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JEAN-LOUIS DESTOUCHES Sorbonne Paris PROBLEMES PSYCHO-LINGUISTIQUES EN PHYSIQUE MODERNE 1. Introduction On peut discuter l'assertion selon laquelle ,,la Science est une langue bien fake." I1 est indubitable en tout cas qu'elle ne peut se passer d'un langage bien fair, et que la communication et la confrontation des id6es scientifiques n'est possible qu'au moyen du langage. Et de m~me que chaque homme a son style, de m~me on peut dire qu'en physique chaque thfiorie, et par 1~ chaque thfioricien s'exprime dans une cer- taine langue qui tente d'etre la plus adfiquate ~ l'expression des ph& nom~nes tel qu'il les con~oit. Or la physique moderne se caract~rise en particulier par la multi- plicit~ des th6ories varifies couvrant tousles domaines de la recherche, se superposant, se complfitant, et aussi se contredisant. I1 se pose alors la question essentielle de leur conciliation, question qui pr~sente elle-m~me des faces multiples, et c'est l~t ce qu'on peut appeler, je crois, les problbmes psycho-linguistiques de la Physique moderne. Ce sont les probl~mes m~tathfioriques de la Physique en tant qu'ils sont envi- sages sous le rapport du langage des th6ories. 2. Les deux aspects de la conciliation des thdories La question de la conciliation des diverses theories montre deux faces principales, l'une toum~e vers l'horizon psychologique l'autre vers l'horizon pu~ement physique. C'est-/~-dire que, pour qu'il y ait accord harmonieux des thfiories, il faut qu'il y ait accord des physi- ciens sur l'interprfitation des ph~nombnes, et inversement. Nous nous occuperons d'abord du premier aspect de la question, c'est ~t dire des conditions psycho-linguistiques de l'accord des physi- ciens. I1 va sans dire qu'on suppose chez eux avant tout la volont~ de parvenir ~t cet accord qui, s'il est g~n~ral, a toute chance de se produire sur des conclusions vraies. 155

Problemes psycho-linguistiques en physique moderne

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J E A N - L O U I S D E S T O U C H E S

Sorbonne Paris

P R O B L E M E S P S Y C H O - L I N G U I S T I Q U E S EN

P H Y S I Q U E M O D E R N E

1. Introduction

On peut discuter l'assertion selon laquelle ,,la Science est une langue bien fake." I1 est indubitable en tout cas qu'elle ne peut se passer d 'un langage bien fair, et que la communication et la confrontation des id6es scientifiques n'est possible qu'au moyen du langage. Et de m~me que chaque homme a son style, de m~me on peut dire qu'en physique chaque thfiorie, et par 1~ chaque thfioricien s'exprime dans une cer- taine langue qui tente d'etre la plus adfiquate ~ l'expression des ph& nom~nes tel qu'il les con~oit.

Or la physique moderne se caract~rise en particulier par la multi- plicit~ des th6ories varifies couvrant tousles domaines de la recherche, se superposant, se complfitant, et aussi se contredisant. I1 se pose alors la question essentielle de leur conciliation, question qui pr~sente elle-m~me des faces multiples, et c'est l~t ce qu'on peut appeler, je crois, les problbmes psycho-linguistiques de la Physique moderne. Ce sont les probl~mes m~tathfioriques de la Physique en tant qu'ils sont envi- sages sous le rapport du langage des th6ories.

2. Les deux aspects de la conciliation des thdories

La question de la conciliation des diverses theories montre deux faces principales, l 'une toum~e vers l'horizon psychologique l'autre vers l'horizon pu~ement physique. C'est-/~-dire que, pour qu'il y ait accord harmonieux des thfiories, il faut qu'il y ait accord des physi- ciens sur l'interprfitation des ph~nombnes, et inversement.

Nous nous occuperons d'abord du premier aspect de l a question, c'est ~t dire des conditions psycho-linguistiques de l'accord des physi- ciens. I1 va sans dire qu'on suppose chez eux avant tout la volont~ de parvenir ~t cet accord qui, s'il est g~n~ral, a toute chance de se produire sur des conclusions vraies.

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Les conditions d 'ordre social et culturel jouent certainement un rSle dans les contacts entre savants, et aussi, et surtout peut-~tre, les conditions de langue in t imement lifes au reste de la culture.

Mais il est ~t remarquer que les physiciens, comme les mathfmati- ciens, ont sur ce point un grand avantage: celui de pouvoir se com- prendre avec un vocabulaire trbs restreint en utilisant des formules et des symboles g fnf ra lement les m~mes.

