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Quel chemin trace le désir? Héloic O.-Lupot 1995 mots Concours Philosopher 2015

Quel chemin trace le désir? Héloic O.-Lupot 1995 mots ... · 4 SARTRE, Jean-Paul (1946), L’existentialisme est un humanisme, Paris : Gallimard, 111 pages, p.29 provoquer la confrontation

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Page 1: Quel chemin trace le désir? Héloic O.-Lupot 1995 mots ... · 4 SARTRE, Jean-Paul (1946), L’existentialisme est un humanisme, Paris : Gallimard, 111 pages, p.29 provoquer la confrontation

Quel chemin trace le désir?

Héloic O.-Lupot

1995 mots

Concours Philosopher 2015

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Le désir est difficile; comme sentiment, d’une part, mais également comme sujet

de rédaction. Dans les mots de Ghislaine Florival, « aborder le thème du désir est en soi

une gageure ou tout simplement une illusion1». Parvenir ne serait-ce qu’à une définition

satisfaisante du désir paraît à peu près impossible. Il serait en effet hasardeux de tenter, en

quelques mots, de décrire les innombrables facettes du désir, qui peut se projeter avec la

même violence sur toute chose, qu’elle soit foncièrement bonne ou mauvaise. Pourtant, la

question que nous nous posons, « Quel chemin trace le désir? », exige que nous sachions

de quoi nous parlons. Nous sommes ici confrontés à une question des plus sérieuses, à la

fois douloureusement nécessaire et inexorablement vaine. Y répondre est lourd de

conséquences, car, si le désir trace le chemin de l’ombre, du vice et de la déchéance, nous

devrions le fuir ou, mieux encore, le traquer tel un ennemi afin de l’annihiler et d’accéder

ainsi au salut; ce sont là les recommandations de certains systèmes moraux dont, à divers

degrés, ceux du catholicisme et du bouddhisme. Au contraire, si la voie que trace le désir

est celle de l’épanouissement personnel, nous devrions nous efforcer de comprendre nos

désirs et de vivre en harmonie avec eux. Il s’agit donc ici de se demander si le désir doit

être traité comme une force extérieure et oppressante ou comme une partie de l’être qu’il

se doit d’assumer afin d’être authentique. Dans cette optique, j’exposerai d’abord la thèse

rationaliste, pour laquelle le désir, étant extrinsèque au désirant, ne peut que l’éloigner de

lui-même, puis, m’appuyant entre autres sur les écrits de Jean-Paul Sartre, David Hume et

Henri Bergson, je répondrai aux arguments soulevés en vue de démontrer que le désir est

plutôt intrinsèque et doit conséquemment être exalté plutôt qu’ignoré ou neutralisé.

1 FLORIVAL Ghislaine (1970). Le désir et l'autre chez Proust. Dans: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 68, N°97. pp. 31-54.

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Le désir, par son impétuosité, trouble et effraie l’esprit rationnel. L’homme, dont

l’essentielle liberté est fondamentalement tributaire de la raison, sent, lorsque le désir le

submerge, qu’une part de son autonomie lui est arrachée et qu’il est désormais soumis au

joug de ce puissant sentiment. Les enseignements du Bouddha, entre autres, vont en ce

sens; selon ceux-ci, c’est par l’asservissement du désir à la réflexion que le monde, à

l’instar de l’esprit de chacun, peut être libéré de ses chaînes. Cette analogie entre la

relation de l’homme et de sa passion et celle d’un esclave et de son maître est également

présente chez Kant; à ses yeux, nous sommes de vulgaires marionnettes de nos

sentiments. En effet, même avec de la volonté, nous ne pouvons choisir rationnellement

les objets sur lesquels notre désir se projette, car « le concept du bonheur est un concept

si indéterminé que […] personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que

véritablement il désire. »2 En d’autres termes, nul ne possède le savoir nécessaire pour

choisir ce qui est réellement bon pour lui, car il faudrait pour cela connaître tous les

facteurs qui influenceront notre avenir. Désirer une chose ne garantit donc aucunement

qu’elle soit intrinsèquement bonne, même si nous avons des arguments apparemment

viables en ce sens. Combien de fois, par exemple, croyons-nous que notre situation

s’améliorera si nous obtenons ceci ou cela, ou si nous changeons un aspect ou l’autre de

notre vie, avant de nous apercevoir, lorsque nous atteignons enfin l’objectif souhaité,

qu’il ne correspond pas à ce que nous imaginions et qu’il n’a rien de bénéfique en lui-

même? C’est qu’en plus d’être instables, nos désirs tiennent plus de l’imaginaire que du

réel, ce qui les rend impossibles à combler. L’objet exact que nous convoitons ne peut

2 KANT Emmanuel (1785), Fondements de la métaphysique des mœurs [document électronique,traduit de l’allemand par Victor Delbos], Chicoutimi : Les classiques des sciences sociales, 73 pages, p.31; http://classiques.uqac.ca/classiques/kant_emmanuel/fondements_meta_moeurs/fondem_meta_moeurs.pdf

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exister ailleurs que dans notre esprit; c’est pourquoi le désir est un manque constant et

conduit souvent à de vaines souffrances, nous éloignant de ce que nous croyions être et

nous laissant l’esprit brouillé, désespéré face à notre échec perpétuel à assouvir nos

sentiments.

