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POLITIQUE 2 POLITIQUE para!t 5 fois par an + 3 numéros hors série Abonnement annuel : 35 Étudiants, chercheurs d’emploi, Omnio : 15 Si une facture est souhaitée : 40 Compte bancaire 210-0327119-87 au nom de POLITIQUE asbl Administration et rédaction POLITIQUE, rue Coenraets 68 B-1060 Bruxelles téléphone : +32 (0)2 538 69 96 télécopie : +32 (0)2 535 06 93 courriel : secretariat@politique.eu.org http://politique.eu.org Direction Henri Goldman (rédacteur en chef), Hugues Le Paige et Bernard Richelle Secrétariat de rédaction Jérémie Detober Mise en page ZINC POLITIQUE est éditée par l’asbl POLITIQUE avec l’aide de la Communauté française de Belgique. Ce numéro a été réalisé grâce au soutien de la Direction générale de la Coopération au développement. A ujourd’hui, 20% des humains s’approprient 86% des ressources naturelles. Le mode de production/ consommation des pays industrialisés, nous le savons, est de loin, le plus prédateur, comme en attestent les mesures de l’empreinte écologique laissée par les diverses sociétés humaines. Cependant la situation évolue très rapidement. Certaines économies du Sud ayant entamé leur révolution industrielle et/ou agricole il y a une ou deux décennies à peine sont aujourd’hui en plein essor. Cependant, au plan global et mondial, les disparités dans la répartition des richesses continuent à s’accroître de manière, semble-t-il, inéluctable... À l’échelle mondiale, les récentes crises (alimentaire, financière, climatique) donnent l’impression que le système global s’est emballé dans une spirale infernale de production et de consommation, menant à l’épuisement progressif des ressources naturelles, avec des conséquences à moyen et à long terme sur l’avenir de la planète et de sa population, par ailleurs toujours croissante. DÉVELOPPEMENT DURABLE : UN CONCEPT DÉPASSÉ ? Depuis le sommet de la Terre de 1993, le concept de « développement durable » s’est progressivement imposé dans le vocabulaire des organisations de la société civile et dans celui des organismes de solidarité internationale et de coopération en particulier. À l’époque où la notion surgit, on définit le développement durable comme étant celui qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Du local au global QUELS MODÈLES DE DEVELOPPEMENT POUR LE MONDE DE DEMAIN ?

quels modèles de developpement pour le monde de demain

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POLITIQUE para!t 5 fois par an + 3 numéros hors sérieAbonnement annuel : 35 !Étudiants, chercheurs d’emploi, Omnio : 15 " Si une facture est souhaitée : 40 "

Compte bancaire 210-0327119-87 au nom de POLITIQUE asbl

Administration et rédactionPOLITIQUE, rue Coenraets 68B-1060 Bruxellestéléphone : +32 (0)2 538 69 96télécopie : +32 (0)2 535 06 93 courriel : [email protected]://politique.eu.orgDirection Henri Goldman (rédacteur en chef), Hugues Le Paige et Bernard Richelle Secrétariat de rédaction Jérémie Detober Mise en page ZINC

POLITIQUE est éditée par l’asbl POLITIQUE avec l’aide de la Communauté française de Belgique.

Ce numéro a été réalisé grâce au soutien de la Direction générale de la Coopération au développement.

A ujourd’hui, 20% des humains s’approprient 86% des ressources naturelles. Le mode de production/

consommation des pays industrialisés, nous le savons, est de loin, le plus prédateur, comme en attestent les mesures de l’empreinte écologique laissée par les diverses sociétés humaines. Cependant la situation évolue très rapidement. Certaines économies du Sud ayant entamé leur révolution industrielle et/ou agricole il y a une ou deux décennies à peine sont aujourd’hui en plein essor.

Cependant, au plan global et mondial, les disparités dans la répartition des richesses continuent à s’accroître de manière, semble-t-il, inéluctable...

À l’échelle mondiale, les récentes crises (alimentaire, financière, climatique) donnent l’impression que le système global s’est emballé dans une spirale infernale de production et de consommation, menant à l’épuisement progressif des ressources naturelles, avec des conséquences à moyen et à long terme sur l’avenir de la planète et de sa population, par ailleurs toujours croissante.

DÉVELOPPEMENT DURABLE : UN CONCEPT DÉPASSÉ ?Depuis le sommet de la Terre de 1993, le concept de « développement durable » s’est progressivement imposé dans le vocabulaire des organisations de la société civile et dans celui des organismes de solidarité internationale et de coopération en particulier. À l’époque où la notion surgit, on définit le développement durable comme étant celui qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs.

Du local au global QUELS MODÈLES DE DEVELOPPEMENT POUR LE MONDE DE DEMAIN ?

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Si, jusqu’à un certain stade, ce concept a pu apparaître comme une réponse de différents acteurs (États, monde économique, société civile) pour reconsidérer la croissance économique à l’échelle mondiale afin de prendre en compte les aspects environnementaux et sociaux du développement, il semble montrer aujourd’hui ses limites. Il s’avère en effet quelque peu obsolète et inadapté face à l’évolution des sociétés humaines et pour ceux qui cherchent des réponses non plus tournées vers les générations futures mais bien vers celles d’aujourd’hui. Il ne s’agit plus d’anticiper les problèmes sociaux et environnementaux mais de les résoudre urgemment.

Que le concept de développement durable soit dépassé ou non, ses aspects essentiels, à savoir les capacités de la planète et les inégalités d’accès aux ressources, posent des questions philosophiques, éthiques, politiques.

DES ALTERNATIVES AU MODÈLE CAPITALISTE ?« À la contre-utopie que représente le néolibéralisme dominant répondent néanmoins certaines alternatives, comme celle de la décroissance, qui fait son chemin depuis quelques années. Et les espoirs d’avancées s’incarnent, en bas, dans des luttes quotidiennes et novatrices : pour les droits des travailleurs à travers le monde, pour les logiciels libres, pour la gestion publique de l’eau »1.

La formule « agir local/penser global » utilisée pour la première fois au sommet sur l’environnement de 19722, reprendrait-elle sens ?

De manière générale, c’est sous l’impact de l’aggravation des perturbations économiques, sociales, écologiques et

climatiques, que de nouvelles formes de solidarité, telle l’économie solidaire, et de nouveaux courants de pensée, tel celui de la décroissance, par exemple, se présentent comme une critique radicale de la société de consommation, du développement et donc du capitalisme.

ET LA COOPÉRATION AU DÉVELOPPEMENT DANS TOUT ÇA ?Depuis un demi-siècle et la dernière vague des indépendances asiatiques et africaines, la coopération au développement caractérise l’un des pans des relations entre ex-pays colonisés et anciennes puissances coloniales. Teintées tour à tour de paternalisme, de charité et d’intérêts bien compris, les politiques de coopération ont systématiquement promu les modèles de développement en vogue dans les pays donateurs. En Europe occidentale, les coopérations officielles sont ainsi passées d’une vision modernisatrice portée par des cohortes d’assistants techniques auprès des jeunes États du Tiers-monde, à une vision néolibérale du tout au marché, et d’intégration à marche forcée des économies du Sud dans une économie marchande mondialisée. À charge d’une frange d’ONG de porter d’autres conceptions de la coopération et du développement, orientées sur la solidarité plutôt que sur l’aide, sur l’enjeu des inégalités dans les rapports sociaux plutôt que sur une croissance économique dont on constate qu’elle est confisquée par quelques-uns.

Actuellement, le discours dominant sur la Coopération, en gros celui de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), s’interroge à juste titre sur l’efficacité de l’aide au développement. Seulement, la remise en question s’arrête aux méthodes de la coopération sans toucher aux politiques. Celles-ci restent soumises aux recettes de l’idéologie

néolibérale : marchandisation des services sociaux, privatisation, démantèlement des services publics, affaiblissement des politiques publiques... En conséquence de quoi, là où on peut la constater, l’augmentation dans la création de richesses va de pair avec celle des inégalités sociales, de la pauvreté et de l’exclusion. Il est urgent de réorienter la Coopération vers des politiques de développement qui garantissent une redistribution équitable des ressources.

En tant qu’acteur de solidarité internationale, SOLIDARITÉ SOCIALISTE entend contribuer au renforcement d’organisations populaires (mouvement paysan, mutuelles de santé, mouvements sociaux urbains...) dont le point commun est de poursuivre, à la base, le changement social et politique susceptible d’améliorer les conditions d’existence des populations les plus vulnérables.

L’objectif du présent dossier est d’interroger divers modèles de développement à la lumière d’expériences menées au plan local par ces acteurs de terrain. Ces expériences innovantes en matière de souveraineté alimentaire et d’économie solidaire ouvrent en effet des pistes de réflexion et d’analyse au plan global, non seulement pour les mouvements sociaux mais aussi pour toutes celles et ceux qui s’interrogent sur les perspectives d’un autre monde possible. Nous vous proposons de les découvrir au fil des pages de cet ouvrage. !

JACQUES BASTINSOLIDARITÉ SOCIALISTE

1 « Espoirs d’en bas », Manière de voir, n°112, août-septembre 2010, p. 5.

2 Par René Dubos.

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S i l’on entend par « dé-veloppement » l’amé-lioration des conditions matérielles et sociales de vie des humains sur la Terre, force est de

constater que les politiques mises en œuvre depuis soixante ans, par des États nationaux aussi bien que par des organisations internationales, n’ont pas donné des résultats très convaincants : dans l’ensemble, les inégalités relatives entre les nations les plus riches et les plus pauvres ont grandi considérablement. S’y est-on mal pris ? Pourquoi a-t-on obtenu les résultats inverses de ceux que l’on prétendait atteindre ? Et com-ment faudrait-il s’y prendre à l’ave-nir ? Examinons brièvement ces trois questions.

S’Y EST-ON MAL PRIS ?Depuis la fin de la Seconde Guerre

mondiale, les États nationaux et les organisations internationales ont voulu résoudre le problème des iné-galités de développement en appli-quant dans les pays du Sud les mo-dèles qui avaient fait leurs preuves dans ceux du Nord. Quatre modèles ont ainsi été mis en œuvre : celui de la modernisation nationale (qui avait bien réussi en Europe occiden-tale et plus tard au Japon), celui de la révolution communiste (qui sem-blait alors réussir en Russie et en Eu-rope centrale), celui de la compéti-

tion néolibérale (qui triomphait en Europe occidentale et en Amérique du Nord) et celui du socialisme dé-mocratique (qui avait fait la pros-périté des pays de l’Europe scandi-nave). Chacun de ces modèles sui-vait une des voies possibles de l’in-dustrialisation : soit la voie capita-liste, soit la voie socialiste ; en s’ap-puyant soit sur l’État, soit sur un ac-teur de la société civile. Toutes les tentatives de développement qui ont été menées dans les pays du Sud de-puis soixante ans (et même depuis un siècle) ont pris pour guide l’un ou l’autre de ces quatre modèles, ou bien des formes de combinaison entre eux.

POURQUOI DES RÉSULTATS SI DÉCEVANTS ?

La question est très complexe car chaque cas est particulier et beau-coup de facteurs interviennent. Ce-pendant, quel que soit le modèle préféré des dirigeants politiques en place, les résultats ont rarement été convaincants, même s’ils ont lais-sé des traces durables. Dès les an-nées 1950-1960, beaucoup de pays ont ainsi expérimenté, sous la fé-rule d’États forts, voire autoritaires, la voie du capitalisme nationaliste modernisateur (l’Inde, l’Égypte, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, la Corée du Sud, Taïwan...) ; d’autres, celle du socialisme révolutionnaire (Cuba, Chili, Nicaragua, Algérie, Cambodge,

Vietnam, Burkina Faso, Angola...) ; mais ces tentatives ont vite mon-tré leurs limites : endettement ex-cessif, corruption, incompétence, instabilité politique, coups d’État... Plus tard, à partir des années 1980-1990, la voie du capitalisme néolibé-ral a été imposée ou choisie presque partout (aussi bien en Amérique la-tine qu’en Asie et en Afrique) ; mais les coûts (sociaux, écologiques, éco-nomiques, culturels) de ce modèle l’ont, le plus souvent, rendu ineffi-cace, voire inapplicable. Le modèle du socialisme démocratique est alors revenu à la mode, surtout en Amé-rique latine (au Venezuela, en Boli-vie, au Brésil, en Équateur, au Nica-ragua…) ; ces tentatives sont tou-jours en cours et il est donc trop tôt pour les évaluer.

Parmi les nombreuses raisons qui devraient être invoquées pour ex-pliquer les difficultés rencontrées par les dirigeants politiques et éco-nomiques, j’en retiendrai trois qui me paraissent assez généralisables. D’abord, aussi bien dans les pays du Sud que dans ceux du Nord, les ac-teurs dirigeants, tant publics que privés, qui se sont inspirés de ces modèles, les ont, le plus souvent, « idéologisés » : ils ont beaucoup parlé de développement mais en ont fait fort peu ; ils s’en sont davantage servis comme discours légitimateurs que comme véritables guides pour orienter leur gestion ; ils ont essayé

Entre vraisemblance et utopieEn réaction aux récentes crises qui ont secoué le monde, les interrogations se font persistantes sur le modèle économique actuel. Des notions comme la décroissance, le développement durable ou l’économie sociale solidaire tentent, à leur manière, de fournir des pistes pour une alternative au modèle de développement capitaliste. Mais rien n’est simple et les questions ne manquent pas.

GUY BAJOITsociologue du développement, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, membre du Centre Tricontinental (Cetri)

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de faire croire à leurs citoyens qu’ils cherchaient à promouvoir l’intérêt général, alors qu’ils s’occupaient sur-tout de poursuivre leurs intérêts par-ticuliers ; ils ont ainsi dévoyé les mo-dèles de leurs finalités proclamées. Ensuite, ils se sont sabotés récipro-quement : chaque fois qu’un acteur voulait vraiment mettre en œuvre l’un ou l’autre de ces modèles dans l’un ou l’autre pays, il s’en est trou-vé d’autres, au-dedans comme au-de-hors, qui ont cherché à faire échouer sa tentative. Enfin, quoi qu’ils en disent, les pays les plus dévelop-pés n’ont le plus souvent aucun in-térêt à voir se développer ceux qui le sont moins, et donc les en ont généralement empêchés. En consé-quence, jusqu’à présent, dans leur grande majorité – à quelques excep-tions près, mais non des moindres –, les acteurs du Sud qui ont dit vouloir faire, ou essayé vraiment de faire du développement, ont rarement été as-sez forts ou assez honnêtes (ou les deux), pour surmonter ces trois obs-tacles majeurs. Ce sont donc moins les modèles en eux-mêmes qui doi-vent être incriminés que les acteurs, tant au Sud qu’au Nord, qui s’en sont inspirés et ont prétendu les mettre en œuvre.

COMMENT S’Y PRENDRE À L’AVENIR ?

Le diagnostic ci-dessus débouche sur une impasse désespérante : en ef-

fet, avec les humains tels qu’ils sont, il n’y a aucune raison que les choses changent à l’avenir. Il me semble très irréaliste d’espérer que les col-lectivités humaines, qui se livrent à une compétition effrénée depuis des millénaires, comprennent tout à coup que celle-ci les a presque tou-jours entraînées, d’une part, dans une impitoyable logique de guerre et, d’autre part, dans une logique de croissance parfois plus destruc-trice que créatrice. Mais ne déses-pérons pas : rien n’est impossible et d’ailleurs, point n’est besoin, pa-raît-il, d’espérer pour entreprendre !

Cependant, si les raisons énoncées plus haut pour expliquer les piètres résultats sont bien réelles, alors, il faudra imposer le développement à tous ceux qui n’en veulent pas (même s’ils disent le contraire) ! Et pour y parvenir, il faudra construire patiemment une force sociale et po-litique capable de mobiliser assez d’énergie, et fondée sur une utopie crédible du développement. Quelles pourraient être cette utopie et cette force1 ?

L’utopie pourrait être celle de l’économie autogestionnaire (ou so-ciale solidaire), à condition qu’elle ne se limite pas à être « une éco-nomie pauvre pour les pauvres » et qu’elle s’inscrive dans un projet poli-tique. En effet, cette économie peut constituer un mode de production alternatif au capitalisme néolibéral mondialisé, à condition qu’elle de-vienne capable, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui, de rivaliser avec lui sur son propre terrain, sans ce-pendant engendrer les mêmes coûts sociaux, écologiques et culturels. Le défi est donc énorme. Pour qu’il y ait quelque chance de réussir, il faut que les acteurs engagés dans cette voie obtiennent le soutien politique des États et des organisations inter-nationales, sans quoi, soit ils ne se-ront pas compétitifs, soit ils repro-duiront les mêmes effets négatifs. Cette utopie ne pourra donc deve-nir efficace que si elle s’inscrit dans un projet plus large, celui d’un dé-veloppement éthique et durable. Un tel modèle suppose évidemment un contrôle de la compétition (écono-

mique et internationale) par la vo-lonté politique des États, ce qui im-plique, notamment, une régulation de la croissance économique, de l’in-novation technologique et de l’évo-lution démographique. Et cela, sans retomber dans les excès de bureau-cratie des régimes communistes !

La force pourrait être celle du mouvement altermondialiste, à condition qu’il parvienne à propo-ser un projet alternatif clair et mo-bilisateur et qu’il surmonte ses di-visions internes. Et, là aussi, le défi à relever est considérable ! Son uto-pie pourrait être celle dont je viens de parler à condition que les nom-breuses tendances qui composent aujourd’hui le mouvement altermon-dialiste parviennent à se mettre d’ac-cord entre elles pour le soutenir, ce qui est loin d’être évident. En outre, il est essentiel que ce mouvement surmonte ses fortes réticences en-vers son organisation interne : qu’il se donne des finalités, des normes de fonctionnement, des ressources, des stratégies de lutte et... une au-torité qui en soit garante.

Il est essentiel, pour construire cette force, de bénéficier de l’appui du « vieux syndicalisme » européen – celui qui a su, par la mobilisation sociale, donner au capitalisme un vi-sage plus humain grâce à l’État Pro-vidence. Mais cette alliance suppose un gros effort de réforme de part et d’autre, car la collaboration entre les forces de l’ancien monde et celles du nouveau est loin d’être facile au-jourd’hui. En outre, il importe aussi de fédérer dans cette force de nom-breux mouvements sociaux actuel-lement dispersés et trop faibles : les consommateurs, les femmes, les éco-logistes, les exclus, les défenseurs des droits humains...

Bref, nous avons du pain sur la planche. Mais rappelons-nous que le mouvement ouvrier a mis un siècle et demi pour trouver son chemin et imposer ses exigences ! !

1 J’ai développé ces idées dans un livre sous presse : G. Bajoit, Pour une sociologie de combat, Fribourg (Suisse), Academic Press, 2010. Voir surtout le chapitre 6 : « Résistance et alternative au capitalisme ».

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Décroissance ou développement durable ?Les récentes crises (énergétique, alimentaire et financière) ont soulevé un certain nombre d’interrogations sur le modèle économique actuel et relancé le débat sur l’urgence de repenser notre mode de produire, notre façon de consommer et notre rapport à l’environnement. Que faire et comment ?

ENTRETIEN AVEC EDWIN ZACCAÏdirecteur du Centre d’études du développement durable à l’Université libre de Bruxelles

Quand on parle de décroissance et de développement durable, de quoi parle-t-on ?

Le développement durable n’est pas identique à la croissance du-rable. Le développement a pour am-bition d’améliorer le bien-être hu-main. Pour les initiateurs du dé-veloppement durable au niveau de l’ONU, une croissance économique est nécessaire pour les pays du Sud, mais il y a deux conditions essen-tielles à respecter : répartir équita-blement ses fruits, et respecter les limites écologiques.

Le mouvement de la décroissance considère que la croissance écono-mique ne permet plus d’atteindre un mieux-être dans les sociétés, ni de respecter les limites écologiques.

