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Les techniciens de la colère Ulysse : c’est le nom que la direction de l’entreprise publique  a donné à son projet de restructuration de l’informatique via  la création d’une filiale formant une coentreprise avec Ibm.  Baptisée provisoirement Sncf-B5, elle serait en charge de la  sous-traitance informatique. Avec ce montage, la Sncf veut  obtenir une baisse comprise entre 15 et 20 % de la facture de  ses prestataires. Technique, technicité, individu La technicité est-elle une des figures d’une culture technique  ou une modalité partielle, fragmentée ? La première approche  pousse à la valorisation de la participation créative, à  l’engagement de la personnalité, appelle une capacité croisée  d’initiatives individuelles. Une vision qui réorganise le conflit  entre l’individu technicien soumis aux exigences du travail  technique prescrit et l’individu psychologique agissant pour  maîtriser les relations qu’il entretient avec son environnement,  professionnel et au-delà. Au pied du mur de la diversité Il existe un besoin urgent de redéfinir l’identité technicienne  en fonction du rapport au travail, de sa finalité et de son sens,  dans la mesure où cela conditionne largement la façon dont  revendications et besoins de reconnaissance vont – plus ou  moins – exprimer une volonté de réappropriation de son destin  professionnel. 16 OPTIONS N° 558 / JUIN 2010 DR SOMMAIRE INFORMATIQUE :   REFUS DE DÉPOSSESSION  PAGES 17-19 CULTURES TECHNIQUES   EN LIGNE DE MIRE  PAGES 20-21 REPÈRES   PAGE 22 POINT DE VUE   DE MARTINE MÖBUS :  LES FIGURES DU TECHNICIEN  PAGE 23 TECHNIQUE, TECHNICITÉ :  LE TOUT ET SES PARTIES  PAGES 24-25 TABLE RONDE   PAGES 26-29 PROFESSIONS TECHNICIENNES plurielles dynamiques Des L’Ugict organise : Etats généraux des professions techniciennes jeudi 23 septembre Débat de 9 h 30 à 17 h au siège de la Cgt – 263, rue de Paris, 93100 Montreuil. Ugict-Cgt : 01 48 18 81 25, <www.ugict.cgt.fr>

Professions techniciennes - Dynamiques plurielles

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Page 1: Professions techniciennes - Dynamiques plurielles

Les techniciens de la colèreUlysse : c’est le nom que la direction de l’entreprise publique a donné à son projet de restructuration de l’informatique via la création d’une filiale formant une coentreprise avec Ibm. Baptisée provisoirement Sncf-B5, elle serait en charge de la sous-traitance informatique. Avec ce montage, la Sncf veut obtenir une baisse comprise entre 15 et 20 % de la facture de ses prestataires.

Technique, technicité, individuLa technicité est-elle une des figures d’une culture technique ou une modalité partielle, fragmentée ? La première approche pousse à la valorisation de la participation créative, à l’engagement de la personnalité, appelle une capacité croisée d’initiatives individuelles. Une vision qui réorganise le conflit entre l’individu technicien soumis aux exigences du travail technique prescrit et l’individu psychologique agissant pour maîtriser les relations qu’il entretient avec son environnement, professionnel et au-delà.

Au pied du mur de la diversitéIl existe un besoin urgent de redéfinir l’identité technicienne en fonction du rapport au travail, de sa finalité et de son sens, dans la mesure où cela conditionne largement la façon dont revendications et besoins de reconnaissance vont – plus ou moins – exprimer une volonté de réappropriation de son destin professionnel.

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S O M M A I R E

INFORMATIQUE :  REFUS DE DÉPOSSESSION Pages 17-19

CULTURES TECHNIQUES  EN LIGNE DE MIRE Pages 20-21

REPÈRES  Page 22

POINT DE VUE  DE MARTINE MÖBUS : LES FIGURES DU TECHNICIEN Page 23

TECHNIQUE, TECHNICITÉ : LE TOUT ET SES PARTIES Pages 24-25

TABLE RONDE  Pages 26-29

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pluriellesdynamiques

Des

L’Ugict organise :Etats généraux des professions techniciennes

jeudi 23 septembre

Débat de 9 h 30 à 17 h au siège de la Cgt – 263, rue de Paris, 93100 Montreuil.Ugict-Cgt : 01 48 18 81 25, <www.ugict.cgt.fr>

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Au premier abord, c’est le fac-similé géant d’un billet Sncf à composter qui attire le regard. Nom du voyageur : Ulysse. Classe : deuxième. Destination : New Delhi. A quelques pas de là, des valises ont été déposées pêle-mêle devant la grille baissée du siège de l’entreprise, rue du Commandant-Mouchotte, à Paris, près de la gare Montparnasse. Sur l’une d’elles, cette étiquette : « Ulysse-Sncf Ibm-Mumbai, India ». En ce 26 mai 2010, jour du conseil d’administration, plusieurs centaines d’informaticiens venus de toute la France sont réunis sous une banderole unitaire Cgt, Unsa, Sud-Rail, Cfdt, pour refuser la déloca-lisation des emplois informatiques de la Sncf et le pillage de leur savoir-faire. La quatrième jour-née d’action en cinq mois pour faire échec à un projet mené « en catimini », souligne le titulaire potentiel du billet de deuxième classe.Ulysse : c’est le nom que la direction de l’en-treprise publique a donné à son projet de res-

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Informatique :  refus de dépossession

tructuration de l’informatique via la création d’une filiale formant une coentreprise avec Ibm. Baptisée provisoirement Sncf-B5, elle serait en charge de la sous-traitance informatique. Avec ce montage, l’idée, pour la Sncf, est d’obtenir une baisse comprise entre 15 et 20 % de la facture de ses prestataires grâce notamment à ce que l’on appelle la « massification », c’est-à-dire le pas-sage d’une myriade de Ssii (sociétés de services en ingénierie informatique) à seulement cinq ou six et la rationalisation des prestations. Mais alors qu’Ulysse, après un long voyage, finit par revenir à Ithaque, c’est de manière inéluctable que ces emplois sont perdus pour la Sncf.Sans espoir de retour. « L’objectif étant de réaliser une économie de l’ordre de 17 %, et Ibm recher-chant une marge de 13 %, la délocalisation des emplois dans des pays à bas coûts où les condi-tions sociales sont plus faibles, comme l’Inde ou la Roumanie, est inévitable. C’est une analyse qui 

Le 1er avril dernier, la journée « sans informaticiens », à l’appel de l’intersyndicale, s’est traduite par des taux de grévistes de l’ordre de 80 %, avec des pics de 100 % dans certaines Asti où il n’y a pas un seul prestataire.

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est partagée par toutes les organisations syndi-cales », souligne ainsi Pierre Louvard, informa-ticien cheminot à Rouen dans une Asti (agence de services télécoms et informatique), membre du bureau de l’Ufcm (Union fédérale des cadres et agents de maîtrise), Fédération Cgt des che-minots. D’ailleurs, après plusieurs journées de forte mobilisation, « la direction a fini par le reconnaître et affiche désormais sur le recours à l’off shore un discours sans complexes », affirme Hervé Giudici, secrétaire national de l’Ufcm en charge du dossier. Au total, la Cgt évalue dans un premier temps à mille le nombre d’emplois de prestataires, techniciens mais aussi ingénieurs informaticiens, menacés de suppression.