3. Nature et but d'une thdorie physique

Une question importante et qui procSde au moins autant des inten- tions personnelles du physicien que des nfcessitfs scientifiques, est celle de la conception que se fait chaque physicien de la nature et du but d 'une thforie physique, Certes les opinions divergent sur ce point, mais il semble qu 'on puisse 4noncer une sorte de dff ini t ion min imum de la thforie physique autour de laquelle l'accord pourrait se faire; et je crois que c'est celle qui assigne pour but principal ~t une thforie physique le calcul de prdvisions concernant les rfsultats de mesures de certaines grandeurs ~ des instants ult&ieurs et calculfes

partir de rfsultats de mesures dfj~ obtenus sur ces grandeurs. A par- tir de cette condition gfn&ale, sans aucune supposition particulibre, on peut faire de grands dfveloppements thforiques et obtenir un bon hombre de rfsultats prfcis et g fn f raux qui se montrent importants dans chaque thforie physique particuliSre; leur ensemble constitue la thdorie gdndrale des prdvisions.

4. Le principe restrictif

Les postulats de mf thode sont 6galement un noyau initial d'accord, car, s'il est vrai que chaque savant posshde le droit de raisonner ~t son grf pourvu qu'il aboutisse h u n accroissement des connaissances posi- tives, 1 on peut nfanmoins exclure a priori des modes de raisonnement et des processus dont la st&ilit6 est montrable.

Ainsi je pense que la plupart des physiciens n 'hfsi teraient pas adopter le PRINCIPE RESTRIGTIF que j'ai fit4 amend ~ 4noncer en rdflf- chissant sur les fondements de la physique et sur l 'attitude ~t adopter vis ~ vis de l 'expfrience. Ce principe interdit d ' introduire dans une thforie physique toute affirmation qui ne puisse t f t ou tard, 4tre con- t r f l fe expfr imentalement . C'est un principe qui prochde de l'esprit de positivitf, et cependant peut- f t re certains thforiciens hfsiteraient

I Voir: J. L. Destouches, Corpuscules et syst~mes de corpuscules (Gauthier Villars, Paris 1941); Principes fondamentaux de physique thforique t.II (Hermann, Paris 1942) Paulette Destouches-Ffvrier. La Structure des thdories physiques (Presses Unlversitaires, Paris 1950).

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-ils ~t l 'adopter. Quand on cherche ~t formuler ce principe d 'une fa§on tr~s precise, on constate que presque tous les dnonc~s qu 'on essaye sont trop forts et viennent exclure une thdorie physique adoptde actuellement par certains physiciens. Les thdories cosmologiques no- tamment se trouveraient exclues par un tel principe, or elles jouent maintenant un r61e important en physique thdorique, et on ne peut les rejeter pour une raison m~thodologique. Cependant c'est un fait que l 'on constate sur les theories physiques que l 'on sort du domaine d'ad6- quation d 'une thdorie d~s que l"on fait intervenir effectivement des suppositions qui ne sont pas vdrifiables exp6rimentalement (compte tenu de tout perfect ionnement possible des appareils de mesure com- patible avec la thdorie considdr6e).

I1 me semble qu 'on peut adopter le principe restrictif sous la forme des deux r~gles m6thodologiques suivantes: 1 Premiere r~gle restrictive. -- Dans une th6orie cosmologique, on ne dolt pas introduire d'~lfiment qui, pour ~tre ddfini effectivement, supposeraient r~alisables des mesures qui ne peuvent ~tre effectu~es, compte tenu de tous les per[ectionnements possibles des appareils de mesure compatibles avec la thdorie consid~r~e, saul s'il s'agit d 'un dldment directement lid ~t des considdrations cosmologiques. Seconde r~gle restrictive. -- Dans une thdorie cosmologique, on ne doit pas faire intervenir des suppositions impl iquant la rdalisation de me- sures non effectuables, ~ moins que ces suppositions ne soient directe- ment d 'ordre cosmologique et qu'elles n ' introduisent aucune contra- diction dans le sein de la th6orie consid6r6e (mesures effectuables en droit mais non en fait).