Quelle différence faites-vous entre les deux ?

Il y a d’abord des points communs. Tous deux visent à faire décroître les flux de consommation et de pollu-tion. Le développement durable est beaucoup plus institué et cherche des conciliations avec la croissance économique. Depuis quelques an-nées, il est revendiqué par une sé-rie d’acteurs qui ne satisfont pas des critères de durabilité, ce qui le dé-crédibilise. On assiste à une mon-tée en puissance du discours sur la décroissance comme réaction à ce manque de crédibilité, mais aussi porté par les pannes de croissance que l’on a observées en Occident : il y a une recherche plus forte de mo-dèle alternatif.

Est-ce que décroissance et développement durable font basculer vers un nouveau modèle économique alternatif ?

Comme pour le développement du-rable, il y a différents courants dans la décroissance1. Une école d’éco-nomistes, notamment américains, dits économistes « écologiques », prône « l’état stationnaire », c’est-à-dire une minimisation des flux de consommation, avec une économie stable. Ces travaux sont illustrés par le célèbre rapport « Halte à la crois-sance ? » (1972). D’autres courants sont bien représentés en France. D’abord dans les années 1970 avec André Gorz, sans oublier Ivan Illich, auteur international très original, ayant marqué les actuels tenants de la décroissance dans ce pays, les-quels s’expriment à partir du début des années 2000, et particulièrement ces dernières années. Y a-t-il pour autant un « modèle », ou est-ce seu-lement une pensée critique ? Il y a en tout cas des propositions de ré-formes, mais nettement moins éla-borées que dans le cas du dévelop-pement durable. Celui-ci s’était re-vendiqué non pas comme un modèle économique alternatif, mais comme la recherche d’une économie au ser-vice des hommes, et durable sur le long terme.

Certains considèrent la décroissance non pas comme un retour en arrière mais comme un après développement. Peut-on dès lors parler de décroissance dans les pays en développement ?

La critique du développement est un courant fort intéressant, por-té notamment par des anthropolo-gues ou sociologues depuis un cer-tain temps également2. Ils souli-gnent les désavantages que le déve-loppement au sens occidental a ap-portés à nombre de populations do-tées d’un mode de vie traditionnelle et en situation précaire. Mais on ne peut parler de décroissance, dévelop-pement ou développement durable indépendamment des contextes, des régions, des groupes concernés. Je pense qu’une idée clé des « dé-croissants », qui préfèrent parfois le terme d’« objecteurs de croissance », est d’interroger les apports et in-convénients de la croissance écono-mique, dans ces différents contextes, en cherchant à lui enlever sa centra-lité et son évidence. Il y a du travail.

Les récentes crises (alimentaire, énergétique et financière) ont-elles donné lieu à une nouvelle approche de la décroissance ?

Elles accréditent l’idée de rupture à venir et, implicitement ou explici-tement, des sympathisants des idées de la décroissance cherchent entre autres à s’y préparer. Ceci contraste avec la vision de réforme graduelle portée par le développement du-

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rable. Chacun s’interroge sur la dif-ficulté à généraliser à une part des populations des pays émergents dont le revenu croît rapidement, un mode d’exploitation des ressources natu-relles particulièrement gourmand. En outre, je pense que la perception de la perte de puissance relative de l’Europe, dans un monde plus mul-tipolaire, incite à chercher d’autres modèles également.

Décroissance et développement durable prônent un retour vers plus d’équilibre, social et écologique, et vers une nouvelle manière de produire et de consommer. Faut-il adopter l’écolo attitude pour aller de l’avant ?

Malgré 40 ans de sensibilisation aux questions écologiques, celles-ci ne sont toujours qu’incomplètement intégrées dans les décisions écono-miques. Certaines questions ont em-piré, en particulier les émissions de gaz à effet de serre, qui sont l’un des

problèmes les plus graves justement face à la poursuite de la croissance. D’autres types de surexploitation des ressources naturelles peuvent trou-ver des solutions, mais les réformes nécessaires sont trop timidement mises en œuvre. L’écolo attitude au sens occidental n’a pas nécessaire-ment de sens partout. Comme pour le développement et la décroissance, les contextes ont la plus grande im-portance. Certains problèmes de dé-gradation du milieu naturel dont vivent les agriculteurs en quasi-au-tosubsistance sont déjà des priori-tés pour ceux-ci, même s’ils ne se qualifieraient pas d’« écolos ». Il y a aussi des questions de santé pu-blique, liées aux déchets, à l’eau ou à l’air pollué, qui sont primordiales. Moyennant des priorités différentes et adaptées au contexte, on peut donc dire que l’idée simpliste selon laquelle la protection de l’environ-nement s’opposerait au développe-ment est un non-sens.

Qui doit agir ? Les institutions, pour les politiques à mettre en œuvre ? Les individus qui doivent adopter de nouveaux comportements ?

La critique frontale de la crois-sance désoriente aujourd’hui les ins-titutions et les entreprises, car elle suppose des révisions du programme de base, et pas seulement de divers softwares, pour faire une analogie avec l’informatique. Ceci dit, dans le domaine du développement, il y a déjà beaucoup de programmes qui visent l’amélioration du bien-être, comme par exemple dans le cas des Objectifs du Millénaire. Jusqu’où une remise en cause de la croissance va-t-elle favoriser ces actions, dont on sait qu’elles sont laborieuses ? L’ap-pel qui est fait, tant par le dévelop-pement durable que par la décrois-sance, et à un degré plus fort pour cette dernière, est de ne pas iden-tifier la hausse du PIB à un progrès en matière de bien-être, mais d’in-terroger les mécanismes en œuvre, les résultats atteints ou non, ain-si que leur durabilité. Dans les pays du Sud, beaucoup d’individus ont peu de choix, et ils sont contraints par des nécessités plus pressantes. Il existe cependant nombre d’initia-tives que l’on pourrait appeler d’éco-nomie sociale, et qui vont se mul-tiplier, avec la hausse de l’instruc-tion et des communications. Il fau-dra voir dans quelle mesure la cri-tique de la croissance va s’y mani-fester de façon importante ou non. Dans les pays occidentaux, certains individus tentent d’expérimenter la « simplicité volontaire ». Cela ne di-minue pratiquement pas les impacts globaux des sociétés où ils vivent mais contribue à diffuser des idées critiques. !

Propos recueillis par Seydou Sarr.

1 Pour plus de détails sur ce sujet voir J. Martínez-Alier, U. Pascual, Fr.-D. Vivien & E. Zaccaï, “Sustainable de-growth: Mapping the context, criticisms and future prospects of an emergent paradigm”, Ecological Economics, Volume 69, n°9, juillet 2010, pp. 1741-1747. Et le livre de Denis Bayon, Fabrice Flipo, François Schneider, La décroissance. Dix questions pour comprendre et en débattre, Paris, La Découverte, 2010.

2 Voir l’anthologie de Majid Rahnema avec Victoria Bawtree, The Post-Development Reader, Zed Books, 1997.

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L es associations ou coo-pératives actives dans le domaine de l’écono-mie sociale et solidaire se divisent en quatre grandes familles, dont

les frontières souvent s’interpénè-trent.

La famille de la finance et de l’épargne solidaire est composée de structures aussi diverses que les as-sociations d’épargne de proximité Ci-gales en France, les coopératives de crédit genre Credal ou Triodos en Bel-gique qui investissent dans le finan-cement des micro-entreprises mon-tées par et pour des collectifs, des personnes sans emplois ou encore des personnes qui désirent lancer une activité indépendante et quit-ter un salariat aliénant. La plupart des structures de micro-crédit dites « Nord-Nord » (par référence au mi-cro-crédit au Sud) possèdent des ca-hiers des charges spécifiques qui im-pliquent que la structure financée intègre des dimensions elles-mêmes solidaires touchant par exemple au secteur social ou culturel. L’enjeu est évidemment ici, même si c’est par-fois bien difficile, d’éviter de repro-duire à petite échelle un micro-capi-

talisme (ou un capitalisme aux pieds nus, comme dirait Serge Latouche1) qui ne ferait qu’appliquer les règles conventionnelles du marché. C’est d’ailleurs ce qu’on lui reproche sou-vent au Sud, certains paysans ayant été plongés dans la spirale vicieuse du surendettement. Pour l’heure, le rôle joué par les collectivités lo-cales, la diversité des parties pre-nantes dans les projets et le respect des principes de l’économie sociale visé par des décrets politiques2 em-pêchent en partie ces dérives. C’est ainsi que diverses boutiques de com-merce équitable ou bio « de proxi-mité » ont pu voir le jour en France comme en Belgique.

RETOUR AU TROCLes associations d’échanges « sans

argent » ou « non monétaires » constituent un second ensemble. Leurs principaux représentants sont les Services d’échanges locaux (Sel). Il s’agit de groupes de personnes qui pratiquent l’échange multilaté-ral de biens et de services en utili-sant un système de bons d’échange, c’est-à-dire une unité de compte propre3 permettant de comptabili-ser les transactions internes. Sont

ainsi échangés des travaux de ré-paration, des gardes d’enfants, des cours de langues... Il arrive que cer-tains associés, très démunis, par-viennent à vivre des fruits de leurs échanges. Mais il faut encore songer aux Réseaux d’échanges réciproques de savoir (RERS), présents principa-lement à Bruxelles et qui permet-tent à leurs membres de s’ensei-gner mutuellement des savoirs spé-cifiques sans même plus passer par le biais d’une monnaie fictive. C’est ainsi que des cours de langues peu-vent s’échanger contre des cours de cuisines ou de musiques. Là encore la force de l’échange tient au fait que, tous statuts professionnels confon-dus (sans emploi ou entrepreneur, professeur ou directeur), les échan-geurs sont reconnus dans leurs com-pétences respectives plutôt que sur leurs avoirs ou leurs manques.

REPOLITISATION DE L’ÉCONOMIEUne troisième famille rassemble la

distribution « bio » et la distribution « équitable », incarnées en France par des réseaux tels que celui des ma-gasins Biocoop ou les Amap4 (pour le bio), Artisans du monde et Andines (pour le commerce équitable). La

ÉCONOMIE SOCIALELe risque “caritatif” d’un projet politiqueOn parle beaucoup aujourd’hui d’économie alternative, d’économie solidaire ou de nouvelles économies sociales. Ces initiatives, qui préfèrent souvent à la beauté des mots se coltiner la réalité des choses, sont pourtant rarement recensées en tant que telles.

BRUNO FRÈREchercheur qualifié du Fonds national de recherche scientifique, maître de conférence à l’Université de Liège et à Sciences Po Paris. Auteur de Le Nouvel esprit solidaire (Paris, Desclée de Brouwer, 2009).

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Belgique n’est pas en reste puisque tout le monde connaît aujourd’hui les célèbres magasins Oxfam et que les Groupes d’achats collectifs (Gac) connaissent un succès grandissant. Ces derniers groupes, que l’on peut comparer aux Amap françaises (bien que des différences organisation-nelles les distinguent) visent à four-nir à leurs membres une alimentation de qualité, produite à proximité de leur ville ou village en échange d’une implication dans la distribution et/ou la production de celle-ci auprès du paysan. Ces initiatives sont por-teuses d’une alternative au « bio » in-dustriel et surtout ont pour vocation de relocaliser l’échange marchand là où le commerce équitable reste éco-logiquement problématique puisque les produits peuvent faire le tour du monde en avion pour parvenir dans nos assiettes. Mais relevons que dans les deux cas, commerce « équitable » ou « de proximité », c’est encore l’in-vestissement citoyen, par le bénévo-lat, qui permet de faire des écono-mies d’échelle pour rétribuer correc-tement des producteurs soucieux de privilégier des produits de qualité.

Enfin, la dernière famille ras-semble ce que les spécialistes (Jean-

Louis Laville en France, Jacques De-fourny en Belgique...) nomment de-puis les années 1980 les services de proximité. Quatre grands secteurs sont concernés : les services de la vie quotidienne (aide aux personnes âgées...), les services d’amélioration du cadre de vie (entretiens d’im-meubles...), les services culturels et de loisirs, les services d’environne-ment (entretiens d’espaces verts, re-cyclage...). L’exemple le plus répan-du en France est celui des Régies de quartiers qui se développent dans la plupart des villes depuis le début des années 1980. En Belgique, on connaît depuis longtemps l’aventure de Terre et ses services variés (recy-clages...). Des structures d’accompa-gnement au développement de tels services existent (par exemple les Pôles d’économie solidaire en France ou Solidarité des alternatives wal-lonne en Belgique avec les structures qu’elle abrite comme Le Germoir ou Azimut). Elles rassemblent des béné-voles et des professionnels qui ten-tent d’appuyer les entrepreneurs de ces services. Tous travaillent par-fois avec les organismes de micro-fi-nances (avec le même genre de ca-hiers des charges), voire avec les ré-

seaux de commerce bio ou équitable.Bien souvent, on envisage ces as-

sociations multiformes comme une repolitisation de l’économie, au sens noble du terme. En effet, ces initiatives « solidaires » ne sont ja-mais référées au « politique » alors même qu’elles traduisent « une ci-toyenneté modeste, ordinaire ». Il se jouerait là, selon les spécialistes, bien autre chose qu’une simple et fragile stratégie de survie, de dé-brouille : la gestion de l’espace pu-blic où l’on se trouve en lien avec au-trui5. Ce qui peut être devient pos-sible, dit-on, « c’est un engagement public de couches dominées qui soient au moins partiellement autonomi-sées des structures de représenta-tions dominantes » (partis ou syndi-cats), « l’affranchissement des appar-tenances et des canaux obligés d’ex-pression, la potentielle inscription du politique au sein même des actions sur le terrain, l’éventualité d’un exer-cice renouvelé de la démocratie ».6

AFFRONTER LA QUESTION DU POUVOIRMais si l’ensemble de ces initia-

tives associatives ou coopératives atteste effectivement d’un élan ci-toyen indéniable, renouvelant par là même un courant d’action né du socialisme associationniste au XIXe siècle7, il reste que deux questions restent pendantes et irrésolues.

1 « L’oxymore de l’économie solidaire », L’alter-économie. Quelle autre mondialisation ?, Revue du Mauss, n°21, 2003, pp. 145-150.

2 Comme par exemple, en Wallonie, le décret relatif à l’économie sociale : http://www.concertes.be/joomla/images/documents/decretes_20081120_moniteur20081231.pdf.

3 Le grain de Sel, le Pigalle, le Piaf, le caillou...

4 Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne.

5 P. Chanial, « La délicate essence de la démocratie : solidarité, don et association », Une seule solution, l’association ? Socio-économie du fait associatif, Revue du Mauss, n°11, 1998, pp. 28-43.

6 J. Ion, « Engagements associatifs et espace public », Mouvements, n°3, 1999, pp. 67-73.

Soupe populaire dans les années 30 (Paris) - (Cliché Keystone)

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D’une part la question de leur réelle organisation politique. Il est probablement un peu idéaliste de se contenter de magnifier cette force démocratique de l’économie soli-daire et cette « essence politique » dont elle serait porteuse. Comme l’écrit Alain Caillé, ces associations sont « politiques, certes, mais où se trouve la forme organisationnelle à grande échelle qui leur permettrait de faire entendre leur voie aux insti-tutions en charge des politiques éco-nomiques et sociales ? Tôt au tard, il faudra bien poser la question du pouvoir, c’est-à-dire poser la question d’une méta association entre les as-sociations existantes. Il faudra bien qu’émergent en somme, des associa-tions spécialisées dans les problèmes d’ordre général, dans la question du liant et de la transversalité »8. Car à force de faire comme si la démocratie pratiquée suffisait, on ne voit guère naître une parole commune suscep-tible de fournir un schéma collectif, comme le syndicalisme à l’époque, dans lequel les espoirs divers pour-raient s’investir. Faute d’incarnation dans un lieu (que tous pourraient in-vestir démocratiquement et à tour de rôle), le pouvoir est pour ainsi dire dilapidé entre diverses chapelles qui s’opposent parfois les unes aux autres. Il existe pléthore de fédéra-tions, de regroupements, d’unions de l’économie sociale ou solidaire – que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle européenne – qui au mieux s’ignorent mutuellement et au pire se disputent ouvertement.

Oser affronter la question du pou-voir donc, tout en conservant son essence populaire, voilà peut-être le pari à venir de l’économie sociale et solidaire pour devenir une réelle suggestion politique. Une sugges-tion qui n’omet pas de s’inquiéter de démocratie comme bien souvent la gauche radicale a pu omettre de le faire en visant une révolution prolé-tarienne qui ne s’encombre pas de la voix du prolétaire.

ENTRE ALTRUISME ET PLAISIR DU LIEN SOCIAL

Ce premier problème est gros du second. La force des mouvements so-ciaux de jadis était de pouvoir comp-ter sur une masse précisément pro-létarienne qui se reconnaissait une commune condition d’existence : la misère. Il ne s’agissait pas d’aider le plus pauvre pour respecter une règle morale, comme le font aujourd’hui certains bénévoles de la nouvelle économie sociale ou solidaire. Loin de moi l’idée de critiquer le béné-volat qui en fait plus pour les « ex-clus » de la société de consomma-tion qu’un article comme celui-ci ne fera jamais. Mais cette règle chari-table risque pour sa part de devenir vecteur de dépolitisation. À force de s’investir, le nez dans le guidon, en faveur de ceux (souvent malheureu-sement les mêmes : femmes, étran-gers, chômeurs...) qui subissent la violence du système économique de plein fouet, n’en vient-on pas à sug-gérer une économie qui ne serait que la roue de secours marginale de LA véritable économie, l’authentique, la grande : celle du marché ? Tout se passe parfois en effet comme si l’on acceptait de laisser aux mains des institutions le réel pouvoir politique pour se contenter de la politique du proche évoquée (modeste et ordi-naire), plus efficace. La puissance du mouvement ouvrier qui, depuis le XIXe siècle, a permis d’obtenir tant sur le terrain social était précisément d’avoir été nourrie par des indivi-dus qui n’avaient pas d’autres choix que de s’unir pour faire porter une voie collective, au-delà de l’engage-ment dans le proche. Aujourd’hui, la société s’est à ce point réticulari-sée (entre des salariés relativement

protégés, précaires, à temps partiel ou à durée déterminée) que se re-connaître des raisons communes de lutter n’est plus si simple. Et jusqu’à présent, qu’il s’agisse des épargnants de la finance solidaire, de consom-mateurs de café équitable ou encore du professeur investi dans un RERS auprès des plus démunis, l’altruisme ou le plaisir du lien social prévaut parmi les motifs de l’engagement. Or le monde jusqu’à présent n’a ja-mais pu être réellement transformé que là où des intérêts biens perçus, et collectivisés, parvenaient à faire violemment effraction dans les rap-ports de force institués.

UNE ALTERNATIVE AU CAPITALISMEDans les années 1980 et 1990,

l’économie sociale et solidaire a pu être perçue comme la béquille du ca-pitalisme. Et aujourd’hui, plusieurs de ses adeptes ne l’envisagent tou-jours que comme étant un outil de réinsertion sociale d’« inadaptés »9. En somme l’économie sociale et so-lidaire serait une façon de réinté-grer dans le salariat la masse crois-sante de personnes qui en sont ex-clues, sans pour autant s’interroger sur la nature même d’un système économique qui a besoin de conser-ver cette classe d’exclus en guise de variable d’ajustement. Les Sel pour-raient être politiquement soutenus pour s’assurer que les gens peuvent survivre de leur propre initiative grâce à des monnaies locales (sans pour autant sortir réellement de la pauvreté). Le micro-crédit et l’ac-compagnement de microprojets peu-vent, à terme, se résumer à une forme de contrôle social des chômeurs par l’économie. Et les services de proxi-mité encourent sans cesse le risque de devenir involontairement l’arme de la privatisation d’un ensemble de services publics. Ces risques indi-quent de concert la nécessité d’ex-traire l’économie sociale et solidaire d’une représentation qui la confine à la simple moralisation de l’économie

Économie sociale : le risque “caritatif” d’un projet politique BRUNO FRÈRE

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pour en faire un réel sujet d’écono-mie politique et un objet de lutte au sens strictement marxiste du terme.