L’informatique comme enjeu stratégique

Il faut remonter à 1994 pour repérer les pre-miers signes du malaise. Jusqu’alors, il n’y avait qu’une seule grande direction informatique. Elle se trouve, depuis, divisée en plusieurs acti-vités : le système d’information voyageurs, le système d’information de l’infrastructure, la Dsi (Direction des systèmes d’information) et les Asti qui, dans les régions, assurent la maintenance et les déploiements informatiques. Une logique

qui s’inscrit dans une politique d’éclatement de la Sncf en différentes branches et participe du processus de privatisation. « C’est bien dans ce contexte qu’il faut replacer la mobilisation des informaticiens, souligne Hervé Giudici. On aurait tort de sous-estimer ce conflit, sous le pré-texte qu’il concerne aujourd’hui à peine quelques milliers de cheminots sur les cent soixante mille que compte la Sncf. Ce n’est pas un dossier caté-goriel, car il ouvre potentiellement la voie à l’ex-ternalisation d’autres métiers de l’entreprise. » Et menace, à terme, la maîtrise du système d’infor-mation et la conception des outils informatiques par l’Epic (établissement public industriel et commercial) Sncf, au nom d’une logique pure-ment financière, au détriment des missions de service public. L’enjeu est stratégique : il s’agit, ni plus ni moins, de garder en interne le contrôle du système d’information ferroviaire et de garantir la confidentialité des données.

Front uni contre le projet Ulysse

Mais aussi de conserver le savoir-faire tech-nique. Aujourd’hui, l’informatique de l’Epic Sncf emploie quelque deux mille deux cents chemi-nots, issus de la formation interne ou recrutés comme jeunes diplômés, et deux mille presta-taires, la sous-traitance représentant désormais 55 % des emplois dans les directions informa-tiques. C’est d’ailleurs sous ce prétexte que la coentreprise est actuellement mise en place afin de « prendre en charge » la sous-traitance infor-

matique. « Un remède pire que le mal », a souligné la Fédération Cgt des cheminots, lors d’une conférence de presse. Car, pour l’heure, seuls les prestataires sont concernés par la coentre-prise avec Ibm ; officiellement, les cheminots ne le sont pas. « Mais  nous  ne  nous  faisons aucune illusion, explique Pierre Louvard. A terme, ce sont tous les emplois aujourd’hui assurés par les cheminots  informaticiens qui risquent d’êtres aspirés. »Ce n’est pas un hasard si, le 1er avril dernier, la journée « sans informaticiens », toujours à l’appel de l’intersyndicale (Cgt, Unsa, Sud-Rail, Cftc), s’est tra-duite par des taux de grévistes de l’ordre de 80 %, avec des pics de 100 % dans certaines Asti où il n’y a pas un seul prestataire. Elle est à la fois l’expression d’une lutte solidaire menée pour l’emploi des prestataires et d’un malaise grandissant sur les conditions de l’évolution des métiers et la perte de qualité du travail. Robert Rey, secrétaire

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Professions Techniciennes

Au total, la Cgt évalue dans un premier temps à mille le nombre d’emplois de prestataires, techniciens mais aussi ingénieurs informaticiens, menacés de suppression.

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adjoint du syndicat Cgt de Lyon-Lugdunum, travaille au sein de la Direction des services d’information. Il témoigne de cette évolution : « Au fil des ans, nos métiers ont changé vers des missions d’encadrement et de pilotage de pro-jets au détriment de la technique, alors que la majeure partie du développement est désormais sous-traitée. » Avec le projet Ulysse, présenté en comité stratégique de la Sncf en décembre 2009, la crainte est encore plus accentuée de voir les cheminots techniciens relégués dans un rôle secondaire, cantonnés aux vieilles applications et être peu à peu frappés par l’obsolescence tech-nique. La Cgt appuie son raisonnement sur des opérations similaires passées où, dans le cadre de joint-ventures créés avec Bnp Paribas en 2003 ou Cma-Cgm (groupe de transport maritime) en 2007, « Ibm a fait main basse sur les outils informatiques, prenant de fait la maîtrise des systèmes ». A cela s’ajoute l’annonce de possibles

réaffectations de cheminots entre les différentes directions et, donc, de futures mobilités géogra-phiques contraintes.« Cela ne change rien » : dans ce contexte, les informaticiens n’apportent aucune crédibilité au discours tenu jusqu’à présent par la direc-tion. D’autant que, comme le dit Pierre Louvard, « toutes nos craintes, comme le recours à l’off-shore, sont peu à peu confirmées. Si bien, ajoute-t-il, que les informaticiens sont à la fois désabusés et révol-tés, car rien ne justifie un tel projet de coentreprise, ni d’un point de vue économique, ni d’un point de vue de la qualité de la production ». Avec, en premier lieu, la perte de contrôle de la localisation des équipes de prestataires. Sont-ils aujourd’hui entendus ? Sous la pression des fortes mobili-sations de ces deniers mois, une première table ronde devait être convoquée le lundi 14 juin. Pour les organisations syndicales Cgt, Unsa, Sud-Rail et Cfdt, il ne s’agissait pas d’y aller pour négocier des mesures d’accompagnement au projet Ulysse, mais pour en demander l’abandon. Ensemble, elles devaient y porter plusieurs exigences : le contrôle du système d’information exercé par l’Epic Sncf pour assurer la pérennité de l’entre-prise intégrée, de ses missions de service public et le maintien de l’emploi sur le territoire ; la mise en œuvre d’une véritable politique de l’emploi informatique en interne, sur la base notamment d’embauches au statut. « Nous refuserons, pré-vient Hervé Giudici, la perte du travail à forte valeur ajoutée et des savoir-faire. »

Christine LABBE

Avec Ulysse, présenté en comité strAtégiqUe de lA sncf en décembre 2009, lA crAinte est encore plUs AccentUée de voir les cheminots techniciens relégUés dAns Un rôle secondAire, cAntonnés AUx vieilles ApplicAtions et être peU à peU frAppés pAr l’obsolescence techniqUe.

A terme, ce sont tous les emplois aujourd’hui assurés par les cheminots informaticiens qui risquent d’êtres aspirés.

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En savoir plus sur le site de la Fédération Cgt cheminots à l’adresse suivante : <www.cheminotcgt.fr>, rubrique « Les informaticiens en lutte ».

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D ans les années 1960, monsieur Tech porte blouse blanche et émerge comme figure triomphante de la promotion

sociale, véritable passerelle jetée entre le passé – la classe ouvrière – et la modernité qu’incarne l’ingénieur. Monsieur Tech se vit alors comme la pointe avancée, l’élite ouvrière ; il jouit d’une autonomie – relative mais réelle – assise sur sa « capacité technique ». Laquelle lui autorise une certaine distance avec les hiérarchies de proximité et une envie de « vagabondage quali-fiant », le passage d’un poste à un autre, d’une entreprise à une autre étant envisagé comme un parcours d’initiation et de qualification. Au fur et à mesure de la montée en puissance des jeunes diplômés, des évolutions technologiques puis de la mise en œuvre des restructurations perpétuelles, monsieur Tech s’étoffe ; on parle alors de « groupe technicien », lequel va croître, multiplier se féminiser massivement et affirmer une hétérogénéité croissante. Les « professions techniciennes », aujourd’hui, s’apparentent à une composante de l’atome : comme lui, leur existence et leur rôle sont incontestables ; mais leurs contours restent difficiles à cerner.

