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Inacheve
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« L’acte d’écrire exige une parfaite innocence, et l’innocence est de plus en plus
rare dans ce guignol philosophique où l’opinion des autres et la gloire de paraître
sont reines, où tout commence par un manuscrit, et finit par un manuscrit. La
fragile innocence, l’éphémère modestie sont à la merci de la moindre réflexion de
conscience, et la conscience a tôt fait de les déniaiser ! Pour s’abstenir de ce
regard sur soi qui est initiation à la vanité littéraire, pour refuser cette grande
représentation théâtrale qui s’appelle la vie, une spontanéité à l’abri de toute
tentation serait nécessaire, ou, si la spontanéité fait défaut, une vigilance de
chaque instant. Car il ne suffit pas de renoncer au confort petit-bourgeois d’un
cénacle, encore faut-il ne pas se laisser embrigader dans l’absence de cénacle. À
quoi bon refuser de sculpter notre statue, de nous considérer comme l’auteur
d’une œuvre, si c’est pour jouer le rôle du philosophe marginal, si c’est pour
vendre du marginalisme, pour devenir le polichinelle de l’inachevé ? De tous les
conformismes, le conformisme du non-conformisme est le plus hypocrite et le
plus répandu aujourd’hui. C’est cela le Diable qui nous épie, nous surveille, et
nous guette… La conscience que nous prenons de notre courage le défigure, elle
peut en faire un courage de matamore, c’est-à-dire une caricature ; mais en ce cas
nous n’en demeurons pas moins courageux, malgré nos fanfaronnades ; car un
bouffon peut être héroïque par vanité. Il existe, en revanche, d’autres vertus plus
secrètes, qui sont littéralement assassinées, nihilisées, et d’un seul coup, par la
conscience même qu’on en prend, comme par exemple la modestie, le charme, ou
l’humour. Il n’en reste rien. Cet homme charmant était un charmeur, c’est-à-dire
un pitre ; cet homme si plein d’humour était un humoriste, c’est-à-dire un clown ;
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cet homme effacé et modeste, un vaniteux subtil qui a trouvé le moyen d’attirer et
de collecter les louanges.
2
« … le plus souvent l’intérêt que l’on porte à l’autre, notamment quand cet autre
écrit, n’est pas l’expression de la sympathie, mais plutôt le fruit de la curiosité. La
curiosité n’est friande que de détails biographiques, d’anecdotes plus ou moins
piquantes, de potins, de souvenirs rares et de confidences. La curiosité est
pointilliste ; elle est à l’écoute des faits divers et compose une chronique criblée
de notules ; elle fonde ainsi une connaissance superficielle et dérisoire ; la
curiosité feuillette d’un doigt désinvolte le livre de la biographie. Ce n’est pas
l’amour, c’est le détective et c’est l’inspecteur de police qui ont affaire à des
suspects et accumulent à leur sujet les renseignements. En vérité, la sympathie
commence là où il n’y a plus de place pour la curiosité ; et disons plus : c’est la
curiosité qui barre la route à la sympathie ! Si vous êtes curieux de moi c’est que
vous n’avez pas de sympathie pour moi. Si vous cherchez à savoir quelque chose
sur moi, à glaner quelque détail scabreux, c’est que vous ne voulez pas me
connaître. Oui, la curiosité s’oppose à la sympathie comme l’amateur à l’amant,
comme la sélection à l’élection : l’amateur trie, range et détaille les individus à la
manière d’un collectionneur qui classe des échantillons dans une série abstraite
ou un genre impersonnel. L’amour, par contre, est indifférent aux menus détails
et aux particularités matérielles ; c’est sa générosité même qui lui donne cette
apparence évasive, négligente et parfois un peu approximative. L’amour ne
sélectionne pas des caractères, il adopte la personne tout entière par une élection
massive et indivise. L’amour ne veut rien savoir sur ce qu’il aime ; ce qu’il aime,
c’est le centre de la personne vivante, parce que cette personne est pour lui une
fin en soi, ipséité incomparable, mystère unique au monde. J’imagine un amant
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qui aurait vécu toute sa vie auprès d’une femme, qui l’aurait aimée
passionnément, et ne lui aurait jamais rien demandé et mourrait sans rien savoir
d’elle. »
4
« Quant à l’exigence morale elle-même, elle se réduit à un presque-rien, à quelque
chose d’impalpable… Cet impalpable est justement la qualité de l’intention et la
pureté du cœur. Si l’on me pousse à bout et si l’on réclame à toute force une
réponse, voici de nouveau l’évidence de cette chose innommée, inexprimable vers
laquelle convergent à l’infini les mots, et que les mots ne rencontrent jamais…
Chose décevante au terme d’une rencontre irritante ! Sans elle pourtant, rien ne
commence ni s’achève ; sans elle la vie morale n’est qu’une façade glorieuse ou un
système de mœurs distinguées. À tout moment l’évidence renaît… pour se
brouiller et disparaître à nouveau, et ne disparaît qu’en reparaissant. Il n’y a rien
à dire sur elle ; mais il faut beaucoup de temps pour dire qu’il n’y a rien à en dire ;
il faut beaucoup de temps pour dire que c’est une chose simple et dissiper les
bavardages grandiloquents, comme il faut beaucoup de temps pour approcher la
vérité impondérable de la mort ou le fugitif éclair de l’innocence. La fine pointe
normative du précieux mouvement d’amour se cache sous la complexité des
motivations psychologiques qui l’émoussent… »
5
« … je ne connais pas mieux la mort à la fin de la recherche qu’au début, je ne
connais pas mieux la mort à la fin de la vie qu’au début, car le mystère qu’elle
éveille n’est pas une chose cachée quelque part, tapie dans un coin ; ce mystère
est immanent à la totalité de la recherche. Si cette rose avait été secrètement
déposée dans une cachette, la recherche ne serait en effet qu’une feinte, un simple
stratagème destiné à nous conduire au port ; une recherche pour faire semblant.