Que se tisse la conscience d’une transversalité entre ces différentes initiatives sur base d’intérêts com-muns à défendre (plutôt que sur base d’un élan charitable à l’égard des plus pauvres conduisant par exemple à mettre un euro de plus sur son pa-quet de café labellisé) est probable-ment ce que l’on peut souhaiter de mieux pour l’avenir de ce secteur, si du moins il entend un jour que soit prise au sérieux sa volonté de présen-ter une alternative au capitalisme plutôt que d’en être l’éternelle roue de secours (identité d’ailleurs tris-tement renforcée par le « sociale » d’« économie sociale »).

Aujourd’hui les Gac ou les Amap peuvent permettre un contact sou-tenu entre producteurs et consom-mateurs, ce qui pourrait avoir pour effet de les conduire à partager une même condition de vie ou une même réflexion sur la défense d’in-térêts politiques et marchands com-muns. Mais d’un autre côté, nombre de services de proximité, bien mal-gré eux, sont réduits au rôle de pas-serelles vers le marché du travail, le-quel, pétri d’une idéologie toute re-liftée10, exige des travailleurs tou-jours plus de flexibilité, d’adapta-bilité, de mobilité, d’esprit d’initia-tive, d’autonomie... Entre alterna-tive et pansement, l’avenir de l’éco-nomie sociale et solidaire est incer-tain... et plus que jamais ouvert.!

7 Voir à ce sujet B. Frère, Le nouvel esprit solidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2009.

8 A. Caillé, « Sur le concept d’économie en général et d’économie solidaire en particulier », L’alter économie, quelle autre mondialisation ?, Revue du Mauss, n°21, 2003, pp. 215-236.

9 Comme par exemple dans le sillage de Rosanvallon (La nouvelle question sociale. Repenser l’État Providence, Paris, Seuil, 1995).

À plusieurs reprises vous avez critiqué le système économique dans les médias. Pourquoi ? Que reprochez-vous à cette logique économique ?

Le système économique actuel est basé sur l’accumulation du capital. La poursuite du profit est devenue le principe moteur et l’élément central de l’économie. Ce que je reproche au système économique, c’est son igno-rance des externalités. Le marché est destructeur et ne tient pas compte des dégâts écologiques, sociaux et culturels qu’il engendre. Dans la lo-gique d’accumulation du capital, ces dégâts ne sont pas facturés. Au contraire, c’est la collectivité et les individus qui paient les pots cassés.

Comment expliquer ces dégâts ?

Ils sont causés par la vision à court terme du capitalisme. Le ca-pital exploite les ressources natu-relles à toute vitesse pour produire de la richesse. Mais il le fait sans te-nir compte des limites de la repro-duction de l’environnement. Cela, alors que les limites ont déjà été at-teintes. De plus, le capitalisme dé-truit physiquement, culturellement et politiquement les pays du Sud en fonction de cette logique d’exploita-tion et ce depuis son origine.

Quelles solutions préconisez-vous ?

La solution est là sous notre nez : les pays du Sud. Il faut penser à long terme. Contrairement à ce qui se pratique actuellement, il faut aug-menter le pouvoir d’achat des plus pauvres afin d’écouler la surproduc-tion de nos industries. Cela aura le mérite de réduire les inégalités de ré-partition des richesses entre le Nord et le Sud. Mais l’une des contradic-tions fondamentales du capitalisme est le désir de produire à des coûts toujours plus bas afin de maximiser les profits. C’est pour cela que les en-treprises délocalisent. Or réduire le coût du travail équivaut à diminuer la consommation.

Il est donc temps de remettre en question le capitalisme. Car sa lo-gique saccage la nature et crée des inégalités sociales. Il est temps de revoir notre manière de produire les bases nécessaires à la vie des êtres humains car la logique économique dominante détruit le social et mène l’humanité et la planète à la des-truction. Il faut donc découvrir com-ment fonctionner avec moins, afin de vivre mieux.

Il est temps de mettre en question le capitalisme”La logique économique dominante, basée sur l’accumulation du profit, détruit le social et mène l’humanité et la planète à la destruction. Elle saccage la nature et crée des inégalités sociales. Il est donc temps de découvrir comment fonctionner avec moins.

ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS HOUTARTdirecteur de Centre Tricontinental (Cetri) et fondateur de la revue Alternative Sud. Prêtre et sociologue, François Houtart est une figure reconnue de mouvement altermondialiste.

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Vous souhaitez donc passer à un mode de vie plus qualitatif que quantitatif. Cette idée est défendue par les objecteurs de croissance. Êtes-vous partisan de ce mouvement ?

L’idée défendue par les décrois-sants est intéressante. Mais le terme ne me semble pas approprié. Premiè-rement, il faut y faire attention, car il relève de l’eurocentrisme. Parler de décroissance à l’Afrique serait in-décent puisque tout le monde a be-soin de croître. De plus, l’analyse sur laquelle se base cette idée est trop faible et ne va pas au fond du pro-blème. Ce qu’il faut c’est une autre croissance, construite sur la critique du modèle actuel.

Vous soutenez donc le fait que le monde a besoin de croissance ?

Je soutiens qu’il faut trouver un autre concept, une autre manière de vivre, de produire. Mais il ne faut pas prêcher la décroissance pour la dé-croissance. Surtout auprès des plus pauvres. Ce qu’il faut, c’est plébisci-ter un autre type d’essor. Une crois-sance qui soit liée au bien-être hu-main et à l’environnement. C’est fon-damental.

Le capitalisme cherche pourtant à repousser les limites du progrès. Ces évolutions ont eu des répercussions bénéfiques sur les populations…

Le bien-être de la population a augmenté. C’est indiscutable. Mais il n’est pas le fruit de la logique ca-pitaliste, mais bien des luttes so-ciales. Elles se sont d’ailleurs organi-sées alors qu’une répression énorme était agencée par les détenteurs de capitaux. D’ailleurs, aujourd’hui en-core, dès que le capital se sent suf-fisamment fort, il tente de détrico-ter ces acquis.

Comment fermer la parenthèse du capitalisme ?

Il faut trouver un nouveau concept. Lequel, je ne sais pas. Mais cette logique devra être plus analy-tique et prendre en compte les mé-canismes de la croissance pour les re-définir de manière constructive. At-tention, cela ne doit pas avoir l’air d’un retour en arrière qui enfonce-rait, encore plus, ceux qui n’ont pas bénéficié du type de croissance que nous critiquons.

Les objecteurs de croissance affirment que le capitalisme mènera à la destruction de la planète. Ce qui équivaudrait à une décroissance forcée. Qu’en pensez-vous ?

Je n’aime pas le discours apoca-lyptique. Il est moralisateur et n’aide pas. Mais la situation est grave. Il faut être réaliste. L’empreinte éco-logique et la capacité de reproduc-tion de la planète sont des réalités. En les dépassant, nous sommes en train de nous détruire. C’est mathé-matique. Il est donc clair qu’il faut prendre des mesures et opter pour une autre croissance. Sinon, oui, la décroissance sera inévitable.

À quel type de croissance pensez-vous ?

Il faut créer les bases d’un dévelop-pement humain en adéquation avec les besoins fondamentaux de l’être humain. C’est une logique globale. Mais il n’y a pas un modèle univer-sel. Il y en a des tas. Il y a donc dif-férentes solutions et de multiples ex-périences de terrains possibles.

Lesquelles ?

Il y a des expériences partout et sur tous les plans : environnemen-tal, socio-économique et culturel. Il y a un désir réel de revoir les para-digmes, mais cela reste marginal. Il faut principalement revoir le concept du travail, la protection sociale et le rôle de l’État. Bref, avoir des pers-pectives révolutionnaires pour at-teindre un nouvel horizon. Mais la maîtrise de l’énergie, le contrôle des ressources naturelles, l’intégration de la solidarité dans la construction économique ou encore mettre les res-sources économiques au service du progrès social et de la culture, voi-là autant d’avancées que le capital ne va pas se gêner de contrecarrer rapidement. Il suffit de penser aux contre-réformes agraires.

Vous parlez de changement, pourtant, dans le monde entier des mouvements dits progressistes finissent par adopter le modèle de développement capitaliste. Pourquoi ?

C’est vrai. Nombreux sont les pro-jets sociaux qui finissent dans le néolibéralisme. Ce système est tel-lement universel et la tendance est tellement forte qu’ils se mettent eux aussi au capitalisme. Les « élites » pensent, d’une part, que pour arri-ver à un certain niveau de croissance et de bien-être, il faut développer les forces de production. Et dans un uni-vers capitaliste, la seule manière d’y parvenir, selon eux, est de suivre la méthode capitaliste qui parvient ra-pidement à développer ces forces et qui crée rapidement de la richesse. Mais à leur tour, ils omettent d’y in-clure le coût des externalités sociales et environnementales et détruisent les bases de leur productivité. Ils se sont eux aussi mis à prôner les bien-faits du capitalisme, quitte à minimi-ser les idéaux qui les avaient menés aux luttes de libération de l’écono-mie des pays qu’ils avaient en main.

“Il est temps de mettre en question le capitalisme” ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS HOUTART

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Au final, espérer un changement de type de croissance, n’est-ce pas un rêve irréalisable, une utopie ?

Il faut accepter l’utopie, dans le sens positif du terme. C’est une exi-gence de survie ! Quel est l’ave-nir de l’humanité ? Voulons-nous un monde où une minorité profite des ressources naturelles de la pla-nète alors que la majorité restera au même niveau de bien-être ou pire s’enfoncera de plus en plus ? Et puis, il y a les limites écologiques. Si rien ne change il y aura une multiplica-tion des migrations écologiques, des luttes pour l’accaparement des res-sources et donc une augmentation de l’insécurité internationale. Il est donc nécessaire de changer de lo-gique. C’est là que je vois l’utopie et elle est nécessaire. Il faut faire exis-ter demain ce qui n’existe pas au-jourd’hui. Il est donc indispensable de redéfinir les objectifs communs de l’humanité sur la planète.

Pensez-vous que le monde est prêt à opérer un tel changement ?

Pas encore. On assiste à un chan-gement des mentalités. Le sens de l’urgence s’inscrit dans la conscience collective. C’est un levier qui permet-tra d’aller plus loin. Mais les gens ont peur. Surtout qu’il y a de nombreuses expériences sociales très négatives qui agissent comme des obstacles. Les gens ont peur de perdre leurs ac-quis, mais ils sont dans l’erreur. Leurs avoirs ne sont pas le fruit du capita-lisme, mais des luttes sociales. L’his-toire a prouvé que les grands change-ments s’opèrent quand on est au fond du trou. Attention, il faut éviter le chaos à tout prix, mais l’Homme ne réagit que quand il se trouve devant une situation critique, ce qui retarde la prise de décision. !

Propos recueillis par David Leisdovich.

L’ économie au service de la communauté. Telle est l’idée que tente de concrétiser le gouver-nement vénézuélien à travers le développe-

ment de ce qu’on appelle ici l’éco-nomie communale. Depuis l’élabo-ration de la loi des conseils com-munaux, en 2006, ces instances lo-cales de démocratie participative se sont multipliées pour atteindre en 2009 le nombre de 30 197 à travers tout le pays.

En tant qu’instances de partici-pation et d’articulation entre les citoyens d’un territoire déterminé (l’équivalent de 150 à 400 familles en milieu urbain, à partir de 20 fa-milles en milieu rural et de 10 dans les communautés indigènes), les conseils communaux sont chargés d’exercer directement la gestion des politiques publiques et des projets destinés à répondre aux besoins de la communauté.

L’idée est à présent de regrouper les conseils communaux d’une même zone géographique sous forme de communes, afin d’y développer des activités économiques pouvant non

seulement créer des emplois locaux, mais en plus fournir à chaque com-munauté les biens et services de base dont elle a besoin. Durant le premier semestre de l’année, l’Assemblée na-tionale a donc commencé à élabo-rer deux projets de loi allant dans ce sens : la loi des communes et la loi de développement de l’économie communale. « Ces projets de lois se basent sur les principes qui sont re-pris dans la Constitution de 1999 et qui affirment que la participation des citoyens ne se limite pas seulement au champ politique, par le vote par exemple. Mais que cette participation s’étend aussi à l’exercice direct des différentes formes de gouvernement, d’administration et de gestion aussi bien des entités sociales que des en-treprises », explique le député Ulises Daal, président de la commission de participation citoyenne.

D’après le parlementaire, l’écono-mie sociale consiste en la création d’entreprises communales gérées entre les travailleurs et la commu-nauté. Par ailleurs, « l’État est dans l’obligation de promouvoir la créa-tion d’entités sociales productives et de les financer. Il est également dans

!"#$#%&#'(!

Pari sur le développement d’une économie sociale solidaireLe projet politique de « révolution bolivarienne » impulsé au Venezuela par le président Hugo Chávez contemple l’avènement d’une démocratie participative censée remplacer peu à peu le modèle représentatif classique. Cette sorte de nouveau contrat social, toujours embryonnaire à l’heure actuelle, pose également la question de la place de l’économie dans la société et donc, inévitablement, celle de la propriété des moyens de production.

SÉBASTIEN BRULEZcorrespondant Infosud Belgique

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le devoir de protéger les formes d’or-ganisation économique surgies d’ini-tiatives communautaires ».

LA COMMUNE, LIEU DE VIE ET DE TRAVAIL

Parmi les expériences surgies ré-cemment et appuyées par l’État, fi-gure la commune de Cacique Tiuna, située aux alentours de l’hippodrome de la capitale Caracas. Il s’agit d’une urbanisation de logements sociaux construits l’année dernière par le gouvernement, dans l’idée d’y relo-ger des familles provenant des quar-tiers défavorisés. Le site abrite dans un premier temps 3 600 personnes, dispose d’une école gardienne et d’un établissement primaire qui ou-vrira ses portes à la prochaine ren-trée scolaire. Le lycée ainsi que de nouveaux logements sont actuelle-ment en construction.

Mais plus qu’un simple projet de logements sociaux, Cacique Tiuna se veut une commune en construc-tion, avec sa menuiserie, son centre de formation socioprofessionnelle, son unité de production textile et son entreprise de transport local.

Un des projets les plus avancés à l’heure actuelle dans cette commu-nauté est celui de la menuiserie. Une douzaine d’employés y travaillent tout en y suivant une formation pro-fessionnelle continue. « La plupart des employés n’ont pas de formation initiale en menuiserie », explique Alexis Valdiviezo, formateur dépê-ché sur place par le ministère des En-treprises de base, qui est pour l’ins-tant l’entité chargée de la gestion de l’entreprise. « Notre travail est princi-palement un travail social en faveur de la communauté. L’achat des ma-tières premières ainsi que les ventes sont gérés par le ministère, qui four-nit le mobilier que nous produisons à différents clients. Mais les gens peu-vent venir acheter leurs meubles di-rectement ici à la menuiserie et nous leur vendons à bas prix », ajoute-t-il.

Lors de cette première étape, l’en-

treprise n’est donc gérée ni par les travailleurs ni par la communauté, mais bien directement par le minis-tère compétent. Une fois l’entreprise consolidée, elle devrait, à moyen terme, passer en propriété mixte (État et Commune) et ensuite deve-nir propriété communale.

Pour sa part, Marisol, membre du comité d’infrastructure de la com-mune, s’impatiente. « Je serai sou-lagée lorsque la menuiserie passera réellement aux mains de la commune, s’exclame-t-elle. L’organisation com-munale a besoin de moyens de pro-duction pour se maintenir. Qui dit auto gouvernement dit autofinance-ment. Nous ne pouvons pas dépendre indéfiniment du gouvernement, cela ne fait que perpétuer le système d’as-sistance et l’exploitation de l’homme par l’homme », renchérit-elle.

LE DÉFI DE LA SURVIE ÉCONOMIQUEÀ Cacique Tiuna comme ailleurs,

se pose non seulement la question de l’intégration d’un secteur défa-vorisé de la population à la partici-pation politique et productive, mais aussi de la rentabilité de ces entre-prises et de leur chance de survie dans une économie qui reste encore dans son immense majorité soumise aux lois du marché.

L’économiste Manuel Sutherland, critique de gauche aux politiques du gouvernement Chávez, identifie les problèmes qu’affronte l’économie communale : « Premièrement, de par leur petite taille et leurs difficultés à obtenir des capitaux, ces entreprises ne peuvent pas mettre en place d’éco-nomies d’échelle. Ce qui rend leur pro-duction peu efficace et les limite à produire en très petites quantités et de façon quasi artisanale ». Il ajoute : « L’autre problème, c’est l’absence de

connexion entre les communes, ce qui empêche toute planification efficace de l’économie. Les entreprises com-munales peuvent peut-être produire des meubles, des vêtements, de l’ar-tisanat ou des fruits et légumes dans les régions plutôt rurales, mais elles sont incapables de répondre à grande échelle aux besoins du pays ».

Manuel Sutherland fait remarquer que la création en grand nombre d’entreprises à petit capital n’est pas forcément plus productive que la mise en place d’une entreprise na-tionale par exemple : « Beaucoup de gens à gauche sont favorables aux pe-tits capitaux, aux PME, aux coopéra-tives. Pourtant, à moyen terme, cela fonctionne difficilement. On a vu chez nous comment un très grand nombre de coopératives ont échoué. Non pas parce que les gens étaient de mau-vaise fois, mais simplement parce que c’est difficile à maintenir à moyen terme. Le petit capital est inefficace et improductif ».

En effet, les coopératives consti-tuent le premier test dans la re-cherche d’un nouveau modèle éco-nomique vénézuélien. Entre 2001 et 2005, le nombre de coopératives en-registrées a connu un bond de 1 336 à 94 242, pour arriver au second se-mestre 2009 au chiffre symbolique de 250 000 ! Symbolique parce que selon les estimations officielles, seules 70 000 seraient actuellement solvables et en activité.

La richesse pétrolière du pays n’a jusqu’à présent pas favorisé le déve-loppement d’une industrie ni d’une agriculture productive. Les poli-tiques ont été tournées vers l’impor-tation facile durant des décennies. Aujourd’hui, commencer un proces-sus de développement productif, qui plus est alternatif, n’est pas chose ai-sée. À l’enthousiasme de la popula-tion et aux bonnes intentions poli-tiques, doivent maintenant s’ajouter une analyse et une stratégie écono-mique à long terme. !

!"#$#%&#'(! Pari sur le développement sociale et solidaireSÉBASTIEN BRULEZ

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L e Front national pour la défense de l’écono-mie solidaire, créé au mois de mai 2007, fait partie des actions prises par le parlement brési-

lien pour la reconnaissance des stra-tégies utilisées par le mouvement en faveur de l’économie solidaire au Brésil. Cette décision consolide les efforts réalisés depuis 1980 pour préserver les droits de milliers de ci-toyens exclus du monde du travail. Si au fil du temps le mouvement so-cial a finalement trouvé un écho au Congrès national, c’est aussi grâce au courage, à l’engagement volontaire et à la persévérance de nombreux acteurs et organisations comme Ca-ritas Brésil, le mouvement syndi-cal, des universités, des expériences de gestion du Parti des Travailleurs ou le gouvernement de l’état de Rio Grande do Sul qui a eu l’idée de dé-velopper en 1999-2002 des chaînes de production territoriale.

