des rapports entretaux d'alcoolisme et suicide. Halbwachs, de son côté, intitule le chapitre XIII de son livre, "Lesuicide, les maladies mentales et l'alcoolisme", mais retrouve à nouveau l'alcoolisme dans lechapitre suivant : "Examen de la thèse psychiatrique". L'alcoolique serait-il désigné par lesdeux sociologues comme relevant uniquement de la maladie mentale et donc du médical? Ons'aperçoit très vite à la lecture des deux textes que les positions de l'un et de l'autre sont trèsdifférentes et on peut même avancer qu'elles peuvent révéler des conceptions divergentes dela sociologie, alors qu'on a eu tendance le plus souvent à voir dans Les causes du suicide unsimple prolongement de l'oeuvre de Durkheim, dans lequel on pouvait trouver seulement desarguments nuançant tel ou tel aspect des découvertes du chef de file de la sociologie française.Le débat, par livre interposé (Durkheim était décédé depuis 13 ans lorsque Halbwachs a reprisle problème du suicide), met au jour des options différentes sur deux points particuliers quenous préciserons ici : les rapports entre individu et société, la question du normal et dupathologique.

Pour ce qui est de la sociologie de l'alcoolisme, l'enjeu est important puisque l'une des deuxsociologies considère l'individu comme support de "forces collectives" dont il n'est pasmaître, et le pathologique comme relevant uniquement du médical, tandis que l'autre observeque l'individu peut être considéré d'un point de vue sociologique et que la frontière entrenormal et pathologique, en supposant qu'elle soit pertinente, ne sépare pas obligatoirement desindividus relevant du social et d'autres concernés par le seul médical. Chez Durkheim,l'individu suicidé et l'alcoolique faisaient l'objet de deux ordres d'investigation scientifiquedifférents, chez Halbwachs l'un comme l'autre pouvaient susciter des approches diversifiées.Durkheim écartait l'alcoolisme de l'intérêt sociologique, mais voulait montrer que le suicideétait exemplaire d'une étude sociologique, tandis qu'Halbwachs pouvait traduire les problèmesde santé et de maladie (et de mort ainsi qu'il l'a précisé à plusieurs reprises) en termessociologiques. Pour tenter de comprendre de quelle manière chacun délimite son champ deréflexion, et ainsi de voir comment une sociologie de l'alcoolisme peut être possible, nousdevons suivre nos deux auteurs dans une partie de leur débat autour du suicide.

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A. L'individu rationnel chez Durkheim

"Ce qui est commun à toutes les formes possibles de ce renoncement suprême, c'est quel'acte qui le consacre est accompli en connaissance de cause; c'est que la victime, au momentd'agir, sait ce qui doit résulter de sa conduite, quelque raison d'ailleurs qui l'ait amenée à seconduire ainsi." Cet individu très rationnel, que nous présente Durkheim dès les premièrespages de son livre (36), peut nous paraître surprenant après un siècle de réflexion surl'inconscient. Il ne semble plus aujourd'hui que l'attitude devant la mort, et sa propre mort enparticulier, soit si simple, au point de supposer que le suicidant agit en sachant ce qui vaadvenir véritablement. Il est toutefois important de se demander quel intérêt Durkheim avait àénoncer une telle rationalité de l'individu, surtout là où on ne l'attendrait point.

Il était essentiel pour lui de faire du suicidé un homme "normal", appartenant intégralementà sa société, et non un malade atteint de troubles mentaux qui le déresponsabiliseraient, enquelque sorte, de son désengagement social. C'est dès le premier chapitre de son ouvrage qu'ilélimine de son intérêt, d'une manière qui peut paraître un peu cavalière, l'hypothèse"psychopathique". Son argument peut se résumer ainsi: d'abord, on ne peut prouver qu'ilexiste un type de folie particulier (monomanie) qui conduise au suicide; ensuite on ne peutréduire tous les suicides à des cas de folie. Il distingue alors les cas où les motifs de suicidesont "imaginaires", ceux dont le motif est seulement "l'idée fixe de la mort", et le "suicideimpulsif". Ce sont des formes suicidaires liées à la maladie mentale, mais bien d'autres sontconnues qui "ont des motifs qui ne sont pas sans fondement dans la réalité" (p. 31). Le suiciden'est donc pas lié à la folie puisqu'on trouvera aussi bien de vraies raisons de se suicider (on aici représenté l'individu rationnel), que des fausses. Durkheim se demande aussi si des"anomalies" plus bénignes, qu'il regroupe sous le nom de neurasthénie ne pourraient pas jouerun rôle important dans le suicide. Il se fait alors neurologue et décrit ainsi le "névropathe" :"Par suite de cette extrême sensibilité de son système nerveux, ses idées et ses sentiments sonttoujours en équilibre instable" (p.34). Peut-on remarquer un lien entre variation de laneurasthénie et variation de taux de suicide, s'interroge-t-il? Les statistiques faisant défaut, ilsuffit de remplacer neurasthénie par folie (on dispose du nombre des aliénés internés) puisque"la folie n'est que la forme amplifiée de la dégénérescence nerveuse" (37). En fin de compte,s'il reconnaît un rôle à la maladie mentale, c'est pour en faire exclusivement un "terrain"strictement "organique" sur lequel vont influer d'autres causes, qui seront sociales. "Ce nesont donc pas des êtres essentiellement insociaux qui s'éliminent d'eux-mêmes parce qu'ils nesont pas nés pour vivre dans le milieu où ils sont placés. Mais il faut que d'autres causesviennent se surajouter à l'état organique qui leur est propre pour lui imprimer cette tournure etle développer dans ce sens" (p.45). On comprend mieux le terme de "dégénéré" chezDurkheim lorsqu'on sait à quel point il doit établir l'hypothèse d'une faiblesse organiqueoriginelle pour distinguer à tout prix ce qui serait proprement social, et seule cause véritable :"Ce n'est pas parce qu'une société contient plus ou moins de névropathes ou d'alcooliquesqu'elle a plus ou moins de suicidés. Quoique la dégénérescence, sous ses différentes formes,constitue un terrain psychologique (38) éminemment propre à l'action des causes qui peuventdéterminer l'homme à se tuer, elle n'est pas elle-même une de ces causes. On peut admettreque, dans des circonstances identiques, le dégénéré se tue plus facilement que le sujet sain;mais il ne se tue pas nécessairement en vertu de son état." (p.53)

Durkheim avait un autre intérêt à soutenir que le suicide est "accompli en connaissance decause", qui tenait à sa méthodologie-même. Tout le matériau utilisé dans sa recherche était

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constitué de statistiques de suicides réussis. Or la question des tentatives pose autrement leproblème, dans la mesure où le suicidant a réalisé un geste dont il était censé connaître lerésultat, mais qui n'a pas eu d'effet. Les tentatives de suicide montrent la difficulté à dresserdes frontières entre geste conscient et inconscience du geste. Halbwachs a très bien vu leproblème, profitant des études consacrées à ce phénomène après la parution du livre de sonprédécesseur. Il réserve tout un chapitre à la question, dont on retiendra surtout : - que le nombre de tentatives de suicide peut contrarier singulièrement les hypothèses quantaux différences de taux de suicide suivant les sexes (les femmes tenteraient de se suicider aumoins aussi fréquemment que les hommes, mais réussiraient plus rarement) ; - que les tentatives mettent l'accent sur la part du hasard quant au résultat, ou d'incertitude del'individu quant à sa détermination, ce que précisément Durkheim tendait à nier. Halbwachspose ce type d'interrogation: "Sait-on si l'on est toujours engagé tout entier dans le gestesuprême ? Celui qui a pris la décision d'en finir se sent peut-être lié par un engagement prisvis à vis de lui-même (...) Mais on n'est jamais sûr qu'on ne sera pas , au dernier moment,dispensé de remplir un engagement de ce genre, et que la logique n'aura pas tort" (39) ; - que la réussite du suicide est très liée aux moyens techniques utilisés pour y parvenir. "Siles militaires se suicident plus que les membres de la population civile, c'est qu'ils ne semanquent pas". On se heurte là à un problème très sérieux, dont on ne voit pas commentrompre facilement le cercle liant taux de suicide élevés et moyens brutaux.

Nous avons donc là un premier écart entre les deux oeuvres, qu'Halbwachs ne relèved'ailleurs pas dans ce chapitre sur les tentatives, relatif à la "conscience" du suicidant : alorsque Durkheim devait faire l'hypothèse d'un individu rationnel fragilisé par un terrainorganique sensible, Halbwachs, tout au contraire, au long d'un chapitre de plus de 40 pages,explique comment il lui paraît peu possible de séparer aussi aisément phénomènes "normaux"et phénomènes "pathologiques".

B. Un individu relationnel chez Halbwachs

a) un certain fonctionnalisme

Là où Durkheim donne une image de l'individu en termes géologiques, pourrait-on dire, (unterrain organique sur lequel se déposent des causes sociales), Halbwachs préfère unereprésentation "écologique", mettant l'accent sur les rapports entre l'individu et son milieu. Lenormal et le pathologique ne se séparent pas au niveau de l'organique, mais au niveau dusocial (40): "Que le milieu change, pour quelque raison que ce soit; ce sera un milieu anormal,auquel l'homme normal ne sera plus adapté" (p.410). Tenter de faire la part des causesd'origine physique et celles d'ordre social est une opération vaine dans la mesure où, dans laréalité des expériences individuelles, les caractères organiques eux-mêmes sont réinterprétésen termes "moraux". Halbwachs s'appuie sur les travaux des psychologues contemporains,comme Pierre Janet, par exemple, pour estimer que distinguer les troubles pathologiques d'un"fonctionnement normal" est relativement arbitraire, et qu'il vaut mieux considérer lesphénomènes dans leur instabilité. Il compare ainsi souffrance physique et souffrance moralepour conclure que l'essentiel est le rapport que l'individu établit avec son environnement:"Mais, entre la douleur morale, qui a sa cause dans les idées et les pensées, c'est à dire qui estdéterminée en nous par le changement de nos rapports avec le monde, et cette souffrancephysique enfermée aux limites de notre corps, il n'y a opposition que quand on considère quedes cas extrêmes. Une douleur morale n'est une douleur que dans la mesure où elle s'installeen nous, et trouble le jeu de nos fonctions corporelles. Une souffrance physique n'est

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irrémédiable que lorsque nous nous représentons que le monde conspire avec notre corps pournous l'imposer" (p.413).

C'est donc le jeu entre individu et milieu qui peut provoquer dysfonctionnement ouprocessus d'adaptation. Ainsi les "motifs" du suicide que Durkheim refusait de considérerprennent-ils toute leur valeur. Les divers événements qui conduisent au suicide peuvent secomprendre d'un point de vue sociologique au niveau même de l'expérience de chacun parl'inadaptation au milieu, que ces motifs soient le déshonneur, la perte d'argent, le chagrind'amour, les souffrances, les maladies. Mais le pouvoir explicatif des causes du suicide entermes aussi fonctionnalistes ne serait pas très grand si Halbwachs en restait là. Le pluspertinent est qu'il est amené à préciser la nature de ces dysfonctionnements en restant au plusprès de son souci constant, par rapport à l'oeuvre de Durkheim, qui est d'éviter la réificationdes "forces collectives" à laquelle son prédécesseur avait été conduit.

b) les "vaincus de la vie"

Quel est le sens concret de l'inadaptation de l'individu à son milieu? Halbwachs l'indiqueclairement : c'est la rupture du lien social. Par exemple, qu'est-ce qu'un homme qui perd safortune, un père de famille dont les revenus baissent subitement? Ils se retrouvent déclassés."Or, qu'est-ce que se déclasser? C'est passer d'un groupe qu'on connaît, qui vous estime, dansun autre qu'on ignore et à l'appréciation duquel on n'a aucune raison de tenir. On sent alors secreuser autour de soi un vide" (p.417). Si on fait le compte des divers motifs de suicide, ons'aperçoit qu'on y trouve toujours "un individu isolé de sa société". Ce qui ne veut pas dire dutout que, de son point de vue, les sentiments qui le lient à sa famille, à son entourage, serelâchent. Peut-être même, bien au contraire, car "un homme ressent d'autant plusdouloureusement la rupture de certains liens sociaux qu'ils l'enserraient plus étroitement"(p.419). Le problème du suicide n'est pas tant l'atténuation de sentiments collectifs faisantressurgir l'individu égoïste sous la couche communautaire que la manière dont l'individuressent son inscription dans son environnement social immédiat. Ceux qui échouent à trouverleur place sont ces "vaincus de la vie" qu'évoque Halbwachs: "Les vaincus de la vie formentainsi une longue cohorte de captifs que la société traîne derrière son char" (p.461). L'intérêtque nous pouvons trouver aujourd'hui à cette démarche est qu'elle permet la mise en placed'une représentation de l'individu en difficulté , dans ses relations aux autres. "Société","famille", quittent leur statut d'institutions abstraites au profit de systèmes de liens relationnelsentre sujets. L'individu que je suis, est en partie défini par l'entourage-même qui me fournitmes propres repères, et la rupture ne peut être vécue qu'en rapport avec cet entourage: "Ceuxqui vous entouraient autrefois, avec qui vous aviez tant d'idées communes, tant de préjugés encommun, dont tant d'affinités vous rapprochaient parce que vous vous retrouviez en euxcomme en vous, s'éloignent soudain" (p.417). Le candidat au suicide est donc, malgré sondésir d'attachement aux autres, et peut-être à cause de ce désir-même, suppose parfoisHalbwachs, dans un état de solitude définitive, "sans recours", qu'il ne peut supporter. La mortphysique ne vient que remplacer la mort sociale: "Lorsqu'on meurt ainsi à la société, on perdle plus souvent la principale raison qu'on a de vivre".