Le management comme outil de déni

C’est que, à partir des années 1980, la systémati-sation des mises en réseau modifie partout et en profondeur les organisations du travail ; il se fait plus individuel, s’éloigne des bureaux d’études mais rapproche le salarié de nouveaux parte-naires : sous-traitants, fournisseurs, voire clients. La technique doit s’articuler à d’autres champs de compétences, devenir multiple, s’inscrire dans un réseau relationnel et cultiver les « savoir-être ». Mise en polyvalence et mise en tension s’opèrent sur fond de restructurations perpé-tuelles et s’organisent autour d’une constante : la prédominance des logiques gestionnaires sur les cultures professionnelles. Le groupe technicien – et la définition de ses composantes – se retrou-vent au cœur de cet affrontement. Ainsi, dans l’industrie, où ils sont relativement bien identi-fiés, à partir des grilles de classification, les tech-niciens restent des « ni-ni », ni ouvriers ni cadres. Dans la métallurgie, par exemple, la systémati-sation de la sous-traitance à partir du milieu des années 1990 fait que, aujourd’hui, un technicien gère une équipe de trois ou quatre autres qui sont tous prestataires ou sous-traitants. Ces derniers exécutent, purement et simplement, tandis que les techniciens du donneur d’ordres gèrent. Ce transfert de responsabilités devient

vite un transfert professionnel, accompagné de pertes de savoir-faire. Et aboutit à ce que l’en-cadrement perde les bases de sa légitimité. Au risque souvent d’affaiblir la performance globale de l’entreprise et la qualité du rapport au travail.

Une mise en flou du rapport au travail

Car si le flou corrélatif à un « entre-deux » ouvre un vaste espace pour les manœuvres de redéfini-tion, avec leur train de conséquences sociales, il engendre surtout un malaise profond. On le trouve à l’œuvre, notamment, dans les services publics, ce dont témoigne Patricia Téjas (Fédération des finances), qui évoque ainsi les affres de la catégorie B : « Le salarié se retrouve tiraillé entre le C et le A. Il est appelé à faire le travail des agents d’exécution mais aussi le travail des cadres A, y compris de l’en-cadrement. Il n’a pas la marge d’initiative qui lui permettrait de manager comme il l’entend parce qu’il est lui-même toujours subordonné à son chef de service. Il fut un temps où le B était un référent technique, il avait la connaissance du travail et pouvait être référent par rapport à ses collègues agents qui, s’ils étaient en difficulté, pouvaient se retourner vers le cadre B. Dans le système de mise en plateau, tout est fait de la même manière par tout le monde, il n’y a plus de référent. »

PROFESSIONS TECHNICIENNES

Cultures techniques en ligne de mire...

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L’identité technicienne à tout du kaléidoscope. Le moindre déplacement de l’œil suffit à modifier, subtilement ou du tout au tout, la combinaison des éléments qui se donnent à voir. Sans que ses composants en soient altérés, ce qui se donne à voir s’en trouve profondément modifié. Au prix parfois d’un léger tournis pour l’observateur...

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Perte de repères ? Sans doute ; perte de maîtrise, certainement. Pour Dominique Terrat (Ufict services publics) : « L’encadrement est mieux rémunéré que la technicité et l’expertise. Il est vrai qu’encadrer ce n’est pas simple, mais il y a une multitude d’endroits où il y a des primes diverses données aux gens qui encadrent ; en revanche, on ne donne jamais de prime aux gens qui ont une expertise ou une technicité particulière. Il s’ensuit une perte d’expertise qui ouvre grande la porte à l’acteur privé. » Une inquiétude par-tagée par Fabienne Tatot (Ofict équipement) : « Au lieu de faire, on fait de plus en plus souvent faire. Toute l’ingénierie du viaduc de Millau a été faite par des boîtes privées, et maintenant on est incapable de faire les contrôles, donc ce sont des entreprises privées comme Veritas qui viennent contrôler le travail d’autres entreprises privées. Sauf que celles qui viennent faire des contrôles sont des filiales des groupes qu’elles contrôlent, Bouygues et autres. Au bout d’un moment, les pertes de savoir des techniciens, qui sont au cœur de ces évolutions, peuvent devenir irréversibles. » Même constat pour Isabelle Michel, anima-trice de la branche Tam (techniciens et agents de maîtrise) de l’Ufict mines-énergie : « Il y a des filières-métiers, l’ingénierie par exemple, où l’activité a été structurée par l’externalisation. 

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Cultures techniques en ligne de mire...On n’est plus en capacité de réaliser en interne l’ensemble des études, donc nos agents travaillent forcément avec des bureaux d’études extérieurs. A Edf, sur l’activité de production, on est pratique-ment à 50 % d’effectifs externes pour faire tourner nos productions. Cela pose des tas de problèmes de cohabitation, de maîtrise, de transferts de contraintes, de transferts de responsabilités en termes de prévention, de sécurité. Et de maîtrise stratégique pour certains secteurs. »Cette tendance lourde s’accompagne logique-ment d’une modification profonde des contenus de formation. Certes, le groupe technicien est un fort consommateur de formations. Mais les contenus ont dérivé vers les « savoir-être », au détriment des cultures techniques. Pour Hervé Giudici (Ufcm cheminots), la Sncf a ainsi atteint une cote d’alerte : « La transmission des savoirs et des savoir-faire se perd, et la formation devient peau de chagrin, les techniciens s’en plaignent. Il y a deux types de formation : la formation pour accéder au poste, qui peut durer deux, quatre ou six mois, et la formation sur le poste, qui dure en général trois ou quatre semaines. On a dû passer par plein d’autres formations techniques. Ces formations sont soit supprimées, soit coupées en deux pour des problèmes économiques. Cela veut dire que l’on arrive sur le poste sans la pleine capa-cité de ses moyens. On peut être formé sur un poste par quelqu’un qui l’occupe depuis deux mois, qui est tout jeune dans le métier. Essentiellement sur des postes de technicien en termes de sécurité. En matière de sécurité, on est sur le fil du rasoir. »

Entre surqualification et déclassification, pauvre salaire...

Le groupe technicien se retrouve ainsi en per-manence écartelé entre une demande sans cesse croissante de qualification et une précarisa-tion professionnelle non moins aiguë. Un para-doxe assassin, dramatiquement illustré par les évolutions de France Télécom, dont témoigne Jean-Luc Molins (Ufc-Fapt) : « Nous étions une entreprise de haute technologie. Avec la privati-sation en 1997 et le recentrage sur le commercial et la vente, on a déglingué la partie technique, et les techniciens sont ceux qui ont morflé le plus en termes de suppressions massives d’emplois, par milliers. Pour dix techniciens fonctionnaires qui partaient en retraite, il y avait le recrutement de deux techniciens contractuels et des problèmes au niveau de la reconnaissance, puisqu’ils étaient embauchés avec un salaire inférieur et un dérou-lement de carrière quasi inexistant par rapport aux anciens. Cela ne simplifiait pas la gestion des équipes de techniciens, les cadres devant affronter différences “culturelles”, rivalités et jalousies. Car les nouveaux arrivant n’avaient pas la culture service public, et les conditions d’embauche des jeunes étaient telles qu’ils se sentaient dévalorisés par rapport aux autres. Finalement, il y a eu un glissement vers le haut, qui n’a pas été reconnu par le salaire. »

Louis SALLAY

Le groupe technicien se retrouve en permanence écartelé entre une demande sans cesse croissante de qualification et une précarisation professionnelle non moins aiguë.