LE MOUVEMENT SOCIAL DONNE LE TONLe mouvement s’est renforcé à par-

tir de 2002 avec l’apparition du Fo-rum social mondial, du Forum bré-silien d’économie solidaire, du Se-crétariat national de l’économie so-lidaire (Senaes) et plus encore, en 2003, avec la création du Conseil national de l’économie solidaire (CNES). Moment historique dans

l’évolution du mouvement de l’éco-nomie solidaire qui marque l’aboutis-sement des luttes menées sur le ter-rain par des hommes et des femmes à la recherche de solutions pour leur survie. Dans de nombreux pays, dont le Brésil, l’économie solidaire a per-mis à des milliers de personnes de se hisser au-dessus du seuil de pau-vreté. Une opportunité pour des in-dividus et des familles d’améliorer leurs conditions de vie, sur le plan alimentaire, culturel ou en matière d’éducation.

Au Brésil, l’économie solidaire a dépassé le stade de l’expérimenta-tion et bénéficie de mesures d’ac-compagnement de la part du gouver-nement fédéral qui met à contribu-tion différents acteurs dont le Senaes qui collabore régulièrement avec le CNES dont les travaux sont axés sur cinq thématiques : commercialisa-tion, réseaux et chaînes de produc-tion et de consommation ; crédit et finances solidaires ; formation et as-sistance technique ; institutionna-lisation de la politique nationale et création d’un cadre légal. C’est dans ce volet qu’intervient le Congrès na-tional. Le Parlement, en tant que re-présentant de toutes les couches de la population, peut et doit apporter son appui aux actions menées sur le terrain. L’économie solidaire doit re-lever un énorme défi : établir la jus-tice sociale et économique.

LE GOUVERNEMENT EN CHEF D’ORCHESTRE

Tous les ministères participent d’une façon ou d’une autre à l’éla-boration de politiques publiques fé-dérales en matière d’économie soli-daire. Par exemple, le ministère du Développement agraire, par l’inter-médiaire du Secrétariat du dévelop-pement territorial (SDT), a mis en place le concept de « territoires de la citoyenneté ». Il s’agit d’espaces géographiques naturellement inté-grés en raison de leur dynamique so-ciale, politique et économique. L’ob-jectif est d’organiser les chaînes de production par l’intermédiaire de ré-seaux d’appui mutuel, allant jusqu’à structurer une Base de service de commercialisation (BSC) pour garan-tir la distribution de la production. Le programme prévoit également la mise sur pied par les états de sys-tèmes d’appui à l’agriculture fami-liale (Secafes).

D’autres programmes contribuent également à l’expansion de ces po-litiques publiques. Le programme Fome Zero (Faim Zéro), sous la res-ponsabilité du ministère du Dévelop-pement social et de la lutte contre la faim, en est un exemple. Le pro-gramme poursuit d’importantes ac-tions en faveur de l’inclusion pro-ductive et de la sécurité alimentaire et est une référence mondiale pour

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Économie solidaire et politique publiqueDepuis une trentaine d’années, les espaces de participation politique se multiplient au Brésil, offrant aux populations, surtout les plus démunies, la possibilité d’agir pour l’amélioration de leurs conditions de vie. Ici, dans toutes les sphères de la vie économique et sociale, économie solidaire rime avec participation citoyenne populaire.

XAVIER EUDESmilitant social, ex-dirigeant du syndicat des travailleurs dans le commerce à Fortaleza et président de la Centrale unique des travailleurs (CUT) de l’état du Ceará. Il est le fondateur de l’Institut Florestan Fernandes, ONG partenaire de Solidarité socialiste au Brésil. Il est député fédéral pour le Parti des Travailleurs.

Fotos Gov/Ba

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les programmes d’inclusion sociale et de lutte contre la faim. Au sein du ministère du Travail et de l’Em-ploi, le Senaes offre le programme « Économie solidaire en développe-ment » dont les sphères d’actions prévoient l’appui aux chaînes pro-ductives, à la création de travail et de revenu, aux banques com-munautaires et aux fonds de cré-dit rotatif, aux centres de forma-tion, de qualification profession-nelle et d’alphabétisation, aux foires de commercialisation... Le Système national de commerce so-lidaire est en voie d’élaboration et la confection d’une carte des en-treprises solidaires est en cours par l’intermédiaire du Système na-tional d’information sur l’économie solidaire (Sies). De plus, plusieurs états et municipalités ont créé leurs propres organismes responsables de l’implantation de politiques pu-bliques d’économie solidaire.

LE PARLEMENT JOUE SA PARTITIONPour mener à bien toutes ces

politiques, il faut un cadre légal et institutionnel. Deux projets de lois sont en cours d’évaluation au Congrès national. Le premier, déjà approuvé par la Chambre des dé-putés, est actuellement évalué au Sénat et est analysé par la Com-mission des questions sociales. Ce projet de loi propose de réglemen-ter l’organisation et le fonction-nement des coopératives de tra-vail. Il inclut aussi l’instauration d’un Programme national de sou-tien aux coopératives de travail (Pronacoop), qui rendrait dispo-nibles des lignes de crédit avec les ressources du Fonds de sou-tien aux travailleurs (Fat), du bud-get fédéral, en plus des autres res-sources qui seraient allouées par le pouvoir public. Les ressources du Pronacoop pourraient être ad-

ministrées non seulement par les banques officielles, mais aussi par les banques coopératives et les coo-pératives de crédit. Pour cette rai-son, le Front parlementaire pour la défense de l’économie solidaire est en constant dialogue avec les sé-nateurs pour assurer l’adoption de cette loi.

Un autre projet prévoit la créa-tion du Conseil national de finances populaires et solidaires dont la principale finalité sera l’accompa-gnement et l’appui technico-ad-ministratif du secteur coopératif dans le domaine de la gestion fi-nancière, des technologies de cré-dit, des systèmes informatiques, de la formation de cadres tech-niques, de la gestion administra-tive et autres activités inhérentes. De plus, le projet de loi complémen-taire réglemente le fonctionnement des banques populaires qui pour-ront, entre autres activités, capter les dépôts bancaires et l’épargne, opérer des titres de capitalisation et des investissements, recevoir des paiements et donner des quit-tances. La proposition est en cours d’évaluation par la commission du travail de la Chambre des députés. Puisqu’il s’agit d’un thème d’une extrême importance, une audience publique est prévue pour approfon-dir le débat sur le sujet, de façon à donner la plus grande visibilité au contenu de la future loi.

Nous sommes conscients que l’économie solidaire ne peut pas à elle seule éliminer les inégalités imposées par le système de valeurs capitaliste, mais elle peut et doit contribuer à humaniser les proces-sus relationnels entre le capital et le travail. Il ne s’agit pas d’élimi-ner les conflits inhérents à ces re-lations, mais au contraire de mon-trer les différences et formuler les alternatives existantes. !

L a première chose qui vous saute aux yeux en arrivant au siège de la banque Palmas, c’est une large banderole où l’on peut lire : « Dieu a créé le monde, nous avons construit le Conjunto Palmeiras ! ».

Une proclamation pétrie d’une fierté commu-nautaire qui renvoie à une histoire de 37 ans mêlant âpres luttes contre l’injustice sociale et difficiles victoires sur l’indifférence et le mépris des autorités et des agents économiques contre des habitants à qui l’on a toujours nié le droit à l’éducation, au travail et à l’habitat décents.

Aujourd’hui, dans ce quartier situé à 22 km du centre-ville de Fortaleza, au nord du Brésil, après de nombreuses manifestations, mobilisa-tions, organisations communautaires, réalisa-tions de diagnostic citoyens, montages de pro-grammes portés et mis en œuvre par les habi-tants eux-mêmes, le quartier de Conjunto-Pal-meiras dispose d’une véritable banque de déve-loppement local.

Grâce à un système de micro-prêts mis en place en partenariat avec de grandes banques nationales publiques et privées (pour un total de 675 000 euros), les commerçants et produc-teurs du Conjunto Palmeiras peuvent bénéfi-cier de portefeuilles de micro-crédits à la pro-duction. Avec un taux d’intérêt faible, et sui-vant une cartographie de la consommation et de la production mesurées à l’échelle du quar-tier, ces micro-crédits à la production ont per-

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Le palmas, la monnaie de la solidaritéExemple concret d’une initiative d’économie sociale solidaire réussie, la banque Palmas au Brésil allie parfaitement les principes de l’économie solidaire et de l’économie de marché. Créée il y a treize ans, elle fonctionne comme une véritable banque communautaire de développement durable et imprime et diffuse sa propre monnaie, le palmas.

CARLOS DE FREITASconsultant associatif, coauteur du livre Viva Favela ! Quand les démunis prennent leur destin en main (Lafont, 2009)

!)*+,-'! Économie solidaireet politique publiqueXAVIER EUDES

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mis au commerce local de capter près de 93% de la consommation locale. En complément à ce dispositif, des prêts à la consommation sont mis à la disposition des habitants : réalisés en monnaie sociale, le palmas – véri-table billet de banque orné d’un pal-mier vert incrusté d’un « P » argenté, icône de ce que fut le quartier à sa création, un vaste no man’s land peu-plé de palmiers aujourd’hui disparus, écrasés par la forte densité de l’ha-bitat local – ces micro-prêts permet-tent aux habitants d’acheter dans les commerces locaux acceptant le pal-mas, avec un décompte incitatif sur les produits d’au moins 5%. Le pal-mas est indexé à parité sur le réal, la monnaie nationale brésilienne : un palmas vaut un réal.

CRÉER UN RÉSEAU SOLIDAIRE DE DÉVELOPPEMENT DURABLE

Les 42 000 palmas en circulation quotidienne n’ont cours que dans le quartier et ne permettent donc

pas d’acheter à l’extérieur du ter-ritoire. Seuls les commerçants peu-vent changer leurs palmas en reais pour renouveler leurs stocks de mar-chandises lorsque celles-ci ne sont pas disponibles dans les Palmeiras. Il s’agit d’inciter les habitants à préfé-rer l’achat local pour permettre aux agents économiques locaux de créer de l’emploi et contribuer ainsi au dé-veloppement de leur quartier.

1 800 emplois ont été créés depuis l’ouverture de la banque Palmas le 20 janvier 1998 grâce à ce système de solidarité contractuel entre habi-tants, producteurs et commerçants.

Une partie des salaires des em-

ployés habitant le quartier peut être payée en monnaie locale et augmenter ainsi sa vitesse de cir-culation, et donc son poids écono-mique et financier dans le dévelop-pement du district. Des programmes sociaux viennent compléter le dispo-sitif : des formations pour les jeunes et les femmes mais également pour les commerçants ou pour des habi-tants qui souhaitent créer leur coo-pérative de production comme la Pal-maFashion (textile), la PalmaLimpe (produits d’entretien) ou encore la PalmaTur (tourisme).

Les décisions concernant l’orien-tation de la banque communautaire sont prises en concertation avec les habitants, dans le cadre d’un Fo-rum économique local qui se réunit toutes les semaines et qui accueille tous ceux qui souhaitent y partici-per : micro-ouvert, débats sur les thèmes qui (pré)occupent les ha-bitants... Un travail de démocratie directe qui demande une véritable

animation permanente du système, ceci par le biais de contacts réguliers entre l’équipe de permanents de la banque Palmas et les leaders commu-nautaires, mais aussi avec l’ensemble des acteurs du territoire invités à s’intégrer dans les projets des ha-bitants : mairie, universités, écoles, étudiants, commerçants et autres agents économiques, institutions...

Aujourd’hui, 13 ans après la créa-tion de la banque, le système a es-saimé, avec la création de 51 autres banques communautaires réparties sur l’ensemble du Brésil. Ces banques ont géré l’équivalent de 32 millions d’euros pour le compte des banques

« officielles » grâce à un système de « correspondant bancaire » qui les autorise à ouvrir des comptes ban-caires simplifiés, de recevoir le paie-ment des factures d’eau, d’électrici-té... des habitants mais également de leur verser leurs différentes pensions et allocations familiales, en monnaie nationale ou locale.

Chaque banque communautaire dispose en effet de sa propre mon-naie, avec ses propres design et nom qui forgent une identité forte de la communauté qui porte le programme de cette banque de développement d’un nouveau genre.

Les résultats sont étonnants à bien des égards : accès à la formation pro-fessionnelle, une paix sociale amé-liorée par le débat et l’animation lo-cale, une valorisation des richesses et de l’emploi locaux, un essor des ré-seaux de solidarité : c’est une vision à 360° du développement solidaire des territoires laissés pour compte qui décident de prendre eux-mêmes les choix les concernant et d’agir en conséquence.

Et si la lutte contre la précarité et l’isolement des communautés en ca-rence au Brésil est une préoccupa-tion quotidienne des animateurs de l’Institut Palmas, créé en 2003 pour partager la méthodologie et les le-çons apprises par la communauté des Palmeiras, il est des succès aux ac-cents de victoire qui méritent d’être mis en lumière : sous la pression de l’Institut Palmas, la Banque Centrale brésilienne réfléchit aujourd’hui à l’instauration d’un cadre légal de dé-veloppement des monnaies sociales après avoir conclu dans son premier forum sur l’inclusion financière en 2009 à l’efficience des monnaies so-ciales dans le développement endo-gène des communautés.

Une banque des pauvres qui fait plier une banque centrale, ce n’est pas tous les jours, mais cela pour-rait devenir... monnaie courante ! !

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T ous les jours, je ver-sais 1 000 francs CFA (1,50 euro – NDLR) pour le carnet de pointage. L’initiatrice de ce sys-tème m’a aidée à aller

au bout du cycle de six mois. J’étais commerçante de foufou1, je suis maintenant propriétaire d’un restau-rant ! », se félicite Viviane Balenda, veuve avec quatre enfants à charge, en essuyant délicatement son comp-toir, le sourire aux lèvres. Le principe du carnet de pointage (ou de « la ris-tourne ») est plus ou moins toujours le même : chaque adhérent verse une petite somme tous les jours ou toutes les semaines. Après plusieurs mois d’épargne collective, chacun, à tour de rôle, reçoit une grosse somme d’argent.

En famille ou sur le lieu de tra-vail, dans les marchés ou les grandes administrations de la place, le car-net de pointage est une pratique de plus en plus courante à Brazzaville depuis une dizaine d’années. Elle offre une alternative aux banques et organismes de crédit dans les-quels bon nombre de Congolais n’ont plus confiance depuis la fermeture de plusieurs d’entre eux. Un em-ployé de la Digital Radio Télévision

(DRTV) raconte avoir perdu l’argent qu’il avait placé à Humberto Brada, une société qui, au début des années 2000, promettait 30% d’intérêt après 45 jours de dépôt, là où les banques classiques offrent des taux d’intérêt annuels de 5 à 12%. Cette société a rapidement fermé ses portes, rui-nant plus de 25 000 clients... « Mon père a aussi perdu de l’argent par le passé [dans d’autres banques]. Avec les banques congolaises, il faut s’at-tendre à tout ! », conclut cet employé de la DRTV.

DOUBLE INTÉRÊTPour ceux qui cotisent aux ris-

tournes, l’intérêt est double : s’im-poser au quotidien des économies et disposer ensuite d’une somme im-portante d’argent à investir dans un projet. « Grâce à ce système, j’ai ache-té une parcelle. Avec mon salaire, je n’aurais pas pu le faire », se félicite Jocelyne, une secrétaire. Marcel, un commerçant, est tout aussi enthou-siaste : « J’avais parié avec ma femme qu’avant la fin de l’année, j’ouvrirais ma boucherie. C’est désormais chose faite, car le mois passé, j’ai reçu un million de francs CFA (plus de 1 500 euros – NDLR) grâce à une ristourne que j’avais commencée en janvier ».

« Le carnet de pointage permet d’acquérir une somme donnée à une date fixe. Il suffit de respecter ses en-gagements », explique Irène Silakou-na, monteuse à la DRTV, qui a décou-vert ce système dans sa famille, puis l’a expérimenté avec des amis mar-chands quand elle était vendeuse de beignets, et enfin mis en place à son arrivée à la DRTV. Elle est persuadée de permettre ainsi aux plus pauvres d’épargner « sans payer de frais d’ou-verture ou d’entretien de compte, ni d’être confronté aux longues procé-dures administratives nécessaires pour obtenir un crédit ».

« Ma joie à la fin de chaque cycle, qui dure en général dix mois, est de voir un adhérent s’acheter une ma-chine à coudre, un ordinateur ou un sac de foufou... Bref, quelque chose qui va lui servir dans son domaine d’activité », se réjouit Mélanie Tsa-mounoukou, fonctionnaire et ven-deuse de friperie, qui a mis en place une ristourne de cinquante adhé-rents, il y a cinq ans environ, sur son lieu de travail.

PRATIQUES PEU SÉCURISANTES« Je gagne 1% sur chaque verse-

ment », confie Irène. Mélanie recon-naît cependant que gérer une telle

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Risques et bienfaits de l’épargne collectiveLe manque de sérieux de certaines banques amène de plus en plus de Brazzavillois à cotiser à des systèmes d’épargne collective. Simples, ces derniers permettent d’économiser au quotidien et de recevoir ensuite une somme importante pour investir. Gérés de façon artisanale, ils offrent cependant peu de garanties à leurs adhérents.

ANNETTE KOUAMBA MATONDO(Syfia/Centre de ressources pour la presse)

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P lus de dix ans après sa mort, en 1999, âgé alors de 77 ans, Julius Nyerere est toujours très présent dans la vie quotidienne en

Tanzanie. S’il a conservé l’admiration de son peuple, il n’est également pas rare de voir son portrait affiché un peu partout sur les murs. Surnommé le mwalimu (« le professeur » en kiswahili), il est l’homme de l’indépendance de la Tanzanie de 1961 et de la Déclaration d’Arusha de 1967. Ce dernier événement posa les bases de sa politique socialiste et en particulier celle de l’ujamaa (« confraternité » en kiswahili).

Au cours de cette déclaration, Julius Nyerere prôna la propriété commune des biens, l’obligation pour chacun de travailler, et le respect des décisions communautaires. La vision de l’ujamaa, voulue par Nyerere, reposait pour beaucoup sur l’égalité : une société au sein de laquelle chacun aurait les mêmes droits et devoirs, et où personne ne vivrait dans le luxe au détriment du reste de la population.

Dans la foulée et sur le modèle chinois, que suit, presque depuis son indépendance, la Tanzanie, des villages collectifs sont créés. L’idée est de réunir les populations autour d’écoles, de dispensaires et de coopératives agricoles du parti unique. Mais la sauce tarde à prendre. Les infrastructures promises sont longues à venir. Certains paysans, les plus aisés surtout, refusent de se soumettre à l’ujamaa. Tout comme les populations de nomades (Masai par exemple), très durs à sédentariser.

De manière générale, le manque de repères est criant dans la plupart des villages. Les ethnies sont mélangées, de même que les générations. Il n’est pas tenu compte des compétences des chômeurs urbains, envoyés travailler dans les campagnes.

Les élites, elles, refusent de se plier aux règles, tuant ainsi l’esprit de Nyerere.

Certains hommes, préférant rester en ville, envoient leurs femmes aux champs communautaires. De plus, rien n’est fait pour occuper la population des villages durant les périodes creuses. L’État investit surtout dans certains villages pour en faire des modèles que visitent les bailleurs de fonds internationaux lors de leur séjour en Tanzanie.

Devant le manque de résultats qu’il constate, Julius Nyerere ne renonce pas. Au contraire, à la fin de 1973, il décide de passer en force : des familles entières sont déplacées en camion. Son plan est de mettre, en trois ans, tous les paysans du pays dans ces villages. On estime que près de neuf millions de Tanzaniens ont changé de région entre 1973 et 1976.

L’application des idées de l’ujamaa est donc laborieuse, voire impossible. Dès 1979, dans la revue Tiers-monde, le chercheur Zecki Ergas, spécialiste du développement en Afrique, l’affirmait déjà : « La politique des villages ujamaa a non seulement échoué mais elle n’a pas pu vraiment démarrer ». Pourquoi ? Toujours selon Ergas, « cette politique n’avait aucune chance de réussir, étant donné les réalités sociologiques et politiques qui étaient celles de la Tanzanie ».