I1 me semble que ces r~gles peuvent &re adopt~es, car elles con- t iennent l'essentiel de ce qui doit 6tre acceptfi de l'expdrience, mais elles sont d 'une application tr~s ddlicate. 2

On volt ainsi que, sur le plan psycho-linguistique pur, bien des con- sid~rations de ddfinition et de mdthode pourraient ~tre dchangdes entre les divers physiciens en rue de faciliter l 'unification des thdories physiques disparates, et il semble que l'~dification de la thdorie grind- tale des prdvisions pourrai t fournir le langage commun et, autant que possible ,,bien fair", avec lequel s 'exprimer dans ce but.

5. Le probl~me de la conciliation sur le plan objecti[

Le probl~me de la conciliation des diverses thdories physiques se ddcompose en trois probl~mes sur le plan extdrieur ou objectif: tout

1 J. L. Destouches, Trait~ de physique thdorique et de physique matl~matique t.I, partie pr~liminaire § 4 5 6. (Gauthier Villars, Paris 1950). 2 Pour plus de d6tails se reporter au travail cit6 ci-dessus.

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d'abord un problbme dpistdmologique, celui de l 'unitd de la physique; mais cette unit~ ne se trouve rdalisable que sous certaines conditions d 'ordre logique, et alors se pose le probl6me de l 'unitd de la logique; enfin se pose un probl~me mdtaphysique, celui de l 'unitd et de la ra- tionalitd du monde sensible. Nous avons 1~ une cascade de probl~mes qui s 'engendrent, car, comme il fallait s'y attendre, si l 'unitd du sa- voir semble atteinte assez profonddment sur un plan, les difficultds qui surgissent alors ont leur dquivalent sur d'autres plans lids au premier. Sujet et objet, dans la connaissance, sont si in t imement lids que la perte de l 'unitd dans ]a connaissance (diversitd des thdories physiques) entralne celle de l 'unitd dans le sujet (pluralitd des logiques) et celle de l 'unitd dans l 'objet (probl~me de la rationalitd du rdel).

I1 semble que la recherche d 'une solution doive ~tre faite d 'abord sur le plan physique; il s'agit avant tout, non de l'accord des physi- ciens, mais de l 'unitd de la physique. Les rdpercussions sur d'autres plans seront examindes ensuite.

6. Le probl~me dpistdmologique: L'unitd de la Physique

Si le problSme de l 'unitd de la connaissance physique rev~t un aspect subjectif en ce sens que l'idde m~me de cette unitd est relative h celui qui la pense et se prdsente comme un caractSre dprouvd par l'esprit, une affaire de mdthode, il peut cependant dtre posd en termes formels, de telle sorte que ce probl6me se prdsente avec une double objectivitd lide d 'une part h sa connexion avec le domaine expdrimental qu'il concerne, et d 'autre part au formalisme dans lequel on l 'exprime. C'est dans la ddlimitation du domaine expdrimental envisagd et dans le choix du formalisme que l'initiative du physicien joue son rSle.

On peut montrer que la probl+me de l 'unitd de la physique thdo- r ique se rain~ne ~ celui de l 'unification de deux thdories physiques, qui consiste naturel lement en la construction d 'une thdorie unifiante. I1 s'agit donc de mettre en dvidence les conditions formelles de cette construction avant de faire intervenir les conditions d 'ordre physique. On dtablit alors que si deux thdories T h l et Th2 sont inddpendantes, ou si T h l inclut Th2, ou, d 'une fa~on gdndrale, si aucune proposition de r u n e n'a sa contradictoire dans l 'autre, il existe une thdorie qui les englobe et on peut dnoncer les rSgles de construction de cette thdorie.

Dam le cas de thdories telles qu 'au moins une proposition de l 'une a sa ndgation qui appartient ~t l 'autre, il n'existe pas de thdorie englo- bante si l 'on se refuse h faire subir des modifications aux rbgles de raisonnement utilisdes dans les thdories considdrdes. Mais pour avoir ce cas il faut quit ter le domaine de la Logique pure, dam lequel nous envisagions seulement des thdories ddductives, et faire intervenir la

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Physico-Logique off figurent des ~16ments existentiels, fournis par la Physique. Le cas de theories en partie contradictoires couvrant un m6me domaine experimental se produit effectivement en m6canique ondulatoire, par exemple sousl 'aspect de la dualit6 ondes-corpuscules et de la compl6mentarit~ de Bohr. Par consequent il faut rechercher ici, non plus une th~orie englobante, impossible ~t construire, mais une th~orie unifiante qui ne peut ~tre ~difi~e que grace ~ l'affaiblissement de certaines rbgles de raisonnement (dans le domaine off se v&ifient les relations d'incertitude de Heisenberg, il faut accepter un change- ment des r~gles sur le produi t logique).