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repères

« Les enfants ne sont pas des sardines » : le 29 mai, pour la quatrième fois depuis février, à l’appel du collectif « Pas de bébé à la consigne » (1), les professionnels de la petite enfance et les parents manifestaient par milliers dans toute la France pour protester contre la publication imminente d’un décret « assouplissant » les conditions d’ac-cueil dans les crèches. Prenant acte du fait que les places en crèche restaient notoirement insuf-fisantes depuis des années, la secrétaire d’Etat à la famille, Nadine Morano, annonce la créa-tion – sans garantie – de cent mille nouvelles places dans l’ensemble des structures d’« accueil collectif » mais opère en même temps un tour de passe-passe : le taux d’encadrement pour chaque enfant pourrait passer à un adulte pour huit enfants, voire un adulte pour douze dans certaines structures ! La ministre assure qu’il y a 

Une formation courte de qualité, permettant d’assurer en deux ans une insertion profession-nelle rapide à de jeunes bacheliers désireux d’ac-quérir une compétence technique valorisante, leur permettant d’évoluer dans l’entreprise à des postes de cadres intermédiaires ? Le modèle des instituts universitaires de technologie tel qu’il a été mis en place en 1966 ne semble plus correspondre ni à la demande des entreprises, ni à celle des jeunes… Ces derniers sont encou-ragés à prolonger leurs études, et 80 % de ceux qui obtiennent un Dut (diplôme universitaire de technologie) les poursuivent, ne serait-ce que d’une année, soit par un Dnts (diplôme national de technologie spécialisé), soit par une licence professionnelle, voire par un mastère… D’autant que la pénurie d’emplois offerts aux jeunes pousse même les plus qualifiés à s’intéres-ser à des postes en théorie réservés à des Dut, Bts : 

La réforme Lmd a acté la nécessité et la pertinence d’un palier de formation à bac plus trois, mais quel doit être le rôle des Iut dans ce schéma ? Invitée à s’exprimer devant l’assemblée générale des direc-teurs d’Iut le 20 mai dernier au Mans, la ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Pécresse, a assuré qu’ils devaient être une « composante essen-tielle de l’université » et assumer désormais une double vocation : à la fois ouvrir l’enseignement supérieur à des bacheliers désireux d’obtenir un diplôme professionnel de niveau bac plus trois, mais aussi être un tremplin vers des études plus 

pénurie de recrutement et envisage par ailleurs de faire appel en plus grand nombre aux titu-laires du Cap petite enfance… Pour le collectif – au sein duquel la Cgt est très active –, les lieux d’accueil existant dépassent déjà le taux légal – un adulte pour cinq bébés, un pour huit pour les petits qui marchent –, et les personnels ne peuvent déjà plus assumer leurs missions de façon satisfaisante. La réforme confirmerait la dégradation de leurs conditions de travail et des conditions d’accueil des jeunes enfants, mais entérinerait aussi la baisse des exigences requises en termes de qualification et de forma-tion pour les professionnels, auxiliaires puéricul-trices, puéricultrices, éducateurs et éducatrices de jeunes enfants, assistantes maternelles, psy-chologues, qui ont fait le choix de ces métiers.(1) <www.pasdebebealaconsigne.com>.

en 2008, 22 % des moins de trente ans occupant des postes de techniciens catégorie intermédiaire étaient titulaires d’au moins un bac plus trois, contre 6 % en 1985 et 11 % en 1995. Dans un tel contexte, auquel s’ajoutent les réformes Lmd et Lru, la question de la mission et du devenir des Iut est posée, même s’ils s’adaptent au point d’as-surer aujourd’hui la préparation des deux tiers des licences pro obtenues chaque année. L’Ugict, qui siège dans les instances représentatives des Iut, croit à la persistance de besoins en qualifica-tions professionnelles de niveau bac plus deux ou bac plus trois ainsi qu’à la pertinence des Iut du point de vue de la démocratisation de l’accès au système universitaire français et de l’harmonisa-tion de sa présence dans les territoires. Le syndi-cat s’est vu confier par l’assemblée des directeurs d’Iut une mission d’évaluation et de proposition sur l’avenir des Iut. A suivre…

longues… Déclarations qui ont provoqué un cer-tain scepticisme, car le grand écart risque d’être inévitable dans certaines filières où les Iut propo-sent des cursus très sélectifs dont se retrouvent exclus les bacs pro ou technologiques, et dans d’autres filières où les Iut pourraient se normaliser en n’apportant rien de plus que dans une licence « généraliste ». Une dilution qui se solderait par une certaine perte d’identité pour les Iut, d’autant que la ministre a rejeté l’idée de créer une licence technologique, évoquée lors des premiers états généraux des Iut, à Créteil, le 6 mai dernier.

CRÈCHESLes personnels défendent – aussi – leurs métiers

FORMATION (I)Les Iut ont-ils vécu ?

FORMATION (II)Bac + 3 professionnel : la ministre dans le flou

biblio• Les professions intermédiaires dans Les entreprises. techniciens, agents de maîtrise et assimiLés, cadrage statistique, Martine Möbus, avec le concours d’anne delanoë, “notes eMploi-ForMation” n° 39, céreq, janvier 2009, 50 pages.

• professions techniciennes : ce qu’eLLes vivent, ce qu’eLLes vaLent, ce qu’eLLes veuLent ! nuMéro spécial d’“options” (n° 428), octobre 2002.

web• le site du céreq (centre d’études et de recherche sur les qualifications), <www.cereq.fr>, est riche d’informations et d’analyses téléchargeables concernant l’évolution des métiers techniciens, mais aussi celle des voies de formation qui y mènent, des débouchés, etc. dernière parution en date sur la question, le Bref du juillet-août 2009, “professions intermédiaires, les profils restent variés dans les entreprises”.• le site de l’insee et sa revue Economie et Statistique traitent régulièrement des réalités et des problématiques des professions techniciennes, au travers de la catégorie “profession intermédiaire” et de ses déclinaisons (<www.insee.fr>). • sur le site de l’ugict, bien sûr, <www.ugict.cgt.fr>, des informations sur l’activité en direction des professions techniciennes et sur les états généraux des professions techniciennes, qui se tiendront le 23 septembre prochain à Montreuil, parmi lesquelles un questionnaire à remettre, si possible avant cette date…

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« Au cours des vingt à trente dernières années, le groupe professionnel des techniciens, déjà hétérogène, s’est encore davantage diversifié. C’est en tout cas l’un des enseignements que l’on peut tirer de l’analyse de la littérature scien-tifique publiée au cours de cette période. Cette diversification, on peut la repérer dans l’en-semble de ces trois domaines : la place dans l’organisation du travail, la formation initiale et la position dans la hiérarchie de l’entreprise. Je distingue ainsi aujourd’hui trois profils d’acti-vité qui correspondent, schématiquement, à un ordre chronologique.» Le premier profil est celui des techniciens d’étude et de conception. C’est la figure cano-nique  apparue  au  début  du  xxe  siècle  dans l’industrie. Le deuxième est composé des techni-ciens de production ou d’intervention, issus de la transformation de la production liée notamment à l’automatisation, avec la descente, dans l’ate-lier, de certaines fonctions ou le développement de la maintenance, par exemple. Le troisième profil a pris son essor dans les services haute-ment qualifiés aux entreprises, comme l’infor-matique ou l’ingénierie. On pourrait le nommer “technicien du numérique” du fait de son déve-loppement parallèle à celui des services liés à l’économie numérique. Ce troisième groupe présente des particularités tant en matière de gestion de carrière que de recrutement de la catégorie. A titre d’exemple, alors qu’une majo-rité de techniciens de l’industrie ont au plus un niveau de diplôme de niveau IV (niveau bac), près de 60 % des techniciens des services aux entreprises sont diplômés de l’enseignement supérieur.» Du point de vue statistique, les techniciens représentent 32 % des professions  intermé-diaires, au sein desquelles ils offrent la propor-tion de bac plus deux la plus élevée du groupe : 30 % en 2008, contre 19 % vingt ans plus tôt. Par professions intermédiaires, on entend en 