Il faut attendre 1977 pour voir Julius Nyerere faire marche arrière et contredire ses théories de la Déclaration d’Arusha. Les investissements vont à l’industrie, et certaines compagnies sont dénationalisées. Les investisseurs étrangers, eux, font leur retour.

Le bilan de l’ujamaa n’est guère reluisant. Si les idées y étaient, il aura surtout manqué du réalisme et des moyens au mwalimu Nyerere. Au plus fort de l’ujamaa en 1977, près de 13 millions de Tanzaniens habitaient dans 7 400 villages. S’il y a donc une chose que l’on ne peut enlever à Julius Nyerere, c’est son mérite d’avoir essayé. !

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La vaine stratégie des villages ujaamaARANAUD BÉBIENcorrespondant Infosud Belgique

organisation n’est pas toujours fa-cile : « Un jour, j’ai dû faire face au décès d’un proche et j’ai emprunté de l’argent dans la caisse en me disant que j’allais le remettre le jour de la paye. Mais, il m’est arrivé un autre malheur. Heureusement, j’avais pré-venu mes adhérents...» Un exemple révélateur des faibles garanties qu’offre ce système.

Ceux qui cotisent font presque aveuglément confiance à leurs cais-siers. « Le contrôle se fait à partir d’une fiche, tous les jours, semaines ou mois et l’argent est conservé au do-micile du trésorier... », précise Brice, un ancien adhérent. Un agent des Mutuelles congolaises d’épargne et de crédit (Mucodec) désapprouve lui aussi ces pratiques qu’il juge peu sécurisantes. Même son de cloche du côté du Forum des jeunes entre-prises, institution bancaire qui aide des jeunes à entreprendre une activi-té : « Dernièrement, un incendie s’est déclenché dans une boutique dont le gérant tenait un carnet de pointage. Tout a brûlé. Plusieurs personnes ont perdu leur argent et ne peuvent s’en prendre qu’à elles-mêmes... » !

1 Sorte de pâte comestible à base de farine

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Des champs à la ville, le Mouvement des sans-terreDepuis une trentaine d’années, les espaces de participation politique se multiplient au Brésil, offrant aux populations, surtout les plus démunies, la possibilité d’agir pour l’amélioration de leurs conditions de vie. Ici, dans toutes les sphères de la vie économique et sociale, économie solidaire rime avec participation citoyenne populaire.

ANNE-GAËLLE RICOcorrespondante Infosud Belgique

T ereza da Cruz flâne d’un étal à l’autre et remplit peu à peu son panier de produits frais. « Mes parents étaient des pay-sans, mais j’ai migré, il

y a plus de vingt ans, vers la banlieue de Rio de Janeiro avec mon mari au-jourd’hui décédé. Je travaille comme aide ménagère pour 670 reais (300 euros, NDLR) par mois. C’est la seule source de revenus de la famille car mes deux enfants vont à l’école, ra-conte-t-elle fièrement. Une fois le loyer et les factures payés, il me reste environ 200 reais (90 euros), juste assez pour faire deux repas par jour, si au supermarché, je choisis les pre-miers prix. C’est une voisine qui m’a parlé de ce marché et j’ai bien fait de venir car on y trouve de tout, à peine plus cher ».

CHANGER LA POLITIQUE AGRICOLECette foire, réservée aux produits

biologiques provenant de l’agricul-ture familiale, est une des nom-breuses initiatives organisées par le MST, dans le cadre de son nouveau partenariat entre ville et campagne.

« Nous poursuivons notre lutte ini-tiale pour la distribution de la terre et la réforme agraire mais cela ne suffit plus. Il s’agit désormais de se battre aussi pour un changement de modèle agricole, une agriculture durable et familiale qui respecte la vie humaine et l’environnement », explique João Pedro Stedile, un des fondateurs du mouvement. Pour Leonilde Servolo de Medeiros, professeur à l’Universi-té fédérale rurale de Rio de Janeiro et auteur de nombreux ouvrages sur le MST, « il s’agit d’un pas détermi-nant dans l’histoire de l’organisa-tion, qui a réalisé que les agricul-teurs n’étaient pas les seules victimes de la politique agricole actuelle. Qui sont les premiers consommateurs de produits alimentaires empoisonnés ? Les urbains pauvres ! Il faut les orga-niser et les mobiliser ».

En 2009, le Brésil a été, pour la deuxième année consécutive, le champion mondial de consom-mation de pesticides avec plus de 780 000 tonnes (environ huit mil-liards de dollars, 16% du marché), soit plus de quatre litres par habi-tant. Chaque année, 5 000 paysans

brésiliens meurent intoxiqués par des poisons agricoles et des dizaines de milliers d’autres seraient intoxi-qués. Sans compter les victimes par-mi les consommateurs, qui sont dif-ficiles à recenser. Pire, l’Agence na-tionale de vigilance sanitaire (Anvi-sa) a publié, fin mai, un rapport qui révèle que les agriculteurs brésiliens utilisent des pesticides interdits aux États-Unis, en Europe, et même en Inde et en Chine. « Ces poisons dé-truisent la fertilité des sols, contami-nent l’eau des rivières et les aliments pour finir dans nos estomacs », dé-nonce João Paulo Rodrigues, membre de la direction nationale du MST qui insiste sur la vision à long terme et les quatre volets qui sous-tendent la stratégie de son organisation : pro-duction, recherche, diffusion et dis-tribution.

PROMOUVOIR LE BIO ET L’AGRO-ÉCOLOGIE

Au niveau de la production, « le MST dispose de 79 coopératives de production, 50 de commercialisation, 28 pour l’assistance technique et quatre en charge de l’octroi de crédits.

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Des programmes de renforcement des capacités techniques ont été mis en place, tenant compte des spécificités régionales et environnementales du pays. Enfin, un centre de production de semences biologiques fournit les graines aux paysans », annonce Dou-glas Estevam, représentant en France du MST. Et l’organisation populaire a mis en place un programme de for-mation aux producteurs à travers un réseau d’écoles, qui redécouvrent les techniques ancestrales et en diffu-sent de nouvelles.

Le volet recherche, selon João Pedro Stedile, « ne cherche pas les fertilisants et les pesticides, dans la chimie, mais dans les ressources que la nature nous offre. Les agricul-teurs et les urbains pauvres ont une vague notion des méfaits des pesti-cides mais il reste beaucoup à faire pour la diffusion de l’information –qui est le troisième point de la stra-tégie. Les grands médias, liés à l’in-dustrie de l’agroalimentaire n’ont pas vraiment intérêt à insister sur ce problème qui est pourtant de san-té publique », estime Denis Medei-ros, ingénieur agronome, et secré-

taire général de l’Agence nationale pour l’agro-écologie, qui milite pour une alimentation de qualité dans les quartiers défavorisés des grandes villes brésiliennes. Il y a huit ans, le MST organisait la première journée de l’agro-écologie, destinée exclusi-vement aux agriculteurs. Le public a évolué. Cette année, la manifesta-tion s’adresse à tous les acteurs de la société, et particulièrement aux ur-bains pauvres. « Plus de 3 000 étu-diants, chercheurs, membres d’ONG et représentants de favelas1 étaient présents en mai dernier pour débattre de la dangerosité des pesticides et de l’amélioration de la qualité de l’ali-mentation », raconte José Maria Tar-din, membre du MST et organisateur de l’événement.

Lors de cette journée, une foire visait également à présenter les produits issus de l’agriculture bio-logique aux responsables de bou-tiques et de supermarchés. Car les failles dans le circuit de distribu-tion (le quatrième volet de la stra-tégie) engendrent des surcoûts pour le consommateur final, et freinent la diffusion des aliments biologiques.

Le MST favorise les partenariats entre de petites coopératives d’agri-culteurs et des associations, des fa-velas, des écoles... « Les expériences sont minuscules et n’apparaissent pas dans les statistiques mais elles sont innombrables et elles ont chan-gé la vie de centaines de milliers de personnes », estime Denis Monteiro, qui cite l’exemple d’une exploita-tion de la périphérie de São Pau-lo. Appartenant à un grand proprié-taire terrien, son sol était dégradé par la monoculture et les pesticides quand le MST y a créé un assenta-mento2, occupé par des familles qui vivaient jusqu’alors dans les rues de la capitale économique. Après seu-lement cinq ans d’existence, la com-munauté y produit tout ce qui est nécessaire à la bonne alimentation de ses membres. Les surplus, char-gés sur des bicyclettes, sont vendus via du porte-à-porte dans une fave-la voisine.

« Nous essayons de rendre toutes les initiatives cohérentes, mais nous ne résoudrons le problème de la dis-tribution qu’avec des politiques pu-bliques », estiment les dirigeants du mouvement. La stratégie de l’État, qui a longtemps fait le jeu des rois de l’agroalimentaire, évolue peu à peu. En 2003, le MST a obtenu que la compagnie nationale d’approvi-sionnement (Conab) achète à un prix garanti les produits biologiques en-suite servis dans des établissements scolaires publics. Initié en 2009, le Programme national d’alimentation scolaire (PNAE), devrait généraliser l’expérience. Le MST espère que Dil-ma Rousseff, élue en novembre à la tête du pays, ne fera pas marche ar-rière. !

1 Bidonville urbain situé sur un terrain occupé illégalement, mais plus ou moins reconnu par les autorités. Le plus souvent insalubre (marécages, pentes raides de collines) et dont les habitations sont construites avec des matériaux de récupération.

2 Installation légalisée d’une communauté paysanne sur une terre.

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POLITIQUE 22

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Une démarche vers l’économie équitableCréée il y a 23 ans, la coopérative Andines, basée à Paris, est une entreprise sociale active dans le commerce avec les pays du Sud. Son statut de coopérative et ses engagements pour une économie équitable lui donnent la vocation d’outil alternatif au système économique capitaliste. Sans slogan ni étiquette.

SEYDOU SARRInfosud Belgique

L’ idée de créer une so-ciété coopérative com-merciale est née en 1987 à Bogota, à la fa-veur d’une rencontre entre des Français vi-

vant dans la précarité en Colombie et des artisans et agriculteurs colom-biens tout aussi paumés. Rêve ou vo-lonté de se libérer des conditions so-ciales et économiques difficiles, les futurs partenaires prennent la ré-solution de créer deux entreprises, une en Colombie, l’autre en France. Les structures mises en place, Inte-rexpress en Colombie et Andines1 en France, s’inscrivent tout de suite dans une démarche solidaire, avec comme critère d’action la création d’emplois dans les deux pays. Pour les initiateurs du projet, il ne pou-vait y avoir de justice sociale sans justice économique. « En tant qu’en-treprise alternative, Andines, comme de très nombreuses organisations po-pulaires, a été créée à partir de notre révolte de travailleurs contre l’exploi-tation, les injustices, les inégalités, les colonisations, bref le système ca-pitaliste », explique Michel Besson, responsable des filières en Amérique du Sud et en Palestine.

LE JUSTE PRIXDepuis sa création, Andines com-

mercialise des produits alimentaires ou artisanaux, des meubles et ob-jets de décoration, des bijoux, des vêtements et accessoires, des jouets et instruments. Aujourd’hui, 1 200 produits sont distribués dans près de cinq cents points de vente, des maga-sins, collectivités, associations, en-

treprises, groupements de consom-mateurs et sur Internet.

Comme décrit sur le site Inter-net d’Andines, les objets artisanaux commercialisés par la coopérative sont entièrement créés à la main, « à partir de matières premières lo-cales : argile, bois, métaux, fibres vé-gétales, laine, pierre... Symboliques, traditionnels ou modernes, décora-tifs ou utilitaires, ces objets, tou-jours uniques, sont le fruit de longues heures de travail, de patience et de passion. Ils sont pour la plupart is-sus de savoir-faire ancestraux et donc porteurs de fortes significations so-cioculturelles, de beauté et de poé-sie. Quant aux agriculteurs, ils culti-vent en général de manière naturelle et biologique et offrent des produits de grande qualité ».

La fixation des prix des produits à commercialiser est toujours un mo-ment important qui exige une par-faite analyse et compréhension des enjeux, à tous les niveaux de la fi-lière. « Les prix sont calculés sur la base des coûts des matières pre-mières, de toutes les charges internes et externes, et du travail fourni. La rémunération de celui-ci est déter-minée selon les revenus jugés néces-saires pour vivre correctement par les producteurs eux-mêmes et par les organisations populaires et syn-dicales, locales et nationales. On ad-ditionne ensuite ce prix payé au pro-ducteur à celui de la commercialisa-tion. De nombreux autres travailleurs participent à cette commercialisation et chacun doit être respecté et pou-voir prendre part à cette démarche d’équité : transformateur, transpor-

teur, prestataire de services, embal-leur, financeur, exportateur, impor-tateur, fonctionnaire, distributeur et vendeur, acheteur final », renseigne Andines sur son site. Mais le mar-ché a sa loi, implacable, à laquelle il faut parfois se plier : « Les prix du marché, poussés à la baisse par une publicité et une culture dominantes de surconsommation à bas prix, font que nous ne pouvons pratiquer cette équité autant que nous le désirerions. La concurrence nous oblige à ces li-mites, que nous cherchons avec nos partenaires à repousser quotidienne-ment au maximum, notamment grâce à la qualité des produits et des ser-vices que nous proposons », explique-t-on chez Andines.

L’ÉQUITÉ POUR TOUSLes relations avec ses partenaires

sont basées sur le respect et l’équi-té. Avant toute transaction et avant même toute coopération, les parties prennent le temps de se connaître, de s’apprécier, afin d’établir au préa-lable un cadre clair, équitable et hu-main. « Pour nous, une coopérative de travailleurs, où un homme égale une voix dans toutes les décisions, est une entreprise à but non lucratif avec des engagements qui vont bien au-delà du simple statut de coopéra-tion interne. Il n’est donc pas ques-tion de faire de profit ni au sens per-sonnel ni au sens corporatif. Car, il faut l’avouer, une coopérative peut aujourd’hui très bien enrichir ses sa-lariés ou associés, de manière non so-lidaire avec la société », déclare en-core Michel Besson. Même si sa dé-marche s’inscrit dans la mouvance du

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commerce équitable, Andines n’en revendique pas pour autant l’éti-quette. « Nous avons été les premiers à utiliser ces termes français en 1989, et cela signifiait pour nous réellement l’équité dans les échanges et donc dans l’économie. Partout et concrète-ment pour tous les travailleurs impli-qués dans une filière, des producteurs aux usagers, en passant par les trans-formateurs, transporteurs et commer-çants grossistes et détaillants », sou-ligne M. Besson.

Pour autant, tout en restant dans cette philosophie, la coopérative se garde aujourd’hui de faire du terme commerce équitable son leitmotiv ou son slogan. « Nous avons dû aban-donner le terme “commerce équi-table” lorsqu’il a été peu à peu ré-duit aux seules relations Nord-Sud et aux seuls producteurs du Sud. L’équi-té pour tous est une question subver-sive, politique. Le néolibéralisme a réagi et le commerce équitable ou fair trade ou encore comercio justo, est devenu un concept non seulement ca-ritatif et paternaliste (les riches doi-vent aider les pauvres) mais aussi ce-lui d’une nouvelle niche commerciale où ont pu s’engouffrer les multinatio-nales et la grande distribution, avec à l’appui des marques totalement pri-vées comme Max Havelaar, financées à coup de millions d’euros par ces grandes entreprises et les gouverne-ments, qui sont les moteurs de l’éco-nomie destructrice des hommes et de la biodiversité » déclare notre inter-locuteur. Aujourd’hui, Andines défi-nit son travail comme une tendance « vers une économie équitable ». Pour Michel Besson et son organisation,

le commerce équitable n’est pas une mode mais une question de respon-sabilité. « Face à la généralisation des effets dévastateurs des modes actuels de gestion de la mondialisa-tion, le commerce équitable est un incontestable enjeu de société. Loin d’être un secteur à part, susceptible d’être réduit à une œuvre caritative ou à la marchandisation symbolique de la pauvreté (jouant sur les senti-ments de culpabilité du client), il est autant une affaire de responsabilité collective que de comportement indi-viduel, c’est-à-dire de citoyenneté », rappelle-t-il. Et il insiste sur l’impor-tance de la dimension économique, sociale, culturelle et politique. Pour Michel Besson comme pour ses parte-naires, le commerce équitable, c’est aussi un échange de savoir-faire, un débat permanent et une remise en cause concrète de l’actuelle mondia-lisation uniformisante.

Si les résultats obtenus depuis vingt-trois ans encouragent à aller de l’avant, Michel Besson avoue tou-tefois avec humilité que tout n’est pas facile et qu’à terme, il faudra trouver d’urgence des capitaux, des prêts non spéculatifs, et des clients. Il pense notamment aux groupe-ments de citoyens, aux syndicats, aux associations, aux boutiques, aux collectivités. La coopérative en a be-soin pour continuer ses activités so-cio-économiques. !

1 www.andines.com

E n cette décennie de l’argent fou, les investissements spéculatifs se sont multipliés provoquant la ruée sur les terrains construc-tibles de bord de mer, privati-sés à tour de bras. Résultat : des

îles défigurées physiquement, culturellement, socialement. C’est surtout le cas des plus pe-tites, comme Sal dont la population a triplé en quelques années et où des hôtels clubs aux airs de Disneyland ont pullulé depuis. Ou Boavista la romantique, l’île des dunes, de la sérénade et de la morna1 livrée aux mains de quelques tours opérateurs. Ces transformations radicales sont moins visibles sur l’île de Santiago, plus grande et où réside plus de la moitié de la po-pulation du pays. Les situations qui interpel-lent n’y manquent cependant pas, comme ce projet de golf, pour l’arrosage duquel une unité de dessalement d’eau de mer devrait voir le jour alors que la population manque depuis toujours d’eau tant pour son usage domestique que pour irriguer ses cultures maraîchères.

UN TOURISME AUTREMENTSur l’île de Santo Antão, cependant, un pe-

tit village résiste encore et toujours à l’enva-hisseur. Lajedos, localité de 900 âmes située à une quinzaine de kilomètres de Porto Novo dans la zone la plus aride de l’île, propose un

!.(41"#*2!

Une expérience touristiqueen dehors des sentiers battusDans les années 1990, le Cap-Vert, petit archipel sahélien situé en plein cœur de l’océan Atlantique, s’est ouvert au tourisme, en même temps qu’au (néo)libéralisme.

JACQUES BASTINSolidarité Socialiste

1 Musique langoureuse des îles du Cap-Vert.

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autre modèle, une expérience origi-nale qualifiée de tourisme commu-nautaire et solidaire par son pro-moteur l’Atelier Mar, ONG capver-dienne et coopérative d’artisans. So-lidaire parce que ce tourisme valorise d’abord la communauté, ses savoir-faire, son identité, sa dignité. Soli-daire, car l’environnement y est non seulement respecté, mais mis en va-leur, voire réhabilité. Solidaire, car les revenus générés par l’activité touristique profitent aux membres de la communauté. Solidaire enfin avec le touriste auquel sont offerts non seulement des produits de qua-lité, un contact sans chiqué avec le Cap-Vert et les Capverdiens, dans un rapport de respect et d’intérêt mu-tuel, loin du folklore teinté d’exo-tisme ou de l’expression d’un pater-nalisme condescendant. À Lajedos, on se targue de changer aussi le re-gard et l’attitude du touriste.

Ici pas de « projet de développe-ment » soutenu financièrement par le touriste, ni de prestation béné-vole ou de don de quoi que ce soit. La démarche s’inscrit bien dans un échange, marchand mais équitable, profitable aux deux parties, porteur de valeurs et de changement pour les uns comme pour les autres.

