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COMMUNICATION Quels indicateurs épidémiologiques, pour quelle politique de santé ? D’après l’intervention d’A. Tursz, pédiatre épidémiologiste, directeur de recherche, Inserm, U750, Villejuif Les indicateurs épidémiologiques ont deux fonctions principales : ils servent de guides à l’élaboration des pro- grammes politiques de santé publique et permettent d’évaluer les résultats de ces actions. Les indicateurs descriptifs visent à mesurer l’état de santé global des populations, à décrire des comportements de santé et de soins et à identifier des priorités, ce qui soulève la question de l’identification de facteurs de risque. Les indicateurs d’évaluation mesurent, lorsque c’est pos- sible, l’impact épidémiologique des politiques mises en œuvre. Toutefois, on est parfois contraint de se limiter à une évaluation des processus. La définition de tous ces indicateurs doit être claire et précise. Les données utilisées pour les construire doivent être fiables, car le choix des indicateurs conditionne la pertinence de l’évaluation. Ces données doivent de plus être aisément accessibles et facilement utilisables en routine par les pro- fessionnels de santé et les responsables des actions. La majorité des données disponibles sont collectées en routine (statistiques de mortalité, certaines données de morbidité). Les données de mortalité sont recueillies de façon obli- gatoire et standardisée (codage des causes de décès à partir de la classification internationale des maladies de l’OMS). Elles sont faciles d’accès sur internet à l’adresse : www.ce- pidc.vesinet.inserm.fr. Ces données permettent des comparaisons internationales et l’analyse d’évolutions dans le temps. En revanche, elles présentent certaines imperfections : un découpage en tran- ches d’âges hétérogènes de peu de signification par rapport au développement de l’enfant et de l’adolescent (514 ans, 1524 ans) ; une fiabilité relative du fait de la qualité variable de la certification, d’où des difficultés d’interprétation, et notam- ment dans certaines tranches d’âge. Il est difficile, en France, d’utiliser les données de mortalité entre un et 14 ans comme indicateurs d’évaluation, car les chiffres sont trop faibles pour être significatifs et comparables d’une période à une autre. Entre 15 et 24 ans, ces chiffres sont utilisés pour évaluer les politiques de prévention des accidents, en particulier des accidents de la route. Si, en période périnatale, l’analyse des différentes composantes de la mortalité est très instructive sur l’impact des diverses stratégies de prévention et de prise en charge, en revanche, au-delà de la période néonatale et jusqu’à l’âge d’un an, les incertitudes sur la signification des chiffres sont nombreuses. Ainsi, en ce qui concerne les homicides, les données du Centre d’épidémiologie des causes médicales de décès de l’Inserm (CépiDc) doivent être comparées avec les données judiciaires car les statistiques de mortalité officiel- les (CépiDc) souffrent d’une sous-déclaration de ces homi- cides (notamment dans le cas du syndrome du bébé secoué). En ce qui concerne la maladie, les données de morbidité sont d’utilisation complexe. Dans le cas des statistiques de l’hospitalisation publique, il existe d’importants biais de recrutement. Les registres (cancers, malformations congéni- tales, maladies rares...) constituent un outil très utile, mais d’une grande variabilité dans la qualité, l’exhaustivité et la couverture géographique. Ainsi, il existe deux registres nationaux des tumeurs, de bonne qualité, mais, en ce qui concerne les malformations congénitales par exemple, il n’existe que trois registres régionaux pour toute la France, ce qui ne couvre pas tous les problèmes, notamment en termes d’exposition à des facteurs tératogènes (par exem- ple, il n’y a pas de registre en Bretagne). Il y a peu de données concernant la santé globale (de recueil obligatoire pour certaines ; d’accessibilité variable) et portant sur des échantillons représentatifs. Il faut citer les certificats de santé (huit premiers jours, neuvième mois, vingt-quatrième mois), le bilan de santé de la sixième année (mais il n’y a plus de données de niveau national à l’Éduca- tion nationale depuis 2001) et l’enquête Drees/EN/InVS en milieu scolaire (échantillon national représentatif, de taille variable selon les années, parfois faible). Toutefois, le taux de couverture de ces données est en baisse. Ainsi, en ce qui concerne les certificats de santé obligatoires, le taux moyen départemental pour 100 nais- sances domiciliées est passé de 73 % en 1992 à 61 % en 2003, Journal de pédiatrie et de puériculture (2008) 21, 168170 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: http://france.elsevier.com/direct/PEDPUE/ 0987-7983/$ see front matter doi:10.1016/j.jpp.2008.04.005

Quels indicateurs epidemiologiques pour quelle politique de sante ?