effet les techniciens, mais aussi les agents de maîtrise et les professions dites “administra-tives et commerciales”. En termes d’activité ou de positionnement dans la hiérarchie, les plus identifiés sont les agents de maîtrise en raison de leur fonction d’encadrement ; les moins bien identifiés sont les administratifs et les commer-ciaux, représentant une palette extrêmement large d’activités et de fonctions. Les techniciens se situent au milieu. A l’origine, ils sont très bien identifiés, que ce soit en termes d’activité, de positionnement dans l’entreprise ou de forma-tion. Mais le mouvement de diversification de la catégorie, en faisant bouger toutes les lignes (place dans l’organisation du travail, position-nement hiérarchique…), leur a fait perdre en identité professionnelle. Je noterais une autre spécificité : la figure de référence que constitue, pour eux, le modèle de l’ingénieur. Mais, alors qu’un certain nombre de formations continues permettaient, au cours des années 1980-1990, aux techniciens de devenir ingénieurs, ce mou-vement semble avoir aujourd’hui disparu et perdu en intérêt.» Globalement, le niveau de formation de la catégorie s’est élevé, un phénomène qui traverse l’ensemble des catégories de salariés. Pour les techniciens, deux voies coexistent : la voie tech-nologique, dont le diplôme le plus courant est le Bts, et la voie dite “professionnelle”, avec des Cap-Bep progressivement remplacés par le bac pro. Désormais, les débutants sont majoritairement de niveau bac plus deux (chiffres 2008), mais ce niveau de formation était déjà bien représenté vingt ans plus tôt (40 % en 1985). Aussi, on peut se demander comment cette arrivée massive de jeunes diplômés ne s’est pas traduite, au fil des années, par une part plus importante de diplô-més de ce niveau dans l’ensemble de la catégorie : 30 % en 2008. Cela s’explique par le fait que les recrutements sont loin de reposer sur le recours exclusif aux débutants, les professions intermé-diaires offrant une dynamique propre reposant sur ce que l’on appelle les “flux” d’entrée et de sortie en provenance ou à destination d’autres catégories socioprofessionnelles. Et, de ce point de vue, les statistiques montrent que la promo-tion des ouvriers dans la catégorie technicienne est loin d’avoir disparu avec, toujours, une bonne représentation relative des niveaux IV (niveau bac) et V (Cap-Bep). Mais il faut aussi noter un autre mouvement :  le recrutement de diplô-més du supérieur, d’abord comme employés  ou ouvriers, puis “promus” au niveau intermé-diaire après une période probatoire plus ou moins  longue. Un cas de figure que l’on retrouve toute-fois essentiellement dans les professions admi-nistratives et commerciales. »

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Les figures du technicien

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point de vueMartIne MöBuschargée d’étude au céreq (1)

Propos recueillis par CHRISTINE LABBE

Si, au cours des vingt dernières années, le groupe professionnel des techniciens s’est encore diversifié, trois profils d’activité tendent aujourd’hui à se dégager. Avec, pour chacun d’entre eux, des particularités tant en matière de recrutement que de gestion de carrière.

(1) Centre d’études et de recherches sur l’emploi et les qualifications. A lire :

• Martine Möbus, avec le concours d’Anne Delanoë, Les Professions intermédiaires dans les entreprises, cadrage statistique, « Notes Emploi-Formation » n° 39, Céreq, janvier 2009.

• Martine Möbus, Les Techniciens et les Professions intermédiaires administratives et commerciales : enseignements tirés de la littérature, « Notes Emploi-Formation » n° 44 (à paraître), Céreq, avril 2010.

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L ’ingénieur, l’architecte sont reconnus pour leur apport créatif à la chaîne du travail ; ils en personnifient la dimension

la plus noble, la plus épanouie. La figure ouvrière (quel que soit son statut : esclave, serf, travailleur libre ou salarié) assume, elle, la souffrance liée à l’effort physique continu, souffrance plus ou moins niée ou héroïsée selon les périodes. Entre ces deux figures, la cohorte de ceux qui organi-sent le travail et ses mises en forme ultimes est cantonnée à un entre-deux et peuplée, là encore selon les périodes, d’artistes ou d’artisans, de « meilleurs ouvriers » ou de « compagnons »… Ces statuts sociaux, les privilèges et servitudes qui s’y rattachent traduisent les niveaux de reconnaissance professionnelle.L’ère industrielle reconduit cette donne. Elle s’accompagne d’une mise en œuvre sans pré-cédent de la technique ; elle impose des procé-dures d’éducation et de formation à très grande échelle, crée les bases d’une démocratisation nécessaire à son expansion. La vague techno-logique portée par le second conflit mondial, les débuts de l’informatique, l’explosion des activités liées à la chimie autorisent à parler de construction d’une société technique, prise comme culture globale. Dans les années 1960, d’ailleurs, le terme s’applique indifféremment à des personnalités qualifiées, légitimes à exciper de cette qualification : ingénieurs, chercheurs, experts – en catastrophes, par exemple –, som-mités scientifiques. Il se répand dans tous les domaines, y compris les moins anodins, et enri-chit ses significations : l’expression « ministre technicien » témoigne ainsi d’un début d’oppo-sition entre « compétence » et « représentativité ». Ce statut, plutôt élogieux, s’accompagne d’une certaine banalisation, alors même que les activi-tés de vente, de marketing envahissent l’espace et le temps urbain, au rythme même de sauts technologiques qui impactent la vie quotidienne et poussent les organisations du travail à se com-plexifier et à devenir largement tributaires de la panne technologique.Dans ce processus, les niveaux de qualification et leur désignation deviennent des sujets de tension et bientôt d’affrontements. On passe d’une phase où la technique est inscrite dans le travail à une phase où elle structure le travail. Mais des lignes de partage se dessinent très vite, entre techniciens eux-mêmes selon qu’ils « pen-chent » davantage du côté de l’exécution ou de la projection. De plus en plus formées, les géné-rations montantes ont de moins en moins envie de s’en tenir à des tâches d’exécution. Le monde des chaînes de production s’écroule, il faut en construire un autre, plus « technicien », ce que

révèle la participation des « blouses blanches » au mouvement social de mai 1968. Le patronat va s’y employer en instrumentalisant les aspirations à l’autonomie et à la responsabilité au service d’une nouvelle « modélisation » des méthodes et des esprits. Au bout de cette « révolution », le technicien se voit défini comme une personne certes qualifiée mais moins « cultivée » qu’un enseignant ou qu’un chercheur, moins expé-rimentée, moins responsable et moins payée qu’un ingénieur. La technique s’est subdivisée en techniques, et évoquer par exemple les « tech-niques de communication » revient à évoquer au mieux des modèles à faire tourner, au pire des « trucs » éculés et dépourvus d’intérêt.

Un champ riche de tensions autour des rôles, responsabilités, rémunérations

Cette polysémie croissante traduit le caractère vague et mouvant de la reconnaissance accor-dée aux collectifs de travailleurs désignés sous cette appellation. Elle dessine un champ riche de tensions autour des rôles, des responsabi-lités, des rémunérations et des affrontements que suscitent les définitions « administratives » du technicien. Celles-ci en précisent la fonc-tion ou le statut en se référant à des niveaux de compétences techniques ou à des identités socioprofessionnelles mais résultent largement des efforts déployés par les premiers concernés pour imposer leurs propres termes, peser sur leurs contenus, jusqu’à ce qu’elles perdent en pertinence.Au début des années 1990, le juste-à-temps, la recherche de qualité, les cercles de qualité-délais-coûts, la généralisation des normes, accompagnent le triomphe de la technique et consacrent le règne de la qualité. Pour les tech-niciens eux-mêmes, le Graal semble à portée de main : le produit est – enfin – bon et innovant ; mieux encore, il est souvent – design aidant – devenu beau. La période est propice à l’épa-nouissement professionnel. Corrélativement, avec la « chaîne numérique », l’intelligence ne se contente plus d’être stockée, elle circule d’une fonctionnalité à l’autre, permet l’interpénétra-tion de différents « métiers » ou d‘« opérations professionnelles » et bouleverse la définition même de la qualification. Elle aboutit à des formalisations conçues très loin du travail réel, le plus souvent en dehors de toute concertation ou observation de terrain. Le technicien voit une partie de sa compétence défiée par sa capacité à « bidouiller » un outil pour l’adapter aux réalités de son travail ; d’où un sentiment de déni de ce travail dans lequel s’enracine une souffrance professionnelle. Ce mouvement contradictoire

PROFESSIONS TECHNICIENNES

Technique, technicité : le tout et ses parties…

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Les professions techniciennes résultent d’un processus long de transformation du savoir et donc du travail. Technique et outil ont cheminé de concert, en créant corrélativement leurs propres exigences de transmission des savoirs – savoir penser, savoir-faire – et leur valorisation.