Ainsi nous nous apercevons que l'unitfi de la physique th~orique, c'est-~-dire l'assurance de pouvoir toujours construire une th~orie unifiant n theories disparates, repose en ddfinitive sur la possibilit6 d 'un assouplissement ~ventuel de nos modes de raisonnement qui ont

s'adapter dialectiquement aux ndcessitfis exp~rimentales. Le pro- blame de l'unit~ de la physique se trouve r6solu, non par des con- statations statiques sur la nature du r~el, mais d 'une mani~re dyna- mique, par l'activit~ op~ratoire de l'esprit maitre de ses prop~es d~terminations.

7. Le problkme logique: L" unit~ de la Logique

Mais l'unit~ de la Physique thfiorique ainsi sauvegard~e ne l'est que gr$ce ~t une r6volution logique profonde. En effet, accepter l'~ventua- lit~ de modifications apport6es aux r~gles de raisonnement en liaison avec le domaine de connaissance considfir~, c'est renoncer ~t l'unitfi et

l'universalit6 de la Logique. Si l 'on n'admet, pour guider la pensfie rationnelle, qu 'une logique universelle et unique, il faut renoncer l 'unit~ de la Physique th~orique.

Si l'on exige de conserver celle-ci (ce qui correspond ~ une tendance profonde de l'esprit scientifique) alors il faut accepter ou que les r~gles de la logique unique ne soient pas universelles, ou, si l 'on veut des r~gles logiques universelles, que la logique ne soit plus unique et que des logiques difffirentes soient utilis~es suivant les domaines consid6r6s, suivant les thfiories envisag~es. Dans ce dernier cas cer- taines theories physiques sont exclues. L'existence d 'une logique unique (dont les r~gles ne sont pas universelles) est compatible avec l 'unit~ de la physique. Cette logique es t compatible avec la tMorie unitaire dont la construction conf~re ~ la physique son unit& Tou t renouveilement de cette th~orie unitaire peut entralner un renou- vellement de la logique unitaire. Les progr~s des theories ne sont pas ind~pendants de la logique et inversement. Autrement dit les rbgles de raisonnement ne d~pendent plus uniquement de la forme des pro-

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positions, comme dans la conception classique de la logique, mais aussi de leur contenu. En perdant son unit6 statique, la logique a cess6 d'etre purement formelle. Une discipline du type de la physico- logique dolt intervenir pour pr4ciser de quelle mani~re le contenu de la connaissance exerce son influence sur le choix des r6gles de la logique. Les deux probl~mes de l 'unit6 de la logique et de l 'unit6 de la physique se condit ionnent mutue l lement et si la logique garde son unitG c'est, comme la physique, d 'une mani~re dynamique, par une adaptation progressive aux nouveaux domaines de la connais- sance. L'unit4 de la logique se ram6ne ~t l 'unit4 plus profonde de l'esprit qui l'utilise en la cr4ant; plus exactement, h l 'unit6 d'inten- tion de cet esprit.

8. Le problkme m~taphysique: l'unit~ et la rationalitd du monde sensible

Nous avons vu que les th4ories sont pour le physicien ces ,,langues bien faites" qui doivent constituer la science. Que, pour satisfaire l 'exigence d'unit6 qui veut que toutes ces langues puissent &re tra- duites dans une langue commune, applicable ~ la description de Fen- semble des connaissances, c'est&-dire ~t l 'exigence d 'une th4orie uni- fiante, il 4tait n6cessaire de remettre en question les caract~res et l 'unit4 de la logique de ces ,,langues".

Nous nous apercevons ainsi que les diff4rents domaines expfrimen- taux auxquels s'applique la pens6e exigent de celle-ci des normes diff6rentes aussi, et adaptfes; qu 'on ne raisonne pas tout&-fait de la m4me manihre lorsqu'on d6crit les lois des ph4nomhnes ondulatoires, des ph6nomhnes corpusculaires, ou de tous ces phfnomhnes rfunis; ou encore quand on dfcri t les propri6t6s des ensembles finis ou celles des ensembles infinis.