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COMMUNICATION

Quels indicateurs épidémiologiques, pour quellepolitique de santé ?

Journal de pédiatrie et de puériculture (2008) 21, 168—170

Dispon ib le en l igne sur www.sc iencedi rect .com

journa l homepage: http://f rance.e l sev ier.com/di rect/PEDPUE/

D’après l’intervention d’A. Tursz, pédiatreépidémiologiste, directeur de recherche,Inserm, U750, Villejuif

Les indicateurs épidémiologiques ont deux fonctionsprincipales : ils servent de guides à l’élaboration des pro-grammes politiques de santé publique et permettentd’évaluer les résultats de ces actions.

Les indicateurs descriptifs visent à mesurer l’état desanté global des populations, à décrire des comportementsde santé et de soins et à identifier des priorités, ce quisoulève la question de l’identification de facteurs de risque.

Les indicateurs d’évaluation mesurent, lorsque c’est pos-sible, l’impact épidémiologique des politiques mises enœuvre. Toutefois, on est parfois contraint de se limiter àune évaluation des processus.

La définition de tous ces indicateurs doit être claire etprécise. Les données utilisées pour les construire doivent êtrefiables, car le choix des indicateurs conditionne la pertinencede l’évaluation. Ces données doivent de plus être aisémentaccessibles et facilement utilisables en routine par les pro-fessionnels de santé et les responsables des actions.

La majorité des données disponibles sont collectées enroutine (statistiques de mortalité, certaines données demorbidité).

Les données de mortalité sont recueillies de façon obli-gatoire et standardisée (codage des causes de décès à partirde la classification internationale des maladies de l’OMS).Elles sont faciles d’accès sur internet à l’adresse : www.ce-pidc.vesinet.inserm.fr.

Ces données permettent des comparaisons internationaleset l’analyse d’évolutions dans le temps. En revanche, ellesprésentent certaines imperfections : un découpage en tran-ches d’âges hétérogènes de peu de signification par rapport audéveloppement de l’enfant et de l’adolescent (5—14 ans, 15—24ans) ; unefiabilité relativedu fait de laqualité variablede lacertification, d’où des difficultés d’interprétation, et notam-ment dans certaines tranches d’âge. Il est difficile, en France,d’utiliser les données de mortalité entre un et 14 ans commeindicateurs d’évaluation, car les chiffres sont trop faibles pour

0987-7983/$ — see front matterdoi:10.1016/j.jpp.2008.04.005

être significatifs et comparables d’une période à une autre.Entre 15 et 24 ans, ces chiffres sont utilisés pour évaluer lespolitiques de prévention des accidents, en particulier desaccidents de la route.

Si, en période périnatale, l’analyse des différentescomposantes de la mortalité est très instructive sur l’impactdes diverses stratégies de prévention et de prise en charge,en revanche, au-delà de la période néonatale et jusqu’àl’âge d’un an, les incertitudes sur la signification des chiffressont nombreuses. Ainsi, en ce qui concerne les homicides, lesdonnées du Centre d’épidémiologie des causes médicales dedécès de l’Inserm (CépiDc) doivent être comparées avec lesdonnées judiciaires car les statistiques de mortalité officiel-les (CépiDc) souffrent d’une sous-déclaration de ces homi-cides (notamment dans le cas du syndrome du bébé secoué).

En ce qui concerne la maladie, les données de morbiditésont d’utilisation complexe. Dans le cas des statistiques del’hospitalisation publique, il existe d’importants biais derecrutement. Les registres (cancers, malformations congéni-tales, maladies rares. . .) constituent un outil très utile, maisd’une grande variabilité dans la qualité, l’exhaustivité et lacouverture géographique. Ainsi, il existe deux registresnationaux des tumeurs, de bonne qualité, mais, en ce quiconcerne les malformations congénitales par exemple, iln’existe que trois registres régionaux pour toute la France,ce qui ne couvre pas tous les problèmes, notamment entermes d’exposition à des facteurs tératogènes (par exem-ple, il n’y a pas de registre en Bretagne).

