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Quel chemin trace le désir?
Héloic O.-Lupot
1995 mots
Concours Philosopher 2015
Le désir est difficile; comme sentiment, d’une part, mais également comme sujet
de rédaction. Dans les mots de Ghislaine Florival, « aborder le thème du désir est en soi
une gageure ou tout simplement une illusion1». Parvenir ne serait-ce qu’à une définition
satisfaisante du désir paraît à peu près impossible. Il serait en effet hasardeux de tenter, en
quelques mots, de décrire les innombrables facettes du désir, qui peut se projeter avec la
même violence sur toute chose, qu’elle soit foncièrement bonne ou mauvaise. Pourtant, la
question que nous nous posons, « Quel chemin trace le désir? », exige que nous sachions
de quoi nous parlons. Nous sommes ici confrontés à une question des plus sérieuses, à la
fois douloureusement nécessaire et inexorablement vaine. Y répondre est lourd de
conséquences, car, si le désir trace le chemin de l’ombre, du vice et de la déchéance, nous
devrions le fuir ou, mieux encore, le traquer tel un ennemi afin de l’annihiler et d’accéder
ainsi au salut; ce sont là les recommandations de certains systèmes moraux dont, à divers
degrés, ceux du catholicisme et du bouddhisme. Au contraire, si la voie que trace le désir
est celle de l’épanouissement personnel, nous devrions nous efforcer de comprendre nos
désirs et de vivre en harmonie avec eux. Il s’agit donc ici de se demander si le désir doit
être traité comme une force extérieure et oppressante ou comme une partie de l’être qu’il
se doit d’assumer afin d’être authentique. Dans cette optique, j’exposerai d’abord la thèse
rationaliste, pour laquelle le désir, étant extrinsèque au désirant, ne peut que l’éloigner de
lui-même, puis, m’appuyant entre autres sur les écrits de Jean-Paul Sartre, David Hume et
Henri Bergson, je répondrai aux arguments soulevés en vue de démontrer que le désir est
plutôt intrinsèque et doit conséquemment être exalté plutôt qu’ignoré ou neutralisé.
1 FLORIVAL Ghislaine (1970). Le désir et l'autre chez Proust. Dans: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 68, N°97. pp. 31-54.
Le désir, par son impétuosité, trouble et effraie l’esprit rationnel. L’homme, dont
l’essentielle liberté est fondamentalement tributaire de la raison, sent, lorsque le désir le
submerge, qu’une part de son autonomie lui est arrachée et qu’il est désormais soumis au
joug de ce puissant sentiment. Les enseignements du Bouddha, entre autres, vont en ce
sens; selon ceux-ci, c’est par l’asservissement du désir à la réflexion que le monde, à
l’instar de l’esprit de chacun, peut être libéré de ses chaînes. Cette analogie entre la
relation de l’homme et de sa passion et celle d’un esclave et de son maître est également
présente chez Kant; à ses yeux, nous sommes de vulgaires marionnettes de nos
sentiments. En effet, même avec de la volonté, nous ne pouvons choisir rationnellement
les objets sur lesquels notre désir se projette, car « le concept du bonheur est un concept
si indéterminé que […] personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que
véritablement il désire. »2 En d’autres termes, nul ne possède le savoir nécessaire pour
choisir ce qui est réellement bon pour lui, car il faudrait pour cela connaître tous les
facteurs qui influenceront notre avenir. Désirer une chose ne garantit donc aucunement
qu’elle soit intrinsèquement bonne, même si nous avons des arguments apparemment
viables en ce sens. Combien de fois, par exemple, croyons-nous que notre situation
s’améliorera si nous obtenons ceci ou cela, ou si nous changeons un aspect ou l’autre de
notre vie, avant de nous apercevoir, lorsque nous atteignons enfin l’objectif souhaité,
qu’il ne correspond pas à ce que nous imaginions et qu’il n’a rien de bénéfique en lui-
même? C’est qu’en plus d’être instables, nos désirs tiennent plus de l’imaginaire que du
réel, ce qui les rend impossibles à combler. L’objet exact que nous convoitons ne peut
2 KANT Emmanuel (1785), Fondements de la métaphysique des mœurs [document électronique,traduit de l’allemand par Victor Delbos], Chicoutimi : Les classiques des sciences sociales, 73 pages, p.31; http://classiques.uqac.ca/classiques/kant_emmanuel/fondements_meta_moeurs/fondem_meta_moeurs.pdf
exister ailleurs que dans notre esprit; c’est pourquoi le désir est un manque constant et
conduit souvent à de vaines souffrances, nous éloignant de ce que nous croyions être et
nous laissant l’esprit brouillé, désespéré face à notre échec perpétuel à assouvir nos
sentiments.
Je ne peux nier que le désir comporte effectivement sa part de terrible. Le combat
entre le désir pulsionnel et la volonté rationnelle est parmi les plus déchirants que l’être
aura à affronter au cours de son existence, tout particulièrement lorsque ce désir s’oppose
diamétralement à ses valeurs ou à celles prescrites par la société. L’homosexualité, par
exemple, bien qu’elle soit de plus en plus largement acceptée, demeure pour plusieurs
une importante source de conflits intérieurs, car elle s’oppose souvent à l’image que
l’individu s’était construit de lui-même ou que la société projette comme « correcte ».
Les désirs contraires à notre volonté consciente nous rendent ambivalents et créent un
intolérable malaise alors que, ne pouvant satisfaire à la fois nos envies et nos devoirs,
nous faisons face à l’angoisse et à l’impasse. Or, on ne peut raisonnablement pas rejeter
ses désirs; on peut bien tenter de les nier ou de les ignorer, mais ils existent. Ainsi, selon
David Hume, la peur, voire la haine viscérale de ses propres sentiments provient de ce
refus de la raison de se soumettre aux pulsions, mais la solution se trouve au cœur même
de ce problème: et si la raison avait avantage à être attentive aux sentiments, à se
construire en fonction d’eux plutôt que contre eux? L’homme s’adapte miraculeusement à
son environnement, même hostile; pourquoi refuser d’en faire de même avec son climat
interne personnel? Une première réaction défensive, face à la violence du désir, est
compréhensible, mais ne saurait l’être si elle perdure. Parce que nous sommes Homo
Sapiens, l’homme qui pense, et que nous sommes élevés comme tels, nous percevons nos
pulsions comme des vestiges de notre animalité que nous tentons de balayer du revers de
la main, mais c’est grâce au mélange de notre ingéniosité et de ces bas instincts que nous
avons développés une panoplie de techniques de construction, d’alimentation, etc. pour
vivre mieux dans tous les milieux ; la sagesse que nous recherchons ne saurait donc se
limiter à la pure logique. Certes, les objets de notre désir sont extérieurs à nous, mais ils
ne sont pas choisis aléatoirement; leur ensemble reflète notre personnalité profonde, nos
valeurs et, au final, notre identité entière. La simple notion de se soumettre à ses désirs
souligne déjà une erreur de notre part; nous incarnons nos désirs aussi bien que notre
entendement, et il ne peut réellement être question de domination de l’un sur l’autre. Il
est plutôt question de collaboration, d’adéquation de la passion et de la raison : c’est la
seule manière d’être à la fois intègre et libre. Intègre, d’abord, parce que l’acte motivé
d’un commun accord du raisonnement et du désir ne peut représenter que le moi tout
entier; libre, ensuite, car « nous sommes libres quand nos actes émanent de notre
personnalité entière, qu’ils l’expriment3», ce qui ne peut être le cas que quand nous
agissons selon une influence partagée de notre jugement et de nos pulsions, qui sont
autant «nous» que notre raison; plus vulgairement, lorsque nous écoutons à la fois notre
tête et notre cœur, sans tenter de faire taire l’un ou l’autre.
Qui plus est, le désir conduit aussi à une certaine forme de salut. Jean-Paul Sartre
écrivait, expliquant en quoi l’existence précède l’essence, que «l'homme existe d'abord,
se rencontre, surgit dans le monde, et […] se définit après4 ». Le désir, susceptible de
3 BERGSON Henri (1927), Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris : Presses universitaires de France, 180 pages, p.129
4 SARTRE, Jean-Paul (1946), L’existentialisme est un humanisme, Paris : Gallimard, 111 pages, p.29
provoquer la confrontation du soi que l’on veut raisonnablement devenir et de celui
auquel nous aspirons, semble-t-il, plus naturellement, préside à cette rencontre, à ce
surgissement nécessaire à la définition de l’homme. Chaque décision que nous prenons
parce que nous sentons qu’elle est la bonne alors que nous sommes tiraillés, chaque
centre d’intérêt soudain qui nous plonge dans une passion renouvelée, nous en révèle
davantage sur nos attributs et sur nos buts personnels, ce qui, d’une part, nous permet
d’établir de plus en plus solidement notre identité et d’ainsi éviter une certaine angoisse –
ce qui peut paraître paradoxal, il est vrai; le désir est anxiogène lorsqu’il nous assaille,
mais sa résolution est souvent celle d’une crise sous-jacente qui, insidieusement, par la
négation de soi ou par le maintien dans une crainte et une impression de fragilité
constantes, l’était plus encore – et, d’autre part, nous motive, comme si la stabilité nous
était intolérable, à vouloir dépasser les limites que nous venons de découvrir.
En effet, désirer motive à agir. Le désir étant un manque, nous cherchons à le
combler, compulsivement d’abord, puis avec rationalité dès que nous en acquérons la
capacité. Imaginons, par exemple, que la lecture d’un roman particulièrement brillant
fasse germer chez l’un le désir fébrile de devenir écrivain à son tour. Au départ, rien de
plus, peut-être, que cette envie nouvelle, étrangère, inspirant à la fois curiosité et
appréhension, comme le fait si souvent la nouveauté. Si elle perdure, toutefois, il faudra
forcément établir un plan d’action réfléchi; on ne devient pas auteur en rêvassant sur le
fait de l’être. Ainsi, « l’impulsion ne provient pas de la raison mais est seulement dirigée
par elle5»; la raison est essentielle parce qu’elle trace la voie, mais elle ne peut à elle seule
servir de carburant et inciter au dépassement de soi. À cet égard, notons aussi que
5 HUME, David, op. cit., p.148
l’ambition, qui est, grossièrement, un désir puissant et dirigé d’élévation, est à la base de
toute réalisation d’envergure, que ce soit, pour notre écrivain, la publication d’un
manuscrit, pour un autre l’achat d’une propriété ou pour un étudiant la réussite d’un cours
particulièrement exigeant. Selon le psychologue humaniste Abraham Maslow et sa
fameuse pyramide, l’accomplissement personnel est le besoin « supérieur » chez
l’humain, celui dont la réalisation est à la fois la plus difficile et la plus gratifiante. Le
désir, supposément si primaire, constituerait ainsi le fil conducteur de l’ensemble des
aspirations humaines et conduirait, ultimement, à l’atteinte des buts les plus nobles et les
plus essentiels, en plus d’être la source d’innombrables démonstrations de l’ingéniosité
humaine. Chaque fois qu’un grand esprit a désiré comprendre un phénomène ou inventer
une solution, il a su décupler les capacités de sa raison pour y parvenir. Le progrès, donc,
voilà où conduit le désir, pour l’individu avant tout, puis pour la collectivité, voire
l’humanité qui en bénéficie. Louons la raison, notre plus grand atout, mais ne nions pas
hypocritement l’influence du désir, même sur les plus intellectuels de nos
accomplissements.
Somme toute, le désir, malgré son caractère impétueux et le trouble qu’il
engendre, est nettement plus qu’un sentiment sauvage et primitif. Il est pour le désirant
telle une flamme intérieure, l’éclairant sur sa nature profonde et le poussant à l’action. Le
chemin qu’il trace, s’il risque fort d’être cahoteux, si certains malheureux semblent n’en
voir jamais la fin, demeure celui de soi, d’une part, et celui du dépassement de ce même
soi d’autre part. Conséquemment, éviter ses désirs par crainte, c’est éviter de vivre
pleinement, c’est échapper aux tourments, certes, mais c’est aussi échapper à son
potentiel, à tout ce qu’il aurait été possible de réaliser, bref, à une vaste part de son
bonheur. Dans cet ordre d’idées, la libération individuelle, amorcée en grandes pompes
dans les années 1970, doit se poursuivre par l’exaltation des désirs de tout ordre. Le
bonheur de tous passe par le bonheur de chacun, quoiqu’en disent les détracteurs de
l’individualisme. Sa forme actuelle est problématique, j’en conviens, mais c’est que le
crucial équilibre de la raison et de la passion y fait défaut. Les buts personnels, lorsqu’ils
sont minimalement raisonnables, peuvent être étendus à tous, et le désir est nécessaire à
cette bénéfique extension.
BIBLIOGRAPHIE
BERGSON, Henri (1927), Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris :
Presses universitaires de France, 180 pages FLORIVAL, Ghislaine (1970). Le désir et l'autre chez Proust. Dans: Revue
Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 68, N°97. pp. 31-54. HUME, David (1739), Traité de la nature humaine : Tome II : Des Passions [document
électronique; traduit de l’anglais par Philippe Folliot], Chicoutimi : Les classiques des
sciences sociales, 186 pages
http://classiques.uqac.ca/classiques/Hume_david/traite_nature_hum_t2/hume_traite_natur
e_hum_t2.pdf KANT, Emmanuel (1785), Fondements de la métaphysique des mœurs [document
électronique, traduit de l’allemand par Victor Delbos], Chicoutimi : Les classiques des
sciences sociales, 73 pages
http://classiques.uqac.ca/classiques/kant_emmanuel/fondements_meta_moeurs/fondem_
meta_moeurs.pdf SARTRE, Jean-Paul (1946), L’existentialisme est un humanisme, Paris : Gallimard, 111
pages