La recette ? Une réflexion col-lective avec les habitants, au pre-mier rang desquels les femmes et les jeunes. Une formule d’une douzaine de chambres d’hôte, aménagées chez l’habitant. Un restaurant commu-nautaire dont les terrasses offrent une vue spectaculaire sur la vallée, la mer et l’île voisine de São Vicente, et qui propose une cuisine régio-nale revisitée – Lajedos est membre du mouvement international slow food – tranchant avec celle banale et médiocre que l’on trouve dans la plupart des lieux touristiques. Une école communautaire, dont les ins-tallations accueillent, en dehors des heures de classe, réunions, confé-rences ou colloque, comme ce fut le cas lors d’une rencontre interna-tionale sur le thème « culture et dé-veloppement » ou la rencontre an-nuelle de l’Union nationale des opé-

rateurs touristiques du Cap-Vert. À côté de l’école, l’esplanade São João, sa boutique d’artisanat local et son bar en plein air. Chaque premier sa-medi du mois le marché de l’écono-mie solidaire y déploie ses échoppes.

DES INITIATIVES BASÉES SUR LA SOLIDARITÉ

À Lajedos, des promenades théma-tiques commentées donnent au vi-siteur l’occasion de s’immerger dans un paysage chaotique et fascinant, en prenant connaissance de l’his-toire, celle des habitants et de leur lutte immuable pour l’eau et contre la faim comme celle du mouvement littéraire claridoso qui, au milieu du XXe siècle et à l’époque coloniale, ambitionnait l’émancipation cultu-relle, sociale et politique de la so-ciété capverdienne et dont les plus illustres membres sont originaires de la région.

Un ensemble d’initiatives s’in-tègre avec l’activité touristique : la production de tomettes2 à l’aide de matériau local – mélange d’ar-gile et de pouzzolane –, un verger et un jardin maraîcher communau-taires, la confection de marmelades, confitures et liqueurs, la formation de guides touristiques, la réalisa-tion d’un centre muséologique ou-vert sur la région et qui participe à l’appropriation par la communauté de son histoire.

La démarche de Lajedos est de saisir l’opportunité que représente le tourisme et se l’approprier pour renforcer une dynamique de déve-loppement solidaire à la fois endo-gène et ouverte sur l’innovation et la modernisation. Le souci de la quali-té de l’offre, culturelle, sociale, gas-tronomique, de la valorisation de l’identité culturelle tout en proje-tant la communauté dans un Cap-Vert en pleine évolution, fait de La-jedos une expérience en dehors des sentiers battus. !

2 Carreaux de terre cuite utilisés pour le revêtement des sols.

!.(41"#*2! Une expérience touristiqueen dehors des sentiers battusJACQUES BASTIN

R ue des Déportés à Verviers, en plein cœur de la région lié-geoise. C’est ici que se trouve le siège de la Solidarité coopéra-tive des métallurgistes franchi-montois (Socomef), entreprise

sociale qui produit des brûleurs à mazout. À l’intérieur du bâtiment, quelques employés s’af-fairent autour des machines qui, elles, tournent au ralenti. Effet de la crise de 2008, la produc-tion a baissé et le chômage technique est de plus en plus fréquent. Mais l’aventure conti-nue et la Socomef va bientôt fêter ses trente ans d’existence.

LES OUVRIERS DEVIENNENT PATRONSC’est en effet en 1981, quand la société Pla-

tinerie Thomson qui les employait passe en li-quidation et décide d’un licenciement collec-tif, qu’une dizaine de travailleurs, avec l’appui de leur syndicat, décident de négocier la re-prise des activités de l’entreprise. « Cela a pris du temps pour trouver l’argent nécessaire à la reprise. Les banques et les organismes financiers étaient hésitants, car ils trouvaient l’aventure un peu hasardeuse et risquée », se rappelle un des négociateurs, Marcel Bartholomi, aujourd’hui président du Comité de gestion de la coopéra-tive, entre autres fonctions, et toujours actif dans le mouvement syndical régional.

Les obstacles rencontrés dès l’élaboration du projet et le montage financier n’ont en rien entamé la volonté des travailleurs, déterminés à sauver leur entreprise. « Le problème, c’était

!)#'0-5&#!

Une aventure collective pour sauver des emploisLa Solidarité coopérative des métallurgistes franchimontois (Socomef) est née des cendres d’une vieille forge spécialisée dans la fabrication de brûleurs à mazout commercialisés en Belgique et en France. Quelques ouvriers et syndicalistes ont refusé de baisser les bras et entrepris de reprendre l’activité.

SEYDOU SARRInfosud Belgique

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avant tout la création d’une structure, d’un cadre de production, mais pas la production en elle-même. Un carnet de commandes existait et les ouvriers étaient impatients de se mettre au tra-vail pour honorer celles-ci », poursuit Marcel Bartholomi. Avec le soutien de sympathisants, l’engagement de quatre anciens ouvriers devenus coo-pérateurs et un emprunt bancaire ga-ranti par un fonds social, le départe-ment « brûleurs à mazout » reprend ses activités.

Très vite après la reprise de la pro-duction, l’entreprise retrouve son équilibre et entreprend même de di-versifier sa clientèle et sa production. C’est ainsi qu’elle se lance dans la re-prise, en 1989, d’une société en faillite à Pepinster, la Tôlerie soudure indus-trielle (TSI), avec à la clé, l’engage-ment de six ouvriers pour assurer ce département. C’est finalement quinze ouvriers qui vont faire tourner les ma-chines et assurer l’expansion écono-mique de l’entreprise, dans les nou-veaux locaux situés à Verviers, acquis par la Socomef en 1990.

La gestion de la coopérative ouvrière de production est collective et les tra-vailleurs-coopérateurs partagent les tâches et les responsabilités. Absence de hiérarchie et travail en équipe sont le fondement de l’entreprise.

UN TRAVAILLEUR, UNE VOIXDepuis le début de l’aventure, la So-

comef s’est toujours inscrite dans la philosophie de l’économie sociale, pri-vilégiant le développement des rela-tions sociales et la bonne gestion des ressources humaines. En tant que so-ciété coopérative, elle s’est pliée aux règles démocratiques qui imposent le principe « un homme, une voix ». « Que l’on ait une action ou bien dix mille, on ne dispose que d’une voix quand il faut voter une résolution au sein de l’entreprise », précise Marcel Bar-tholomi, pour qui ce principe est es-sentiel pour se distinguer des socié-tés anonymes classiques. Et M. Bar-tholomi de rappeler les principes dé-finis par le Conseil wallon de l’écono-mie sociale auxquels adhèrent les so-ciétés ouvrières de production : la fi-nalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit, l’au-tonomie de gestion, le processus de dé-cision démocratique et la primauté des personnes sur le capital.

VERS LA FIN DE L’AVENTURE ?Trente ans après, la Socomef sur-

vit, les satisfactions sont multiples et la fierté toute légitime. Mais les doutes et les préoccupations ne man-quent pas. Il perce une certaine lassi-

tude dans la voix de notre interlocu-teur quand il dresse le bilan et évoque l’avenir. Car tous les porteurs du pro-jet et qui l’ont soutenu à bout de bras sont à la veille de la retraite, s’ils ne sont pas déjà pensionnés. Et la relève n’est pas assurée. « Quand je repense au parcours, je ne peux m’empêcher de penser que nous avons négligé la préparation de la relève. L’équipe est vieillissante, il n’y a pas beaucoup de jeunes formés et prêts à l’embauche », regrette Marcel Bartholomi, qui ajoute qu’en Wallonie, il manque cruellement d’ouvriers qualifiés. « Nous n’avons pas non plus réussi à nous adapter à l’évolu-tion technologique », ajoute-t-il. Selon lui, l’entreprise est capable de mainte-nir sa production mais c’est la diversi-fication qui pose problème. « Elle n’est pas évidente et la reconversion appa-raît difficile malgré l’exploration de cer-taines pistes. Notamment la collabora-tion avec le Laboratoire de thermody-namique de l’Université de Liège et les expériences sur le maïs ou le colza », ré-vèle M. Bartholomi. Socomef a même installé un petit laboratoire dans ses locaux, afin de réfléchir sur les com-bustibles comme le jatropha. La coopé-rative a fait des recherches pour élar-gir ses débouchés, vers l’Afrique no-tamment, mais les expériences n’ont pas été fructueuses jusqu’ici.

La crise de 2008 a sapé le moral de l’entreprise et des travailleurs. Elle a en effet provoqué un repli du carnet de commandes, ce qui affecte natu-rellement la production, avec comme conséquence regrettable, un chômage économique important. Pour le per-sonnel ouvrier, cela se traduit par quatre semaines de chômage pour une semaine de travail obligatoire. Situa-tion difficile même s’il n’y a eu aucun licenciement.

À l’heure du bilan, l’équipe diri-geante de la coopérative réfléchit à d’autres alternatives. Mais sans une aide ou un appui des pouvoirs publics en faveur des coopératives et des tra-vailleurs, difficile de s’en sortir, selon M. Bartholomi. Il faudrait, selon lui, une intervention d’un fonds d’aide aux coopératives ouvrières de pro-duction. !

La plus célèbre des coopératives ouvrières : le familistère de Godin, à Guise (Aisne). Il fabriquait aussi des poêles…! Vincent Desjardins

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!4+*/&!

De vendeur ambulant de lait à entrepreneur laitierDepuis son enfance, Rotier Gómez Hinostroza voulait être éleveur de vaches et producteur de lait, comme ses parents. Aujourd’hui, il est responsable de la commercialisation d’Aprolap, l’association qu’il a créée avec d’autres membres de la communauté de Munaypata, dans le département d’Ayacucho des Andes centrales du Pérou. Portrait d’un jeune rempli d’ambition.

PAULINE BOURTEMBOURGProgramme CSE – CTB (Agence belge de développement)

C ommunauté de Mu-naypata, dans le dis-trict de Los Morochu-cos. Il est 8 heures du matin et les éle-veurs de cette com-

munauté sont déjà en pleine activi-té, apportant le lait au réservoir de refroidissement de l’Association de producteurs laitiers Ayacucho Pé-rou (Aprolap). Chaque matin, 45 fa-milles viennent y vendre leur lait. L’an passé, 1 035 litres de lait par jour ont ainsi été récoltés, notam-ment pour le programme national d’assistance alimentaire (PNAA) de l’Etat péruvien, qui a mis en place depuis 2007 un sous-programme de déjeuners scolaires pour combattre la malnutrition et ainsi permettre un meilleur rendement scolaire. À côté du lait, du yoghourt est pré-paré pour le Programme « Verre de lait » de la municipalité de Los Mo-rochucos. Ce programme a démarré en 2008 et constitue un débouché pour les producteurs. Depuis 2008, il s’agit de la distribution d’une ra-tion quotidienne d’aliments à la po-pulation plus vulnérable du même district (enfants de moins de 6 ans, femmes enceintes ou allaitant, per-sonnes âgées et malades). Ces deux programmes étatiques constituent des débouchés pour les producteurs.

« Je suis le fils d’un producteur, raconte Rotier. Dans cette zone, il y a suffisamment de potentiel : ter-rains, pâturages, élevages. » Munay-pata compte 130 familles. « Jusque dans les années 1990, notre commu-nauté était assez pauvre, explique-

t-il. Mais avec le projet “Irrigation Cachi” (projet du gouvernement ré-gional, NDLR), l’eau du canal a per-mis de nous tourner vers l’élevage ». Avant ce projet, 80% de la popula-tion se dédiait à l’agriculture. À pré-sent, l’activité principale est l’éle-vage de vaches.

Ce producteur d’à peine 26 ans connaît son métier depuis qu’il est tout petit. Ses parents étaient éle-veurs et Rotier envisage actuelle-ment, avec ses cinq petits frères, de développer un élevage de vaches avec les économies de la famille. « Grâce à ce projet, nous voulons payer l’éduca-tion de nos jeunes frères, mais aus-si obtenir une source de revenu qui puisse générer d’autres projets et donner du travail aux membres plus défavorisés de la communauté. » Ro-tier n’a pas fait d’études supérieures après ses secondaires, par manque d’argent. Mais il a acquis ses connais-sances au travers de formations continues et partageant d’autres ex-périences positives.

GÉNÉRER L’EMPLOI OÙ IL Y A DU POTENTIEL

En 2005, Rotier a créé, avec d’autres membres de la communau-té, l’Association de producteurs-éle-veurs Raymundo Alarcón de Munay-pata (Apragram), en mémoire de son grand-père qui fut le principal ac-tionnaire des terres. Cette associa-tion s’est agrandie en 2008 sous le nom de l’Association de producteurs laitiers Ayacucho Pérou (Aprolap). « La vie en tant que vendeur ambu-lant informel dans les rues d’Aya-

cucho (principale ville du départe-ment, NDLR) était difficile, se sou-vient-il. Mon ambition est entre-preunariale : orienter la population vers un courant d’économie produc-tive, précise le jeune producteur. En tant que fils d’éleveur andin, je pense avoir la capacité d’aller dans cette di-rection ».

La vision d’Aprolap d’ici 2011 est d’« être une entreprise compétitive, rentable et durable au niveau de la production, transformation et com-mercialisation du lait et des pro-duits laitiers sur le marché local, ré-gional et national, tout en générant de l’emploi et des salaires décents ». Sa mission est la production de pro-duits laitiers avec les plus hauts stan-dards de qualité recherchés par les consommateurs. Aprolap stocke ac-tuellement de 65 à 70% de la pro-duction totale de lait de Munaypa-ta et est en train de construire une usine de transformation plus grande et plus adaptée.

Au quotidien, Rotier est respon-sable de la commercialisation d’Apro-lap, depuis le lait jusqu’aux dérivés laitiers. « Chaque jour, je m’occupe de la gestion, du monitoring, des en-trées ; de ce qu’il se passe sur le ter-rain et de ce qu’il manque », souligne-t-il. Il sensibilise également les pro-ducteurs à ces différents thèmes, en les visitant continuellement.

APPUI DE L’AGENCE BELGE DE DÉVELOPPEMENT

Depuis 2006, Aprolap reçoit l’ap-pui du Programme de centres de ser-vices entrepreneuriaux non finan-

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ciers dans le corridor économique Ayacucho-Apu-rimac-Huancavelica (Programme CSE) de la CTB, l’Agence belge de développement. « Le Programme CSE nous a donné l’envie de nous associer et d’ap-prendre le commerce, se réjouit Rotier. Depuis la première formation, l’idée de nous articuler au-tour de la vente de lait s’est forgée », continue-t-il. Pour débuter, les membres d’Aprolap ont acheté en 2006 un réservoir de refroidissement de 1 600 litres. « L’assistance technique suivie et personna-lisée que nous a ensuite offerte le Programme CSE, tant en matière de gestion que concernant la qua-lité du lait (amélioration d’infrastructures, tech-niques de traite et détection de la mammite), nous a énormément aidés », ajoute ce jeune producteur. À présent, ils peuvent préparer du yoghourt respec-tant les conditions requises par le marché. « 60% de nos fournisseurs prennent en compte ces me-sures de qualité du lait, se félicite Rotier. Et 40% nécessitent encore un suivi des techniciens du Pro-gramme CSE ».

LA JEUNESSE, PILIER DU DÉVELOPPEMENT« Notre futur au niveau associatif, poursuit Ro-

tier, est d’éduquer et informer nos enfants afin qu’ils sachent comment appuyer leur famille plus tard. Ils sont le pilier du développement. » La moitié de la po-pulation actuelle de cette communauté est compo-sée d’adolescents. Ils constituent la prochaine gé-nération d’éleveurs. « J’aimerais avoir deux enfants qui pourraient continuer le travail, conduisant alors notre communauté à son propre développement ».

En attendant, Rotier veut être entrepreneur. Il aimerait débuter des études en économie à Aya-cucho, pour améliorer le futur de l’association et de sa famille. « Je rêve d’une maison avec les mêmes commodités qu’à la ville : une salle à manger, des chambres pour les visiteurs, une douche, des toi-lettes adéquates , révèle-t-il. Cette expérience po-sitive, j’aimerais ensuite la reproduire afin que d’autres producteurs puissent avoir une meilleure qualité de vie ». !

InfoSud - Belgique Agence de presseMembre du réseau Syfia International

InfoSud est une agence de presse, orientée vers les problématiques Nord-Sud et le développement. Ses missions sont l’appui à une presse de qualité dans les pays du Sud, notamment par la formation pratique ainsi que la diffusion d’information au Nord sur les réalités du Sud et au Sud sur les réalités du Nord. InfoSud produit ses propres papiers et diffuse des textes de journalistes des pays du Sud, via Syfia International, le réseau dont elle est membre, composé de quatorze agences ainsi que de correspondants, journalistes généralement autochtones, dans presque tous les pays d’Afrique, au Vietnam, au Cambodge, en Haïti...

Grâce à Syfia International, InfoSud propose aux rédactions belges (quotidiens, magazines, publications spécialisées) des reportages et enquêtes de terrain sur les enjeux Nord-Sud. Et aux rédactions du Sud des informations sur des sujets surgis en Belgique, mais qui concernent le Sud. Le local dans l’international, l’international dans le local. Les rédactions peuvent demander à être informées des sujets proposés, mais aussi effectuer une demande précise pour une info «sur mesure». L’exclusivité est possible. InfoSud met aussi son réseau international et son savoir-faire journalistique au service du monde du développement au sens large, ONG, syndicats, associations ou institutions pour la réalisation d’études, de reportages, de dossiers sur des thématiques Nord-Sud.

InfoSud est affaire de journalistes, qui respectent les règles du métier et refusent d’être les porte-parole de quiconque : institution, État, idéologie…. Les ressources proviennent de la vente d’articles et d’autres produits de presse, ainsi que de subventions de l’Agence de la Francophonie, qui n’intervient en rien dans le contenu. Les sources sont multiples (reportages, enquêtes, interviews, correspondants...), privilégiant les réalités des personnes et du terrain. Les activités d’InfoSud sont de l’ordre de l’information, pas de la communication.

Les médias dans les pays du Sud, les relations économiques, emploi et développement, les questions syndicales, les migrations, l’esclavage, la pêche, l’agriculture, la culture… sont autant de thèmes suivis en permanence par InfoSud. Notre connaissance de ces problématiques nous donne une expertise en réécriture «grand public» de documents initialement en langage complexe.

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C inq heures du matin, sur la voie rapide de la banlieue industrielle de Porto Alegre, la ca-pitale de l’État du Rio Grande do Sul, dans le

sud du Brésil. Cela fait déjà une heure que Miguel da Silva traîne son cha-riot devant lui : cartons, barres de fer, bouteilles en plastique, il récupère tout ce qu’il trouve. « C’est un vrai petit eldorado, les entreprises instal-lées ici jettent des tonnes de déchets tous les jours, je fais le plein rapide-ment », lance-t-il. Lorsque la charge devient trop lourde, presque impos-sible à transporter, Miguel quitte la zone commerciale, et rapidement, le paysage se transforme. La route, im-peccablement asphaltée, et les bâti-ments flambant neufs, témoignages clinquants de la forte croissance du Brésil, font place à une petite route en terre et à des maisons délabrées : la favela de Vila Pinto est nichée au cœur d’un quartier qui porte mal son nom : Bon Jésus. Fenêtres cassées, ordures qui s’accumulent devant les devantures, les signes de pauvreté sont criants.

DE LA VOLONTÉ POUR RÉUSSIRAprès avoir marché lentement sur

un kilomètre, Miguel pénètre dans un entrepôt où règne une grande ac-tivité : des enfants jouent au cerf-vo-lant, des hommes déchargent leurs chariots et des femmes, noires pour la plupart, trient des montagnes de déchets avec une impressionnante dextérité. Le Centre d’éducation en-vironnementale (CEA) est une des 17 coopératives de ramassage et de tri d’ordures de Porto Alegre. « Nous avons choisi pour notre organisation un nom sérieux qui impressionne, commente Marli Medeiros, la fonda-trice et présidente de l’organisation, dans un éclat de rire malicieux. Cela m’a ouvert des portes », poursuit-elle, en citant l’exemple d’un res-ponsable de la Banque nationale du Brésil qui a paru très étonné quand il a vu ce petit bout de femme, mo-destement habillé, entrer et lui ex-pliquer ce qu’elle désirait : un prêt pour acheter une machine à com-presser le carton... « Et je l’ai eu ! », conclut-elle avec la fierté de ceux qui se sont battu toute leur vie pour réussir.