Or la terre promise est une terre éternellement compromise ! »
6
« D’une part, chaque fois est une pointe aiguë, unique dans toute l’éternité, et par
conséquent incomparable, irremplaçable, inimitable, inestimable ; plus que
rarissime : précieuse infiniment ; la valeur de l’unique est à proprement parler
inévaluable ; tel est le fait d’avoir été, d’avoir vécu, d’avoir aimé. Mais d’autre part,
la chose infiniment précieuse devient à la longue infiniment douteuse si elle n’est
jamais répétée. C’est ici la misère de la temporalité et de la moralité qui donne un
sens profond à la répétition. Une chose que l’on m’a dite et que personne n’a
jamais répétée, c’est comme si elle n’avait jamais été dite ; elle se perd, souvenir
indiscernable de l’oubli, dans le lointain des âges et la nuit des siècles. »
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« Était-ce à Prague ? Était-ce moi ? N’ai-je pas confondu mes souvenirs avec ceux
d’un autre ? Et il en est ainsi de tout ce qui advenu une seule fois dans l’éternité,
et puis jamais plus ! Never more ! Le premier-dernier baiser, la primultime
rencontre. Un doute éternel enveloppera dans son linceul d’incertitude ce qui
jamais ne fut réitéré. »
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« « Maintenant nous allons vivre », chante Ulysse quand il retrouve enfin sa
Pénélope. Hélas ! Ils vont vivre, et le rideau tombe : car l’opéra de Fauré s’en tient
là. Hélas, ou heureusement ? Nous ne saurons jamais ce que fut cette vita nova
que les amants allaient vivre. Mais personne ne nous empêche d’imaginer le
lendemain et le surlendemain de cette grande fête : une fois réinstallé dans son
Palais d’Ithaque, voilà qu’Ulysse cesse de conter ses aventures, il est distrait,
taciturne, il ne mange plus la soupe de l’épouse ; la ride de la conscience
soucieuse jette une ombre sur son front et ternit l’innocence de son bonheur. (…)
ce qui lui manque, c’est quelque chose d’autre, que le retour à la fois consacre et
abolit : c’est le malheur du bonheur suprême, qui est un malheur métaphysique,
et c’est la tristesse de la joie, qui est tristesse immotivée ; Ulysse regrette l’instant
où il a confusément entrevu Ithaque, l’instant où l’île de son espoir hésitait
encore entre l’inexistence et l’existence. »
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« La musique (…) est elle-même une sorte de silence, parce qu’elle impose silence
aux bruits, et d’abord au bruit insupportable par excellence qui est celui des
paroles. Le plus noble de tous les bruits, la parole – car il est celui par lequel les
hommes se font comprendre les uns des autres – devient, quand il entre en
concurrence avec la musique, le plus indiscret et le plus impertinent. La musique
est le silence des paroles comme la poésie est le silence de la prose, elle allège la
pesanteur accablante du logos et empêche que l’homme ne s’identifie à l’acte de
parler. Le chef d’orchestre attend pour donner le signal à ses musiciens que le
public se soit tu, car le silence des hommes est comme un sacrement dont la
musique a besoin pour élever la voix… » (227)
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L’artiste joue avec l’immédiat comme le papillon avec la flamme. Un jeu
acrobatique et périlleux ! Pour connaître intuitivement la flamme il faudrait non
seulement voir danser la petite langue de feu, mais épouser du dedans sa
chaleur ; joindre à l’image la sensation existentielle de la brûlure. Le papillon ne
peut que s’approcher de la flamme au plus près, frôler sa chaleur brûlante et
littéralement jouer avec le feu ; mais si, avide de la connaître encore mieux, il
vient imprudemment à pénétrer dans la flamme elle-même, que restera-t-il de lui
sinon une pincée de cendres ? Connaître la flamme du dehors en ignorant sa
chaleur, ou bien connaître la flamme elle-même en se consumant en elle, savoir
sans être, ou être sans savoir, - tel est le dilemme. »
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