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débouche, avec l’aiguisement de la pression financière, sur une relativisation de la recherche de la qualité au profit de la chasse au coût ; l’idéal technique cède le pas à l’exigence financière, le cerveau n’est plus guère sollicité que pour plagier ou reconduire des solutions éprouvées. La novation et l’investissement sont bannis comme luxueux et, avec eux, l’amour technique. La souffrance reste, doublée du sentiment de ne plus être écouté, de ne plus disposer des bons relais dans l’entreprise, de ne plus faire valoir ses besoins professionnels, et donc d’être mar-ginalisé dans les processus de réflexion et de décision.En leur échappant, le cahier des charges de l’entreprise confronte les techniciens à leur perte d’utilité de compétence. D’autant qu’ils sont dans le même temps très occupés à faire faire au lieu de faire eux-mêmes. Leur champ d’intervention s’est élargi, mais leur contenu

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Technique, technicité : le tout et ses parties…

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d’intervention s’est appauvri, jusqu’à supporter une comparaison avec la période d’avant Mai 68, du moins dans ses effets.

Identité et qualification dans le jeu complexe du rapport aux autres salariés

La création du bloc de « techniciens supérieurs » contribue plus à compliquer la donne qu’à l’éclaircir : certes, elle prend acte, et de façon positive, d’une évolution des technologies et des organisations du travail qui les servent ; mais elle renvoie aussi bien à une volonté des employeurs de fragmenter le groupe ingénieurs, jugés à la fois trop « théoricien » et… trop exigeant sociale-ment au regard de sa croissance démographique.Dans ce travail de (re)définition permanent, le rôle des organisations syndicales a toujours été décisif et organisé par la définition de la « tech-nique ». Selon qu’il va en privilégier telle ou telle vision, et avec elle telles modalités d’application – à savoir la ou les technicités –, le syndicalisme situera différemment ses exigences de recon-naissance sociale, salariale, hiérarchique, de carrière… Il pourra définir la technique comme un « service » rendu à l’usager (de la télévision, par exemple), service qui mobilise aussi bien des ingénieurs du son que des techniciens de l’image, des ouvriers hautement qualifiés dans le domaine de l’éclairage. Il pourra aussi réserver le label « technicien » à des catégories de salariés définis par leurs capacités à remplir des tâches techniques, à la fois très spécialisés et compé-tents, possédant les logiques de production sous-jacentes à leurs interventions, sans toute-fois en maîtriser tous les ressorts et n’étant pas appelés à prendre des initiatives. Il pourra aussi réfuter toute approche strictement « techniciste » de la technique – et donc des techniciens –, refu-ser de définir le travail réel par la machine qui l’organise. Défendre, au contraire, la technicité comme figure d’une culture technique et non comme une modalité partielle, fragmentée. Une telle approche implique de fortes exigences en matière d’apprentissage scientifique, de forma-tion professionnelle large, de reconnaissance sociale et de rémunération. Elle pousse à la valorisation de la participation créative, à l’enga-gement de la personnalité, appelle une capacité croisée d’initiatives individuelles. Loin de la « technicité » strictement instrumentale chère aux employeurs, cette approche réorganise le conflit entre l’individu technicien soumis aux exigences du travail technique prescrit et l’indi-vidu psychologique agissant pour maîtriser les relations qu’il entretient avec son environne-ment, professionnel et au-delà.

Louis SALLAY

En leur échappant, le cahier des charges de l’entreprise confronte les techniciens à leur perte d’utilité de compétence.

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“– Options : Dans vos champs professionnels respectifs, à quelles réalités techniciennes avez-vous affaire ?

– Philippe Lamarche : Dans la santé, le terme « technicien » est vécu comme péjoratif. Notre profession ne se ramène pas à une série de gestes techniques ; c’est un rapport à l’autre, et cette approche humaine, psychologique, prime sur le côté « technicien ». Cela se revendique jusque dans les appellations des structures : dans « Ufmict », le « i » renvoie théoriquement à « ingé-nieurs » ; mais nous lui substituons spontané-ment celui d’« infirmiers »… Le travail à l’hôpital s’organise autour de trois pôles : les soignants, les administratifs et les techniques – au sens de personnels d’exécution –, chacune de ces caté-gories se vivant comme centrale sur un mode spontanément exclusif des autres. En fait, tout se mêle : on a des cadres en position de gestion chez les soignants, des infirmiers qui font à la fois du technique et du relationnel, une gestion d’équipe très proche du soin mais pas reconnue comme telle. L’identification à une catégorie particulière n’est pas évidente ; souvent on lui préfère « personnel soignant », valorisant mais flou et illusoire. Aujourd’hui, les infirmiers anes-thésistes sont des soignants, sont en catégorie A, celle de l’encadrement, tandis que les infirmières sont en catégorie B alors qu’elles ont souvent un rôle d’encadrement et qu’elles risquent de passer en catégorie A sans que ce rôle leur soit reconnu. En revanche, une partie des salariés en catégorie B, comme les techniciens de laboratoire, vont y rester. La dichotomie éclate entre le réel et les cases dans lesquelles on essaye de faire entrer les salariés.

– Fabrice Fort : L’appellation « technicien » a été tellement galvaudée que cela engendre d’énormes confusions, d’où un le besoin urgent de redéfinir l’identité technicienne en fonction du rapport au travail, de sa finalité et de son sens. Un sala-rié en phase avec ce qu’il fait se revendiquera technicien sans état d’âme ; s’il est en situation de « divorce » avec l’entreprise, s’il vit un malaise vis-à-vis de son travail, son affichage sera moins clair. Et cela conditionne pour une large part la façon dont revendications et besoins de recon-naissance vont – plus ou moins – exprimer une

volonté de réappropriation de son destin profes-sionnel. Cela se joue au plan salarial, à juste titre : en vingt-cinq ans, la rémunération d’un Bts a été dévaluée de 45 % ; un Bts embauché aujourd’hui touche le salaire d’un Cap d’il y a vingt-cinq ans ! Egalement au plan de la valorisation du travail lui-même, alors que le salarié vit souvent un sen-timent aigu de déclassement technique.

– Lionel Minosio : Air France a connu une série de fusions successives qui, les unes après les autres, ont élargi la palette de la diversité. Selon leur entreprise, les « techniciens » avaient grosso modo le même travail mais étaient iden-tifiés différemment. Les « cadres techniques », à Air France, étaient en fait des techniciens ; en revanche, à Air Inter et Uta, ils étaient considérés comme cadres. Air France a donc dû réajuster ses catégories, jouer avec des échelons pour assurer une relative convergence entre appellations et contenus des tâches. Mais les promus techni-ciens issus des catégories ouvrières nouvelle appellation et ce que l’on appelle les techniciens supérieurs, des cadres en fait, se considèrent toujours comme techniciens, car non enca-drants, se sentent toujours ouvriers. Cela a créé des tensions, voire des conflits que le syndicat – j’y reviendrai – a internalisés.