Si l 'on suppose le savoir prfdicatif, exploration statique d 'un uni- vers pr4alablement donn6 par un esprit lui-m4me pr6d6termin6, on est alors conduit, par le pluralisme infvitable des logiques, ~t des con- clusions &ranges concernant cet univers, car il semble perdre son unit6, se diviser en autant de fragments inconciliables qu'il existe, pour le d6crire, de modes de pens4e inconciliables. Gonclusions dif- f ici lement admissibles qui, jointes ~t l 'enseignement de la physique moderne concernant le r61e des observateurs dans I'4dification des connaissances physiques, nous amhnent ~t une rfvision de la concep- tion des rapports entre le sujet et l'objet. I1 nous faut renoncer l'id4e d 'un savoir pr6dicatif, d 'un objet pr6d6termin6, d 'une raison a priori, et, si nous voulons conserver ~t l 'univers sensible son unit6 et sa rationalit6, envisager celles-ci d 'une mani6re toute diff4rente.

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I1 nous faut admettre que c'est d 'abord l ' intention d 'un esprit en devenir qui dessine dans l 'exp~rience le domaine ~ rationaliser, et par 1~ les modes de pens~e adaptds ~ ce domaine.

On ne peut plus, en face des donn~es actuelles de l'~pist~mologie, se poser le probl~me de l 'unit~ et de la rationalit6 de l 'univers en sol. Ce probl~me a perdu son sens, et se trouve remplac~ par le probl~me (~ r~soudre par des constructions effectives) de l 'unit~ et de la ratio- nalit6 des intentions du physicien. I1 semble que la question de nou- velles cat6gories A trouver soit centrale pour la r~solution des graves difficult~s actuelles de la physique.

Le probl~me de l 'unit6 ou du rationnel ne peut ~tre pos~ pour l'esprit ind6pendamment du monde qu'il cherche ~ connattre, ni pour l 'univers isol6 d 'un esprit qui le pense. C'est un probl~me qui concerne la connaissance dans son ensemble. Et il reqoit sa solution dans l'histoire des divers types de rationalit6 qui se succ6dent dialec- t iquement, selon les exigences de la ,,philosophie du non". 1

9. Consdquences m~thodologiques

I1 nous reste ~t mettre en 6vidence les conditions qui sont imposdes la ,,langue bien faite" des th6ories physiques dans un tel climat

no6tique. Ces conditions sont d 'abord celles dont on dolt tenir compte pour 6difier une th6orie nouvelle. I1 en r6sulte certaines caract6ris- tiques de la rnani~re dont les th6ories se succ~dent, ou dialectique des th6ories; et enfin on peut chercher ~ d6gager, h travers l '6volution des idles th6oriques, certaines permanences structurales essentielle- ment li~es ~t la connexion sujet-objet, ce qui montre bien que le pro- blame de l 'unit6 est avant tout un problbme de connaissance.

I0. M~thodologie des changements de theories 2

I1 n'est 6videmment pas question ici de fournir une m6thode com- plete pour la construction d 'une th6orie nouvelle, car ce serait donner d 'un seul coup la solution de tousles problbmes de physique th6orique et la c16 m~me de l ' invention scientifique, essentiellement non pr6di- cative et originale. Mais quelles que soient les libert6s prises par l'au- teur d 'une th6orie nouvelle, il devra se plier h certaines r~gles g6n~rales s'il veut que sa th6orie rdponde aux conditions impos6es par l'exp6- rience et les th6ories ant6rieures. I1 existe, pour chaque 6tape nou- velle de la physique, tout un pass6 de connaissances aboutissant ~t la synth~se inductive de la nouvelle th6orie, et celle-ci doit &re 6difi6e

1 G. Bachelard, La philosophie du n o n , (Presse universitaires, Paris 1945) 2 Cf J. L. Destouches, Trait6 de Physique th6orique et de Physique math6matique T.I, Pr6!iminaires, Section IV, § 8 (Gauthier Villars, Paris 1950).

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de mani~re ~t ce que celui qui parle son langage puisse ~tre compris de ceux qui parlent encore le langage de l'6tape pr~c6dente.

Les r~gles g~n~rales pour l'~dification d 'une th6orie nouvelle sont les suivantes

a) dtude critique de la th~orie ant~rieure Tho devenue inadequate, des limites de son domaine d'ad~quation, du champ experimental couvrir par la th6orie nouvelle; en particulier axiomatisation rigou- reuse de la th~orie Th0.