Je ne peux nier que le désir comporte effectivement sa part de terrible. Le combat

entre le désir pulsionnel et la volonté rationnelle est parmi les plus déchirants que l’être

aura à affronter au cours de son existence, tout particulièrement lorsque ce désir s’oppose

diamétralement à ses valeurs ou à celles prescrites par la société. L’homosexualité, par

exemple, bien qu’elle soit de plus en plus largement acceptée, demeure pour plusieurs

une importante source de conflits intérieurs, car elle s’oppose souvent à l’image que

l’individu s’était construit de lui-même ou que la société projette comme « correcte ».

Les désirs contraires à notre volonté consciente nous rendent ambivalents et créent un

intolérable malaise alors que, ne pouvant satisfaire à la fois nos envies et nos devoirs,

nous faisons face à l’angoisse et à l’impasse. Or, on ne peut raisonnablement pas rejeter

ses désirs; on peut bien tenter de les nier ou de les ignorer, mais ils existent. Ainsi, selon

David Hume, la peur, voire la haine viscérale de ses propres sentiments provient de ce

refus de la raison de se soumettre aux pulsions, mais la solution se trouve au cœur même

de ce problème: et si la raison avait avantage à être attentive aux sentiments, à se

construire en fonction d’eux plutôt que contre eux? L’homme s’adapte miraculeusement à

son environnement, même hostile; pourquoi refuser d’en faire de même avec son climat

interne personnel? Une première réaction défensive, face à la violence du désir, est

compréhensible, mais ne saurait l’être si elle perdure. Parce que nous sommes Homo

Sapiens, l’homme qui pense, et que nous sommes élevés comme tels, nous percevons nos

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pulsions comme des vestiges de notre animalité que nous tentons de balayer du revers de

la main, mais c’est grâce au mélange de notre ingéniosité et de ces bas instincts que nous

avons développés une panoplie de techniques de construction, d’alimentation, etc. pour

vivre mieux dans tous les milieux ; la sagesse que nous recherchons ne saurait donc se

limiter à la pure logique. Certes, les objets de notre désir sont extérieurs à nous, mais ils

ne sont pas choisis aléatoirement; leur ensemble reflète notre personnalité profonde, nos

valeurs et, au final, notre identité entière. La simple notion de se soumettre à ses désirs

souligne déjà une erreur de notre part; nous incarnons nos désirs aussi bien que notre

entendement, et il ne peut réellement être question de domination de l’un sur l’autre. Il

est plutôt question de collaboration, d’adéquation de la passion et de la raison : c’est la

seule manière d’être à la fois intègre et libre. Intègre, d’abord, parce que l’acte motivé

d’un commun accord du raisonnement et du désir ne peut représenter que le moi tout

entier; libre, ensuite, car « nous sommes libres quand nos actes émanent de notre

personnalité entière, qu’ils l’expriment3», ce qui ne peut être le cas que quand nous

agissons selon une influence partagée de notre jugement et de nos pulsions, qui sont

autant «nous» que notre raison; plus vulgairement, lorsque nous écoutons à la fois notre

tête et notre cœur, sans tenter de faire taire l’un ou l’autre.

Qui plus est, le désir conduit aussi à une certaine forme de salut. Jean-Paul Sartre

écrivait, expliquant en quoi l’existence précède l’essence, que «l'homme existe d'abord,

se rencontre, surgit dans le monde, et […] se définit après4 ». Le désir, susceptible de

3 BERGSON Henri (1927), Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris : Presses universitaires de France, 180 pages, p.129

4 SARTRE, Jean-Paul (1946), L’existentialisme est un humanisme, Paris : Gallimard, 111 pages, p.29

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provoquer la confrontation du soi que l’on veut raisonnablement devenir et de celui

auquel nous aspirons, semble-t-il, plus naturellement, préside à cette rencontre, à ce

surgissement nécessaire à la définition de l’homme. Chaque décision que nous prenons

parce que nous sentons qu’elle est la bonne alors que nous sommes tiraillés, chaque

centre d’intérêt soudain qui nous plonge dans une passion renouvelée, nous en révèle

davantage sur nos attributs et sur nos buts personnels, ce qui, d’une part, nous permet

d’établir de plus en plus solidement notre identité et d’ainsi éviter une certaine angoisse –

ce qui peut paraître paradoxal, il est vrai; le désir est anxiogène lorsqu’il nous assaille,

mais sa résolution est souvent celle d’une crise sous-jacente qui, insidieusement, par la

négation de soi ou par le maintien dans une crainte et une impression de fragilité

constantes, l’était plus encore – et, d’autre part, nous motive, comme si la stabilité nous

était intolérable, à vouloir dépasser les limites que nous venons de découvrir.