– Philippe Garcia : Chez nous, le technicien est une figure du grand écart : de celui qui encadre ou qui exerce au niveau d’une catégorie A, et qui revendique un légitime reclassement, à celui qui, du fait de la diminution drastique des personnels d’exécution, doit assumer leurs tâches, il y a une multitude de positionnements. D’ailleurs, beau-coup d’agents se définissent par ce qu’ils font ou par l’endroit où ils le font. La référence à « techni-cien » n’est pas immédiate, pas naturelle. La caté-gorie est devenue plus polyvalente, et le mélange technico-administratif nourrit, par opposition à l’époque où le technicien se définissait par une activité technique précise, une relative perte d’identité. L’administration en joue pour tasser les grilles et les salaires, qui demeurent la seule réfé-rence, bien que largement obsolètes au regard des attentes. Ce qui est clair, dans tout ça, c’est que le niveau de recrutement est de plus en plus élevé pour un niveau de reconnaissance qui stagne, d’où de grandes frustrations. Ce n’est pas fatal :

PROFESSIONS TECHNICIENNES

Le spécifique mis au pied du mur de sa diversité

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PARTICIPANTS

FAbRICe FoRT, Ufict métallUrgie

PhIlIPPe GARCIA, éqUipement

PhIlIPPe lAmARChe, Ufmict, responsable dU collectif infirmiers anesthésistes

lIoNel mINoSIo, cgt air france, Union fédérale des transports

PIeRRe TARTAkowSky, “options”

la diversité qui explose derrière le label « technicien » constitue un défi multiple au syndicalisme, singulièrement à celui qui ambitionne de l’incarner. Il lui faut en saisir l’économie réelle, comprendre ce qui la structure et la modifie. Cette tâche, complexe en elle-même, se complique du fait que l’activité revendicative est en soi un facteur constitutif des identités professionnelles en construction.

“Un salarié en phase avec ce qU’il fait se revendiqUera technicien sans état d’âme ; s’il est en sitUation de “divorce” avec l’entreprise, s’il vit Un malaise vis-à-vis de son travail, son affichage sera moins clair.

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l’identité technicienne pourrait tout aussi bien s’étoffer et se valoriser ; c’est un enjeu revendicatif.

– Options : Dans cette hétérogénéité, peut-on dégager de grandes tendances pour cerner les identités professionnelles et leurs expressions revendicatives ?

– Philippe Lamarche : Peut-on, dans « tout ça », définir des catégories qui relèveraient de l’Ugict ? Oui, mais la réponse viendra des pratiques sociales, bien plus que d’efforts de clarification sémantique. Les identités se forgent par rapport au travail, à la vision qu’en ont les salariés eux-mêmes ; également dans les rapports entretenus avec les autres salariés, autant sinon plus que dans le conflit avec l’employeur. De ce point de vue, le conflit des Iade (infirmiers anesthésistes diplômés d’Etat), catégorie à laquelle j’appar-tiens, expérimente ce que nous avons structuré théoriquement à l’Ufmict dans notre approche revendicative des catégories, non sans difficultés dans la prise en charge fédérale. Ces huit mille salariés, sur cinq cent quarante mille infirmières au plan national, ont, compte tenu de leur place, un réel pouvoir de nuisance, d’où un sentiment de puissance et de particularisme, même si aujourd’hui ils revendiquent l’affiliation infir-mière. Dans le contexte d’une attaque globale contre l’hôpital, les infirmiers anesthésistes, à plus de 70 % sont dans la rue sur les questions de retraite et de reconnaissance salariale ; parallè-lement, la filière infirmière n’est pas dans la rue. Quel rôle a joué le syndicalisme spécifique ? Il y a eu, en amont, un vrai travail de l’Ufmict-Santé

sur la façon d’aborder les problèmes des salariés à partir de leurs spécificités. Bien que non syndi-qués pour la plupart, les Iade ont massivement participé à la manifestation unitaire du 27 mai, signe que la culture catégorielle de départ a évo-lué et qu’il y a volonté de s’intégrer dans la réalité des luttes de l’hôpital contre la réforme Bachelot. Ces mises en résonances exigent une certaine finesse d’approche, beaucoup d’écoute si l’on veut avancer. Partir des catégories professionnelles, aussi petites soient-elles, de leurs réalités, devient incontournable parce que le discours généraliste ne passe pas la barre et n’accroche personne.

– Fabrice Fort : Beaucoup de conflits se dévelop-pent sur la reconnaissance salariale, voire même un besoin de reconquête d’un statut, autour des revendications portant sur la maîtrise de son temps de travail, du contenu professionnel par rapport à un élargissement des tâches et, enfin, par rapport au plafond de verre qui coince les catégories techniciennes entre la remontée des bas salaires et des maxima bloqués. L’an passé, les cadres et les techniciens se sont retrouvés pris au piège des forfaits ; on a vu des journées chômées dans le secteur des bureaux d’études, ce qui est un non-sens total car, par définition, ils préparent les produits d’avenir, la sortie de crise. Chez Mittal, les bureaux d’études croulaient sous les tâches et, d’un seul coup, on a décidé d’arrê-ter plein de projets : dix sur dix-sept sur le site de Fos-sur-Mer. Arbitrairement. Dans un premier temps, les techniciens ont été heureux, ils pou-vaient enfin souffler, retrouver des rythmes de vie normaux, retrouver aussi une vie sociale dans

“la réponse viendra des pratiqUes sociales, bien plUs qUe d’efforts de clarification sémantiqUe. les identités se forgent par rapport aU travail, à la vision qU’en ont les salariés eUx-mêmes ; également dans les rapports entretenUs avec les aUtres salariés, aUtant sinon plUs qUe dans le conflit avec l’employeUr.

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Le spécifique mis au pied du mur de sa diversité

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l’entreprise. Dans un deuxième temps, ils ont réagi par rapport aux projets qui étaient touchés. Ce qui renvoie au fond de notre attitude revendi-cative, laquelle devrait consister à permettre aux salariés de se réapproprier, dans le processus de travail, leur capacité de maîtrise, d’expertise et de formalisation. Une approche très éloignées d’une conception globale et uniforme du sala-riat, mais qui peut permettre la reconstruction d’identités professionnelles.

– Philippe Garcia : Dans les centres d’études techniques de l’équipement, on compte environ soixante-dix contrôleurs, moins rémunérés que les techniciens pour un travail identique. C’est autour de leur réévaluation salariale qu’ils ont engagé l’action en se fondant sur la similitude de la mission. Dans un ministère qui s’affaiblit, la mission devient un point de repère collectif important qui dépasse la notion de catégorie. Partir de la mission légitime l’activité qui lui est nécessaire et les qualifications qu’elle engage. La continuité du salariat s’organise de fait autour de la mission, qui demande une maîtrise totale, de la conception à la réalisation, avec les retours que cela suppose. Se battre pour une mission, c’est donc se battre pour l’ensemble des salariés, de l’ingénieur à la secrétaire. C’est dans ce conti-nuum que se structurent des identités de groupe nouvelles, à partir de préoccupations salariales ou de réactions par rapport à des différences, des particularités…

– Lionel Minosio : Les techniciens, dans l’aé-ronautique, relèvent d’une cinquantaine de métiers aux cultures affirmées avec, selon les filières, des déroulements de carrière très diffé-rents. Un mécanicien sera très attentif à suivre les évolutions technologiques, à se maintenir « à niveau », alors qu’un technicien du tertiaire mesurera davantage son évolution de carrière à l’aune salariale. Le terme a été galvaudé, c’est vrai, mais pas seulement le terme, le métier aussi, et la sous-traitance a été un outil décisif de cette dénaturation ; de nombreux techniciens ont été déclassés au fil de leur mobilité dans la galaxie des entreprises sous-traitantes.

– Options : Le syndicalisme spécifique est donc mis au défi d’une diversité identitaire qui peut épouser les formes de l’émiettement social ; comment prendre en compte ce mouvement sans en devenir otage ?

– Philippe Lamarche : Il s’agit d’une évolution générale, qui ne concerne pas que les techniciens et donc pas que l’Ugict. Quand j’ai commencé à

travailler, tous les responsables de syndicats de l’AP-HP étaient des ouvriers. Aujourd’hui, il n’y en a plus un seul. C’est un problème : com-ment ne pas traiter seulement les catégories A et développer un travail spécifique en direction des catégories ouvrières ? Sinon, le risque est fort d’aller à cloche-pied et de trébucher… Je suis pour un syndicalisme spécifique pour les infir-mières, les cadres, tous ceux qui se revendiquent du corps soignant, à charge pour le travail fédéral et confédéral de construire un cadre général cohérent pour ces revendications.

– Lionel Minosio : Le discours général n’entraîne personne, c’est clair. Plutôt que de parler salaires, nous sommes donc repartis des qualifications des uns et des autres, et cela nous a permis de marginaliser des traditions corporatistes assez puissantes dans le secteur ; c’est en partant des situations catégorielles, de l’analyse de ce qu’ex-primaient les formulations revendicatives que nous avons pu faire en sorte qu’elle convergent avec celles d’autres catégories.

– Fabrice Fort : Il faut être vigilants à la place que nous accordons aux expressions revendicatives sectorielles ou catégorielles : elles témoignent d’évolutions dans le travail que le syndicalisme n’a pas forcément saisies ou dont il évalue mal l’impact sur la vie des salariés. Le risque, alors, est d’ériger son ignorance en vertu et d’aboutir à stigmatiser certains conflits comme « corpo-ratistes », en se privant de les analyser, en se coupant de ceux qui les mènent, en renonçant à comprendre ce qui fonde leurs engagements. Le risque, c’est de voir surgir très rapidement des collectifs ou des coordinations, accompagnés de la montée en puissance d’un syndicalisme corporatiste faute de mieux. On peut aussi tra-vailler à dépasser les limites actuelles de notre syndicalisme confédéré. C’est le sens de la déci-sion de l’Ugict d’organiser des états généraux des professions techniciennes le 23 septembre. Il y a de ce côté un vrai besoin de dépoussiérage, de mise à la page sur les vécus du travail et les aspi-rations salariées. Si l’on veut se mettre au clair sur les formes d’action, d’organisation, et ce sans

TABLE RONDELe spécifique mis au pied du mur de la diversité

“dans Un ministère qUi s’affaiblit,la mission devient Un point de repère collectif important qUi dépasse la notion de catégorie. partir de la mission légitime l’activité qUi lUi est nécessaire et les qUalifications qU’elle engage.

Philippe Garcia.

Philippe Lamarche.

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reproduire des mécaniques d’enfermement qui sont celles des organisations du travail, débattre en grand avec les salariés, il nous faut mettre nos structures en ordre de marche. Ce qui rejoint la réflexion du dernier congrès confédéral sur le besoin d’évolution des structures de la Cgt.

– Options : Comment l’Ugict peut-elle inscrire son engagement en direction des techniciens dans les réflexions confédérales sur les struc-tures ?

– Fabrice Fort : Plutôt que raisonner en fonction d’une catégorie, il faut construire notre réflexion à partir du diplôme – bac plus deux constituant selon moi un bon repère – et de la responsabilité assumée vis-à-vis des collègues de travail. Cela étant, pour s’affilier à une structure spécifique, encore faut-il savoir que cela existe, et l’on n’en est pas là partout, loin s’en faut. Ce débat est récurrent, mais là où il tourne au conflit, c’est très souvent sur fond de faiblesse de vie syn-dicale, trop institutionnelle ou trop électorale. Si on clarifie le rôle et l’utilité du spécifique, ça aide. Très souvent, quand les syndicats généraux veulent redéfinir les frontières, c’est qu’ils font du général et que, pour faire ça, ils ont « naturel-lement » besoin de tout le monde… Ces débats signalent une restructuration du travail reven-dicatif ; le syndicalisme spécifique ne peut pas être le produit des mutations socioprofession-nelles, c’est avant tout un projet revendicatif, à construire au quotidien.

– Lionel Minosio : En 2001 un congrès commun a décidé que tous les B seraient affiliés à l’Ugict. Notre congrès de 2009 a constaté que la façon dont la Cgt d’une part et l’Ugict d’autre part se « partageaient » les catégories n’était pas tenable. L’évolution des qualifications et les glissements

de classification faisaient que c’était la Cgt qui était devenue une structure spé-cifique, et non plus l’Ugict. Pire, nous devions affronter un conflit interne, justement à propos de la catégorie B, pour laquelle l’affiliation syndicale déclenchait un débat confus et finale-ment malsain, alimenté par tout ce qui s’oppose au rassemblement : ouvrié-risme, réflexes catégoriels… Le congrès de 2009 a finalement décidé du principe d’une affiliation à l’Ugict à partir de la catégorie B (maîtrise), tout en rompant avec la façon un peu administrative qui prévalait jusque-là et en partant à la fois des situations de travail et des identités subjectives, en privilégiant certaines catégories de techniciens qu’ailleurs on appellerait techniciens supérieurs. Cela a apaisé les rapports entre Cgt et Ugict, amélioré notre pertinence reven-dicative et rétabli une donnée de base : l’Ugict est une des figures du déploie-ment de la Cgt.

– Philippe Garcia : Sur bac plus deux, atten-tion à l’effet guillotine et au risque d’écarter des gens qui s’inscrivent dans l’espace des profes-sions intermédiaires. D’autant que l’on a des revendications qui se télescopent. Par exemple, l’encadrement refuse le forfait cadre et réclame un traitement identique aux autres salariés ; a contrario, on a des techniciens qui réclament les heures supplémentaires, comme les catégories C et certain B. Face à ce recouvrement catégoriel, on a besoin d’un syndicalisme qui transcende les limites des catégories au profit d’une action offensive et solidaire des salariés entre eux. Pour moi, c’est ça le rôle de l’Ugict.

– Philippe Lamarche : Ce qui m’intéresse avec l’Ugict, c’est de savoir si l’image que l’on ren-voie peut être acceptée par les salariés comme valide ; je pense aussi qu’il y a besoin d’une dif-férenciation entre encadrants et des salariés qui sont simplement plus ou moins autonomes. La frontière entre concepteurs et exécutants a volé en éclats : beaucoup de salariés ont à la fois un travail où se joue de la conception, de l’exécution, de l’autonomie ; c’est beaucoup plus flou, et la barrière bac plus deux, dans ce contexte, fournit un point de repère. Au-delà, le travail spécifique, c’est pour toutes les caté-gories, parce personne ne peut prétendre tout faire ou tout savoir. Or les restructurations pro-fessionnelles, les offensives patronales vont aboutir à l’émergence de métiers sous-qualifiés, y compris dans la santé. Comment va-t-on les prendre en charge ? L’actualité nous fournit un exemple avec les Parm (permanenciers d’accueil et de régulation médicale), les salariés qui décro-chent le téléphone lorsque vous composez le 15. Ils se sont organisés en dehors de la Cgt ; pas par esprit « anti », mais plus simplement parce que lorsqu’ils ont appelé la Cgt pour se présenter, ils ont parfaitement entendu que l’on ne savait pas qui ils étaient, ce qu’ils faisaient. Ils ont donc décidé de faire de leur côté. Si l’on ne travaille pas cette dimension d’accueil, on verra se mul-tiplier des mouvements – ou des ordres – qui seront totalement corporatistes, soit par projet, soit faute de pouvoir être autre chose.

“le congrès de 2009 a finalement décidé dU principe d’Une affiliation à l’Ugict à partir de la catégorie b (maîtrise), toUt en rompant avec la façon Un peU administrative qUi prévalait jUsqUe-là et en partant à la fois des sitUations de travail et des identités sUbjectives, en privilégiant certaines catégories de techniciens qU’ailleUrs on appellerait techniciens sUpérieUrs.

Lionel Minosio.

Fabrice Fort.

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