Il y a peu de données concernant la santé globale (derecueil obligatoire pour certaines ; d’accessibilité variable)et portant sur des échantillons représentatifs. Il faut citer lescertificats de santé (huit premiers jours, neuvième mois,vingt-quatrième mois), le bilan de santé de la sixième année(mais il n’y a plus de données de niveau national à l’Éduca-tion nationale depuis 2001) et l’enquête Drees/EN/InVS enmilieu scolaire (échantillon national représentatif, de taillevariable selon les années, parfois faible).

Toutefois, le taux de couverture de ces données est enbaisse. Ainsi, en ce qui concerne les certificats de santéobligatoires, le taux moyen départemental pour 100 nais-sances domiciliées est passé de 73 % en 1992 à 61 % en 2003,

Quels indicateurs épidémiologiques, pour quelle politique de santé ? 169

pour le certificat du neuvième mois, et de 68 % en 1995 à 55 %en 2004, pour le certificat du vingt-quatrième mois. Parailleurs, la qualité de l’information dans ces certificats laisseà désirer, et de nombreuses données sont sous-renseignées,souvent en raison de phénomènes d’autocensure, pour nepas « stigmatiser » un enfant ou une famille (les variablessous-renseignées étant, par exemple, le score d’Apgar et laprésence de malformations). Les médecins qui n’ont prati-quement aucun retour quant à l’exploitation de ces donnéessont sans doute peu motivés pour remplir avec soin lescertificats.

Les indicateurs issus des données médicosociales sontd’une fiabilité contestable, voire impossibles à élaborer.Ainsi, la fréquence des mauvais traitements à enfants, parexemple, est une inconnue quasi-totale du fait de multiplescauses : définitions variables, existence de maltraitances auxlimites imprécises et d’accès difficile (les violences psycho-logiques), multiplicité de sources et de chiffres, unitéd’observation variable selon la source, double comptage,tendances impossibles à suivre (augmentation ? Changementde pratique ?), données de dates différentes, d’où desdifficultés de comparaison et de synthèse.

Les facteurs de risque socioéconomiques méritent unintérêt tout particulier. En effet, le bas niveau socioécono-mique des familles est très généralement considéré commeun indicateur de vulnérabilité pour l’enfant et sert à ciblerdes actions, et il existe beaucoup d’écrits sur la précarité etbeaucoup d’actions dirigées vers les « précaires », souventsans preuve du rôle « causal » de la précarité. Certes, lesmauvaises conditions socioéconomiques sont reconnuescomme jouant un rôle dans plusieurs pathologies (MSN,accidents, saturnisme. . .), mais une des principales carac-téristiques de la petite enfance est sa dépendance complèted’un milieu familial (social, économique, culturel, éducatifet affectif), et on doit donc s’interroger sur le rôle respectifde chacun de ces facteurs. Dans le cas de la maltraitance, laquestion centrale est bien : quelle est la part des facteurssocioéconomiques et des facteurs affectifs ? Une étudemenée sur les morts suspectes de nourrissons par l’U750de l’Inserm auprès des tribunaux a bien montré la prédomi-nance des problèmes affectifs sur les facteurs socioécono-miques (rôle péjoratif de la prématurité et deshospitalisations néonatales prolongées, rôle de l’isolementmoral des mères, aucun facteur économique associé à lasurvenue du syndrome du bébé secoué).

Il convient de noter également que, contrairement auxidées reçues, l’incapacité des mères à faire face aux exi-gences d’un petit bébé ne semble pas forcément liée à untrouble psychiatrique. Mais on manque cruellement d’étudeset donc de connaissances globales concernant ce domaine dela santé mentale de l’enfant (et de sa famille).

Les données collectées dans le cadre de la recherche nesont pas toujours d’accès facile (volonté et possibilité duchercheur d’informer la communauté professionnelle« locale ») ; elles sont d’interprétation plus ou moins simplepour un profane et sont plus ou moins récentes (sachant queles données épidémiologiques perdent vite de leur perti-nence).

Dans le domaine de la recherche, il faut noter qu’il existeen France des recherches sur des maladies (cancer, asthme,

obésité. . .), plus axées sur l’étiologie que sur la fréquence,mais qu’il n’y a jamais eu de grande enquête en populationsur la santé de l’enfant, comme celle sur l’adolescent(Inserm, 1994) et qu’il n’y a donc pas de connaissance del’état de santé globale et de l’ensemble de la morbidité.Enfin, certains domaines sont peu ou pas couverts, notam-ment la maltraitance et la santé mentale.

Dans ce dernier cas, le problème de carences en donnéesest majeur, et la recherche épidémiologique en santé men-tale est une nécessité face au problème actuel de l’offre desoins. Des indicateurs récents de santé mentale sont indis-pensables pour guider les politiques d’allocation de ressour-ces et doivent être recueillis en population générale (lesdonnées recueillies en population générale étant très dif-férentes de celles qui passent par le filtre des servicesspécialisés et des professionnels de la psychiatrie). Or iln’existe à ce jour que deux études françaises de ce type(cadre scolaire) : celle de Chartres (1994) et celle de larégion PACA (2006), toutes deux portant sur la même tranched’âge (enfants du cycle primaire). Ces études révèlent unpourcentage total de troubles psychologiques non négli-geable (allant de 12,4 à 22,6 %). Face à cette situationinquiétante, mener des recherches dans ce domaine engen-dre des difficultés considérables : notamment, une granderéticence à voir pénétrer la « sphère privée » et un vif débatsur l’extrapolation de la littérature scientifique internatio-nale et sur l’utilisation d’outils d’évaluation validés inter-nationalement.

En conclusion, pour améliorer l’apport de l’épidémiologieaux politiques de santé pour l’enfant et l’adolescent, ilconvient, notamment :

� d

’améliorer l’accès aux données, notamment pour lesprofessionnels de terrain et les responsables de politiques(évaluation de leurs actions) ; � d ’améliorer la coordination entre chercheurs et respon-

sables de collecte « en routine » (collaboration autour dela signification d’un indicateur) ;

� d e donner aux observatoires les moyens de leurs missions

(ONED. . .) ;

� d e construire des indicateurs qualitatifs ; � d e construire des indicateurs au niveau européen (mala-

dies rares) ;

� d ’améliorer la formation des médecins quant au remplis-

sage des documents perçus comme « administratifs »(certificats de santé et de décès. . .) ;

� d e permettre à la cohorte Elfe d’être un véritable outil de

suivi d’indicateurs de santé globale ;

� d e se prémunir de la censure et du dogmatisme dans la

recherche comme dans le recueil en routine, dans lerespect absolu des règles d’éthiques.

COMMENTAIRES

D’apres l’intervention d’A. Martinot, professeur de pedia-trie, Lille

Le rôle des soignants dans l’évaluation de la santé de l’enfantest primordial, et l’évaluation et l’épidémiologie en pédia-trie doivent être développées pour que les politiques de

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santé puissent être déterminées à partir d’indicateursvalides.

Ce rôle peut être envisagé à quatre niveaux :

� la

qualité des informations recueillies par les soignants estessentielle, par exemple, pour les certificats de santéobligatoires ou lors de la participation à des observatoiresou registres ; � le s objectifs épidémiologiques doivent être pris en

compte dès la conception des bases de données informa-tiques de plus en plus nombreuses. Trop peu de donnéesutilisées en sont actuellement extraites. La conceptiondes logiciels doit faciliter l’extraction des données etveiller à leur compatibilité avec d’autres bases pourpermettre des regroupements de données ou descontrôles de qualité. Des données cumulées concernantles services d’urgences sont ainsi désormais disponibles enrégion parisienne, permettant une surveillance réelle desmaladies infectieuses ;

� la

conception et la réalisation d’études épidémiologiquesen pédiatrie restent essentielles et seront favorisées parune meilleure formation initiale et continue à l’épidé-miologie (création d’un groupe de recherche épidémio-logique en pédiatrie et mise en place d’un DIUd’épidémiologie clinique en pédiatrie à l’initiative dudocteur Chalumeau). Ces études doivent être réaliséesen collaboration avec l’INVS et les unités de rechercheInserm ; � la participation des soignants aux choix des objectifs et

des indicateurs de santé est primordiale.

Cette mobilisation nous permettrait d’exiger un retour del’information, essentiel à notre motivation, une juste recon-naissance de notre collaboration lors de la valorisation desétudes et enfin la détermination de choix de politique desanté de l’enfant en fonction d’objectifs et d’indicateursnationaux, mais également régionaux compte tenu des dis-parités de santé et de moyens existant entre les régions.