« J’ai quitté mon petit village à l’in-térieur du pays à l’âge de 20 ans avec mon mari, comme n’importe quel autre migrant, à la recherche d’une vie meilleure pour mes enfants. J’ai atterri à Vila Pinto car j’avais une cou-sine qui vivait ici mais quelle ne fut pas ma surprise le jour de mon arri-vée ! Pour moi, la ville c’était la ri-chesse et l’opulence, mais je n’ai trou-vé que misère et saleté. J’ai réfléchi à un moyen de gérer toutes ces or-dures en améliorant la vie de la com-munauté. Je n’avais aucun moyen fi-nancier, mais les déchets n’avaient alors aucune valeur de marché et je n’ai donc pas eu besoin de beaucoup pour démarrer notre activité, juste une bonne dose de volonté et beau-coup d’énergie ».

UN TRAVAIL « DÉCENT »Sirlei Batista de Souza, une mé-

tisse de 35 ans, se souvient, avec émotion, des débuts de l’aventure du CEA. « Lorsque Marli m’a parlé de son projet de coopérative de tri de déchets, en 1996, j’avais deux en-fants et je ramassais les ordures seule dans la rue toutes les nuits, la peur au ventre. J’ai tout de suite compris

!)*+,-'!

Tout naît des ordures”Ce n’est pas un hasard si, il y a exactement dix ans, la ville brésilienne de Porto Alegre était choisie pour accueillir le premier Forum social mondial. Budget participatif, force du syndicalisme, foisonnement des coopératives, la société civile est fortement organisée et les expériences d’économie solidaire se démultiplient. Le Centre d’éducation environnementale est une coopérative de recyclage qui a instauré le tri sélectif il y a quinze ans, bien avant qu’il devienne obligatoire dans les pays européens.

ANNE-GAËLLE RICOcorrespondante Infosud Belgique

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que c’était pour moi une belle op-portunité. La première année, nous étions six femmes assises par terre et une dizaine d’hommes nous ame-naient des déchets toute la journée. » Le CEA compte aujourd’hui une cen-taine d’employés dont une moitié de femmes qui trient quotidienne-ment quatre tonnes de déchets, de 30 sortes de matières solides diffé-rentes. « C’est un emploi honnête et digne, mais nous avons les mains dans la merde toute la journée, ceux qui travaillent ici n’ont pas d’autre option, déclare Ana Paula Medei-ros, responsable de l’activité de tri. La plupart des personnes que nous recrutons sont au chômage, ou tra-vaillent dans l’économie parallèle, sans aucune protection ». « Parmi les 7000 ramasseurs d’ordures de Porto Alegre, les femmes sont en majorité (67%), car elles sont les principales victimes de la précarisation du mar-ché du travail », analyse Clitia Helena Backx Martins, une chercheuse qui a enquêté sur les créations de coopé-ratives dans le sud du Brésil. Elles se spécialisent dans des activités consi-dérées comme féminines, telles que la séparation des déchets, alors que

les hommes sont naturellement af-fectés aux fonctions plus physiques comme le transport des déchets ou la conduite des machines.

« Je préfère travailler dans la rue, je suis seul toute la journée, je n’ai pas d’horaire, je m’organise comme je veux, ce qui me donne un sentiment de liberté. Mais le fait d’être organisé en coopérative nous a donné une re-connaissance », estime Miguel da Sil-va. La coopérative a en effet permis aux travailleurs de sortir de la clan-destinité. Organisés, ils ont tout de suite plus de poids pour négocier les prix des marchandises avec les in-termédiaires ou même directement avec les industriels. « Du coup, nous avons des ennemis, s’inquiète Ana Paula. L’entrepôt a été victime d’un attentat et j’ai perdu un œil dans l’ex-plosion. Mais nous résistons et au-jourd’hui notre activité est pérenne. Notre principal objectif est d’augmen-ter nos capacités de production, nous voudrions travailler 24 heures sur 24 avec quatre tours de six heures, ache-ter un nouveau camion, et une ma-chine qui permet de transformer les déchets de plastique en billes direc-tement vendables à l’industrie afin d’éliminer les intermédiaires. »

TENIR COMPTE DES BESOINS SOCIAUXLe CEA fonctionne comme une

entreprise, mais « le travail est jus-tement rétribué car la valeur fonda-mentale qui sous-tend toute l’orga-nisation est la justice », explique la présidente du CEA. « L’exclusion du marché du travail et la précarisa-tion entraînent des privations ma-térielles mais aussi des problèmes d’estime de soi, une perte du sen-timent d’appartenance à la société. Cela peut être très grave pour l’indi-vidu et la communauté en général. Le CEA lutte contre l’individualisme, pour la solidarité, le respect de soi et des autres », analyse Clitia Hele-na Backx Martins.

« Je travaille 41 heures par semaine pour 480 reais (215 euros, NDLR) par mois soit un peu moins que le salaire

moyen (510) mais les avantages so-ciaux dont je profite sont très im-portants pour toute ma famille. Mon mari et moi mangeons à la cuisine communautaire, nos enfants pro-fitent de la crèche », explique Sir-lei Batista de Souza. « Le savoir est important mais il ne remplit pas les ventres. Ce n’est qu’en 2002, lorsque nous avons dégagé assez de béné-fices grâce à notre activité de recy-clage, que nous avons créé le centre social, éducatif et culturel », raconte Marli Medeiros, en désignant le beau bâtiment à un étage qui jouxte l’en-trepôt de triage.

Construit par la préfecture de Por-to Alegre, le lieu réunit un centre culturel, un bureau d’aide juridique et psychologique et un centre édu-catif. La crèche communautaire ac-cueille une centaine d’enfants, et 200 personnes déjeunent tous les jours dans sa cantine. Un petit ci-néma, une salle de danse, une bi-bliothèque et une salle informa-tique équipée avec accès à Inter-net sont également à disposition des membres de la communauté de Vila Pinto.

Enfin, le dernier volet du projet du CEA est environnemental. « Au début j’étais dégoûtée de trier des ordures, maintenant je comprends l’importance de ce que je fais, je me sens comme un médecin de la pla-nète », explique dignement Sirlei Ba-tista de Souza. Au Brésil seul 3% des déchets sont triés contre 30% pour la région de Porto Alegre. L’ère Lula a été profitable aux coopératives de recyclage qui gèrent tous les dé-chets des administrations, depuis le décret présidentiel d’octobre 2006. Mais Marli demeure préoccupée : un projet de loi entend faire disparaître les carrosses des ramasseurs de rue avant 2014, année de l’organisation au Brésil de la coupe du monde de football… !

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J’ ai vécu la misère dans toutes ses facettes, par-fois très avilissantes. J’en ai souffert plu-sieurs années durant. Aujourd’hui, je constate

que mes efforts ont porté leur fruit », confie avec un soupçon de fierté Pauline Zoungrana, la présidente du Collectif des associations de restau-ratrices de rue et transformatrices des produits locaux de Ouagadougou (CARTPL), qui peut bien savourer les fruits de son labeur. Depuis plus de 20 ans, elle s’est investie dans la transformation des céréales locales à Tanghin, un quartier périphérique du nord de Ouagadougou. Parti de rien, Pauline, affectueusement ap-pelée Adja Pauline par ses paires, a réussi à monter une micro entre-prise avec une vingtaine d’autres femmes regroupées au sein de l’as-sociation Bao béoog neere (en lan-gue nationale Mooré « à la recherche de lendemains meilleurs »). Très tôt le matin, elle se rend à la boutique de son association située à quelques pas de son domicile. Très sympa-

thique, dynamique et joviale, Adja Pauline plaisante avec presque tous les passants sur le chemin. « Ici tout le monde me connaît et je connais tout le monde comme mon porte-monnaie », dit-elle sur un ton amu-sant. À une quinzaine de mètres, elle aperçoit son amie et voisine Rama-ta Zagré, assise sous un hangar de paille où elle tient depuis une di-zaine d’années un petit commerce de riz. « N’aie pas peur d’affronter la mi-sère car elle ne résiste pas à l’effort », lance-elle en guise d’encouragement à Ramata, manifestement toute aus-si ravie de la voir. Après une poignée de main vigoureuse et quelques mi-nutes d’échanges courtois avec son amie, Adja Pauline se dirige vers la boutique. C’est une maisonnette d’environ 16 m2 située au bord des rails qui rallient la ville à Abidjan, la capitale ivoirienne. À l’intérieur, on trouve une gamme variée de pro-duits issus de la transformation des céréales locales : couscous de maïs, gingembre en poudre, bouillie de petit mil, de maïs, de riz, de sorgho (rouge et blanc)…

DES FEMMES DE CŒUR UNIES DANS L’ACTION

Comme Pauline Zoungrana et Ra-mata Zagré, des milliers de femmes de Ouagadougou s’investissent de-puis des années dans le petit com-merce d’alimentation de rue et dans la transformation de produits lo-caux. Pour les consommateurs, le choix est vaste : riz, maïs frais grillé, arachides, viande rôtie et poisson séché, gâteaux, beignets, galettes, fruits, sésame, jus de fruits, lait… Isolées et confrontées au manque de connaissance des règles fondamen-tales d’hygiène, de matériels adé-quats et de ressources financières conséquentes, beaucoup d’entre elles étaient constamment persécu-tées par les services d’hygiène de la commune de Ouagadougou. Chez les consommateurs, les intoxications alimentaires étaient légion. Pour mieux valoriser leurs activités, ces femmes se sont regroupées au sein du CARTPL. Mis en place en 2006 avec l’appui de l’ONG Asmade, le CARTPL est un regroupement de 46 associa-

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Des femmes unies pour vaincre la pauvreté Des femmes de Ouagadougou, qui s’investissent depuis des années dans le petit commerce d’alimentation de rue et la transformation des produits locaux, se serrent les coudes pour mieux valoriser leur unique source de revenus.

INOUSSA MAÏGAInfosud Belgique - Syfia

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tions. 1563 restauratrices et trans-formatrices de produits locaux se sont ainsi regroupées dans des ac-tions communes.

AU COMMENCEMENT, FUT UNE IDÉETout est parti d’un voyage d’étude

qu’effectue la première responsable de l’ONG Asmade à Cotonou en 2001. Elle constate la bonne organisation des restauratrices. De retour, elle dé-cide d’organiser les femmes restaura-trices des rues de Ouagadougou. C’est ainsi qu’est né le programme d’ap-pui aux acteurs de l’alimentation de rue1. Ce programme consiste à orga-niser les femmes, notamment par la mise en relation des restauratrices et transformatrices, doublé d’acti-vités de renforcement de capacités.

De 2003 à 2007, Asmade tra-vaille à organiser les femmes dans les cinq arrondissements de Ouaga-dougou. « Bien que très vieux, le sec-teur de la restauration de rue était jusque-là très peu structuré », re-connaît Caroline Wubda, la respon-sable du programme. Il a fallu alors user de stratégie. « Nous sommes

partis d’un noyau d’une centaine de femmes qui travaillaient déjà en as-sociation, explique Caroline Wubda. Chemin faisant, nous avons décidé d’élargir l’action du programme aux autres femmes, beaucoup plus nom-breuses, qui n’étaient pas organisées. Nous avons dû sillonner la ville, quar-tier après quartier, pour rencontrer les femmes », poursuit-elle. Un tra-vail pénible. Qui a permis à terme, de constituer en plus des quatre as-sociations qui existaient déjà, 37 autres associations. Mais l’ONG ne s’est pas contentée d’organiser les femmes. « Nous leur avons dispen-sé plusieurs sessions de formation sur divers thèmes qu’elles ont elles-mêmes identifiés. Par exemple, l’hy-giène alimentaire, l’assainissement, la gestion financière et le marke-ting. Le programme a également fa-cilité l’octroi de micro-crédits à 1500 femmes par la caisse populaire », pré-cise Caroline Wubda.

DES CHANGEMENTS NOTABLESPour les bénéficiaires, les effets

des formations et des crédits sont très visibles. « Nous avons bénéficié deux fois de suite d’un crédit de plus 2 millions et demi de francs CFA (en-viron 3 800 euros, NDLR). Cela nous a permis d’acheter cinq séchoirs so-laires », se réjouit Mamounata Kar-gougou, la présidente de l’associa-tion Teega Wende (« Nous comptons sur Dieu » en langue locale moo-ré) regroupant des transformatrices du quartier secteur 30. Sur les 40 membres que compte cette associa-tion, une dizaine sont propriétaires de micro entreprises. « Grâce à la for-mation en gestion financière, nous calculons mieux les charges comme la main-d’œuvre familiale, les diffé-rents amortissements et d’autres frais souvent occultés (frais de commu-nication, les déplacements...). Cela nous permet de mieux évaluer les bénéfices que nous réalisons », ex-plique Rose Bationo, présidente de l’association Wend-yiidé (« Dieu est le plus Grand » en langue locale moo-ré) qui regroupe les restauratrices du secteur 28. Pauline Zoungrana et ses complices de l’association Bao beoog neere ne sont pas en reste. Avant, elles écoulaient leurs produits sans

aucune stratégie de vente. La forma-tion en marketing a changé bien des choses pour elles. « Nous soignons la présentation de nos produits, ce qui les met en valeur. Et la publicité aide à les faire connaître », souligne la pré-sidente de l’association, Adja Pau-line. Les formateurs qui ont suivi les femmes après la formation ont égale-ment constaté une amélioration des conditions d’hygiène. « Nous avons effectué des visites surprises chez des femmes et sur leur lieu de vente. Chez presque toutes les femmes, nous avons constaté une amélioration des conditions d’hygiène », rapporte Ca-roline Wubda, une des actrices de ce changement.

QUAND LES FEMMES DÉCIDENT DE S’ASSUMER !

Conscientes que l’ONG Asmade ne les accompagnera pas indéfiniment, les femmes ont décidé de prendre les choses en main une année avant la fin prévue du programme. Les 41 as-sociations vont constituer un front uni pour mieux faire face aux nom-breux défis qui se présentent à elles : non-reconnaissance du secteur de l’alimentation comme métier à part entière, manque de légitimité auprès des autorités, difficulté d’accès à des crédits bancaires consistants... C’est ainsi qu’est né le CARTPL en 2006. « Asmade nous a montré la voie. Il nous appartenait de faire le reste du chemin », déclare non sans convic-tion Adja Pauline, élue présidente du CARTPL.

Chaque association membre du collectif jouit d’une autonomie d’or-ganisation et de gestion. Certaines mènent leurs activités en groupe. C’est le plus souvent le cas des transformatrices. « Nous faisons de la transformation des produits agri-coles. C’est une activité que nous me-nons en groupe. Le lieu n’est pas fixe. Chaque membre accueille le groupe chez elle au moins une fois dans l’année. Les bénéfices sont partagés

1 Le terme « alimentation de rue » regroupe les restauratrices et les transformatrices de produits locaux (NDLR).

Pauline Zoungrana ©

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entre les membres et une partie reste dans la caisse », explique Adja Pauline. Les restaura-trices mènent quant à elles leurs activités in-dividuellement. « Chaque femme fait son com-merce de son côté. Pour alimenter les caisses de l’association, chaque membre verse une cotisation hebdomadaire de 250 FCFA (envi-ron 0,38 euros). Une fois par semaine, nous nous retrouvons pour réaliser des activités en groupe dont les bénéfices permettent égale-ment d’alimenter les caisses de l’association », laisse entendre Rose Bationo de l’association Wend-yiidé. Les fonds de la caisse servent à aider les membres en difficulté. « Par exemple, lorsqu’une femme a des problèmes, nous lui ac-cordons un prêt sans intérêts qui avoisine 250 000 à 300 000 FCFA (entre 380 et 460 euros), afin de lui permettre de reprendre ses activi-tés », ajoute Rose Bationo.

POUR UN CORPS DE MÉTIER RECONNULe CARTPL a pour rôle de défendre les in-

térêts matériels et moraux de ses membres. Il mène des actions de plaidoyer auprès des autorités municipales pour l’obtention d’es-paces où ses membres pourront exercer li-brement leurs activités. Le principal défi que compte relever le collectif est la reconnais-sance du secteur. « Nous voulons que l’alimen-tation de rue soit reconnue comme un corps de métier à part entière », déclare la présidente du CARTPL, très enthousiaste. Mais la princi-pale difficulté, pour ces femmes, reste l’accès au crédit. « Nos équipements sont obsolètes. Vu l’augmentation du volume de travail, cer-tains outils sont devenus rudimentaires. Mais les banques sont réticentes à nous accorder des prêts importants », regrette Rose Bationo de l’association Wende-yidé. « Nous menons éga-lement des actions de plaidoyer auprès du mi-nistère de la promotion de la femme en faveur de l’accès de nos membres aux crédits », fait savoir Adja Pauline. En attendant que ces ac-tions portent leur fruit, certaines femmes se cotisent pour renouveler leurs équipements. Mais cela risque de prendre du temps. Au-jourd’hui épanouie et heureuse à l’image de bon nombre de ses paires, Adja Pauline n’hé-site pas à divulguer ce qui a fait et continue de perpétuer sa réussite. « Ma recette, c’est de me lever tous les matins, de rendre grâce à Dieu et de fournir un effort supplémentaire pour avancer ». !

1 Le terme « alimentation de rue » regroupe les restauratrices et les transformatrices de produits locaux (NDLR).

!)&*6-$(!3(,/! Des femmes unies pourvaincre la pauvretéINOUSSA MAÏGA

S ous le crachin hiver-nal, à trois heures de route de la capitale malgache, Antanana-rivo, le village d’Ant-sahabe se donne ren-

dez-vous pour un entretien régu-lier d’une piste rurale, large de 10 km de long. « Nous entretenons ré-gulièrement tous les trois mois cette voie qui mène vers l’aire pro-tégée d’Anjorobe-Angavo », révèle le chef du village, Rakotonandrasana. Les paysans d’Antsahabe sont bien conscients que leur développement ne dépend que d’eux-mêmes, de leur volonté, de leur solidarité : « Maîtres de notre destin, nous avons créé une association communautaire, dénom-mée Antsahabe Miray (Antsahabe So-lidaire ou Ami) afin d’accélérer notre propre développement », soutient Jules Ranaivo, président de l’associa-tion. Antsahabe se rend également compte que tout développement doit être en parfaite cohérence avec son milieu. Le président y reste ferme : « Mais en même temps, nous devons sauvegarder la forêt, elle est source de notre vie », martèle-t-il.

ANTSAHABE, VILLAGE PILOTEAujourd’hui, Antsahabe connaît

un réel développement, bien en harmonie avec son environnement. Le village développe plusieurs acti-vités : reboisement et entretien de pépinières, distillation d’huiles es-sentielles, culture de contre-saison1, artisanat, construction et mainte-

nance d’infrastructures... Vololona Ranaivo, mère de famille confie : « Quand nous avons de quoi manger et travailler, nous attaquons moins la forêt », reconnaît-elle. Le taux de défrichement de la forêt a été ré-duit de 95%. Si 20 000 ha de forêt ont disparu dans cette zone entre 2000 et 2004, les dégâts furent li-mités à 3 ha en 2007. La production abonde, les paysans approvisionnent les villes voisines en riz, légumes, brèdes2, huiles essentielles et pro-duits artisanaux. Le taux d’accès à l’école primaire du village est passé de 11 à 90% en 4 ans, une nouvelle école et plusieurs bornes fontaines sont actuellement construites dans le village. Le maire d’Anjozorobe, le docteur Lovaniaina Randriamanant-soa s’en réjouit : « Antsahabe devient village pilote de ma circonscription, grâce à l’unité de leur vision ».

Dix ans plus tôt, Antsahabe était plongé dans une pauvreté cri-tique. « Le village ne nourrit pas son homme », raille le président de l’Ami. Les paysans ne connais-saient d’autres cultures que le ma-nioc pour accompagner le riz. Vero Ranoa, vieille paysanne, n’a pas ou-blié son triste passé : « Même le riz, notre aliment de base, nous n’en pre-nions qu’une seule fois la journée contre trois fois d’habitude », lâche-t-elle. Les enfants faisaient quatre heures de marche à pied pour re-joindre l’école la plus proche.

Pauvreté oblige, les paysans n’ont que la forêt pour assouvir leurs be-

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Des paysans en faveur d’un développement solidaireQuand la communauté locale s’implique davantage dans la protection des aires protégées, le résultat est palpable. La pression sur la forêt diminue, les activités alternatives foisonnent. L’exemple d’Anjozorobe-Angavo fait tache d’huile, fruit d’une collaboration entre autorité publique et initiative privée.

MAMY ANDRIATIANAInfosud Belgique-Syfia

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soins : « Nous puisons tout dans la forêt », reconnaît Jacques Rabe, un guide paysan de la forêt.

Le dénuement empirait de jour en jour dans le village. Pire, la forêt se dégradait intensivement au point de soulever l’inquiétude des villageois. « La pauvreté n’est pas une fatalité, comment nous retrouvons-nous dans un état pareil. Faisons quelque chose ! », urgeait le chef de village.

CONSOLIDER L’UNITÉ ET NOUER DES PARTENARIATS

En 2004, les villageois ont déci-dé de prendre leur destin en main. À travers l’association Ami, ils ont consolidé leur unité. « Tout le monde est mobilisé quand il s’agit de pro-jet commun : construction, travaux d’entretien de route ou curage de ca-naux, santé communautaire ou sco-larité... », témoigne Jean Claude Rakotonandrasana, agent technique de l’ONG Fanamby. Les membres du bureau de l’association ont forte-ment encouragé le reboisement et la culture de contre-saison. Au-jourd’hui, chaque foyer d’Antsahabe dispose d’une parcelle de cultures maraîchères, de légumes mais aus-si d’un espace de boisement d’euca-lyptus pour les besoins familiaux. « L’assemblée générale de la commu-nauté a réglementé l’exploitation et l’accès à la forêt. Toute coupe illicite est passible d’une sanction », rap-porte Rakotoarisoa, membre du Kati (Comité villageois pour la défense de la forêt).

La communauté d’Antsahabe a reçu le soutien d’organisations di-verses, publiques et privées. Mais elle a été surtout accompagnée par l’ONG Fanamby, qui a joué un rôle d’interface entre toutes les organi-sations impliquées dans le proces-sus. « Nous appuyons les initiatives locales en aidant l’association à mon-ter ses projets et développer ses parte-nariats avec divers organismes », ex-plique Simila Rakotoniriana, respon-sable local de l’ONG Fanamby.

Du coup, l’association Ami a mul-tiplié ses contacts, plusieurs par-tenariats ont vu le jour. Avec les fonds du Programme public de sou-tien au développement rural (PSDR), la construction d’un alambic ar-tisanal pour distiller sur place de l’huile essentielle de Ravintsara a vu le jour. Un partenariat vert avec la compagnie aérienne (Air Mada-gascar) a rendu possible la mise en terre de 7 000 pieds de ravintsara3 et de jeunes plants d’espèces autoch-tones. La commune d’Anjozorobe a, pour sa part, facilité la sécurisation foncière, et assuré l’approvisionne-ment en matériaux de construction. Par ailleurs, en concertation avec le tour-opérateur Océane Aventures et l’ONG Fanamby, l’Ami a implanté à proximité de la forêt un hôtel, le Saha Forest Camp, destiné aux visi-teurs de l’aire protégée. L’Office na-tional de tourisme (ONT), qui dé-pend du ministère du Tourisme, as-sure la promotion de cette destina-tion dans divers salons internatio-

naux. L’apport des paysans d’Antsa-habe est prépondérant dans le fonc-tionnement de l’hôtel : ils fournis-sent 70% des besoins en nourriture de l’hôtel et constituent 95% du per-sonnel de l’hôtel. La gestion de l’hô-tel est confiée à un professionnel en restauration et hôtellerie. Le Saha Forest Camp verse chaque année à l’Ami un montant forfaitaire et un pourcentage des bénéfices réalisés. Ces ressources financières supplé-mentaires ont permis à Antsahabe de multiplier les activités généra-trices de revenus.

UNE EXPÉRIENCE QUI FAIT DES PETITSIl n’y a pas que les paysans d’Ant-

sahabe qui profitent des retombées du partenariat. Tous les intervenants y gagnent, à l’instar d’Air Madagas-car : « En aidant la communauté à préserver la forêt, nous recevons plus de touristes à transporter », affirme le responsable de communication de la compagnie. Le maire d’Anjozo-robe ne doute pas non plus de l’effi-cacité de la coopération : « Chacun y trouve son compte, pour le bien de tous », affirme-t-il.

Mais Antsahabe n’entend pas en rester là. La communauté a inté-gré un Groupement d’intérêt écono-

1 Communément appelée petite irrigation villageoise.

2 Feuilles comestibles.

3 Arbre utilisé pour la production d’huiles essentielles. (NDLR)

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Des paysans en faveur d’un développement solidaireQuand la communauté locale s’implique davantage dans la protection des aires protégées, le résultat est palpable. La pression sur la forêt diminue, les activités alternatives foisonnent. L’exemple d’Anjozorobe-Angavo fait tache d’huile, fruit d’une collaboration entre autorité publique et initiative privée.

MAMY ANDRIATIANAInfosud Belgique-Syfia

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mique (GIE), dit Sahanala, afin de développer des circuits d’écoulement des produits du terroir, réputés pour leur qualité et leur label bio. Ce grou-pement s’occupe de la recherche des réseaux de commercialisation et du marketing des produits. Il est com-posé de commerçants, d’associations de paysans et d’acteurs du dévelop-pement économique.

L’esprit de partenariat gagne pro-gressivement de nombreux autres secteurs du développement de la Grande île. L’expérience de la com-munauté d’Antsahabe et de l’asso-ciation Ami inspire les communau-tés des autres provinces occupant les périphéries des parcs nationaux. Ces paysans ont adopté cette approche en l’appliquant à leur propre filière. Notamment, au nord, l’aire proté-gée de Loky-Manambato, où se dé-veloppe la filière bio-vanille, épices et huile essentielle ; au sud-ouest, à Menabe Antanimena, la filière arachide, lentilles et artisanat ; au centre, le riz rouge, l’acajou, le gin-gembre ; à l’ouest, à Bombetoka... Dans tout le processus, les paysans demeurent les acteurs principaux. Ils s’occupent entièrement de la prépa-ration des produits, de la produc-tion jusqu’à l’emballage, en passant par le triage et le conditionnement. Mimie Ravaroson, directeur de dé-veloppement durable au Fanamby, confirme : « Chaque filière est gérée par une association paysanne ». Au-jourd’hui, la vente des produits por-tant le label bio-équitable Sahanala fait son entrée sur le marché exté-rieur. Selon Felirija Andrianantoavi-na, responsable de produits, « pour les paysans, l’exportation est actuel-lement beaucoup plus rémunératrice et rentable que le marché intérieur ».

Toutefois, ces paysans restent en-core sensiblement dépendants des partenaires financiers. Dans 10 ans, Antsahabe espère atteindre 50% d’autonomie financière dans la ges-tion du parc. !

1 Communément appelée petite irrigation villageoise.

!7(8(0(,.(*! Des paysans en faveur d’un développement solidaire MAMY ANDRIATIANA

I l y a trois ans, j’étais encore incapable de nourrir correc-tement ma famille, payer les frais scolaires pour mes en-fants ou encore les faire soi-gner en cas de maladie, mais

aujourd’hui je pourvois facilement à tous ces besoins et j’envisage même d’acheter une moto pour mes déplace-ments... tout cela parce que je me suis associé avec les autres pour cultiver le riz », susurre, sous sceau d’anony-mat, un des 400 riziculteurs qui en-tretiennent des champs de riz sous le label de leur association Girum-wete Dukore (travaillons avec zèle). Il s’agit de l’une des 70 associations/coopératives de producteurs agri-coles dispersées dans 11 des 17 pro-vinces que compte le Burundi. Elles sont étroitement encadrées par la Confédération des associations des producteurs agricoles pour le déve-loppement (Capad). Chaque associa-tion choisit sa filière en fonction de la spécificité climatique de sa région.

Ainsi, depuis quelques années, Girumwete Dukore planche sur le riz au moment où ailleurs, ses consœurs s’attellent à la culture de la pomme

de terre, du manioc... « Notre ré-gion de l’Imbo, voisine de la Répu-blique démocratique du Congo, est propice à la culture du riz, nous vou-lons produire plus pour vendre, même aux pays voisins mais nous envisa-geons aussi de travailler sur la fi-lière tomates qui nous paraît très por-teuse », fait remarquer un des leaders de cette association. En effet, de-puis 2006, ils bataillent dur pour ex-ploiter collectivement la très fertile plaine de l’Imbo (commune Mutim-buzi) dans la banlieue de Bujumbura, la capitale burundaise. Grâce à cette synergie dans la production, le capi-tal individuel croît à vue d’œil et cha-cun parvient désormais à exploiter toute l’étendue de sa propriété. Ce qui n’était pas évident auparavant. « Avant d’intégrer cette association, je ne pouvais pas cultiver tout mon champ, je devais donner aux autres une partie en location et j’avais une maigre récolte, mais aujourd’hui c’est moi qui cherche des terres à louer pour élargir mon champ de riz et aug-menter la production », se félicite un autre riziculteur associé.

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Quand les producteurs agricoles affrontent la pauvretéAssociés depuis quelques années, les petits producteurs agricoles burundais marquent progressivement des points contre une pauvreté quasi chronique dans le pays. Mieux encadrés dans des filières plus porteuses selon la région (riz, pommes de terre, haricots, maniocs...), les plus dynamiques surfent sur les vagues du succès et produisent, déjà, pour vendre.

SILVÈRE HICUBURUNDIInfosud Belgique-Syfia Grands Lacs

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EXIT LES TRADERS SPÉCULATEURS« Avant d’intégrer cette associa-

tion, j’étais obligé de brader mon champ de riz aux commerçants spécu-lateurs sans attendre la récolte parce que j’étais dans le besoin, mais au-jourd’hui, je vends tout au moment opportun, quand les prix sont élevés et je gagne beaucoup plus », déclare fièrement Anaclet Niyonkuru. Cette synergie paysanne a en effet permis d’écarter les spéculateurs qui pro-fitaient de la misère de la popula-tion pour leur acheter à vil prix le riz non encore mûr ; quitte à le leur vendre par la suite à des tarifs hau-tement prohibitifs. « C’est un phéno-mène qui était largement connu ici, on l’appelait cyniquement Umurwa-zo (littéralement traduit : assistance donnée au malade pour qu’il traverse la mauvaise passe), mais déjà ou-blié car nous avons été sauvés par le warrantage », explique encore Ana-clet Niyonkuru.

Grâce au soutien de la Capad, ils bénéficient effectivement, auprès des institutions de microfinance,

d’un crédit warrantage (garanti par le stock) dont le plafond avoisine les 60% de la production de chaque de-mandeur. La Capad est plus outillée techniquement et financièrement. C’est ainsi qu’elle avalise toutes ces associations de producteurs agri-coles auprès des institutions de mi-crofinance. Cela leur permet d’accé-der à de petits crédits pour acheter notamment les intrants ou les se-mences. « C’est grâce à cet aval de la Capad que nous venons d’obtenir un crédit de 30 000 dollars contrac-té auprès de la Fédération nationale des coopératives du Burundi (Fena-cobu) ; nous allons ainsi construire un vaste hangar à Maramvya pour le stockage du riz paddy, non décorti-qué, car la production augmente ré-gulièrement », souligne Isadora Nahi-mana, paysanne associée.

UN MODÈLE LARGEMENT SUIVITémoins convaincus du succès des

premiers riziculteurs associés, les voisins, qui jusque-là avaient choi-si de travailler individuellement, se sont ravisés et affluent en masse vers l’association. Mais ils sont obli-

gés d’y aller par petits groupes selon la philosophie fondatrice de Girum-wete Dukore. « En réalité, notre asso-ciation coiffe plusieurs groupements de producteurs, en l’occurrence une dizaine par groupement ; après la récolte, nous mettons en commun toute la production et au moment de la vente, chaque producteur re-çoit 60% de son apport et le reste va dans notre coopérative commune qui ne cesse de se renforcer », explique Evariste Niyokindi, président de l’as-sociation Girumwete Dukore. Attirés par la réussite exemplaire de ceux qui ont adhéré au projet, d’autres ri-ziculteurs isolés frappent à la porte de l’association pour demander d’y adhérer. « Aujourd’hui, l’association croît à vue d’œil, compte tenu de nombreuses demandes d’adhésion que nous enregistrons régulièrement ; cette année, nous avons été obligés de majorer les frais d’inscription en les portant de 15 000 francs burun-dais (15 dollars, NDLR) à 250 000 par groupement de dix personnes », pour-suit Evariste Niyokindi. !

agricoles affrontent

Burundi el clinto

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M a mère et ses voi-sines formaient déjà un groupe de wakina ma-man ». Pour Al-fredina Kapera,

il était donc légitime de constituer un groupe similaire. C’est dans sa maison, non loin de Bukoba, dans la région de Kagera (nord-ouest de la Tanzanie), que s’organise la réu-nion mensuelle de son comité, bap-tisé Groupe de l’espoir. Autour d’Al-fredina, elles sont trois à utiliser la machine à coudre achetée en com-mun. Ici, il n’y a pas de querelle. On travaille en harmonie, on mutualise les outils de fabrication.

Les projets, voyant le jour à par-tir des wakina mama, ont été intro-duits dans la région de Kagera au milieu des années 1990 par l’ONG locale Partage Tanzania, une orga-nisation basée à Bukoba, interve-nant surtout dans l’éducation d’or-phelins. En 2008, les quatre mères de famille du Groupe de l’espoir ont sollicité l’aide de Partage Tanzania. Agnès Herman, la responsable des projets de femmes au sein de l’ONG, a attribué une somme d’argent au Groupe de l’espoir. Remboursable sur 18 mois, le prêt est à 0%. Une offre unique dans toute la région de Ka-gera. Le prêt à 0% correspond à la philosophie de l’ONG pour qui le pro-fit doit aller aux femmes.

« Nous aimons énormément Par-tage, glisse Alfredina. L’organisa-tion nous aide beaucoup, pour ache-ter du matériel par exemple ». En l’occurrence, du tissu et des fer-metures éclairs pour les vêtements qu’elles fabriquent. Imelda, la tré-sorière du groupe, souligne qu’entre elles, « tout est partagé ». « Travailler ensemble est plus facile. On bénéfi-cie de plus de choses », ajoute Al-fredina. Agnès explique quant à elle que les groupes ont une liber-té pour le projet. « Nous n’imposons rien. Après avoir reçu leur lettre, nous rencontrons les wakina mama afin de connaître leurs besoins. Après un accord mutuel, la somme d’ar-gent est attribuée », explique-t-elle. Consciencieuse, l’ONG demande tou-jours une participation, en fonction des moyens des femmes.

AUTONOMIE...« Les wakina mama sont ainsi

impliquées dans le projet, justifie Agnès Herman. Elles travaillent pour elles, et non pas pour nous. Lors de séminaires, nous conseillons avec un vétérinaire les groupes de femmes qui ont en charge du bétail. Nous leur donnons des informations sur la nourriture et les soins à donner. Elles sont ensuite en mesure de gérer leurs projets ». Plus généralement, des no-tions de gestion de l’argent, de san-té, et de réhabilitation de leur domi-

cile sont inculquées aux femmes. La démarche de Partage Tanzania porte ses fruits puisque les prêts (de 30 à 1500 euros en moyenne) sont rem-boursés dans les délais et surtout les femmes deviennent par la suite autonomes.

Un autre groupe, celui dit de la chance, est aussi une belle réus-site. Composé de cinq femmes, toutes agricultrices, ce groupe vit aujourd’hui sans l’aide de Partage. Chacune d’entre elles travaille seule. Le prêt remboursé, elles possèdent leurs propres vaches, chèvres, poules ou cochons. À l’image de Florida, la responsable du groupe. « Avec une bonne organisation, nous arrivons à faire des choses incroyables », dit-elle. Partage lui a permis d’acquérir une vache et des chèvres. Afredi-na, du groupe de l’espoir, fait aussi la joie d’Agnès Herman. Cette mère de quatre enfants construit actuel-lement sa nouvelle maison. L’ONG, qui aide actuellement 450 femmes, ne compte plus les remerciements.

... SOLIDARITÉ ET PARTAGE« La finalité est de les amener à

l’indépendance car l’aide de Partage n’est pas éternelle, souligne encore Agnès Herman. La question que nous leur posons est : comment fe-rez-vous quand nous arrêterons de vous aider ? » En renforçant la soli-darité entre villageois, l’ONG veut y

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Unies comme des wakina mama En Tanzanie, et plus particulièrement dans la région de Kagera, dans le nord-ouest du pays, des femmes (les wakina mama en kiswahili) se regroupent pour mener à bien des projets de développement. Une ONG locale, Partage Tanzania, les accompagne dans la réalisation de leurs objectifs. Rencontre et témoignages de certaines de ces femmes.

ARNAUD BÉBIENcorrespondant Infosud Belgique

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POLITIQUE37

créer de petites entreprises génératrices de revenus pour les familles. « C’est vrai qu’à présent, comme nous sommes dé-pendantes les unes des autres, nous nous aidons énormément, analyse Al-fredina. Nous partageons le capital que nous donne Partage. Il vaut donc mieux que nous soyons amies ».

Les problèmes au sein des groupes de femmes sont rares. Chacune a conscience de l’interdépendance et des intérêts à travailler en commun. Dans le groupe de la chance, une vache était ma-lade. « Mes partenaires m’ont aidée à soi-gner la vache, se souvient fièrement Flo-rida. En retour, je les aide aux champs. Cette expérience est très positive. » Pour Alfredina, l’intérêt est évident. « Nous échangeons, nous créons ensemble. C’est donc de cette réflexion que naissent des créations originales. Et quand je m’in-terroge, je demande leur avis à mes co-pines. C’est très enrichissant ».

Entre hier et aujourd’hui, la vie n’est plus exactement la même. « Mes en-fants vont à l’école. Il y a quelques an-nées, c’était difficile pour moi de payer les frais de scolarité, se rappelle Imel-da, du Groupe de l’espoir. Aujourd’hui, je peux subvenir aux besoins quotidiens ». Le coup de pouce de Partage Tanzania, dont les financements sont à 100% pri-vés, est donc salvateur dans un pays où l’aide de l’État se fait rare, surtout dans les campagnes. « D’autres ONG tentent de faire comme nous, mais elles prêtent avec des taux d’intérêt à deux chiffres, dénonce Agnès. Il n’y a aucun profit pour les populations des villages ».

À Bukoba, certaines des vendeuses de fruits et légumes remboursent l’em-prunt en deux fois moins de temps que prévu. Christina, une vendeuse de fleurs, est l’une d’elles. « Mes bénéfices ont été meilleurs que ce que je pensais. Du coup, tout a pu être remboursé en trois mois, au lieu de cinq. Je débute un nouveau projet. Je vais donc solliciter un second prêt ». Une amie de Christi-na, qui fabrique du beurre de cacahuète, connaît elle aussi des résultats positifs. « