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EHESS Préalables épistémologiques àune sociologie religieuse de l'Islam Author(s): Jean-Paul Charnay Source: Archives de sciences sociales des religions, 19e Année, No. 37 (Jan. - Jun., 1974), pp. 79-86 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30121156 . Accessed: 10/06/2014 15:25 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sciences sociales des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.123 on Tue, 10 Jun 2014 15:25:18 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Préalables épistémologiques à une sociologie religieuse de l'Islam

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Préalables épistémologiques àune sociologie religieuse de l'IslamAuthor(s): Jean-Paul CharnaySource: Archives de sciences sociales des religions, 19e Année, No. 37 (Jan. - Jun., 1974), pp.79-86Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30121156 .

Accessed: 10/06/2014 15:25

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Arch. Sc. soc. des Rel., 37, 1974, 79-86. Jean-Paul CHARNAY

PRIeALABLES IPISTeMOLOGIQUES A UNE SOCIOLOGIE RELIGIEUSE

DE L'ISLAM (*)

Islam, geographically located between the industrial Christian societies and the great religions of the Far East, has given rise to many juridical, theological, or mystical studies, but few that can be qualified strictly speaking as religious sociology studies. The effective initiation of such studies calls for certain epistemological clarifications. At the outset the sociographical collecting of data must be modelled on the ontological constructions of Islam. There follows from this the necessity of providing for explanatory systems in an intermediary position between the way in which Islam presents itself intellectually and the underlying structures which vary according to the milieu and the moment and which orient the experienced religious phenomena. Another purpose of these intermediary systems is to check, as far as is possible, the conceptual ethnocentrisms which tend to interpret reality in terms of a predetermined ideology. All research into this subject then must first go through a criti- cism and at times a new formulation of the methods of religious sociology in terms of the interrogation possibilities offered by the Moslem societies. Moreover, it is highly probable that similar ways of stating the problems are imperative in the study of the other religions. They alone will allow progress to be made towards an eventual theory of the religious pheno- menon.

SOCIOLOGIQUEMENT et th~ologiquement, l'islam se constitue en systnme

totalisant. II affirme sa vocation i englober l'int~gralit6 de l'existence individuelle et collective. I1 a vocation i constituer, par la trame enchev~tr6e de toutes les attitudes, de toutes les actions personnelles, interindividuelles et intergroupales, un tissu social dense, destin6 i mieux assurer cette relation i la fois inigalitaire et capitale qui rattache t Allah chaque &tre pensant. Relation singulibre, verticale, se suffisant i elle-m~me, car synth~tisbe dans le dogme fon- damental regroupant toutes les 6coles, toutes les tendances orthodoxes ou non, de l'islam: le tawh'id, assertion tranchante de l'unicit6 divine en tant que seule puissance crdatrice et d~terminatrice de l'univers, et de la mission du dernier et du plus grand des prophites, affirmation formulhe dans l'illustre profession de foi

(*) Bonnes feuilles extraites de notre ouvrage : Sociologie religieuse de l'lslam. Proldgomines, publib avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique (sous presse).

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monoth6iste (chahdda): Ld ilah illd'llah wa Muh'ammadun rasiil Allah, < il n'y a de divinitl qu'Allah et Muh'ammad est l'Envoyd d'Allah >.

Cette assertion tranchante, surplombant par son d~pouillement toute cons- truction canonique, se projette dans un fait sociologique qui en apparait thdologi- quement un reflet et humainement une cause: l'affirmation de l'uniti concrete de la communaut6 des croyants au-delh de leurs conflits politiques ou sociaux, de leurs s6parations s~culaires, de leurs contradictions internes; et un fait idbolo- gique : l'affirmation du caract~re riv6l1 du Coran ddlivr6 par Dieu, done insuscepti- ble de variations comme de critiques apolog~tiques, historiques ou ex6g6tiques destructrices.

Et ces affirmations conjugudes, diff~remment accentudes au fil des siicles et selon les esprits, se coagulent en un trbs vif sentiment: l'appartenance i la civilisation musulmane, perception qui existe aussi bien chez l'individu inculte encore p6tri de superstitions, que chez le rationaliste mat~rialiste ou athde. Ainsi apparait, r6duit a sa plus simple expression conceptuelle et psychologique (l'idde de l'unit6 toute puissante se transposant en un objet de conscience concri~tement v~cu), le fait religieux de base islamique.

Ce fait laisse peu de prise a la visde sociologique, alors m6me qu'il constitue dtja une construction complexe et raffinde oii confluent l'laboration intellectuelle et l'adh6rence sociale, un donn6 iddologique et une a contrainte > (au sens socio- logique du terme : un environnement n~cessaire) extbrieure fagonnant l'individu.

I. - DE L'ONTOLOGIE A LA SOCIOGRAPHIE.

Comment, en effet, cerner les dimensions du ph~nomine religieux dans une civilisation oii droit et l1galit6, morale, theologie, comportements individuels et intergroupaux, relations sociales et regime politique constituent un ensemble idbologico-6thico-normatif unique, mais d'une extreme souplesse dans les diff&- renciations doctrinales, historiques et r6gionales ? D'autant plus que l'islam ne comporte aucun des attributs les plus voyants et les plus institutionnalis6s des grandes religions: ni sacerdoce, ni sacrements, ni culte, ni cl6ricature, ni orga- nisations sp~cifiquement religieuses, ni pribres canoniques a finalit6 diversifide, ni cycle liturgique, ni ensemble de fetes tris fourni. Mais seulement les < cinq piliers de l'islam ,: les cinq pribres quotidiennes, le jefne et la dime (zakdt) annuels, le phlerinage aux villes saintes une fois dans la vie si la situation le per- met, le jihdd (guerre sainte) si les 6v~nements l'exigent. Ces obligations sont simplement conjugudes a quelques interdictions absolues (viandes non rituelle- ments abattues, porc, sang, alcool, usure...), et accrues des quatre grandes fetes de l'ann~e musulmane: 'Achfira, 'Aid al-kabir, 'Aid al-saghir, Mouloud.

Certes ces manifestations religieuses sont (sous reserve des r6ticences socio- politiques et des accommodations m~thodologiques) imm~diatement perceptibles; elles ne livrent cependant pas l'intigralit6 du ph~nomi~ne religieux musulman. Car l'analyse sociologique du fait religieux en islam r~fire a l'analyse de la tota- lit6 du ph6nomine social. Ontologiquement, la distinction classique entre etude des facteurs religieux des activitis et domaines non-religieux, et 6tude des fac- teurs non-religieux des activitis et domaines religieux, s'avire non pertinente. Ph~nominologiquement certes, il est hypoth~tiquement possible de d~tecter les avancies et les reculs de la coloration religieuse a travers la soci~td globale et ses niveaux diversifies. Encore devrait-on cerner cette notion parfaitement vague de coloration religieuse, c'est-h-dire d~terminer les fractions d'&lments sur lesquels faire porter l'analyse. Or, en islam, tout supporte, en principe, une coloration, une r~sonance, une qualification religieuses.

Certes, depuis des sidcles, des dcarts consid~rables se sont creusis entre la norme canonique et la pratique vdcue: vie politique, relations ~conomiques, droit penal, observances... Mais l'inapplication de telle prescription n'est pas toujours une cause de non-religiositY. Et inversement, une zone profane (ou si l'on prbfire,

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SOCIOLOGIE RELIGIEUSE DE L'ISLAM

de moindre intensit6 religieuse stricto sensu) peut, par la survenance de certaines circonstances ou processus, se sacraliser i son tour, et parfois d'une fagon anti- ou a-canonique. Le problkme consiste done, non seulement ? mesurer les 6carts entre le canonique et le quotidien, mais h ponddrer, parmi la totalit6 des mani- festations sociales (et toute pens~e intuitive, et individuelle, et non formulhe mais demeur6e int6rioris~e en est d~jh une), celles dont les significations contien- nent, peu ou prou, une coloration religieuse - et ses avances et ses reculs & travers milieux et 6poques. D'autre part, du fait de la r~vdlation directe du Coran dans la langue arabe, des liens spdcifiques existent, en islam, entre langue, normes 6thico-juridiques et religion, et donnent une particulibre rdsonance h I'hypoth~se g~ndrale selon laquelle toute attitude 6tant connotde par un langage, la structure s6mantique, les ordonnancements et les st6reotypes de ce dernier permettent ddji d'atteindre, au-delk et en-deqg de l'analyse ou de la stimulation psychologique et sociologique, les attitudes et les comportements de la population l'utilisant. Mais inversement, la taxinomie construite par la sociologie occidentale sur les phtno- mi~nes religieux des soci~t~s occidentales n'est pas fatalement op~ratoire, ni m~me heuristique.

La premiere difficultd consiste done, avant m~me le ddlicat (et encore en de nombreux cas, non possible) passage de la collecte sociographique et du classe- ment des observations t leur interpr6tation psycho-sociologique, 8 confronter le langage donn6 aux manifestations ext6rieures du ph~nom~ne religieux (peut-6tre arbitrairement discrimindes) prises en tant qu'apparences des actions et signes des motivations religieuses: de la vitalit6 existentielle de la religion.

Ainsi, a travers ce jeu de miroirs perp~tuel oh la relation humaine visible renvoie i la subjectivit6, et inversement, est-ce seulement par tatonnements, par empirie sensible que l'on pourra peu h peu, au-delh du discours iddologique imm&- diatement propos4 par les intdress~s (et qui comprend, bien entendu, non seule- ment I'orthodoxie mais toutes les deviations possibles), parvenir i une perception approch~e du ph6nomhne religieux dans telle socidt6 musulmane.

II. - LES PALIERS DE CONSTRUCTIONS.

Mais une autre difficult& surgit. En tant que religion, l'islam surplombe, de par sa finalit6 affirmde et de par son importance socio-psychologique, les valeurs esthdtiques et 6thiques, les modes de raisonnement, et meme l'ordonnancement dogmatique, puisqu'il affirme l'itroite coincidence, ou plus exactement l'identith entre cet ordonnancement et tout systhme d'explication scientifique. Est-il done possible d'6tudier les ph6nomhnes religieux islamiques en dehors de la formulation (cat6gories conceptuelles, architecture intellectuelle, modes de raisonnement, notions et lexique, relation des comportements aux motivations) canonique traditionnelle ? Certains littdralistes, au debut du rdformisme, ont affirmd la ndcessit6 de se cantonner en cette dernibre.

D'oi, au dtpart, une raison de principe trbs forte, m~me si parfois imparfaite- ment ou non perque, qui s'oppose i l'extension de la sociologie religieuse dans les socidtds musulmanes. Raison de principe qui ne peut Atre surmontde, pour le croyant, que par la reconnaissance de la possibilit6, une fois posdes en absolu la v6racit6 et l'intangibilit6 de la rivdlation, de procder h la recherche des corr&- lations - ou plus modestement des co-occurrences - sociales, telles que la raison humaine peut se les representer en tant que systdme explicatif autonome. En d'autres termes, I'admission en tant que comportements humains soumis aux correlations ordinaires, banales, de la condition humaine, des diverses manifesta- tions de la religion.

Certes, l'islam n'a jamais interdit de mettre en rapport les causes historiques, sociales, &conomiques, politiques ou strat~giques avec la formulation et les com- prehensions successives, au fil des g~ndrations, du < donni > riv6l6. Et tout au long des sidcles, on peut suivre les efforts de cette dialectique sp~cifique, de cette

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praxbologie sociale, par laquelle l'islam tente, dans les domaines les plus divers, de mettre en rapport ce donn~, sa tilologie et son eschatologie avec les rdalitbs contingentes par la m6thodologie thbologico-juridique, l'action politique, l'inter- pr~tation de ]'histoire, certaines categories conceptuelles ou la psychologie reli- gieuse. D'ailleurs, la diversit6 des formulations, des presentations et des < vies ) de l'islam (6sot~rique ou exot6rique, lIgaliste ou mystique, selon le dogme ou selon l'apolog6tique, i l'usage des savants ou des profanes, pour les croyants i fortifier ou les non-musulmans & initier...) montre suffisamment qu'une presenta- tion sociologique des ph~nomines religieux musulmans serait enrichissante pour les soci~tbs musulmanes elles-m~mes, leur permettrait de mieux se comprendre: car pourrait 6tre partiellement r~solu, ou au moins esquiss6, le difficile problkme du partage entre intentionalit6 et n~cessit6 dans les 6laborations conceptuelles successives de la pensde islamique.

Le projet suppose done des croisements continus entre la mani~re dont s'ordonne et se comprend l'islam (dans la multiplicit~ de ses blaborations) et la manibre dont l'islam, comme tout systhme socio-iddologique, peut 4tre d6crypt6 en recherchant ses significations et ses structures propres, mais sans utiliser direc- tement ses categories imm~diates. Bref, un tissage entre la presentation de l'islam par lui-mime, et sa representation par ses lignes de force sous-jacentes. Si le principe est simple en sa definition, son application soulkve les plus extremes difficultis, et r~clame certaines pricisions - qui permettent d'ailleurs, par une sdrie de paliers d~multiplibs, de passer plus facilement de la description socio- graphique i la tentative interpretative des micanismes et fonctions.

L'6tude primaire porte, en effet, directement sur les ( donnies imm~diates > de l'islam, soit comportements v~cus (respect des grandes obligations canoniques : les cinq piliers de la foi, contenu religieux et civique de tel degrb d'enseignement, interferences et composantes de l'6thique dans la courtoisie urbaine ou la presse, etc.), soit organisation et fonctionnement des institutions (service des mosquies, waqf-s, etc.). Bien entendu, doivent 6tre int6gr6es dans ces donnies imm~diates les constructions plus ou moins mystiques, 6sot6riques ou populaires qui, bien que parfois thdologiquement assez h6trogi~nes par rapport h l'orthodoxie, n'en consti- tuent pas moins des manifestations religieuses des soci~tis musulmanes.

Au-deli se profilent les notions, les principes d'orientation g6ndrale qui permettent de ponderer, de concilier la finalit6 eschatologique des obligations ou interdictions de la foi musulmane aux n~cessitis concretes de l'existence. Or ces notions se constituent en strategies intellectuelles permettant l'ad~quation de la lettre de la loi h son application contingente: ainsi des notions de ta'wil (inter- pr~tation figurative), de niyya (intention), de kitmdin (secret), de d'ardira (nices- site), de 'azima (rigueur), de rukhpa (facilitY), de hiyal (biais juridique). Le dbco- dage du caractbre cache, ou plus exactement du mouvement alternd d'ombre et d'4clairage constitu6 par le jeu de ces notions atteint ddjh un palier second par rapport aux conceptions et comportements exot~riques. Leur constellation ordonn~e renverrait h la signification des d~finitions, fonctions et relations sp~cifiques des cat6gories id~ologiques musulmanes par rapport t elles-mimes: bref, ce que l'on pourrait appeler le < s~mantique donn e>.

A partir de ce palier s~mantique donnd, un autre palier peut 4tre atteint : I'6nonc6 d'hypothises, de notions non imm~diatement livrdes par les construc- tions explicatives musulmanes elles-m~mes, hypotheses rendant compte des interactions selon lesquelles les conceptualisations existantes s'organisent entre elles - ou plus exactement organisent l'adaptation (ou distorsions) entre id6ologie musulmane et comportements musulmans. Ainsi a-t-on tent6 de cerner les notions de polarit6, d'ambivalence, de pluralisme, de divergence, de dynamique, h tra- vers les domaines trbs diversifies de l'action et de la pensde islamiques. Alors se r6alise le passage de la structure ordinale encore descriptive (quoique d~ji trits blaborde) t la structure a logique > comprehensive - comprehensive parce que travaillant en redondance, c'est-h-dire proposant concurremment l'explication

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des ph~nomhnes et par une formulation issue des categories musulmanes, et par une formulation synth~tisant les fonctions et relations r~ciproques de ces cat6- gories. A ce stade, done, s'effectue le croisement entre le s~mantique < donnd R et le s~mantique < construit 4, ou entre l'explication de la matibre ayant pris cons- cience d'elle-m&me (la fa9on dont les int6ress6s se voient et s'expliquent), et la

presentation de la matibre par recherche des armatures particulibres plus ou moins clairement pergues par les int~ress~s dans !eur soci6t6, leur civilisation, leur religion. Done leur r61e social autonome, tel qu'il apparait h l'observateur ou au statisticien << extbrieur > (musulman ou non, bien entendu).

III. LES SYSTEMES EXPLICATIFS.

Ainsi se pose dis l'abord le problEme d'un double transfert, de deux evasions inversdes a travers deux systimes explicatifs non fatalement communicants: le systhme postul6 par la logique de la rivdlation et les faits et comportements imm&- diatement donnis d'une part (la logique canonique musulmane), et le systime de dtcodage morphologique sociologiquement poursuivi. Puis le d6veloppement de ce systhme de d~codage morphologique en ses virtualit6s simiologiques. Mais dans la mesure oii le premier systhme (la logique canonique) propose d(ja - et, sous un certain angle, constitue en soi - un systhme sdmantique explicatif, il tend a re- fouler les autres architectures morphologiques construites < humainement h

partir de la r~alit6 observ&e, et a fortiori les interpr6tations et explications qui en pourraient &tre tiries. D'une manibre g6ndrale, en effet, tout systhme dogmatique devient plus exclusif au fur et h mesure qu'il devient plus coherent et plus raffind par rapport a lui-meme, h sa v6rit&.

Or inversement, tout systhme d'explication sociologique a vocation h Atre successivement d~class6 au fur et a mesure de la progression des connaissances et de l'&volution des soci6t~s consid6rbes. Sa < vdrit6 a est transitoire. Apparaissent done, en r6alit6, quatre categories de systhmes explicatifs: le canonique en prin- cipe invariant; le psycho-sociologique v&cu, ressenti de l'int~rieur; le simantique construit de l'ext6rieur (sociologiquement ou conceptuellement), interprdtant les deux premiers systhmes; le sociologique g~ndral, s'efforgant d'ordonner les i31d&- ments fournis par les trois premiers en usant de l'ensemble des possibilit6s m6tho- dologiques contingentes.

Dis lors le problime fondamental est ainsi formulable: a

Comment saisir le fonctionnement religieux d'un groupe a langage religieux sans &tre pris dans le jeu de ce langage ? >; et: < Est-il possible de distinguer et analyser un complexe ordonn6 de croyances fond6es sur des postulats ind6montrables par d6finition a partir de la multiplicit6 de ses formes d'expression ? >. Le mot < langage a renvoie certes aux r6v6lations inv6rifiables sur lesquelles se fonde la coh6rence interne de la th~ologie (au sens large), mais aussi a la signification et B la t6l1ologie des actions concretes. Etant bien entendu 6galement que < sortir du jeu de ce langage a suppose une distanciation intellectuelle s'appuyant d'abord sur la moins impar- faite comprehension possible de ce jeu envisag6 selon lui-mime par l'ensemble de ses ritgles et constituants.

La difficult6 n'est d'ailleurs pas sp6cifique B l'islam : elle se retrouve en l'6tude de toute religion, et plus largement de toute communaut6 /communion affirmant telle conception du monde et de la destin&e humaine, ayant s~crit6 un certain ordonnancement iddologique et mesurant ses conduites a tels standards prid&- terminus. Mutatis mutandis, le th6ordme d'incompl6tude de Church-Godel s'&voque non seulement pour les ensembles logiques, mais aussi pour les diff~rents types de civilisation: seul le passage h un niveau sup6rieur permet de justifier et rela- tiviser les pr~misses sur lesquelles ils reposent et les ordonnancements qu'ils ont s6crit~s, et peut servir de m6diation dans les essais de compr6hension r6ciproque et d'6clairages inversis des systhmes en pr6sence. L'esprit d'analyse est vivifid s'il s'exerce concurremment de l'int~rieur et de l'ext~rieur, a la fois conceptuelle-

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ment ou /et sociologiquement. Mais il ne pretend pas atteindre l'essence m~me de la foi musulmane: il sait que les techniques psychologiques ou psychanalytiques, s6miotiques ou sociologiques ne peuvent encore rendre compte du processus et du contenu des croyances: de l'intime conviction, du secret du for int6rieur. II vou- drait seulement proposer des thtmes de recherche dans un champ encore mal explore, et signaler certaines des difficultis 6pistimologiques, m6thodologiques ou techniques qui pourraient s'opposer h leur poursuite, poursuite qui incombe essen- tiellement aux musulmans.

D'ailleurs, l'analyse socio-historique montre la permanence des efforts de la sociologie << pastorale a musulmane, mais aussi les r~ticences ou la disponibilit6, sociale ou intellectuelle, des contemporains. Non sans paradoxe, en effet, la posi- tion interm~diaire de l'islam entre l'Occident chr6tien et l'Orient le plus loin- tain a peut-Atre nui h sa < comprehension > approfondie par les non-spicialistes.

Ce paradoxal ph~nomi~ne d6passe d'ailleurs la sociologie religieuse. La plupart des analyses marxistes sur le << mode de production asiatique > ne se rifirent gubre aux soci~tis musulmanes (lors m~me qu'elles 6voquent l'Egypte pharaonique) et estompent le fait que Marx a en partie blabor6 cette illustre cat~gorie historico-conceptuelle par observation de l'Inde du XVIIIe siacle, alors soumise i la dynastie des Grands-Mogols ! Et la musique moderne, qui fait de si larges appels au materiel sonore (timbres, rythmes et instruments) du Japon, de la Chine, de l'Inde, des Andes ou de l'Afrique sub-saharienne, ignore presque les musiques andalouse ou persane...

D'oii l'int6r~t des <(Perspectives de reeherches > pr6senties par Gabriel Le Bras (1), perspectives susceptibles d'~paissir un tapis monographique encore discontinu. Mais perspectives dont la poursuite suppose l'6laboration et la mise en oeuvre d'une m6thodologie op~ratoire pr6alable. Ce sont done les m~thodes m~mes de la sociologie religieuse qui devront ~tre assouplies, recr6~es, en fonetion des concepts et des moeurs musulmans.

IV. - LES ETHNOCENTRISMES CONCEPTUELS.

Corr6lativement, en effet, B la situation historique (reanimation-mutation, < seconde renaissance ,>, de la civilisation arabo-musulmane), tous les intellectuels arabes - des traditionalistes aux progressistes - reprochent aux orientalistes d'avoir < expliqu > leur civilisation par des cat6gories mentales, des schemas de pensbe, des micanismes repr6sentatifs de la r~alit6 trop << dcalquis > de l'Occident. La critique est partiellement fond~e. Encore que les essais de d~centrement ethno- iddologiques tentds par les orientalistes soient perceptibles dans la longue durbe. Les institutions et les relations musulmanes sont pr6senties de moins en moins par rapprochement ou en homoth6tie avec les institutions et relations occidentales, mais par rapport aux systhmes arabo-musulmans eux-memes. De toute fagon, le problkme de l'acquisition des connaissances se conjugue h celui de l'appartenance, de la < familiarit6> (ne disons pas : de l'origine) avec le milieu ~tudi6.

Une querelle opposant souvent musulmans et orientalistes devrait 8tre d&- passionnie: ceux-ci d~crivant les comportements concrets mauvais, parfois fort bloign6s de l'islam; et ceux-lh leur reprochant d'accentuer par d~nigrement les conduites aberrantes et d'oublier cette rdalit6 socio-psychologique qu'ils ressentent si fortement: a savoir que, m~me en des comportements divids, mame en des institutions faussdes, mime en des attitudes a-religieuses, la r6alit6 ontologique de l'islam demeure. Ainsi serait pr~servie la sensibilit6 religieuse musulmane - qui, pr6cis~ment, ne saurait 4tre 6vacun6e, parce qu'6l1ment v~cu - dans la sociologie religieuse musulmane. Et pourraient $tre att~nuns les souvenirs encore

(1) Dans J. BERQUE, J.-P. CHARNAY, et al., Normes et valeurs dans l'Islam contemporain. Paris, Payot, 1966, 866 p.

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SOCIOLOGIE RELIGIEUSE DE L'ISLAM

cuisants de l'histoire: des Croisades a l'assimilation coloniale, et & un certain triomphalisme chr6tien (cf. les Congris eucharistiques de Carthage et d'Alger entre les deux guerres), et discrimin6es les regrettables confusions entre l'analyse critique objective (autant que faire se peut) et la critique iddologique dblib6rde.

Cependant, ces vues de bon sens, qui sur le plan politique g6ndral constituent I'un des aspects de l'accession des pays musulmans i l'ind6pendance et complktent leurs efforts de r6cup6ration politique et culturelle, de construction 6conomique ou d'action internationale, ne devraient pas d6boucher sur l'6cueil d6nonc6 : ne prendre ses systhmes explicatifs qu'h l'int6rieur d'une civilisation - non plus l'occidentale, mais l'islamique -, done demeurer dans un langage, une logique, une rationalit6 < ferm6s >. Done reconstituer, en sens inverse de l'orientalisme classique, une ethno-id~ologie close sur elle-meme. Alors pr6cisiment que seule l'6tude simultan6e et r6ciproque de plusieurs types de soci6tis, de cultures trbs diff6rencides autorise un certain d6passement de la matibre 6tudi&e, le non- cantonnement dans les cadres intellectuels et sociaux, une ivasion hors de la fagon dont se repr6sente, dont se veut, dont se voit la soci6tt consid6rde. Tout systhme de civilisation tend i s'ordonner en un ensemble coh6rent, mais demeure unidimensionnel et opaque s'il est appr6cid seulement par ses propres notions.

M6thodologiquement, done, une double transparence invers6e doit $tre poursuivie : transparence de l'observateur vis-i-vis de ses propres conceptions pour parvenir i une description et it un d6codage de la r6alit6 observie aussi ext6rieure i cet observateur que possible. Et transparence de la matibre observie pour parvenir i une formulation explicative parallhle, mais non fatalement homoth6- tique aux formulations offertes par cette matibre.

V. - UNE DEMARCHE INVOLUTIVE.

En d'autres termes, la sociologie religieuse musulmane suppose la mise au point d'une 6pineuse dialectique entre une sympathie v6cue, rbelle, de la part du chercheur, musulman ou non musulman (hors laquelle il risquera de ne pas p~n&- trer suffisamment dans le syst~me, dans les comportements qu'il 4tudie), et une empathie conceptuelle qui assure sa distanciation vis-a-vis des constructions intellectuelles et des moeurs qu'il 6tudie : c'est-i-dire qui lui permette d'&chapper i la fois i ses propres categories explicatives et aux repr6sentations que le syst~me et la soci6t6 proposent d'eux-m~mes. Sans oublier que le chercheur est aussi un reflet de sa propre situation, et que le processus < sociologie religieuse > constitue en soi une construction intellectuelle corr61ative t un certain moment de la civi- lisation, et doit done 6tre relativis6 par rapport i lui-m~me. Une seconde dialec- tique se noue entre le ph6nombne religieux et l'6tude du ph6nomine religieux qui se greffe sur, mais n'dvacue pas le ph6nombne religieux...

I1 est done nicessaire d'6viter que l'observateur, ou ne porte des jugements de valeur en fonction de l'iddologie musulmane sur les faits islamiques v6cus (com- portements ou croyances), ou n'explique ces faits v6cus par les cat6gories g6n&- rales de la sociologie religieuse issue des soci6t6s industrialo-chritiennes. Non certes que certaines techniques, voire certaines m6thodes issues de cette sociologie ne puissent s'appliquer i l'analyse de ph6nornmines apparaissant dans les soci6tis musulmanes, mais uniquement en des cas pricis, limit6s. Car plus g6ndralement, des refontes /adaptations - et parfois des cr6ations - m6thodologiques s'avbre- ront n6cessaires pour poursuivre l'analyse du champ religieux en ces soci6t6s. Alors seulement, ult~rieurement, pourront 6tre effectu6es des analyses compa- ratives avec d'autres religions (systhmes id6ologiques, manibre de les vivre, fonc- tions sociales), lesquelles contribueront i l'enrichissement' de la sociologie g6ndrale du ph6nomine religieux, voire l'6tablissement de th6ories g6ndrales de la religion.

En cons6quence, on n'adoptera pas ici la d6marche logiquement habituelle: d6finition d'une mithodologie (ou plus exactement, d'une s6rie de m6thodes et techniques), puis collectes ph6nominologiques des faits sociaux et constitution de

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ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS

typologies, enfin proposition de systhmes historiquement sp6cifiques et de modbles fonctionnellement op6ratoires. Car un tel ordre supposerait r6solu le problEme de l'articulation entre le langage religieux tel qu'il se constitue lui-m~me d'une manibre coh6rente (m~me si diversifih et m~me contradictoire en ses diff6rentes formulations) et les < montages a de corrd1ations sociologiquement (et non cano- niquement) effectivement perceptibles. Au contraire, en l'6tat actuel de la matibre, le caractbre encore incertain des m6thodes comme les difficultis d'interrogation sus-6voqu6es imposent un cheminement inverse destin6 h rendre sinon homogine, au moins communicant, ce qui est au d6part hit6roghne: logique canonique, probl6matique purement religieuse, et occurrences fonctionnelles.

Une d6marche involutive s'impose done: tenter pr6alablement de cerner, h partir des constructions id6elles islamiques elles-mimes, mais sans se borner h les d6calquer, les grandes armatures, les principaux schbmes qui maintiennent sociologiquement la vie religieuse musulmane. Et ce, afin que les comportements islamiques - qui doivent en effet 6tre appr6hend6s par des proc6dures de recher- che et ins6r6s en des classes d'ordre agenc6es selon des relations laissant 6chapper le minimum de substance sociale, done permettant aux musulmans de mieux se connaitre eux-m6mes et de mieux connaitre l'islam - ne soient cependant pas interpr6t6s selon les seules motivations pr66tablies de l'id~ologie musulmane.

L'6tablissement de ces schbmes, de ces armatures, comme ensuite I'observa- tion et le regroupement des faits ou l'dlaboration de typologies plus ou moins imm6diates ou d6rivies grice aux connaissances actuelles et aux possibilitis d'investigation contingentes ont done pour objet non la constitution d'une socio- logie religieuse de l'islam, mais la d6finition de prol6gomines m6thodologiques destinds $ 6tre d~pass6s, dans la mesure oi ils permettront d'aeuvrer avec moins d'incertitude et plus de r6alit6 psychologique et sociologique islamique h la cons- truction de techniques sp6cifiques, h partir desquelles les v6ritables 6tudes de sociologie religieuse musulmane pourraient enfin d6marrer.

Jean-Paul CHARNAY

(C.N.R.S.)

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