En effet, désirer motive à agir. Le désir étant un manque, nous cherchons à le

combler, compulsivement d’abord, puis avec rationalité dès que nous en acquérons la

capacité. Imaginons, par exemple, que la lecture d’un roman particulièrement brillant

fasse germer chez l’un le désir fébrile de devenir écrivain à son tour. Au départ, rien de

plus, peut-être, que cette envie nouvelle, étrangère, inspirant à la fois curiosité et

appréhension, comme le fait si souvent la nouveauté. Si elle perdure, toutefois, il faudra

forcément établir un plan d’action réfléchi; on ne devient pas auteur en rêvassant sur le

fait de l’être. Ainsi, « l’impulsion ne provient pas de la raison mais est seulement dirigée

par elle5»; la raison est essentielle parce qu’elle trace la voie, mais elle ne peut à elle seule

servir de carburant et inciter au dépassement de soi. À cet égard, notons aussi que

5 HUME, David, op. cit., p.148

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l’ambition, qui est, grossièrement, un désir puissant et dirigé d’élévation, est à la base de

toute réalisation d’envergure, que ce soit, pour notre écrivain, la publication d’un

manuscrit, pour un autre l’achat d’une propriété ou pour un étudiant la réussite d’un cours

particulièrement exigeant. Selon le psychologue humaniste Abraham Maslow et sa

fameuse pyramide, l’accomplissement personnel est le besoin « supérieur » chez

l’humain, celui dont la réalisation est à la fois la plus difficile et la plus gratifiante. Le

désir, supposément si primaire, constituerait ainsi le fil conducteur de l’ensemble des

aspirations humaines et conduirait, ultimement, à l’atteinte des buts les plus nobles et les

plus essentiels, en plus d’être la source d’innombrables démonstrations de l’ingéniosité

humaine. Chaque fois qu’un grand esprit a désiré comprendre un phénomène ou inventer

une solution, il a su décupler les capacités de sa raison pour y parvenir. Le progrès, donc,

voilà où conduit le désir, pour l’individu avant tout, puis pour la collectivité, voire

l’humanité qui en bénéficie. Louons la raison, notre plus grand atout, mais ne nions pas

hypocritement l’influence du désir, même sur les plus intellectuels de nos

accomplissements.

Somme toute, le désir, malgré son caractère impétueux et le trouble qu’il

engendre, est nettement plus qu’un sentiment sauvage et primitif. Il est pour le désirant

telle une flamme intérieure, l’éclairant sur sa nature profonde et le poussant à l’action. Le

chemin qu’il trace, s’il risque fort d’être cahoteux, si certains malheureux semblent n’en

voir jamais la fin, demeure celui de soi, d’une part, et celui du dépassement de ce même

soi d’autre part. Conséquemment, éviter ses désirs par crainte, c’est éviter de vivre

pleinement, c’est échapper aux tourments, certes, mais c’est aussi échapper à son

potentiel, à tout ce qu’il aurait été possible de réaliser, bref, à une vaste part de son

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bonheur. Dans cet ordre d’idées, la libération individuelle, amorcée en grandes pompes

dans les années 1970, doit se poursuivre par l’exaltation des désirs de tout ordre. Le

bonheur de tous passe par le bonheur de chacun, quoiqu’en disent les détracteurs de

l’individualisme. Sa forme actuelle est problématique, j’en conviens, mais c’est que le

crucial équilibre de la raison et de la passion y fait défaut. Les buts personnels, lorsqu’ils

sont minimalement raisonnables, peuvent être étendus à tous, et le désir est nécessaire à

cette bénéfique extension.

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BIBLIOGRAPHIE

BERGSON, Henri (1927), Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris :

Presses universitaires de France, 180 pages FLORIVAL, Ghislaine (1970). Le désir et l'autre chez Proust. Dans: Revue

Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 68, N°97. pp. 31-54. HUME, David (1739), Traité de la nature humaine : Tome II : Des Passions [document

électronique; traduit de l’anglais par Philippe Folliot], Chicoutimi : Les classiques des

sciences sociales, 186 pages

http://classiques.uqac.ca/classiques/Hume_david/traite_nature_hum_t2/hume_traite_natur

e_hum_t2.pdf KANT, Emmanuel (1785), Fondements de la métaphysique des mœurs [document

électronique, traduit de l’allemand par Victor Delbos], Chicoutimi : Les classiques des

sciences sociales, 73 pages

http://classiques.uqac.ca/classiques/kant_emmanuel/fondements_meta_moeurs/fondem_

meta_moeurs.pdf SARTRE, Jean-Paul (1946), L’existentialisme est un humanisme, Paris : Gallimard, 111

pages