C'est la logique propre du suicidé qu'Halbwachs veut retrouver en le replaçant dans soncontexte de relations aux autres, en remarquant les jeux affectifs complexes qui les unissent:"Peut-être veulent-ils dire, seulement, que personne ne peut comprendre le genre de mal dontils souffrent, que personne ne peut les aider dans leur détresse, et qu'ils ne se sentent plus laforce de penser à autre chose" (p.437) Et notre auteur prend bien soin de ne pas opposerraison vraie et imaginaire dans la manière dont le malade, lorsqu'il s'agit d'une personne

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déprimée, rend compte de son état de tristesse ou d'inquiétude auprès de ceux qui "s'évertuentà lui démontrer qu'il s'inquiète et s'attriste sans cause" . Halbwachs ajoute: "Mais le maladesait bien, de son côté, qu'il est tourmenté. Aucune démonstration ne vaut contre ce fait. Le faitest d'ailleurs si réel, il passe tellement au premier plan de la conscience, qu'il faut bienl'expliquer. C'est le malade lui-même qui construit cette explication" (p.423). On est bien loinde l'objectivisme durkheimien s'évertuant à distinguer les motifs imaginaires des motifs réelschez les "psychopathes" voulant se suicider.

c) expériences communes et complexité de la société

Le succès de l'approche quantitative du suicide réside principalement dans la régularité deschiffres qui le mesurent: il y a là quelque chose de mystérieux qui ne peut que fasciner celuiqui s'intéresse au phénomène (41). Il est bien évident que la démarche d'Halbwachs (qu'onpourrait qualifier de "micro-sociologique") ne semble pas répondre de manière directe à cetterégularité constatée (42). Très à l'aise dans le maniement des statistiques, ayant longuementréfléchi aux méthodes quantitatives à propos de l'oeuvre de Quêtelet (43), il ne pouvait sedérober à la question posée avec force par Durkheim. Il y répond en tout cas d'une manièrefort différente. On pourrait la résumer de la façon suivante: si les expériences de chacun ontun caractère unique, il n'empêche que les mêmes causes , dans des conditions identiques,produisent les mêmes effets. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'imitation (on sait que Durkheim, deson côté, était très opposé à la théorie de Gabriel Tarde), car on ne peut observer aucunmouvement collectif dans l'affaire. Il ne serait pas impossible, à la limite, de parler de modèle,parfois, et Halbwachs n'écarte pas cette possibilité: "Je me tue parce que les autres sont d'avisqu'un homme, dans la situation où je me trouve, n'a plus qu'à mourir" (p.474). Mais l'essentielreste toujours le jeu de relations de l'individu à son environnement social. Il peut exister desmoments difficiles pour le corps social, sans que chacun se considère atteint dans son lienavec les autres. "Lorsqu'une société traverse une crise de dépression collective, ses membresne sont pas entièrement détachés l'un de l'autre". Si la condition de chacun, dans le mêmegroupe, devient de façon identique plus délicate, aucun ne se sentira particulièrement lésé. Parcontre, celui qui aura le sentiment d'une profonde solitude au milieu de gens liés comme àl'accoutumée entre eux ne pourra qu'être touché dans son individualité-même. Mais tous ceuxqui ont rompu le lien social ne se ressemblent-ils pas? Ce sont eux qui s'ajoutent pourconstituer par exemple les statistiques de suicide.

Mais comment s'organisent ces "conditions identiques" qui font que les individus yrépondent pareillement en se suicidant? Ce n'est pas la partie la plus évidente de l'exposéd'Halbwachs. Il nous dit que ces "accidents" résultent de la "structure des groupes" (p.444).Les "motifs" qu'éliminait Durkheim de sa problématique "résultent à chaque endroit et àchaque époque de conditions sociales bien définies". Reste que ces conditions apparemmentbien définies ne le sont guère dans le texte d'Halbwachs, même si on peut avoir une idée de cequ'il veut nous dire par l'exemple qu'il donne de la mort comme fait social: "Le taux demortalité varie d'une nation à l'autre, d'un groupe professionnel à l'autre et il s'élève ous'abaisse d'une période à l'autre parce que la société se transforme" (p.446). Il suppose ainsique des problèmes d'ajustement, pourrait-on dire, se posent constamment, tant au point de vueéconomique que matrimonial par exemple: "Il n'est pas moins certain que le nombre desruines, des faillites, des revers de fortune, augmente en période de dépression économique etque, même en période de prospérité, les mêmes effets résultent de causes propres à tellesindustries, à telles branches du commerce ou des habitudes de spéculation qui caractérisentcertains milieux. Mais il en est de même des chagrins intimes (...). Il y a longtemps que les

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statisticiens ont signalé l'étonnante régularité que présentent d'une année à l'autre dans unmême pays, dans une même région un peu étendue, le nombre des hommes de tel âge quiépousent des femmes de tel âge, les nombres des adultères, des divorces, des crimespassionnels" (p.447). Autrement dit, si les statistiques de suicide montrent ces curieusesrégularités, c'est que dans un grand nombre de domaines "structurels" on trouverait pareillesrégularités. Ce qu'Halbwachs sous-entend, sans qu'il le dise très explicitement, c'est que les"variables" entrant dans la composition du phénomène sont tellement nombreuses, tellementlocalisées, qu'il est sans doute vain de vouloir en mesurer les effets: "Un ensemble de suicidesest donc une donnée très complexe qu'on ne peut mettre en rapport qu'avec un ensemblecomplexe de causes". (p.492)

Il nous donne toutefois son sentiment sur ce qu'il appelle la "complexité de la sociétécontemporaine". L'idée elle-même, sous les formes "complexe", "complexité", voire"complication", est très fréquemment évoquée dans la conclusion de son ouvrage. Que veut-ilnous faire entendre par là? La notion majeure nous paraît être celle de la multiplicité desnormes, éventuellement celle de leur contradiction, comme on peut le voir, même sous formeallusive, dans la remarque suivante: "La société est comme une sibylle dont les réponsespeuvent s'interpréter en plus d'un sens, et d'ailleurs, qui profère plusieurs réponses à la fois"(p.475).

La complexité vient donc du fait que coexistent côte à côte de multiples milieux et opinionsdistincts. Par exemple, vie professionnelle et vie familiale, autrefois liées dans la sociétérurale, sont désormais dissociées. Autant de règles qui se diversifient de part et d'autre. Lesgroupes étaient séparés par de nombreuses barrières, empêchant la communication entre eux.Avec une communication plus facile, les règles se complexifient et les groupes ne peuventêtre de puissants garants de la norme. Halbwachs se défend de considérer un affaiblissementdes règles en général, comme Durkheim pouvait en faire l'hypothèse à travers l'idée du suicideanomique. La société moderne continue à être régulée, mais, en quelque sorte, elle compliqueles choses en présentant plusieurs options là où une seule suffisait autrefois. L'augmentationdu nombre de suicides suit, ainsi, le développement de la civilisation industrielle: "Si l'onrapprochait des chiffres du suicide d'autres séries de nombres en accroissement continu aucours du siècle, par exemple l'augmentation du trafic de chemins de fer, ou du nombre detonnes de houille extraites, on trouverait certainement bien des parallélismes de ce genre". Etde citer, en note et non sans un certain amusement, l'évolution extrêmement proche, del'indice de consommation de houille de 1873 à 1897 et du taux de suicide (p. 389). Le progrèsva avec le morcellement et la fluctuation des règles, mais certainement pas, selon Halbwachs,avec le "désordre" que semble supposer l'anomie.

d) deux sociologies différentes

Halbwachs refuse donc d'envisager que le suicide puisse être divisé en deux catégories, l'unde type organique, et l'autre de type social. Pour lui, les deux sont inextricablement mêlés,sans déterminisme dominant de l'un ou de l'autre, d'où toute la difficulté à croire à un suicide"pathologique" comme à un suicide "normal". Partager les individus en deux genres à lamanière des disciplines qui veulent les observer, c'est faire acte d'ignorance: "Toutes les foisqu'on prétend qu'un même phénomène s'explique tantôt par un facteur, tantôt par un autre, iln'y a que ceci qui soit clair, et qui puisse être considéré comme établi: c'est qu'on n'a pasencore trouvé la cause du phénomène". Au contraire, chaque suicide peut être envisagé desdeux points de vue, soit le point de vue médical, soit le point de vue sociologique, sans qu'ilsoit nécessaire de faire l'hypothèse de déterminismes différents. Cette position permet au

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sociologue de s'intéresser aux phénomènes qui paraissent au premier abord relever del'organique. Ici Halbwachs est très clair: la santé, la mort, l'alcoolisme, comme le suicide, sontsusceptibles d'investigations sociologiques: "Il n'est nullement absurde de soutenir que la morts'explique par la société, car la mort résulte de la vie qui est telle que la fait le milieu." (p.446)

Mais quelle est la sociologie promue par Halbwachs? Nous avons pu repérer tous ses effortspour éviter la réification de concepts sociologiques, c'est pour quoi Durkheim avait été fortcritiqué à la parution de son livre (44). Ainsi il se montre franchement ironique sur le sujet:"Durkheim, en effet, s'est représenté, parfois, que dès que ces grands intérêts collectifss'imposent moins à notre attention, tout se passe comme si de puissantes personnalitéssurnaturelles, jusque là penchées sur les hommes, et qui, d'en haut, répandaient sur eux leursbienfaits, brusquement se détournaient et les abandonnaient à eux-mêmes. Alors, suivant queces forces bienfaisantes sont plus ou moins éloignées, il se produirait dans le groupe unetendance au suicide d'une intensité déterminée, et telle qu'on pourrait calculer d'avance quelsen seront les effets" (p.510). Halbwachs ne croit donc pas à la possibilité d'isoler des"facteurs" explicatifs trop généraux. Pour ce qui est de la famille, par exemple, il n'est pas dutout convaincu par les résultats de son illustre prédecesseur. Il pense d'une part que le lien queDurkheim croit avoir établi entre intégration familiale et suicide égoïste ne peut rendrecompte de l'évolution même du taux de suicide : les suicides ont autant augmenté chez lescélibataires que chez les gens mariés même si les écarts entre les deux demeurent. D'autrepart, après une longue discussion sur le suicide dans les villes et à la campagne et sur lesuicide et la famille, il arrive à la conclusion suivante : l'intérêt de ces recherches, "c'estqu'elles portent sur la famille et sur elle seule, envisagée isolément dans sa forme et sastructure extérieure, et qu'elles permettent de découvrir des rapports bien définis entre lenombre de ses membres et l'influence préservatrice qu'elle exerce. C'est une expérienceabstraite, qui conduit à des résultats certains, mais limités. Si l'on veut aller plus loin (...) onest bien obligé de la replacer dans la société urbaine ou rurale qui l'enveloppe. Mais, dans cetensemble de coutumes, il n'est plus possible de distinguer ce qui est spécifiquement familial etle reste".(p.239)

Le niveau micro-sociologique, comme on pourrait dire aujourd'hui, a alors tout son intérêt,en observant l'individu dans son milieu relationnel. Il insiste sur la rupture du lien social, surle fait que la vie de l'individu est dépendante de ses rapports avec les autres, que les"sentiments de famille, les pratiques religieuses, l'activité économique ne sont pas des entités.Ils prennent corps dans les croyances et les coutumes qui rattachent et lient l'une à l'autre lesexistences individuelles" (p.513). Halbwachs mettait le doigt sur l'interaction.

Pour ce qui est de l'alcoolisme, il semble décomposer le phénomène en deux phasesdifférentes. D'une part il évoque le problème de l'origine sociale de l'abus de boissonsalcooliques en se posant la question : pourquoi beaucoup d'ouvriers boivent-ils? Il répond dela même manière que dans son ouvrage de 1912 sur la classe ouvrière: la nature du travail(monotone, exténuant) fait rechercher un stimulant. Il suppose aussi que les "neurasthéniques"non-ouvriers peuvent rechercher le même stimulant. D'autre part, quand l'habitude est prise, ladépression s'installe lors des périodes sans alcool (ce que l'on peut appeler aujourd'hui effet dedépendance), et, croyons-nous lire dans le texte d'Halbwachs tout en reconnaissant qu'il n'estpas aussi explicite, la conséquence de cette dépendance est la rupture du lien social   : "ils sesentent mal à l'aise dans un milieu qui ne les comprend point, et auquel ils ne s'intéressentplus. Il y a trop de malentendus entre eux et ceux qui les entourent". Est-ce à dire, poursoulever à nouveau l'hypothèse durkheimienne, que cette rupture peut se rapprocher del'égoïsme du suicidé par défaut d'intégration? Halbwachs le conteste: "Même lorsqu'il est

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abattu et d'humeur sombre, même en période de dépression, rien ne prouve que la famille et lareligion ne comptent plus rien à ses yeux, et qu'il n'est point capable de se rattacher àl'existence parce que toute préoccupation des autres n'est pas morte en lui" (p.441). La ruptureavec les proches n'est pas dépendante de sentiments familiaux plus ou moins forts, mais de laplace de celui qui boit dans le jeu complexe des relations avec les siens.

Les deux niveaux de l'analyse font appel, peut-on penser dans la ligne des hypothèsesd'Halbwachs sur le suicide, à des interrogations d'ordres différents:- l'origine de l'excès de boisson peut obéir à des logiques de structure dont il est très difficiled'extraire les facteurs déterminants. On pourrait dire qu'il s'agit d'effets de positions sociales.C'est ainsi que nous comprenons la remarque suivante: "Il dépend, de même, de la société, deréduire la somme des perturbations que l'abus des boissons alcooliques introduit dans lesrapports qui unissent ses membres". Alcoolisme et suicide, dans ce sens, ne sont pas desaccidents individuels, et les diverses causes et motifs particuliers révèleraient, si on pouvait enmesurer la fréquence, "les variations de la température sociale des groupes" (p.447).- mais si nous voulons comprendre pourquoi tels et tels individus sont alcooliques, etcomprendre ainsi l'alcoolisme, nous devons replacer ces individus dans le jeu des interactionsavec les autres, en plus de leur position dans l'espace social.

On voit ainsi, comment Halbwachs, malgré tous ses efforts, ne pouvait être quedifficilement entendu en 1930, particulièrement dans une période "creuse" pour la sociologiefrançaise. Tentons de présenter le problème d'une manière plus "moderne" : d'un côté, il necroyait pas à la possibilité d'opérer un lien d'ordre explicatif entre position sociale et déviance(ce que faisait Durkheim au prix d'interprétation réifiant des concepts sociologiques: entre lecélibataire -position dans l'espace matrimonial- et le suicide -déviance-, il supposait une forceintégrative affaiblie). De l'autre côté, la compréhension de la déviance qu'il proposait tombaitsur un terrain très positiviste qui ne pouvait être perçu que comme "psychologisante".Personne, semble-t-il, n'a tenu compte de l'introduction de Marcel Mauss: "Cette oeuvresuppose connue celle de Durkheim, qui à son tour l'appelle invinciblement. Elle en est la suitenécessaire, le complément, le correctif indispensable". Comme le montre Philippe Besnard(29), après une longue éclipse, "Le suicide" réapparaît sur la scène sociologique après 1950."Les causes du suicide", d'Halbwachs, n'a jamais été réédité depuis 1930.

3. Bilan d'un parcours dans l'histoire du début de la sociologie française

On a montré qu'on pouvait étudier l'alcoolisme à un autre niveau que celui de l'individu :que bio-médecine et psychologie aient leur mot à dire n'empêche pas d'adopter un point devue sociologique sur le phénomène. Mais est-il acceptable de faire passer la frontière de lasociologie au point de disjonction entre individu et société ? Ce serait admettre que ce pointexiste effectivement et que ces deux entités sont séparées. Déjà, Gaston Richard, uncollaborateur de Durkheim qui a fini par rompre avec lui, s'insurgeait contre "le sociologisme"durkheimien qui accordait une sorte de toute-puissance à la société au détriment des capacitésd'autonomie personnelle. On a vu qu'Halbwachs remettait en cause "l'individu rationnel etnormal" de son prédécesseur pour lui substituer un "individu relationnel", en interaction avecson milieu naturel, matériel et social. La représentation d'un individu extérieur à la société etd'une société extérieure à l'individu conduit à une impasse : les êtres humains sontnécessairement interdépendants par socialisation et par leurs besoins socialement induits ; siles changements de la société engendrent un autre individu, ce sont bien les individus qui

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changent la société : c'est donc l'individu qui, en transformant sa société, se change lui-même,même si, on l'a vu, cette interaction est complexe et difficile à cerner.

Cette première remarque nous mène tout droit au problème central de la définition del'alcoolisme : même sur le plan sociologique, l'alcoolisme est inséparable des alcooliques.Mais sur quelles caractéristiques peut se fonder le sociologue pour déterminer la spécificité"alcoolique" de tel ou tel individu ? S'il est vrai que, par ailleurs, l'alcoolisme est une maladie,peut-il s'en tenir à l'expertise médicale qui va lui indiquer la partie de la population surlaquelle l'institution médicale a prise et qu'elle détermine comme alcoolique ? Il n'est pas sûrque tous les alcooliques se confrontent au verdict du "tribunal médical" et, quand bien mêmesont-ils amenés à y comparaître (par exemple par la puissance judiciaire pour un délit d'éxcèsde vitesse), ils n'acceptent pas nécessairement le diagnostic : "Vous êtes alcoolique" !Contentons-nous pour l'instant de désigner cet aspect du problème de définition : partir del'alcoolique pour observer et analyser comment il est socialement produit mais aussi commentil produit du social n'est pas incompatible avec la démarche sociologique, comme en témoignele courant des Sciences de l'Homme et de la Société qu'on a baptisé "courant du retour del'acteur", dont, à certaines égards, on pourrait faire d'Halbwachs un précurseur.

Revenir aux individus alcooliques ne signifie pas, pour le sociologue, qu'il n'existe pas deconditions structurelles spécifiques à l'environnement de l'alcoolique. "Marcuse donnaitl'exemple suivant : un salarié déclare que, pour son travail, le taux de la pièce est trop bas.L'étude plus approfondie de ses conditions de vie montre que sa femme est malade et qu'ils'inquiète de ne pas pouvoir payer le médecin. Le travers dans lequel le sociologue pourraittomber, dit Marcuse, serait de dire qu'"à partir de là, le cas devient un incident qu'on peuttraiter". L'analyse microsociologique va-t-elle aider à conclure qu'un système d'aide bienpensé résoudra le problème ? Non, car le macrosociologique continuera de montrer que lessalaires de tels types d'ouvriers sont parmi les plus bas salaires, et que la maladie de la femmedu cadre ne se pose pas dans les mêmes termes" (45). Comme le suggère W.C. Mills, ilimporte de continuer à distinguer "les épreuves personnelles de milieu" et "les enjeuxcollectifs de structure sociale" (46). L'opposition de l'étude statistique et de l'analyse de casindividuels conduit à une impasse : l'étude de l'alcoolisme comme phénomène social globalest incontournable et, à l'instar de Durkheim examinant les variations des taux de mortalitépar suicide, le sociologue contemporain a beaucoup à apprendre de l'analyse des taux demortalité par alcoolisme et cirrhose du foie (aux réserves près faites ci-dessus) -tout commedes taux de morbidité de même nature. Mais cette sorte de travail sociologique nécessite ledétour par l'analyse du mode de construction de ces taux : quelle est l'attitude des médecins àl'égard de ce type de morbidité (que ce soit au cours de la trajectoire de vie de l'alcoolique ouaprès son décès), en particulier quand elle est associée à d'autres pathologies ? Examinantl'enquête nationale INSERM, de 1974, auprès du corps médical français pour déterminer lamorbidité de la population française, Pierre Aïach remarque des "différences importantes depourcentage de troubles mentaux selon les départements entrant dans l'enquête et, après re-cherche plus fouillée, entre les médecins, compte tenu du lieu d'exercice et de leur âge". Apartir de là, une recherche spécifique permet de vérifier que "la fréquence des diagnostics detroubles mentaux est positivement corrélée à l'intérêt manifesté par les médecins au domaine"psy" (psychologie, psychiatrie) et aux patients psy (ces gens-là m'intéressent, j'aime m'enoccuper)" (47). Ne peut-on pas transposer ce modèle, à titre d'hypothèse, aux médecinsgénéralistes qui diagnostiquent un alcoolisme : quel "intérêt" ont-ils à le déclarer à titre demorbidité ou de mortalité ? L'hypothèse de cette variabilité des déclarations d'alcoolisme parles médecins est suggérée par le travail de Michel Arliaud sur la prise en charge médicale desalcooliques. Plus largement, il paraît sociologiquement pertinent d'élargir cette sorte de

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questionnement au-delà du groupe professionnel des médecins : comment les divers groupessociaux en viennent-ils à désigner quelqu'un comme alcoolique et quel mode de relationentraîne ce "diagnotic profane" ? Et au-delà, comment la société dans son ensemble "parle" ou"tait" l'alcoolisme en fonction de l'idéologie dominante ? N'y a-t-il pas de variations, à cesujet, entre les sociétés de la Communauté Européenne, même si, à certains égards, ellesappartiennent à une même civilisation ?

A ce problème de la définition se rattache l'hypothèse, proposée à des fins heuristiques, dela substitution, au moins partielle, de l'alcoolisme au suicide. Si une pareille présuppositionparaît difficile à démontrer, le sociologue se trouve confronté à un problème semblablelorsque les discours sanitaires actuels tendent à englober l'alcoolisme sous la catégorie plusgénérale de toxicomanie : on suppose qu'il existe une équivalence de comportement entrel'opiomane, le fumeur de "joints" et l'alcoolique ; des spécialistes font observer que certainsindividus mêlent ou substituent drogue, médicament et alcool... Suffit-il de noter qu'il existeun dénominateur commun entre tous ces comportements : la dépendance ? A supposer que ladépendance soit sociologiquement définissable, est-elle spécifique à la relation "addictive" àdes produits réputés dangereux ? N'existe-t-il pas toutes sortes de dépendances aux nombreuxproduits offerts à la consommation ? Il paraît plus pertinent de revenir à la tentativedurkheimienne de différenciation de ce que l'on place intuitivement sous la globalité del'alcoolisme : à cette condition, on pourra peut-être apercevoir que toutes les relations"addictives" ne sont pas équivalentes et que, de la même façon que le suicide ne se substituepas "automatiquement" à l'homicide, il n'y a peut-être que certains types de "toxicomanies"qui peuvent se substituer à certains types d'alcoolisme. Sous l'apparente continuité desconduites alcooliques et "addictives", ne convient-il pas de saisir des ruptures et de construiredes typologies adéquates ? L'homogénéité de l'entité globale "alcoolisme" ou "toxicomanie"fait abstraction de formes voisines qui offriraient peut-être un éclairage significatif.

II. CONSTRUIRE L'OBJET SOCIOLOGIQUE : LE BOIRE, L'ALCOOLISATION ETL'ALCOOLISME (*)

L'examen d'un moment de l'histoire de la sociologie française nous a permis de montrer larichesse d'un questionnement dont les principes étaient déjà posés mais dont on s'était interditl'application à l'alcoolisme. Si on élargit le regard à d'autres moments et à d'autres courantssociologiques, on peut faire émerger de la même façon une pluralité de points de vue etdéterminer des orientations nouvelles de recherche à propos du phénomène alcoolisme. A ladifférence de la démarche précédente, nous n'allons pas procéder à l'analyse interne de tel outel de leurs objets qui seraient proches d'une recherche de sociologie médicale pour en opérerl'application au domaine qui nous occupe. On tentera plutôt d'en articuler divers aspects aulieu d'en faire une accumulation éclectique au titre de facteurs d'explication, en essayantd'éviter le double écueil signalé par Merton : la généralisation et l'extrapolation sansvérification ("nous ignorons si ce que nous disons est vrai mais nous savons que ça a unsens") et l'établissement de faits sans souci de fonder leur pertinence théorique ("Nousignorons si ce que nous disons a un sens, mais nous savons que c'est vrai") (49).

1. Rapport aux normes culturelles et conduites du boire

1(*) Cette partie du texte doit beaucoup au modèle élaboré par JC. Chamboredon à propos d'une autre forme de"déviance" : la délinquance juvénile (Cf. Revue française de sociologie, XII-1971, pp. 335-377)

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Fonctionnalisme et culturalisme américains ont proposé de rendre compte de l'ordre socialà travers une perspective de socialisation. L'être socialisé est celui qui agit conformément auxnormes de son univers social, c'est-à-dire conformément aux anticipations des autres quivivent dans la même culture et la même société que lui. "Les règles institutionnelles ne sontefficaces que si elles sont intériorisées dans la conscience des acteurs, que si notre conformitéou notre déviance par rapport aux modèles qu'elles nous proposent n'entraînent pas seulementdes sanctions externes, mais élève ou abaisse le niveau de nos satisfactions, en altérantl'estime que nous avons de nous-mêmes ou que les autres nous manifestent" (50). De ce pointde vue, l'alcoolisme apparaît comme un passage d'un "bien boire" à un "mal boire". Dans laperspective culturaliste, il s'agirait de caractériser les éléments de chacun de ces modèlesselon le postulat sous-jacent de contrainte du modèle dominant. La perspectivefonctionnaliste, en écartant au moins partiellement ce postulat, analyserait les attentesréciproques et le système d'interactions des rôles différenciés que cela suppose. Retenonsprovisoirement ce second courant : comment pourrions-nous expliquer de son point de vue lepassage du "bien boire" au "mal boire" ? Compte tenu des normes apprises du "bien boire",les conduites qui s'en écartent peuvent tenir leur genèse soit de ce que leur accomplissementn'apporte pas la satisfaction escomptée (les autres ne répondent pas aux attentesd'encouragement et d'estime), soit du fait que ces normes sont ressenties comme desobligations imposées par quelque représentant d'un pouvoir extérieur, et mal comprises (ellesapportent de l'humiliation et infligent des sacrifices auxquels on répugne), soit enfin d'uneindétermination relative de l'application de ces normes en fonction des situations, ce quiprovoque un sentiment d'insécurité diffuse (Que veut-on de moi ? Comment devrai-je meconduire ici et maintenant ?). Ce schéma peut se complexifier de la distinction mertonniennedes "buts légitimes" et des "moyens légitimes" pour les atteindre (49) : elle a le mérite d'attirernotre attention sur le fait que le rejet d'un"bien boire" n'a pas nécessairement les mêmes effetset n'aboutit pas toujours à l'alcoolisme. Ainsi l'acceptation de la norme qui s'accompagne d'unrefus des moyens peut-elle être innovante : on observe la trace de ce mécanisme dans lepassage du "petit vin blanc de 11 heures", traditionnel, le dimanche, dans les campagnes, à"l'apéritif" avant le repas dominical de midi. Inversement on peut être fidèle au moyenprincipal d(*) e "se désaltérer" de son groupe et rejeter la norme du"bien boire" : qui n'a pasobservé cette fidélité quasi-rituelle de nombreux alcooliques à une boisson "préférée" (vin,bière, etc..) ? Lorsque norme et moyen sont rejetés, on peut démultiplier la conséquenceproduite en introduisant la variable de Parsons : activité/passivité (51). On pourra ainsiopposer les individus qui s'enfoncent dans un alcoolisme permanent de retrait (ils sont dans lasociété et selon tel de ses groupes sans être de la société, de ce groupe, etc..) et ceux qui ontun alcoolisme passager et "militant" de rébellion (frustrés de la place qui leur est faite dans lastructure sociale, ils revendiquent et luttent pour autre chose. Obtiennent-ils une autre positionqui leur permet de se rapprocher de leur idéal ? Ils font rupture avec leur "alcoolisme" passé(52)).

A. Les effets de la différenciation sociale

Cette approche présente tout de même l'inconvénient de décrire ce passage comme undébat de conscience au cours duquel l'individu aurait une perception très claire des référencesou de leur confusion, ainsi que des trajectoires possibles qui s'offrent à lui. Or, quiconque afréquenté des alcooliques sait bien que "l'addiction" est plus ou moins progressive : si, dansune situation déterminée (échec cuisant, festivité, etc..), quelqu'un peut décider de boirejusqu'à l'ivresse, il est peu probable de rencontrer une personne qui ait décidé d'un seul coup,

(*)

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à un moment donné, de rejeter les normes du "bien boire" et de devenir alcoolique. Par contre,retenons de cette approche les effets différentiels de la crise du rapport aux normes et auxmoyens de les accomplir, -ainsi que l'idée selon laquelle l'alcoolisme est une conséquencecorporellement (pathologiquement) et socialement sanctionnée (rejet et/ou prise en chargespécifique) d'une socialisation imparfaite. En évitant de réduire l'alcoolisme à un rejet ou àune neutralisation consciente des normes du boire généralement admises dans une culturedéterminée, on focalise son attention sur les "ratés de socialisation" qui sont indissociablesdes conditions et des formes de cette socialisation. On tentera d'appréhender ceux-ci et celles-ci d'une part indirectement, par rapprochement de recherches non spécifiques, -et d'autre partplus directement en fonction d'une étude particulière des alcoolismes féminins.

a) Alcoolisme et classes sociales

La définition de la socialisation proposée par le fonctionnalisme présuppose sonuniformité, c'est-à-dire qu'il y aurait un consensus complet des différents groupes sociauxconstitutifs de la société sur les normes conventionnelles. Selon ce principe, on peut fairel'hypothèse que les ratés de socialisation doivent se répartir à peu près également dans tous lesgroupes, donc que les effets que l'on peut en saisir par exemple à travers les taux de mortalitépar alcoolisme et cirrhose doivent se distribuer uniformément. Or l'observation montre qu'iln'en est rien (53).

Mortalité par suicide, cirrhose ou alcoolisme, selon le sexe et la catégorie socio-professionnelle

(Quotients annuels moyens de mortalité entre 45 et 54 ans, période d'observation 1975-1980, pour 100 000)

CSP individuelle Hommes (1*) (2) (3) (4)

Femmes (1) (2) (3) (4)

Cadres supérieurs 19 16 405 8,6 9 5 217 6,5 Cadres moyens 21 36 506 10,1 9 8 221 7,7 Employés 26 81 675 14,8 8 12 197 10,2 Ouvriers qualifiés 34 96 790 16,5 7 22 245 11,8 Ouvriers non qualifiés 49 144 981 19,7 12 31 263 16,3...Actifs 33 80 689 16,4 11 19 240 12,5Inactifs 112 636 3287 22,8 14 62 397 19,1Ensemble 37 105 811 17,5 12 41 322 16,5* (1) Suicide (2) Alcoolisme, cirrhose (3) Mortalité toutes causes (4) Part (%) de (1) + (2) dans (3)Source : G. Desplanques, 1985, tableaux 134 et 140

Il est certain qu'il faut prendre avec précaution ces quotients de mortalité par cause dedécès selon la catégorie socio-professionnelle dans la mesure où, suite à l'application (oul'interprétation ?) des dispositions légales sur le secret médical, leur calcul n'a pas pu être faitpar rapprochement entre les causes de décès apparaissant sur les bulletins remplis à cet effet etles informations issues du recensement : la catégorisation sociale s'appuie donc sur lesdéclarations inscrites sur les bulletins, avec le biais inhérent à ce type d'enregistrement (parexemple rareté des appellations de manoeuvre et fréquence de celles d'employé) (54). Il est

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néanmoins patent de constater l'énorme différence entre les quotients de mortalité toutescauses confondues et ceux établis pour la mortalité par alcoolisme et cirrhose, quel que soit lesexe : pour les hommes, le quotient de mortalité par alcoolisme est multiplié par 9 quand onpasse des cadres supérieurs aux ouvriers non qualifiés alors que le quotient de mortalité toutescauses confondues est multiplié par à peine un peu plus de 2 selon le même principe delecture ; pour les femmes, le même type d'analyse fait apparaître respectivement 6,2 et 1,2comme multiplicateurs. Chez les hommes, le clivage est particulièrement net entre, d'un côté,les cadres supérieurs et moyens, -et de l'autre les employés et les ouvriers (qualifiés et nonqualifiés).

Dans ces conditions, faut-il caractériser uniformément ces alcoolismes par la notion deratés de socialisation ? Ne convient-il pas au contraire de distinguer des modes desocialisation différents ? "A partir d'une approche clinique de cas d'alcoolisme chez lessalariés du bâtiment (qui est la branche d'activité où les taux d'accidents du travail sont lesplus élevés), L. Desjours et A. Burlot notent que "de la peur et de l'angoisse, il n'est jamaisquestion (...). On peut se demander si l'interdiction de la peur, les comportements dangereuxet les valeurs attachées à la virilité n'ont pas précisément pour fonction de lutter contre la peur(...). Si l'évaluation correcte du risque par les ouvriers suscite une anxiété justifiée, il apparaîtque cette anxiété est incompatible avec la poursuite du travail (...) contre la perceptionconsciente de ces dangers, il devient absolument nécessaire de déployer un systèmed'occultation et de défense (...). L'alcool anxiolytique, antidépresseur, euphorisant etdésinhibiteur est un puissant médicament (...), un médicament qui se cache, un médicamentqui garde le secret : et le secret, c'est la peur" (55). D'autres chercheurs ont montré que lestravailleurs manuels qui éprouvaient de la fatigue sans pouvoir en éliminer les causes(contraintes des conditions de travail), avaient volontiers recours à la consommationd'euphorisants ou de stimulants non pharmaceutiques, tels que le tabac et l'alcool : cela leurpermet de "tenir" et de tirer de cette "dissimulation" de la fatigue une valorisation (56). Maisplus généralement c'est un mode de vie enraciné dans le présent qui est caractéristique desclasses populaires. Vivre au jour le jour est une philosophie qui "rend compte de deux traitscaractéristiques des classes populaires dans leur façon d'utiliser l'argent, d'abord leur"prodigalité" dans les dépenses superflues et aussi un ordre de priorité des différents postes dubudget qui a le don d'exaspérer ou d'étonner "les autres" (...). Les plaisirs de la vie -et toutparticulièrement boire et fumer- gardent une place de choix dans la hiérarchie des urgences,même lorsqu'on n'arrive à joindre les deux bouts qu'avec difficultés" (57). Si le mode de viedes classes populaires, placé sous le signe du présent et de la nécessité, utilise les boissonsalcoolisées pour "tenir le coup" ou pour "égayer la vie", le mode de vie des classes aisées estmarqué par la distance à la nécessité et par un usage "désintéressé" du temps et des biens : "legoût des professions libérales ou des cadres supérieurs constitue négativement le goûtpopulaire comme goût du lourd, du gras, du grossier, en s'orientant vers le léger, le fin, leraffiné : l'abolition des freins économiques s'accompagne du renforcement des censuressociales qui interdisent la grossièreté et la grosseur au profit de la distinction et de la minceur.Le goût des nourritures rares et aristocratiques incline à une cuisine de tradition, riche enproduits chers ou rares"(58). Comme le montre Béatrix Le Witta, l'un des critères essentielsqui permet à la haute bourgeoisie de se distinguer, c'est de "bien se tenir à table" : sous-jacente à cette expression, il existe un savoir-faire subtil qui permet de reconnaître en un clind'oeil celui ou celle qui n'a pas été élevé dans le sérail des "bonnes manières" (59). Dans cecontexte, la consommation de vins et d'alcool s'inscrit dans cet apprentissage de différencesdélicates et fines dans les couleurs, les odeurs et les saveurs. Cela ne signifie pas que lesmembres des classes aisées boivent de moindres quantités d'alcool, comme tendrait à le laissercroire une idée reçue : aussi bien chez les hommes que chez les femmes on observe une

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courbe en U des taux de consommation (de part et d'autre de la courbe, les plus fortsconsommateurs sont les ouvriers et les cadres supérieurs  ; au centre, les plus faiblesconsommateurs sont les employés ; Cf. tableau ci-dessous (53)).

Consommation d'alcool selon le sexe et la catégoriesocio-professionnelle (1980-1981, tous âgés, en %)

Consommateurs d'alcool (plus de 3 verres* par jour)

Hommes Femmes Surcons. hommes

Cadres supérieurs 41,4 13,8 300Professions intermédiaires 39,5 12,6 313Employés 38,2 10,4 367Ouvriers qualifiés 49,2 9,2 535Ouvriers non qualifiés 49,4 12,0 412...Inactifs de 30 à 64 ans 40,5 12,2 332Ensemble 42,2 10,4 4O6* Verres de vins ou équivalentsSource : S. Le Laidier, 1984.

Dans ces conditions, il n'est pas improbable que l'alcoolisme fasse là aussi des ravages. Maisquelle que soit l'abjection que manifeste un alcoolique de ce milieu social, il porte la marquedu raffinement et indique le prolongement excessif d'une logique de distinction : l'alcoolique"bourgeois" ne veut plus ou ne sait plus reconnaître la nécessaire discipline et l'inévitableascèse qui établissent sa véritable particularité socio-culturelle, hors la fuite en avantdésespérée -à moins que l'impitoyable concurrence économique ait défait les conditionsmatérielles de son maintien et l'ait précipité à déchoir par rapport à son état ou à son projet.Dans les deux cas, on remarquera que l'alcoolisme des classes aisées est le fait d'individus quise situent, à un moment donné de leur trajectoire, à la marge de leur groupe d'appartenance.Cette prise en compte des seuls pôles extrêmes de la hiérarchisation sociale nécessiterait uneanalyse des couches intermédiaires quant à leur socialisation spécifique mais elle a d'ores etdéjà le mérite de mettre en évidence des différences très nettes sous ce rapport. A cet égard,les ratés de socialisation ne sont pas de même nature puisque, au regard de leur principed'écart aux normes conventionnelles, il existe d'importantes différences entre ce qui faitréférence pour les uns et pour les autres.

L'évidence à laquelle on risque de se soumettre parce que les chiffres paraissent avoir uncaractère implacable et indiscutable ne doit pas nous épargner l'analyse critique de leur modede construction. Ainsi, il ne faut pas oublier que, dans le tableau ci-dessus, les modalités de lavariable PCS agrègent des groupes sociaux qui, malgré les traits constitutifs permettant de lesrassembler, présentent aussi par ailleurs des différences importantes. On sait que le clivage

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public/privé traverse à peu près toutes les PCS et que lui sont liées non seulement desdifférences de salaires mais aussi de modes de vie. De la même façon chaque PCS (ou CSPdans l'ancienne nomenclature) homogénéise de subtiles hiérarchies qui ne sont pas sansrépercussions sur les pratiques et les représentations : la sociologie de l'éducation a montrétoutes sortes d'écarts entre les ingénieurs (classés dans les "cadres supérieurs") selon lahiérarchisation des "grandes écoles" ; de même l'expérience sociale de chacun permet dedeviner que l'univers des techniciens ne se superpose pas parfaitement à l'univers desprofessions non-médicales de la santé et du travail social pourtant classées ensemble dans "lesprofessions intermédiaires". Mais, concernant ce tableau, c'est l'évaluation de laconsommation d'alcool qui doit attirer l'attention : qu'est-ce qui fonde l'unité de mesure "plusde trois verres de vin ou équivalents" ? N'est-il pas plus pertinent de calculer les grammesd'alcool consommés quotidiennement, quitte à en faire des classes ? C'est cette démarche quia présidé à certaines parties du travail d'A. d'Houtaud (cf. texte inclu dans cet ouvrage). En yajoutant une distinction par classes d'âge (dont il faudrait interroger aussi le mode deconstruction : quelle est, par exemple, la pertinence scientifique d'un découpage tantôt enclasses de 5 ans, tantôt de 10 ans, même si par ailleurs les sondeurs d'opinion nous onthabitués à ce mode de distribution ? (60)), on retiendra la conclusion de cet auteur : "chez lescadres, il existe une proportion plus élevée de consommateurs, regroupés autour de lamoyenne, alors que, chez les ouvriers spécialisés, on rencontre à la fois davantage de non-buveurs et de buveurs excessifs, c'est-à-dire davantage de marginaux aux deux extrémités dela distribution" et, "en-dessous de 40 grammes par jour, les proportions de buveurs vont endécroissant des plus jeunes aux plus âgés et des cadres supérieurs aux ouvriers spécialisés,tandis que de 40 à 79 grammes par jour, elle vont en augmentant des plus jeunes aux plusâgés et des cadres supérieurs aux ouvriers spécialisés". Ceci ne contredit pas l'interprétationproposée ci-dessus mais appelle une approfondissement ; il reste aussi à interpréter l'effet del'âge (on y reviendra ci-après).

Qu'en est-il de l'association, parfois établie au cours d'enquêtes ponctuelles effectuéesauprès de populations spécifiques de services d'alcoologie, entre divorce et alcoolisme ? Cesdonnées ne peuvent être interprétées sans l'examen du rapport différentiel aux valeurs dumariage et de la solidarité familiale (ainsi que celui du rapport à loi sur le divorce). Onretrouve dans la population ordinaire cette diversité de la socialisation quant à la divortialité."Non seulement la divortialité varie suivant les catégories socio-professionnelles mais, le typede divorce également. Le recours au divorce par consentement mutuel apparaît socialementhiérarchisé : environ la moitié des divorces des cadres supérieurs se font par consentementmutuel, contre sensiblement un quart des divorces dans lequel l'époux est ouvrier oupersonnel de service" (61). Mais, si "les cadres supérieurs et professions intermédiaires mariésdans les années cinquante ont divorcé autant que la moyenne, les promotions plus récentessont au-dessous de l'ensemble" (62). Il est donc probable que la place de l'alcoolisme parrapport au divorce ne sera pas la même et n'aura pas le même sens selon le type de divorce etles significations qui lui sont associées (cf. ci-dessous).

b) Alcoolisme, rapports sociaux entre les sexes et entre les générations

Il ne suffit pas de différencier la socialisation au regard des catégories sociales : on saitbien que les filles ne sont pas éduquées comme les garçons, quelqu'ait pu être l'impact desmouvements féministes dans leurs revendications de l'égalité des sexes. Cette dernièreremarque attire aussi l'attention sur le clivage des générations en la matière. Mais cespropriétés, par lesquelles s'opère la division sociale, peuvent-elles être considérées commeéquivalentes et réduites au rang de facteurs aux effets semblables ? Les connaissances

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sociologiques, accumulées en particulier par les sociologies de l'éducation et de la culture,permettent de récuser un tel présupposé. "La classe sociale commande, ici, l'ordre del'analyse, parce qu'elle constitue un cadre de socialisation particulièrement différenciateur(même s'il en existe d'autres  : région géographique, habitat rural ou citadin, etc..), tandis quele sexe ou l'âge occupent une toute autre position puisqu'ils spécifient la socialisation, dans lecadre de chaque milieu social, selon les individus à socialiser" (63). Dans le tableau descauses de mortalité par alcoolisme et cirrhose (ci-dessus), on peut observer pour la périodeconsidérée, la phénomène suivant : on a une probabilité moyenne que sur trois alcooliquesdécédés il y ait une femme, mais cette probabilité est variable selon les CSP (pour les cadressupérieurs, elle est de une sur 4 ; pour les ouvriers non qualifiés, de une sur 6). A neconsidérer que les différences selon les catégories sociales ou bien selon les sexes, ons'interdit d'apercevoir que chaque classe sociale "sexualise" la socialisation. "S'il estincontestable que la socialisation marque socialement la différence biologique des enfants,quelle que soit la classe sociale, elle le fait de manière diversifiée puisque l'ampleur de ladifférenciation culturelle des sexes comme les domaines où elle s'imprime varient selon lesgroupes sociaux" (63). Ce n'est pas ici le lieu d'exposer l'aboutissement de ce processus (nousrenvoyons à l'article cité) : retenons que les alcoolismes masculins et féminins doiventcorrespondre, par hypothèse, à des ratés de socialisation de nature et de sens différents.

Faute de pouvoir comparer des hommes et des femmes alcooliques selon leur catégoriesociale en se plaçant du point de vue de la socialisation, on a tenté d'examiner l'effetd'inscription de femmes alcooliques dans une génération déterminée, située dans son rapport àun moment de l'histoire de la société française. L'analyse révèle une nette opposition entregénérations d'avant-guerre et générations d'après-guerre, tant dans leur mode de socialisationpassée que dans ses effets (leur facon de concevoir le monde, la vie, le masculin et leféminin...) (64). Les femmes alcooliques du premier groupe se caractérisent par un écart àl'une des valeurs essentielles de la modernité, l'autonomie individuelle, de sorte qu'elles viventsur le mode de la fatalité (enfermées depuis leur enfance dans un cadre familial sévère etrigide, que ce soit la famille d'origine ou la famille de procréation, elles sont très attachées auxvaleurs traditionnelles, à la fois soumises et distantes dans le couple) ; le second rassembledes femmes alcooliques qui ont "tout naturellement" arrêté de travailler au moment dumariage ou à la venue du premier enfant parce que, pour elles, il va de soi que pour s'occuperde son mari, de ses enfants et de son ménage, il faut être "femme au foyer" ce qui n'impliquepas, comme pour les précédentes, de vivre recluses : ce qui brise leur itinéraire, c'est que leurpartenaire ne joue pas convenablement le jeu alors qu'elles se sentent incapables de s'enséparer (cette fixation extrême sur la solidarité conjugale et familiale, quel que soit lecomportement du conjoint, leur interdit le divorce : l'alcoolisme est alors un détour pouratteindre indirectement cette séparation refusée). Les femmes alcooliques qui appartiennentaux générations d'après-guerre sont toutes marquées par l'émergence de nouveaux modèles deféminité. Parmi elles, on peut dégager un type de femmes en contradiction permanente, à lafois très attachées à la famille et aux valeurs transmises par leur mère -mais aussi àl'indépendance professionnelle qu'elles peuvent avoir grâce à un niveau d'études comparable àcelle de leur père (même si le décalage de génération et leur appartenance sexuelle ne leurpermet pas d'atteindre un niveau professionnel aussi important) : leur vie est tendue ettourmentée de cette tension entre réussite familiale et réussite professionnelle qu'ellescherchent à accumuler jusqu'à rendre cette double charge excessive et éprouvante, au lieu defaire la part des choses (l'alcool apparait dans cette situation comme une aide... bientrompeuse). Dans ces générations-là, on a également circonscrit un groupe d'alcooliques donttoute la vie est centrée sur l'indépendance par le travail et sur la sociabilité "intéressante" queleur apporte l'engagement professionnel. Souvent seules (célibataires ou divorcées, sans le

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moindre regret quant à cette désunion ou à ces désunions successives), elles manifestent unegrande indépendance à l'égard des hommes face auxquels elles se situent en position d'égalité: cette revendication et cette recherche engagée d'autonomie sont souvent cassées par lesréalités de leur vie de travail et de leur rapport aux hommes :au sein de frustrations trèsprofondes et de blessures symboliques très douloureuses, l'alcoolisme intervient commeadjuvant d'une lutte ressentie, à un moment de leur vie, comme désespérée. Ainsi lesalcooliques qui se laissent porter et emporter par leur destin tout comme celles qui se rendentprisonnières de leur foyer avaient presque toutes plus de quarante ans au moment de l'enquête,alors que toutes celles qui se situent légèrement en amont ou radicalement en aval du modèlede l'indépendance féminine, sont-elles beaucoup plus jeunes (un échantillon de 156 femmesalcooliques, réparti sur cinq régions françaises, a été sollicité à l'aide d'un questionnairebiographique en 1983) (65).

La prise en compte du seul effet de l'âge est insuffisante : la variation des formes et du sensde l'alcoolisation et de l'alcoolisme est lié dans ce cas à l'appartenance à une cohortedémographique déterminée. Mais il faut ajouter que les générations sont inscrites dans despériodes historiques où il peut se produire des événements ou des phénomènes dont la portéeest irréversible. L'effet de génération est inséparable de l'effet de période. "Ce qui est lié à lapériode touche plus ou moins distinctement toutes les catégories d'âges et introduit l'idée queles configurations historiques varient" mais "ce qui est lié à la génération soit perdure avec levieillissement soit se déploie suivant une logique historique qui n'est pas celle de l'histoire dela génération, mais disparaît à la génération suivante" (66).

Chaque groupe de femmes enquêtées est prise au piège de la modernité qui les conduit àdes situations intolérables. Mais ce piège n'a pas la même forme pour toutes et il ne les happepas au même moment de leur cycle de vie. Au beau milieu des "trente glorieuses" seproduisent les premières secousses de ce qui sera un séisme dans les rapports sociaux entre lessexes : la transformation, réelle ou revendiquée, de ces rapports retentit différemment selonles groupes sociaux d'origine et d'appartenance de ces femmes ainsi que selon leur génération,-et provoque une incertitude plus ou moins forte, une vulnérabilité plus ou moins importanteselon le degré d'engagement dans le processus et le degré de résistance de l'environnement.En revenant au modèle de la courbe en U, sous-jacent à la recherche durkheimienne sur leSuicide, on peut l'appliquer à cette variable d'engagement dans la modernité, au moins danssa dimension de processus d'autonomisation des femmes : on a pu observer en effet que lesfemmes alcooliques enquêtées se positionnaient soit du côté d'un défaut d'engagement soit ducôté d'un excès. Afin de mieux rendre compte des situations et de rester au plus près desdonnées observées, il est nécessaire d'introduire une seconde variable : l'intensité del'engagement. Le croisement de ces deux variables permet de structurer les variationsgénérationnelles observées.

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*************************************************************∫ ∫ Intensité de l'engagement ∫∫ ∫ (ou de son absence) ∫∫ ∫ ∫∫ ∫ Faible ∫ Forte ∫************************************************************∫ ∫ A ∫ B ∫∫ ∫ ∫ ∫∫ défaut ou ∫Les alcooliques∫Les alcooliques∫∫ distance ∫à sociabilité ∫fatalistes ∫∫ ∫ouverte mais ∫exclues de la ∫∫ ∫attachées au ∫modernité ∫∫ ∫foyer malgré ∫ ∫∫ ∫l'instabilité ∫ ∫∫ ∫conjugale ∫ ∫∫ ∫ ∫ ∫∫ ∫ ∫ ∫∫Engagement dans *******************************************∫la modernité ∫ ∫ ∫∫(autonomisation ∫ C ∫ D ∫∫des femmes) ∫ ∫ ∫∫ Présence ∫Les alcooliques∫Les alcooliques∫∫ ou ∫déchirées entre∫ modernistes ∫∫ affinité ∫l'activité et ∫dont la volonté∫∫ excessive ∫le foyer ∫d'indépendance ∫∫ ∫ ∫est frustrée ∫∫ ∫ ∫par l'environ- ∫∫ ∫ ∫nement ∫∫ ∫ ∫ ∫************************************************************

B. La distribution morphologique des alcoolismes et sa signification

A examiner attentivement nos données, il reste que l'opposition générationnelle de cestypes d'alcoolisme féminin est tendanciellement significative : toutes les femmes de plus dequarante ans ne se retrouvent pas dans les cases A et B du tableau alors que celles-cicomportent des femmes plus jeunes. Suffit-il de considérer le jeu des tendances fortes et de

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laisser inexpliquées les exceptions ? On proposera au contraire de compléter l'approchedifférentielle de la socialisation selon les classes, les sexes et les générations par l'approchemorphologique ou écologique qui a inspiré les travaux de l'école de Chicago (67). Il s'agitmoins ici d'observer au niveau de l'espace et de la géographie la répartition de l'alcoolisme etles caractéristiques qui lui sont liées que d'analyser la diffusion discontinue des nouveauxmodèles de valeurs et de comportements : le mouvement féministe, ses revendications et lesnouveaux comportements "emblématiques" qu'il proposait n'a pas également touché toute lapopulation féminine. S'il est probable que ce sont les jeunes femmes qui, d'abord, y ont étésensibles et y ont milité, cela n'exclut pas que des femmes plus âgées, souvent anciennesmilitantes du Planning familial, y aient participé ni que des jeunes filles l'aient longtempsignoré, emprises dans un milieu familial surprotecteur qui les surveillait. On peut trouver unindicateur de cette inégale diffusion des nouveaux modèles dans le temps et dans l'espace enobservant l'évolution de la contraception médicale. "En décembre 1967, la loi Neuwirthautorisait la contraception en France. Vingt ans après, les méthodes médicales decontraception se sont presque généralisées. En 1968, 6 % des femmes contraceptricesutilisaient la pilule ou le stérilet ; en 1978, plus de la moitié (58 %) et les trois quarts en 1988"(68). Mais ce parcours historique masque toutes sortes de différenciations. En 1978,l'utilisation des méthodes médicales variait quasiment du simple au triple quand on passait desfemmes de 40-44 ans à celles de 25-29 ans. "La médicalisation de la contraception a été pluslente parmi les femmes peu diplômées (..). De plus les femmes peu diplômées attendentsouvent d'avoir déjà un enfant pour parler de la contraception à un médecin (...). Lesméthodes médicales se sont diffusées de Paris vers la province, des villes vers le monde rural :en 1978, dans les communes rurales, 31 % des femmes de 20 à 44 ans utilisaient la pilule oule stérilet, contre 47 % en région parisienne. En milieu rural et dans les petites villes, lesjeunes femmes ont rencontré au début des années 70 des difficultés spécifiques ; les femmesnées vers 1950 consultaient rarement un médecin avant d'avoir un enfant et, quand elles lefaisaient, ce dernier leur prescrivait moins souvent une méthode médicale qu'à leurscontemporaines citadines (...). A l'heure actuelle, ce contraste a disparu (...). La religion nesemble plus avoir un influence aussi directe sur les comportements de contraception, saufpour les étrangères (espagnoles et portugaises catholiques, algériennes musulmanes)"(68). Sil'on avance l'hypothèse que les observations faites pour la contraception sont généralisables àd'autres domaines de comportements féminins, il est alors probable que les effets massifs del'appartenance sociale, du sexe et de la génération doivent être nuancés par les décalages dediffusion de modèles largement urbains (et probablement des grandes villes d'abord) surl'ensemble du territoire d'un pays. A cela peut s'ajouter l'influence propre de la compositionsociale des populations à un niveau local : selon les modes de coexistence des différentsgroupes constitutifs d'une commune rurale, d'un bourg, d'une ville, on peut aboutir à deseffets de dominance et d'opposition qui freinent ou accélèrent l'adoption d'un modèle decomportements et de valeurs. Ainsi, à la fin des années 60, les jeunes filles orléanaisesveulent-elles suivre l'avant-garde émancipée parisienne en consommant "jeune", élégant etséduisant, intégrant et assagissant à la fois les audaces décolletées ou minijupées : mères etéducatrices voient dans cette intrépide précocité "une menace à la fois sur leurs jeunes filles etsur leur pouvoir tutélaire (...). Mais alors que la minijupe creusait le fossé entre lesgénérations, la crainte de la prostitution crée un pont" : la rumeur d'Orléans était née danscette exaspération de la modernité et de la provincialité, provoquée par le voisinage de Paris,sorte de contre-feu temporaire aux conséquences de l'effondrement des anciennes structures(55). Cet ensemble de mécanismes dont on peut observer des traces au niveau morphologiquepermettent de comprendre et de rendre compte de ces effets de retardement que l'on aobservés au niveau générationnel (et que l'on peut sans doute retrouver à travers des décalagesdans les conséquences de l'appartenance sociale et sexuelle) : afin de vérifier l'exactitude de

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notre hypothèse, il faudrait analyser la relation entre des modalités générationnelles et desclasses de lieux de résidence (on devrait pouvoir établir que les femmes les plus jeunes dont letype d'alcoolisme est caractéristique d'un écart à la modernité se situent soit dans l'isolementde quartiers défavorisés de grandes villes, soit dans des villes petites ou moyennes peu"dynamiques", soit dans des campagnes peu touchées par l'industrialisation agricole.Inversement des femmes de la plus ancienne génération dont l'alcoolisme s'inscrit dans l'undes types de solutions à la tension de la modernité doivent plutôt relever des milieux sociauxfavorisés des grandes villes, en particulier ceux dont l'appétit culturel les porte à connaître (etparfois reconnaître) toutes les avant-garde).

2. Des modes d'alcoolisation aux alcooliques : un processus interactif

L'approche par la socialisation différentielle aussi bien que l'approche écologique ont leurspropres limites : il reste que d'autres individus connaissent ces ratés de socialisation et cegenre de déphasage sans devenir nécessairement alcooliques. En revenant au tableau descauses de mortalité (cf. ci-dessus), retenons une partie du commentaire qu'en fait Alain Chenu: "Les usages de l'alcool sont certainement très divers, mais le rapprochement des taux dedécès par alcoolisme ou cirrhose du foie et des taux de suicide conduit à la mise en évidenced'une forte association entre ces deux formes (...). Deux phénomènes majeurs peuvent êtremis en relief (...). D'une part, il existe une forte corrélation linéaire positive entre taux dedécès liés à l'alcoolisme et taux de mortalité générale (suit une note indiquant les valeurs descoefficients de corrélation) ; d'autre part, les taux de suicide et les taux de décès liés àl'alcoolisme sont corrélés positivement eux aussi, mais de manière moins intense. Globa-lement, les catégories sociales à mortalité liée à l'alcoolisme occupent une placeparticulièrement importante dans l'ensemble des causes de décès qui les affectent (...). Au-delà des rapports environnement-mortalité et diplôme-revenu-mortalité, se dégage donc ici untroisième champ d'analyse de la mortalité différentielle, dans lequel l'accent est mis sur descomportements mettant en jeu la volonté des sujets et ayant des effets destructeurs directs(suicide) ou indirects (alcoolisme)" (53). Tentons donc de dégager "ces comportements (quimettent) en jeu la volonté des sujets". Une telle formulation est théoriquement très lourde :dans le cadre de la sociologie, il est difficile d'accorder un caractère d'a priori au sujet et de leconsidérer indépendamment de la société. "Que (le rapport des individus en général) soit celuid'amis ou d'ennemis, de parents à enfants, de mari et femme ou bien de seigneur à serf, de roià ses sujets, de directeur à ses employés, le comportement qu'adoptent les individus esttoujours déterminé par des relations anciennes ou présentes avec les autres. Et cela reste vraimême s'ils vont vivre en ermites, loin du reste des hommes. Les gestes pour s'éloigner desautres tout comme les gestes pour s'en rapprocher sont des gestes par rapport aux autres" (70).Il importe donc de prendre en compte les diverses dimensions de l'interaction des individus.

A. Le rapport aux autres et les manières de boire

La première dimension de l'interaction renvoie aux comportements du "boire". Sans doutele besoin le plus élémentaire de soif qui appelle une conduite visant à se désaltérer nenécessite pas obligatoirement la présence d'autrui. Mais ce serait oublier qu'on peut boire sanssoif -et plus encore que les façons de se désaltérer sont socialisées. A travers diversessituations, les individus apprennent à différencier la nature et la qualité de ce qu'ils boivent età partager avec les autres membres de la société, sur le modèle des techniques du corps deMarcel Mauss, des techniques du boire : selon les calendriers (période d'activité, période derepos, période festive) et selon les scansions de la journée (travail/repas, matinée, après-midi,soirée), les individus "partagent" (même s'ils sont seuls) avec leurs congénères des types de

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boissons, des récipients pour les absorber, des rythmes de déglutition ainsi que des lieuxspécifiques où l'on peut boire. Ainsi, dès le lever, les uns absorberont-ils du café, d'autres dulait ou du thé... qu'ils accompagneront de tartines, de croissants, etc., à moins qu'ils nepréfèrent lui mélanger ou lui faire succéder une eau-de-vie... ; entre les repas, les uns sedésaltéreront avec de l'eau, d'autres prendront de la bière, du vin, d'autres boissonsgazéifiées... ; à midi, le repas sera précédé d'un apéritif, à moins que cela ne soit réservé audimanche ou aux jours de fêtes ; le déjeuner et le dîner sont pris par les uns avec de l'eau, pard'autres avec du vin ordinaire tandis que d'autres encore choisiront une variété de vinsmillésimés en fonction des plats...; les uns ne consomment de liquide que sur le chantier, dansl'atelier ou le bureau et à la maison ; d'autres font leur bonheur des retrouvailles au bistrot ouau café ou au salon de thé... Ainsi l'interaction socialisatrice produit des modes déterminés duboire, au sein desquels sont présents (ou absents) des modes reconnus d'alcoolisation : chacunde ces modes est susceptible de variations selon la division sociale, les lieux et les périodeshistoriques (71).

C'est au cours de ces interactions que se définissent implicitement les normes du "bienboire". Peut-être faudrait-il dire plus précisément que le boire est une activité au cours delaquelle s'accomplit, c'est-à-dire se gère, s'organise et se justifie une procédure destructuration d'un certain ordonnancement de l'activité. C'est ce que tente de restituer Jean-Pierre Castelain quand il observe et analyse les comportements et les mots des dockers duHavre dans le rapport à l'alcool (72). "Toujours ensemble et solidaires au travail, les dockersle sont aussi aux moments des pauses dans les lieux publics de leur sociabilité : les cafés duport. L'embauche, deux fois par jour, les pauses, les temps entre les vacations sont autantd'occasions rythmant la journée d'un bistrot à l'autre, d'une "chapelle" à l'autre, selon unimmuable parcours quotidien propre à chaque bordée... et ceci jusqu'à la dernière halte de lajournée assurant la transition avant de rentrer chez soi. Chacun de ces moments est l'occasionde tournées, parfois de quasipotlachs, réaffirmant constamment l'égalité de tous et l'échangequi les unit. S'en démarquer est impossible, que ce soit en buvant de l'eau, par exemple, ou enbuvant mal, car ce serait se marginaliser, s'exclure du groupe et donc ne pas ou ne pluspouvoir être docker (...). Incontestablement, l'une des principales causes de l'alcoolisation desouvriers du port fut le mode de paiement les acculant à boire obligatoirement, souvent du trèsmauvais alcool, dans les cafés. En effet, ils étaient payés au moyen de jetons qu'ils devaientéchanger auprès de certains tenanciers de cafés qui leur imposaient des consommations, pourun minimum de 10 %, avant de consentir à verser leur salaire (...) Boire de l'alcool n'est riend'autre que se conformer à ce qui a toujours été dans le milieu : (...) ce n'est pas être victimemais signer son appartenance à la société publique des hommes travaillant et vivant dansl'espace ouvert du port, s'opposant à l'univers féminin de l'espace privé familial où ne sontconsommées que des boissons hygiéniques" (73). De la même manière, notre fréquentation defemmes alcooliques nous a permis de noter qu'une très forte proportion d'entre elles avaient eude longue date un contact très familier avec une boisson alcoolisée particulière : c'était lerituel conjugal des canettes de bière ou du digestif, le soir, devant la télévision ; c'était lecontact professionnel avec la boisson alcoolisée, dans certains secteurs commerciaux ou dansl'hôtellerie ; c'était aussi l'accompagnement d'un père, d'une mère, d'un frère, d'un mari... dontelles partageaient progressivement les manières de boire. Il faut ajouter que l'interactionindividuelle peut se redoubler d'effets d'interaction de groupe à groupe : par exemple, leshistoriens ont montré que les ouvriers, au XIXème siècle (sauf pour le courant cabétiste quiexprime son anti-alcoolisme dans le Populaire dès 1840), ont longtemps refusé dereconsidérer leurs manières de boire par opposition au patronat et au clergé d'où lapropagande anti-alcoolique était issue (74). Ces effets d'interaction de groupe à groupepeuvent se caractériser de diverses façons (opposition, renforcement, concurrence) selon la

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position objective de ces groupes dans l'espace social et la façon dont elle est perçue   :l'interaction entre les groupes n'aboutit pas toujours à des échanges, des emprunts et uneentente réciproque ; elle peut déboucher sur des antagonismes et des luttes au cours desquelsles manières de boire entre soi peuvent constituer de véritables défis lancés à l'adversaire. Etceci ne concerne pas seulement le rapport entre classes sociales : deux groupes antagonistesde supporters de foot-ball peuvent se livrer à ce type de défi entre eux ou bien s'entendreautour des petites buvettes illégales d'associations sportives rurales pour narguer les agents del'Etat (75).

Mais alcoolisation n'est pas alcoolisme ! C'est ici qu'intervient une seconde dimension del'interaction : l'étiquetage (76). L'activité qui consiste à "boire convenablement" en descirconstances déterminées ne peut pas se traduire par une norme nette et précise : le "bienboire" ; dans une situation donnée, cette norme est à situer dans le cadre d'une "fourchette".S'il arrive à quelqu'un d'outrepasser ce seuil approximatif, cela peut être considéré par sescompagnons/compagnes comme sans importance : sa conduite sera jugée avec indulgence, àcondition qu'elle ne soit pas redoublée d'autres "déviances" (provocation à la bagarre,harcèlement sexuel...). L'ensemble de ces "inconduites" sont appréciées selon leur gravité et legroupe d'appartenance contrôle les excès de débordement. Si l'inconduite se répète, ellesuscite l'indignation et l'avertissement : le groupe perçoit l'un de ses membres commedangereux pour lui et le lui signifie. A terme, si l'individu concerné ne veut rien savoir durappel à l'ordre de son groupe, il va entrer progressivement dans une processus d'exclusion :parce qu'il fait scandale, il suscite l'hostilité. Encore faut-il ajouter que ce processus informelde rejet n'aboutit pas à la désignation d'alcoolique (sauf dans certains milieux, sous l'effet dela diffusion du savoir médical, et encore de façon fort "approximative") : en général,l'individu en question est traité de "sale ivrogne" (ou d'expressions équivalentes). J.PCastelain décrit le cas du "picton", considéré par les autres dockers comme un vicieuxmarginal, qui boit de plus en plus, n'importe quoi et n'importe comment, incapable detravailler ni de "se tenir" dans les rituels des cafés ou dans sa famille : rejeté de tous, il estdéjà socialement mort quand la mort physique survient (72).

On n'a considéré jusqu'à présent qu'une seule "scène", la scène publique de la sociabilitéordinaire d'un groupe déterminé : il existe d'autres scènes sociales que l'on peut caractériserpar leur plus ou moins grande proximité avec le domaine public. Il s'agit des cercles plus oumoins ouverts, plus ou moins restreints des fréquentations où l'on s'expose à des gens parrapport auxquels l'intimité croît ou décroît selon l'élargissement du cercle (77) : les modes deboire et de s'alcooliser peuvent entrer dans la composition de ces rituels d'interaction socialeoù l'enjeu permanent est de "faire bonne figure" et d'éviter de "perdre la face". L'une desfonctions de ces cercles est de diminuer les chances que toute conduite "excessive" produisetoutes les conséquences du repérage et de la désignation publique, de lui faire écran :"l'inconduite" restera "entre soi" (selon la "taille" du cercle, l'entre soi se réduit au couple, auxparents et aux enfants ou bien s'étend à une partie ou la totalité de la proche parenté, ouencore se circonscrit au groupe des amis, ou déborde sur les camarades de travail..). Lescandale du "mal boire" n'a évidemment pas le même impact selon les scènes concernées. Unestratégie du partenaire du buveur, ou du buveur lui-même, pourra consister à limiter lavisibilité de "l'inconduite" : c'est sans doute ce type de situations que visent certainsalcoologues quand ils parlent d'"alcoolisme caché". Et il est vrai qu'un buveur peut "malboire" sans jamais perdre la face, ou plutôt en la sauvant par mille tactiques qui lui évitent des'exposer au scandale, dont la plus connue est celle qui consiste à éviter l'ivresse.

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Pour comprendre la portée du processus d'étiquetage, il faut se garder de le réduire à laréalité de son accomplissement dans les relations de face à face : ces relations sont à rapporterà la structure des rapports sociaux où elles s'insèrent. Les situations où l'on boit et où l'ons'alcoolise sont toujours marquées par l'espace où elles existent : lieu de travail, résidence,espace associatif (militant ou de loisirs), aires de repos et de détente... Ainsi, sur le lieu detravail, les comportements du boire ne sont-ils pas appréciés de la même manière par lescamarades ou les collègues et par les chefs et les personnels d'encadrement : ce qui pourra"fasciner" les uns sera au contraire dévalorisé et mis en accusation par les autres. De même,l'on sait que toute collectivité résidentielle présuppose des filières explicites et implicitesd'accession à un quartier, à un groupe d'immeubles ou à une résidence : selon la compositionsociale de cet espace d'habitat, en particulier selon son homogénéité ou son hétérogénéité, lesoupçon qui peut être porté sur des comportements de boire, les mécanismes de marquage etle passage à la mise à l'index ne seront pas de même nature. Prenons l'exemple de ce"quartier-village" du Nord de Marseille décrit par Claire Bidart (78) : l'interconnaissance estforte, construite sur une histoire commune "alliée au respect de ses figures locales", quin'exclut pas l'adoption du nouveau venu à condition qu'il ne fasse pas le "demi-mondain",c'est-à-dire qu'il ne se tienne pas à distance des habitudes du quartier ; la première habitude àprendre, c'est de passer au bar pour faire connaissance, prendre des nouvelles et apprendre àreconnaître "les anciens" à respecter : même les femmes y viennent parce que "c'est familial,ce n'est pas le bar du macho". Dans ce contexte, imagine-t-on un manoeuvre boire de grandesquantités de bière ? Cela paraîtra "normal" ; qu'un fonctionnaire cravaté (même de niveauhiérarchique modeste) y soit toujours fourré, le verre de whisky à la main, tous ces signes de"distinction" risquent de se transformer, en ce lieu de si forte visibilité sociale, en critères dedépréciation soupçonneuse (manque de sérieux, fainéantise, "picoleur"...). On le voit, leseffets d'interaction informelle ne relèvent pas de mécanismes anthropologiques généraux,comme pourrait le laisser croire parfois l'interactionnisme symbolique : il existe unevariabilité socio-économique et socio-culturelle de ces groupes informels d'interactions parlesquels un individu déterminé est désigné comme "buveur excessif", "mauvais buveur","ivrogne", etc..

B. Quand le buveur devient un alcoolique : les processus formels de contrôle social

Tant que l'on reste au niveau de ces interactions informelles, quand on est "entre soi",comportements et appréciations font l'objet de procédures "internes" de contrôle : ce sont lesgroupes d'appartenance, selon les scènes sociales, qui "se font la police" en opérant pardiverses sortes de sanctions, informelles, franches ou diffuses. Mais il existe une troisièmedimension de l'interaction, l'interaction formelle, celle qui s'accomplit quand interviennent desacteurs spécialisés relevant d'institutions sociales reconnues et légitimes (la justice et lamédecine) : quand la police se mêle d'arrêter une bagarre d'ivrognes ou arrête unautomobiliste pour contrôler son alcoolémie, quand le médecin effectue une consultation pourdes problèmes d'"éthylisme" ou qu'il opère un traitement de "désintoxication", les groupesinformels "reconnaissent" en quelque sorte leur impuissance ou plus simplement abandonnentet délèguent leurs propres capacités de contrôle. Aussi longtemps qu'on en reste auxcomportements entre "profanes" et aux désignations informelles peut-on parler d'alcoolisme ?Sûrement pas. Bien sûr, il ne s'agit pas de nier qu'il existe sans doute des processus

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physiologiques déjà engagés, "objectifs" ou objectivables. Mais à partir du moment où"l'alcoolisme" est "entré en médecine" en tant que maladie déterminée, dire de quelqu'un qu'ilest "alcoolique" relève à proprement parler du diagnostic médical : celui-ci est le produitd'une interaction particulière entre un "profane" et un agent institutionnellement spécialisé,l'expert médical. Autrement dit, l'appellation d'"alcoolisme" ou d'"alcoolique" est le faitpropre commis par les agents d'une institution légitimement reconnue comme apte à juger cequi est du registre de la "déviance-maladie" (79), quels que puissent être par ailleurs lesdébats, discussions, luttes et conflits auxquels donnent lieu cette reconnaissance de légitimitéet son mode autonome de définition et d'exercice (80). Il est d'ailleurs significatif que, dansdes cas spécifiques et juridiquement déterminés, le délit d'alcoolisme ne puisse faire l'objet depoursuites judiciaires qu'à la condition que l'expertise médicale établisse d'abord le faitd'alcoolisme. On est donc fondé à faire l'hypothèse que les alcooliques doivent une partie deleurs caractéristiques (au moins) aux institutions médicales qui diagnostiquent et traitentl'alcoolisme (avec ce passage, constaté par ailleurs, du médical (spécificité du diagnostic) ausocial ou au médico-social pour ce qui est de l'accomplissement des prescriptions), soit parsuite de la "sélection" qui s'opère au niveau diagnostique, soit au regard des conséquences desprescriptions proposées et dispensées.

Parler de sélection au niveau du diagnostic renvoie à plusieurs dimensions par où s'opèrece tri. Il existe d'abord le comportement des médecins, leur activité médicale concrète   : ilsagissent et réagissent différemment selon que le patient vient lui-même solliciter leur aide ousi c'est un(e) conjoint(e), un enfant, un ami qui "traîne" le patient à la consultation. Précisonsque les cas où les patients demandent l'aide du médecin en lui proposant un auto-diagnosticd'"éthylisme" sont rares : le plus souvent, les médecins découvrent à l'occasion d'une visite oud'une consultation que leur client est alcoolique alors même qu'il n'est pas venu pour ça, quel'objet de sa plainte relève de symptômes renvoyant à une autre pathologie (celle-ci fût-elle"facilitée" par celle-là), trop heureux qu'ils aient quelque chose d'autre à traiter quel'alcoolisme. "Les médecins, ou disons de beaucoup la plupart, ne veulent rien entendre del'alcoolisme" (81). Et quand un proche insiste, ils se sentent bien démunis : comment"soigner" l'alcoolisme "dans le dos de l'alcoolique" ? Intervient alors un jeu subtil entre leproche, le médecin et le patient : le convaincre qu'il est malade d'alcoolisme et que "ça sesoigne" n'est pas un mince effort. On appelle à la rescousse travailleurs sociaux, psychologuesou psychiatres, membres d'associations d'anciens buveurs. C'est ici qu'il faut insister sur toutela "place" d'individu et la "force" de sujet du buveur : on peut le contraindre de façon plus oumoins subtile aux "soins" mais l'expérience montre que cela ne sert à rien ; l'alcoolique, d'unecertaine façon, a toujours le dernier mot. Son alcoolisation excessive témoigne d'un usageparticulier et personnel de l'alcool. Dans les décompositions/recompositions perpétuelles dusocial sont plus ou moins disponibles toutes sortes de moyens nécessaires aux individus pourfaçonner l'équilibre de l'identité : certains d'entre eux trouvent ce moyen dans une utilisationpersonnelle de l'alcool.

Que la demande d'aide soit directe ou indirecte, elle ouvre un espace de négociation entrele buveur et le médecin (ainsi qu'éventuellement d'autres "personnels soignants"), tout commeentre le buveur et les membres de ses groupes d'insertion : faut-il "guérir" ou faut-il"contrôler" la "maladie" (82). Il n'est pas rare de remarquer que, dans son colloque singulieravec le médecin, le "buveur excessif" ou "intoxiqué" refuse de se considérer comme malade,au moins au cours d'une période plus ou moins longue : une grande partie du travail dumédecin, quand celui-ci l'entreprend, va consister à amener le patient-buveur sur son propreterrain, à atteindre un "consensus diagnostique". L'enjeu est de taille : il ne s'agit de rienmoins que de changer de langage, que de coder différemment un comportement dont le sens

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est tout autre pour celui qui l'effectue et, peut-être partiellement au moins, pour les groupesauquel il appartient ; il s'agit d'abord de rompre avec le langage ordinaire et ses significationsfamilières. Bien sûr, selon les milieux sociaux, les sexes, les générations, les lieux derésidence, cette "traduction" sera plus ou moins "douce" ou plus ou moins "forte".

Intervient donc un autre aspect dans l'interaction "formelle" ou "instituée" entre le buveur-patient et les agents spécialistes juridico-médico-sociaux : il s'agit des savoirs mis en jeu parceux-ci dans leur détermination de l'alcoolisme. Mais ces savoirs sont constituésd'informations et de connaissances de niveaux bien différents. De manière assez classique,l'alcoologie a considéré les divers types de retentissements ou de dommages provoqués parl'alcoolisation : perturbations métaboliques, complications somatiques (avec facilitation ouaggravation d'autres maladies), alcoolodépendance... avec leurs cortèges de conséquences surun autre plan, la diminution de réflexes et les accidents (domestiques, de travail ou decirculation), les dangers que peut faire courir l'alcoolique à ses congénères, les risques de mortprématurée... C'est dans cette perspective qu'a émergée "une conception normative maintenanthistorique : différents arguments avaient conduit à faire admettre que de faiblesconsommations étaient sans danger car au-dessous d'un seuil normatif de sécurité" (83). Cetteconception normative succédait d'ailleurs à des conceptions du XIXème siècle selonlesquelles le vin était une "boisson hygiénique", "l'alcool donnait des forces", ou encore"l'alcool réchauffait"... Le renouvellement des bases biologiques aussi bien que les étudesépidémiologiques ont montré "qu'il n'existe pas de seuil statistique de toxicité de l'alcool maisune série continue de seuils individuels de toxicité depuis les plus bas jusqu'aux plus élevés".Et l'auteur de ces lignes de conclure   : "Du point de vue théorique, parler de consommationmodérée normale ou excessive d'alcool ne relève que de valeurs normatives d'ordre collectif(...). Conseiller à tous une consommation dite sociologiquement modérée est unedésinformation, car c'est faire croire qu'une telle consommation donne toute sécurité, ce quiapparaît faux en l'état des connaissances actuelles. Le terme "buveur excessif" est mauvais carc'est occulter la notion d'une fragilité particulière de certains intéressés ; mieux vaut utiliser(...) le vocable de "consommateur menacé", ce qui a pour avantage de ne pas exclure la notionde terrain" (83). Même si les conceptions bio-médicales se transforment au rythme desdécouvertes scientifiques, même si l'entreprise normative est contestée, il reste l'attachement àune éthique politique d'information et d'éducation : il existe un risque alcool mais on ne peutpréjuger des quantités absorbées ni de la vulnérabilité des individus -à laquelle s'ajoute unsouci gestionnaire : le bilan des malfaçons, moindre productivité supposée, absentéisme, miseà la retraite anticipée (et la liste présentée ici est partielle), vise à recenser ce que coûte à lacollectivité l'alcoolique et à indiquer, en sous-main, combien il importe d'être un "boncitoyen" rentable. A ce niveau normatif des savoirs, fait écho cette remarque de BernardMottez : "Il en est de l'alcool comme du tabac, des excès de travail... Nul n'ignore que toutcela ne fait pas que du bien. Il semblerait que le souci de tous soit, doive ou puisse n'être quede ménager sa monture alors que c'est à l'éprouver qu'on prend généralement du plaisir (c'estnous qui soulignons) (...). L'information de type médical n'est pas seulement limitée à un seulaspect des choses, elle prend le plus petit côté, celui de la sécurité et de la conservation. Letimoré n'est pas celui que le buveur peut entendre. Il est celui dont il rit" (81).

Enfin il faut noter que ces savoirs sont pris dans un arrière-fond symbolique qui puise auxsources de l'affectivité et de l'imaginaire, elles-mêmes fluctuantes dans le cours de l'histoire.On a montré ailleurs (65) que, si les médecins de la fin du siècle dernier percevaient lesfemmes alcooliques avant tout comme intégrées dans les classes populaires, il existait unespécification stéréotypée de l'alcoolisme féminin qui apparaissait dans les années soixante :dégagé de la vision misérabiliste traditionnelle tout comme de l'alcoolisme courant des

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hommes ("social" et "coutumier"), l'alcoolisme féminin est présenté comme la conséquencede déséquilibres psychologiques ("la névrose arrosée") mais qui, se heurtant à une réprobationsociale particulièrement forte, se manifeste à peine dans la dissimulation et la clandestinité.Cet arrière-fond symbolique est intégré aux autres niveaux des savoirs et il transparaît dansles échanges entre médecin et patient-buveur mais, alors qu'il n'a d'autre fondementqu'idéologique, il est marqué par l'aura de l'expert. La négociation avec le patient-buveurrelève d'un "art pratique" qui en appelle à toutes sortes d'arguments : l'essentiel est d'êtreconvaincant ! A vrai dire, le médecin n'est pas toujours le seul en cause dans ce processus :outre les partenaires de la vie quotidienne ordinaire du buveur, des "visiteurs sociaux"travaillant pour le compte des Centres d'Hygiène Alimentaire (C.H.A.) ou d'Associationsd'Anciens Buveurs, ou encore des "militants" de ces associations peuvent intervenir au coursde ce type d'interaction qui, en général, se prolonge selon une durée plus ou moins longue.Cette position particulière des "agents spécialistes", et en particulier du médecin, à la foisreprésentants de leur corps de spécialité spécifique mais aussi représentants du corps socialtout entier peut avoir pour effet d'orienter l'interaction "curative" dans des impasses. "Cetteposition du corps médical, que j'appelle position de population tampon est à l'origine de ladifficulté de toute tentative de prise en charge thérapeutique intraculturelle (...). La prégnancede cette position se révèle dans l'étude des phénomènes du boire, des alcoolisations et del'alcoolisme, mais je suis convaincue qu'elle joue un rôle subtil, bien que masqué, dansl'appréhension de l'intégralité des pathologies somatiques et psychiques. De plus, laprofessionnalité implique un renforcement du refoulement lié au modèle sexuel de soi,puisque la formation médicale (particulièrement) autorise l'accès à l'intimité du corps del'autre, ce, au prix d'une désexualisation de l'un et de l'autre des protagonistes" (84). Etl'auteur, psychiatre et psychanalyste qui se situe dans le courant de l'ethnopsychiatrie, ajoutequ'une conséquence particulière de cette position de population-tampon est la confusion du"soin" et de la "sanction" : explicitement ou implicitement, "le malade alcoolique" n'est pas unmalade "classique" parce que la question sous-jacente de sa responsabilité est toujours pré-sente. "L'alcoolique, ainsi perçu, devient le révélateur des contradictions du système depensée des soignants et non plus le cas individuel exceptionnel et à la pathologie baroque, àl'incurabilité inexplicable. Ce point de vue est peu cohérent avec le statut habituellementattribué au malade (...). C'est aussi une attitude persistante contre laquelle s'élevait Dromarddès 1902, en séparant de façon claire et distincte les rôles et les statuts du praticien (médecin"guérisseur" et médecin "moralisateur")" (84).

Quand l'aboutissement de ces interactions et négociations est le consensus diagnostique (lebuveur-patient reconnaît qu'il est malade et que sa maladie est l'alcoolisme), on peut passer àla phase du traitement. Il n'existe pas de traitement type, uniforme : au contraire,l'objectivation montre leur diversité. On peut dégager d'un certain nombre d'entre eux laforme "cure-postcure" mais toutes les cures n'ont pas nécessairement le même contenu (mêmesi la "cure de dégoût" a été largement dominante) et les établissements de post-cure qui visentla "consolidation" n'ont pas les mêmes projets ni les mêmes pratiques. Et puis il existe desformes de traitement qui excluent les médicaments ou qui ne les utilisent pratiquement pas.Certains buveurs ne veulent pas entendre parler de médecine et acceptent seulement leur priseen charge par une association d'anciens buveurs. Dans tous les cas, rares sont les traitementsqui se réduisent à une cure médicamenteuse. Une grande partie du traitement s'opère dans laprise en charge par d'autres qui accompagnent le patient-buveur, en multipliant les échanges,vers la société. Il n'est guère facile de démêler les processus à l'oeuvre : les buveurs interrogésen cours de traitement produisent des discours, d'une part très surdéterminés parce qu'ilsempruntent aux discours des spécialistes (alcoologues, psychiatres, psychologues), -et d'autrepart très marqués par le souci d'une reconstruction rétrospective autour de leur propre

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intériorité ("comment en suis-je arrivé là ?") (85). A terme, quand le traitement est terminé, ilse prolonge souvent dans la fréquentation d'une association d'anciens buveurs où le buveurabstinent continuera de reconstruire sa propre mémoire dans l'interaction avec la mémoirecollective du groupe de militants, consolidera sa fierté d'être sobre (en tant que droit et goûtde vivre), enfin se lancera progressivement dans la visibilisation de son abstinence et larevendication d'une identité différente (celle d'"alcoolique sobre"). "D'évidence, la façon devivre son abstinence n'est pas sans relation avec la manière de se concevoir en tant qu'êtresingulier" (86). Le paradoxe de l'alcoolisme est sans doute là : c'est après avoir cessé de boirede l'alcool que celui qui s'est longtemps considéré buveur "comme les autres", se proclame"alcoolique" pour justifier son refus permanent de toute boisson alcoolisée. Comparant (parmid'autres) une population d'hommes "alcooliques actuels" et une population d'anciens buveursrecrutés dans des associations, Alphonse d'Houtaud met en évidence que les trois quarts desenquêtés se perçoivent à la fois comme des malades, comme responsables de leur alcoolisme,comme ayant besoin d'affection et "comme tout le monde". L'idée d'alcoolisme-maladie estbien assimilée et on peut s'étonner du caractère paradoxal des réponses : l'individu sereconnaît "responsable" (comme tout le monde) mais tente d'atténuer cet attribut en se référantà la maladie (en somme, "comme tout le monde", on n'est pas responsable de ses maladies).Toutefois, la comparaison des réponses des buveurs actuels et des anciens buveurs faitapparaître des différences intéressantes. Les premiers s'estiment davantage responsables deleur maladie mais insistent sur le fait qu'ils sont aidés, qu'ils peuvent compter sur l'entourage(familles, copains), qu'ils sont de bons maris et de bons pères ; les seconds estiment davantageque l'alcoolique est victime, qu'il est ignoré par la société qui le marginalise, qu'il est avanttout solitaire. Alors que les "alcooliques actuels" tendent à tout faire pour montrer qu'ils sont"en prise" avec la société, les anciens buveurs "regardent la réalité en face" : il existe unecertaine coupure entre l'alcoolique et la société. "Tout se passe comme si on devenait ancienbuveur (c'est-à-dire abstinent) en marquant la rupture avec sa société, rupture que l'on refusaitde toutes ses forces quand on était alcoolique. On sait d'ailleurs que le succès des associationsd'anciens buveurs repose sur une naturalisation de l'alcoolique comme malade incurable (...).C'est par la stigmatisation de la faiblesse individuelle au sein du corps social que les Alcoo-liques Anonymes réinscrivent les alcooliques adhérents à leur mouvement dans une micro-société, aux règles et rites bien établis, qu'est la communauté des A.A." (45).

C. Soigner l'alcoolique : esquisse d'un regard critique

Diagnostic et traitement sont typiquement la marque de l'inscription dans une "carrière demalade". Faut-il nécessairement en passer par là pour se reconnaître "alcoolique" et avoir unechance de devenir abstinent ? Tous ceux qui se reconnaissent "alcooliques" acceptent-ils deconsidérer leur comportement passé de buveur comme symptôme d'une maladie ? Parce qu'ils'est intéressé à un groupe social particulier, les dockers, dans un contexte historico-géographique spécifique (Le Havre et son histoire portuaire) afin de "restituer (leurs) mots et(leurs) comportements dans (leur) rapport à l'alcool, d'appréhender comment et pour quoi (ils)consomment des boissons alcoolisées, et avec quelles conséquences", Jean-Pierre Castelains'est donné les moyens de découvrir et de montrer les logiques sociologiques sous-jacentes àleur refus de "l'alcoolique-malade". "C'est effectivement de l'alcool que mouraient les dockersqui ne percevaient de l'alcoolisme-maladie que la volonté de leur imposer un mode de vievigoureusement refusé. Le problème est ce qu'il y a d'inassimilable et d'inacceptable dans lesavoir et la pratique des soignants par les dockers et réciproquement  : il réside dans le clivage

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de groupes sociaux antagonistes" (1). Pourtant, quand changent leurs conditions de travail etde résidence, quand leur mode de boire et de s'alcooliser perd une partie de son sens parce queles groupes éclatent et que les relations sociales s'affaiblissent, quand de plus en plus dedockers meurent d'alcool, un "comité anti-alcool" va se constituer au début des années 60, uncomité de dockers pour les dockers à l'exclusion de tout personnel soignant, médecin compris.Quand un docker en vient à rejeter les autres (compagnons ou membres de sa famille) parcequ'ils constituent des freins à sa poursuite insatiable d'alcool, les dockers le repèrent etconsidèrent qu'il est devenu "mauvais buveur". Une fois qu'il a été ainsi catégorisé, seul un"thérapeute-docker" qui a fait la même expérience et l'a surmontée interviendra : s'il acceptede reconnaître son "mal boire", il sera peu à peu réintégré dans le groupe par son alliance avecles militants du Comité ; s'il refuse, il mourra (72). Qu'une pareille auto-prise en chargecollective, déterminant "le mal boire" et intervenant de façon opératoire pour l'arrêter si l'autrecollabore, existe, voilà qui est démontré. Une telle possibilité montre que "la médicalisationde l'alcoolisme" n'est pas dans tous les cas nécessaires ; elle montre aussi à la fois le rôleincontournable du (des) groupe(s) environnant(s) pour le "diagnostic profane" (quel que soitle registre sur lequel il s'opère : maladie ou non, destin ou non, mal boire ou pas...) et le détoursi important auprès d'un ou de "spécialiste(s)" non-médecins, ceux qui ont fait l'expérience decette même différence et ont su trouver leur propre modèle à vivre. Manipulation d'imageet/ou d'identité ? Mais manipulation est-elle toujours aliénation ? Le buveur trouve sa force de(mal) boire dans l'idéologie-axiologie partagée par tous, celle de la liberté individuelle.Pourquoi, s'il est l'égal des autres, lui interdirait-on de choisir de boire ou de ne pas boire ?C'est le défi qu'il se lance, autant à lui-même qu'aux autres... finalement il boit : à l'extrêmelimite de sa liberté, le buveur devient un individualiste solitaire. Alors comment renouer avecl'altérité, si ce n'est, peut-être, dans la rencontre de quelqu'un qui témoigne qu'il est possiblede vivre cette liberté dans la différence, qu'il peut mettre un terme à son souci d'être et de faireen tout comme les autres. On peut faire l'hypothèse que la portée d'une telle rencontre serafonction de la nature du "témoin" ou de "l'annonciateur" (pour proposer un terme proche decelui que Castelain emploie pour désigner l'activité). Des membres d'associations d'anciensbuveurs répètent :"Il n'y a qu'un alcoolique pour comprendre un alcoolique". Pour unalcoolique, parler à un autre alcoolique, c'est se parler, dans les différentes acceptions de cetteexpression (...). Il s'agit de trouver le même, un double (...). L'alter ego est cependant un autre,un miroir mais aussi un exemple : il est le passé plus ou moins récent et le futur proche" (84).Peut-être est-ce moins l'identité dans le boire qui importe qu'une forme d'expérience et unehistoire sociale proches par où s'opère une authentique intercompréhension.

Du boire à l'alcoolisation et de l'alcoolisation à l'alcoolisme, c'est tout un ensembled'interactions informelles et/ou formelles qui participent à la construction sociale del'alcoolisme. Soulignons que l'opposition entre les interrelations informelles (qui se déroulentau sein des groupes "naturels") et celles qui sont plus formalisées (parce que régulées par descadres sociaux établis qui font parfois l'objet de règlements explicites) a été suggérée pour lescommodités de l'exposition : il faut se garder de la rigidifier, car il existe toute une série depratiques intermédiaires entre ces pôles extrêmes ; de la même façon, l'interaction formelle nese réduit pas à la seule relation avec le médecin, omnipraticien ou spécialiste (la médecine dutravail opère aussi des repérages). Ainsi, il ne faut pas négliger tout le travail de "signalement"effectué par les travailleurs sociaux, même si, comme les médecins, ils ont tendance à "ne rienvoir", d'abord soucieux de régler les problèmes "graves et urgents" souvent exprimés dans unedemande au sein de laquelle les questions de "suralcoolisation" ne sont pas évoquées : aprèstout, cette suralcoolisation ou cet alcoolisme n'est-il pas une aide contre des maux qu'ils nesont pas susceptibles de dominer ? Mais si le cas d'alcoolisme est grave, par exemple lorsqu'ilentraîne une "débâcle financière" (ou qu'il lui est lié), le travailleur social est amené à

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intervenir à la demande d'un employeur, d'un créancier, d'un conjoint. Tout son travailconsistera à remplir un rôle d'intermédiaire : selon les cas, il mettra en rapport le signalé avecdes organismes d'aide (C.H.A., Associations, etc..) et/ou avec des institutions habilitées àprendre des décisions (tribunal, services hospitaliers) (88).

Quelle que soit la forme du diagnostic (qu'il passe par le médical ou pas) et quelle que soitla forme du soin (au sens banal de "soins du corps" : du traitement médico-social aux diversesformes de prise en charge collective), l'arrêt d'un mode d'alcoolisation qui "dégénère" n'estpas garanti : les "rechutes" en témoignent. Mais c'est à partir du moment où quelque forme de"diagnostic" a été posée par quelque instance légitime que commence une "carrière"d'"alcoolique" : sous sa forme médicalisée, le passage par divers établissements (cure postcureou les deux) peut en marquer les étapes jusqu'à l'abstinence. A ce niveau, il convient deprendre en compte les décalages qui peuvent exister entre, d'une part, l'interactionbuveur/agents spécialisés, et, d'autre part, buveur/institution spécialisée : les conditionsinstitutionnelles dans lesquelles se déroulent "les soins" infléchissent l'intervention de leurpersonnel spécialisé. Ainsi une bonne partie du vocabulaire psychologique se prête à uneréinterprétation en termes de valeurs. De même, la multiplication des spécialistes a des effetsde morcellement et de surinterprétation. Quand le "mauvais buveur" devient "alcoolique", illui reste bien des obstacles à franchir avant de devenir abstinent. Au titre de ces effetsinstitutionnels, comment ne pas évoquer les exigences gestionnaires ? Le souci du comptable"est de pouvoir tout ramener au même étalon" (82). Est-il concevable que les trajectoires dusoin ne soient pas équivalentes ? A qui reconnaître une compétence pour l'octroi de denierspublics ? C'est au niveau des choix de politiques sanitaires que l'on est ainsi renvoyé ainsiqu'au conflit entre les logiques économiques qui visent à accroître les rentrées d'impôtsindirects retenus sur le marché des vins et alcools -et celle qui se soucient du préventif pourdiminuer les coûts du curatif.

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AU TERME D'UN PARCOURS

Lorsque le sociologue reçoit un objet tel que "l'alcoolisme", celui-ci est déjà le résultat d'unprocessus complexe d'élaboration et de traitement. Aussi est-il nécessaire d'examinercomment les éléments retenus pour sa construction ont été sélectionnés. En essayant de rendrecompte de leur tri à différents niveaux, on a résisté à la logique sommative des facteurs pouranalyser et articuler les relations de caractéristiques constitutives qui aboutissent à des modesde désignation et de prise en charge des alcooliques. Dès lors, on a pu montrer que lesmanières de boire et les modes d'alcoolisation, dont on a esquissé la différenciation selon lesclasses sociales ainsi que selon les appartenances sexuelles et générationnelles, spécifiées parles contextes locaux, permettent de comprendre à la fois les décalages dans les taux demortalité par alcoolisme, -et les différences de "signalement" dans les processus d'interactionau sein des différentes scènes sociales où ils se déroulent, qu'elles soient officiellementinstituées ou non. Mais ce périple n'a pour le moment d'autre valeur probatoire que sacohérence (même si telle ou telle partie du modèle proposé a été partiellement confronté à desdonnées d'enquêtes empiriques ou à des observations de terrain non systématiques). C'est direqu'il doit être tenu pour un ensemble d'hypothèses articulées que seules des recherchesempiriques ajustées et cumulatives permettront de vérifier, c'est-à-dire éventuellementd'infirmer, de nuancer, d'approfondir. A ce titre, ces propositions ne consituent pas la clôtured'un bilan : elles sont à entendre comme des pistes à explorer... au risque d'y découvrir desimpasses. Nénmoins, leur cohérence n'est pas seulement logique, mais socio-logique :compte-tenu de leur enchaînement et de leur système de renvoi, isoler certaines d'entre ellessans tenir compte, au moins conceptuellement, des autres conduirait à coup sûr à des culs-de-sac. Ainsi s'attacher à la seule analyse des processus d'interactions (formels ou informels)condamne-t-il nécessairement à des incompréhensions : pour les interpréter correctement, onne saurait oublier que la marge de manoeuvre des individus est limitée et que cette limite estconstruite à la fois par les cultures et les institutions (produites par les générations antérieures)et par les contemporains qui eux aussi prennent des décisions et agissent (en fonction de leurspositions). Cet ensemble de remarques ne signifie pas que le système propositionnel exposéest à prendre ou à laisser dans son intégralité : elles visent à susciter une meilleure intelligencede l'alcoolisme et des alcooliques par des modes de questionnement appropriés et rigoureuxqui n'excluent pas les modes d'interrogation propres à d'autres disciplines (biologie,épidémiologie, autres sciences humaines). Renouons avec une préoccupation de Durkheim : sinous comprenons mieux les alcooliques, peut-être notre capacité à les aider sera-t-elle plusefficace...

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NOTES.

(1) CASTELAIN (J.P.), "L'anthropologie des manières de boire : à contre-courant", inG.CARO, De l'alcoolisme au bien boire, Paris, l'Harmattan, 1990 (tome 1).(2) LAKATOS (I.), Falsification and the Methodology of Scientific Research Programs, inLAKATOS and MUSGRAVE (eds.), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge,Cambridge University Press, 1970.(3) MAITRE (J.), La conjoncture de la recherche française en sociologie médicale, Revuefrancaise de sociologie, XIV, 1, 1973.(4) TWADDLE (A.C.), From Medical Sociology to the Sociology of Health : some changingConcerns in the Sociological Study of Sickness and Treatment, in BOTTOMORE (T.),SOKALOWSKA (M.), NOWAK (S.) (eds.) y sponsored by I.S.A., Sociology. The State ofArt, London, Sage Publications, 1982.(5) SOURNIA (J.C.), Histoire de l'alcoolisme, Paris, Flammarion, 1986.(6) HALBWACHS (M.), Les causes du suicide, Paris, Alcan, 1930.(7) DURKHEIM (E.), Le suicide, Paris, PUF, Collection "Quadrige", 1986, p.8. Désormaisles références à cet ouvrage seront notées S suivi du numéro de la page.(8) Pour la France, on peut consulter : Annuaire Statistique de la France. Résumé rétrospectif,Paris, INSEE, 1966, pp.124-127, ainsi que Annuaire Rétrospectif de la France 1948-1988,Paris, INSEE, 1990.(9) LEDERMAN (S.), Alcool, alcoolisme, alcoolisation, Tome 1, Cahiers de Travaux etDocuments n° 29,, Paris, PUF/INED, 1956, pp.151-157.(10) DURKHEIM (E.), Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, Collection"Champs", 1988, p.90.(11) BAUDELOT (C.) et ESTABLET (R.) (cité par), Suicide : l'évolution séculaire d'un faitsocial, Economie et Statistique, n° 168, juillet-août 1984.(12) DOUGLAS (J.D.), The Social Meanings of Suicide, (N.J.) Princeton University Press,1967.(13) BESNARD (P.), Anti- ou anté-durkheimisme ? Contribution au débat sur les statistiquesofficielles du suicide, Revue francaise de sociologie, XVII, 2, 1976.(14) AUBENQUE (Dr.), A propos de la proportion des cirrhoses du foie d'étiologiealcoolique, La revue de l'alcoolisme, octobre-décembre 1955.(15) HUBERT (H.), Compte rendus des ouvrages de Manouvrier et Lapouge, L'Annéesociologique, IV, 1901.(16) DURKHEIM (E.), La sociologie et son domaine scientifique, texte publié en 1900 reprisdans Cuvillier (A.), Où va la sociologie francaise, Paris, Marcel Rivière, 1953.(17) PEQUIGNOT (H.) et TREMOLIERE (J.), Alcoolisme, in Encyclopaedia Universalis,Vol. 1, pp.599-603.(18) BERTHELOT (J.M.), Principe de causalité et raisonnement expérimental chezDurkheim, Revue philosophique, n° 1, 1989.(19) DARRAS, Le Partage des bénéfices, Paris, Ed. de Minuit, 1966.(20) BESNARD (P.), Durkheim et les femmes ou le Suicide inachevé, Revue francaise desociologie, XIV, 1, 1973.BESNARD (P.), Modes d'emploi du "Suicide". Intégration et régulation dans la théoriedurkheimienne, L'Année Sociologique, 3ème série, Vol. 34, 1984.

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(21) HALBWACHS (M.), La classe ouvrière et les niveaux de vie, Paris, Alcan, 1912(réimpression Gordon et Breach, 1970 pp. 117-120).(22) NAHOUM-GRAPPE (V.), Histoire et anthropologie du boire en France du XVIème auXVIIème siècle, in C. LE VOT-IFRAH, M. MATHELIN ET V. NAHOUM-GRAPPE, Del'ivresse à l'alcoolisme. Etudes ethnopsychiatriques, Paris, Dunod, 1989, pp.101-109.(23) MURARD (L.) et ZILBERMAN (P.), La raison de l'expert ou l'hygiène comme sciencesociale appliquée, Archives européennes de sociologie, XXVI, 1985, pp.58-59.(24) DURKHEIM (E.), Les règles de la méthode sociologique, op. cit. pp.133-134.(25) BERTHELOT (J.M.), Les règles de la méthode sociologique ou l'instauration duraisonnement expérimental en sociologie. Avant-propos à E. DURKHEIM, Les règles de laméthode sociologique, op. cit., pp. 48-56.(26) BESNARD (P.), Durkheim et les femmes ou le Suicide inachevé, op. cit., p. 34.(27) ZELDIN (T.), Histoire des passions françaises. IV. Colère et politique, Paris, Ed.Recherches, 1979, p.339.(28) BIRBAUM (P.), Compte rendu de J.C.FILLOUX, Durkheim et le socialisme, in Revuefrançaise de sociologie, XX, 1, 1979.(29) BESNARD (P.), L'anomie, Paris, PUF, 1987.(30) LECLERC (G.), L'observation de l'homme. Une histoire des enquêtes sociales, Paris, Ed.du Seuil, 1979, p.278/283(31) LOMBROSO (C.), L'homme criminel, criminel-né, fou moral, épileptique. Félix Alcan,1887.(32) DARMON, (P.), Médecins et assassins à la Belle Epoque, Seuil, 1989, p. 109-113.(33) DURKHEIM (E.), mis à part Le suicide, déjà cité : De la division du travail social(PUF), 1960, (1ère éd. 1893) et Les formes élémentaires de la vie religieuse, P.U.F., 1960(1ère ed. 1912).(34) PELLOUTIER, (F. et M.), La vie ouvrière en France (1ère édition 1900), réimpressionFrançois Maspéro 1975, p. 322.(35) HALBWACHS (M.), La classe ouvrière et les niveaux de vie (op. cit.).(36) DURKHEIM (E.), Le suicide op. cit. p.5.(37) op. cit. P.36. Nous devons convenir aujourd'hui que de tels tours de passe-passe n'étaientpas en faveur de la reconnaissance de la sociologie par la médecine.(38) Ne nous méprenons pas sur le sens de ce "psychologique"-là. Tout le contexte le placedans l'organique.(39) HALBWACHS (M.), Les causes du suicide, p.84.(40) Nous ne craignons pas l'allusion à l'oeuvre de Georges Canguilhem, et particulièrement àson ouvrage : Le normal et le pathologique (thèse de médecine publiée en 1943, éditée auxP.U.F. en 1966) : on y trouvera le profit qu'a tiré Canguilhem de la lecture critique de Quêteletet de son "homme moyen", faite par Halbwachs en 1912.(41) BAUDELOT (C.), ESTABLET (R.), Durkheim et le suicide, P.U.F., 1984.(42) On doit toutefois souligner que les premiers chapitres de son ouvrage reposent sur uneanalyse statistique.(43) HALBWACHS (M.), La théorie de l'homme moyen : essai sur Quêtelet et la statistiquemorale, thèse Lettres, Paris 1912.(44) Rappelons par exemple la critique de Gaston Richard dans le 1er volume de l'AnnéeSociologique, 1898, (créée par Durkheim lui-même), contestant l'existence de "courantssuicidogènes" (P.405).(45) CLEMENT (S.), L'alcoolique entre individu et société, Actes INRETS n°24, novembre1989(46) MILLS (C.W.), L'imagination sociologique, Paris, Maspéro, 1971, p.12.

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Ce texte a été publié dans :D'HOUTAUD A. et TALEGHANI M. (sous la dir.de), Sciencesz sociales et alcool, Paris,L'harmattan, Col. "Logiques sociales", 1995.