b) ddtermination des caract~res essentiels que devra poss~der la th~orie nouvelle. Si les caractbres ainsi assembl6s sont non contradictoires, on peut les associer en une th6orie partielle, soit Th l , formant un premier schema g~n6ral que 1'on cherchera ensuite ~ prficiser. Sinon, et dans le cas oCa la contradiction ne peut ~tre lev6e, il faut examiner si les caract~res essentiels en opposition forment une compl6mentarit6, comme cela se pr6sente parfois dans la physique actuelle. En utilisant alors une logique de compl6mentarit6 convenable on 61iminera la con- tradiction et l 'on pourra encore constituer une premibre th6orie par- tielle The. Si au contraire une compl~mentaritfi ne peut ~tre mise en 6vidence, l 'opposition sera supprim6e par un affaiblissement suffisant des rbgles de la logique, et ainsi la coh~rence sera r6tablie, dans une thfiorie partielle Th l , qui apparalt comme la th6orie unifiant diverses th6ories antith6tiques de Th0, contradictoires entre elles et li6es res- pectivement aux divers caractbres consid6rfis comme essentiels. Le problbme important consiste donc ~ choisir ces caractbres essentiels et ne pas en laisser 6chapper.

Jusqu'~ ce point on ne rencontre pas de difficult~ insurmontable, mais on est encore loin de la th6orie nouvelle cherch6e, car on n'a pas encore introduit d'616ments positifs. Pour y parvenir il faut avant tout arriver au stade suivant:

c) ddcouverte d'une idde simple nouvelle qui servira ~ orienter toute la construction th6orique.

d) une lois en possession de cette idle nouvelle, reprise de l'examen des caract~res essentiels et confrontation avec celle-ci, qui permet de d6gager quelques ~16ments de la th6orie future. On organise alors ces filaments en une th~orie partielle Th2, dont la r6alisation effective d~pend de la valeur de l'id6e directrice.

e) fixation des dldments demeurds ind~terminds dans Th2 par un re- cours aux rfisultats expfirimentaux dfij~t obtenus darts le domaine nouveau.

f) appel g~ une autre idde simple nouvelle pour la d~termination de ces 61~ments et confrontation de cette id6e avec Th2 qui devra ~tre

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remani~e en vue d 'une synth~se: la nouvelle th~orie partielle Tha en accord avec l'exp~rience. g) fixation des dl~ments de Th3 demeur~s inddterminds au moyen des m~mes d~marches qu'en Th2, et ainsi de suite, jusqu'~ ce qu'on par- vienne A une th~orie dont aucun ~l~ment ne jouit d 'un arbitraire, c'est-A-dire ~t une thdorie catdgorique, qui est la th~orie cherch6e Th. h) I1 convient alors de reprendre en les simplifiant toutes les d~mar- ches effectu~es afin que le passage de Th0 A T h se fasse de la mani~re la plus courte et la plus naturelle.

11. Dialectique des thdories 1

Le caract~re fondamental d 'une th~orie physique est son addquation relativement gz un champ expdrimental ddtermin~, chaque th~orie pos- s~dant un certain domaine d'ad~quation.

Sous le rapport de l 'ad6quation on peut alors distinguer divers types de th6ories: th6ories compl6tement inad6quates, parfaitement ad6qua- tes, partiellement ad6quates, gauchement ad~quates. C'est lorsqu'on a affaire ~t des theories du premier ou du quatri~me type que l'on est conduit ~ rechercher une th6orie nouvelle plus satisfaisante-

Une proposition vraie dans une th6orie peut &re dite ad6quate ou inad6quate relativement h un certain champ exp6rimental, si son af- firmation est ou non en accord avec les rfisultats de ce champ. L'ad~- quation d 'une proposition relativement ~t un champ exp6rimental se transmet ~t certaines propositions obtenues en utilisant des op6rations du calcul des propositions, comme la v6rit6 se transmet h d'autres pro- positions par l 'implication. Ceci permet de d6finir comme calcul auto- nome un calcul de l'ad~quation des propositions, dans lequel le prin- cipe du tiers exclu et le principe ex [also sequitur quodlibet ne sont pas valables. Ce calcul est isomorphe au calcul minimal de Johansson. On dfmontre que le calcul des propositions le plus faible qui doive dtre utilis6 dans une th6orie physique est un calcul L A ayant mSmes r~gles que le calcul d'ad~quation accept6. Ceci fixe donc une limite de fait pour l'affaiblissement des r6gles de raisonnement que la recherche d 'une th6orie physique nouvelle peut entralner.

Au moyen de la m6thode expos~e ci-dessus, plusieurs th6ories phy- siques peuvent ~tre unifi6es en une th6orie au moins aussi ad6quate qu'elles, et construite sur un calcul des propositions au moins aussi fort que le calcul d'ad6quation. Et l 'on montre que l'on peut toujours, sur un champ experimental donn6, construire une th6orie parfaite-

1 Cf P. Destouches-F~vrier, Sur la notion d'ad~quation et le calcul minimal de Johansson, Note C.R.t.224, (1947), pp. 545--547. Ad~quation et d~veloppement dialectique des theories physiques, Note C.R. Acad.Sc. t.224 (1947), pp. 803--805.

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ment ad6quate, avec, pour logique, un calcul isomorphe au calcul d'ad~quation. Pour parvenir ~ l'6dification de cette th¢orie on utilise la construction de theories antith~tiques et le proc~d6 de 1' ,,Aufhe- bung"; les d6marches en peuvent ~tre d6crites dans un calcul dialec- tique.

12. Persistance des structures 1

A la limite d'affaiblissement du calcul des propositions da:,s l'unifi- cation d6terminde ci-dessus correspond une limite ~ l'affaibh, ~ment des structures formelles des th6ories qui a 6t6 dtudi~e par M. Cazin. Cette limite peut ~tre'prdcis6e de telle mani~re que les parties des thdories anciennes conservdes dans les th6ories nouvelles sont mises en 6vidence, constituant un langage commun par l'interm6diaire duquel se fair l'6volution de la mentalit6 physicienne.

Un algorithme est dit sous-tendre une th6orie physique Th s'il existe une th6orie partielle de celle-ci qui soit isomorphe ~t l'algorithme considdrC Un algorithme est dit sous-tendre compl6tement une th6orie, s'il est un algorithme maximal sous-tendant cette thdorie, c'est-~-dire que cet algorithme ne peut pas ~tre algorithme partiel d'un algo- rithme qui sous-tend la m~me thdorie. On peut dtablir alors que pour toute thdorie physique, il existe un algorithme maximal qui la sous- tend. Par suite, la structure formelle d'une thdorie physique sera la structure de l'algorithme qui la sous-tend compl~tement.

D~finie au sens du § 6, une th~orie englobante, lorsqu'elle existe, contient toutes les structures formelles des th6ories qu'elle englobe. I1 en r6sulte que la structure formelle d'une th6orie englobante est form6e par la rfiunion des structures des th6ories englob6es. Enfin on peut d6montrer ce th6or~me:

Si une th6orie physique Th est meilleure qu'une th~orie Th0, l'al- gorithme A sous-tendant compl~tement Th contient un algorithme partiel A1 qui est au moins aussi faible qu'un algorithme A 0 sous- tendant Th0; de plus, ou bien il existe un algorithme A2 sous-tendant Th, dit maximal par rapport ~t A0, qui a m~me structure que A0; ou bien, s'il a une structure plus faible, il n'existe pas d'algorithme ayant une structure moins faible que A2, au plus identique ~ celle de A0, et qui sous-tende Th. En particulier, A0 peut ~tre l'algorithme sous-ten- dant compl~tement Th0.

Ce th~or~me 6tablit de quelle mani~re les structures formelles des

1 M. Cazin, Algorithmes et th6ories physiques, Note C.R. Acad.Sc. t.224 (1947) pp. 541 ~ 543. Algorithme et construction d'une th~orie unifiante, Note C.K. Acad.Sc. t.224 (1947), pp. 805-807.

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PROBLEMES PSYCHO-LINGUISTIQUES EN PHYSIQUE MODERNE

th~ories physique subsistent en s'affaiblissant dans les theories ult~- rieures. C'est ainsi qu 'en m6canique ondulatoire, le calcul vectoriel de la m~canique classique s'affaiblit en un calcul non commutat i f dit calcul vectoriel gauche.

Dans le cas gdn6ral, il existc unc th6orie unifiant des th6ories don- ndes; on a alors le th6orbme suivant: Si l 'on unifie les theories T h l . . . . . T h n sous-tendues respectivement par des algorithmes A1 . . . . . /~n dans la th~orie unifiante Th, il existe un algorithme A qui admet des algo- rithmes partiels A1 . . . . . A n qui sont au moins aussi faibles que le sont

respectivement A1 . . . . . A n"

A partir de ce dernier thdor~me on dispose, pour l '6dification d 'une thdorie unifiante, d 'un proc~d6 autre que celui qui a 6t6 expos6 plus haut. En particulier, dans ]e cas off il n'existe pas de thdorie englo- bante, les algorithmes qui sous-tendent compl~tement les theories unifier ne sont pas tous compatibles entre eux, et l 'algorithme-rdunion considdr6 ci-dessus est l 'algorithme maximal compatible avec toutes les thdories donndes. I1 est un algorithme partiel de celui qui sous-tend compl~tement la th~orie unifiante. Grfice fl des modifications conve- nables des algorithmes des thdories fl unifier et des rbgles de raisonne- ment si c'est n~cessaire, on parvient par cette m~thode appropri~e, qui peut d'ailleurs dtre combin6e avec la m6thode expos6e ci-dessus, fl la thdorie unifiante cherch~e.

13. Conclusions

Toutes ces recherches sur l 'unit~ de la physique et le passage de thfiories ant~rieures fl une th6orie meilleure convergent vers un m~me problbme: celui de savoir s'il sera toujours possible de constituer une th~orie d~ductive, ou th6orie rationnelle, qui englobe un champ tou- jours plus &endu de r6sultats exp~rimentaux. Dfij~t les faits qui sont ~t la base des thdories quant iques ne sont pas parvenus ~t s'insfirer dans une thfiorie con~ue ~ la manibre classique; il a fallu modifier consi- d6rablement les conceptions sur les th6ories physiques pour filaborer une th~orie coh~rente suivant de nouvelles normes, qui dficrive adfi- qua tement les phfinom~nes quantififis. On peut se demander si une transformation de ce genre sera toujours possible, en somme si l 'on saura toujours rationaliser le r~el.

T o u t d 'abord on est stir d'arriver ~t constituer des thfiories d~duc- tives partielles, couvrant un certain domaine d 'ad6quation limit~, car d 'une part iI en existe dfij~, et d 'autre part en prenant comme postulats certains principes fiventuellement nouveaux et qui s'accor- dent entre eux, on saura constituer une thfiorie d6ductive. En outre, dam une th~orie physique, on peut utiliser une logique suffisamment

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J E A N - L O U I S D E S T O U C H E S

faible pour que des contradictions soient lev&s. Enfin la notion m~me de th6orie physique, d6jh consid6rablement boulevers&, est encore susceptible de subir des modifications et des 61argissements analogues

ceux qu'elle a subis lots de l'6dification systdmatique des th6ories quantiques.

Mais tout ceci ne constitue pas une r6ponse formelle h la question pos&: est-il toujours possible de construire, sous forme de th6orie deductive, une thEorie physique qui d&rive l 'ensemble des faits ex- p&imentaux concernant un domaine assez large? C'est seulement dans la raise en &idence de la possibilitE d 'une telle construction que peut se trouver une r6ponse positive au problbme de la rationalisation du r&l physique; et c'est dans le domaine cosmologique, et surtout dans le domaine nuclEaire, et h plus forte raison dan.s le domaine off on envisage les r6percussions cosmologiques des ph6nom6nes nuclfaires, que cette question se pose.

I1 semble bien qu'tine telle th6orie ne puisse pas &re construite d& l 'abord sous une forme d~ductive, sous forme d 'une th6orie ration- nelle. Un certain hombre de t~tonnements et de d6marches succes- sires seront n&essaires. De plus en plus on se trouvera &art6 des con- ditions d 'une Edification rationnelle, et il ne faudra pas s '&onner des contradictions apparemment insurmontables qui se r6v~lent insEpara- bles d 'un d6veloppement dialectique de la physique thEorique. Mais toutes ces difficult& viendront affecter la synth6se inductive, la pre- mi6re partie et la plus essentielle d 'une thEorie physique, qui de cette fa~on deviendra de plus en plus importante au cours de l '&olut ion de la physique.

Une fois cette synth~se r~alis&, il sera toujours possible, artificielle- ment et a posteriori, d 'harmoniser les r&ultats obtenus en une th~orie d6ductive. En effet la forme d6ductive ne proc~de que d 'une exigence m&hodologique; elle n'est qu 'un mode d'explication et de pr&en- tation que nous convenons d'adopter; aucun contenu physique n'inter- vient directement dans cette forme qui est avant tout l'expression de la rationalit6 au degr~ ofa elle se trouve de son &olution. Si bien que l'esprit scientifique, pouvant choisir les concepts et les postulats qu 'une synth~se inductive laiss& libre de se constituer ~t sa guise conduit faire accepter, et adoptant des r~gles de raisonnement assez souples et assez faibles pour que la thforie cherch& soit non contradictoire, garde l'espoir de pouvoir toujours l'6difier.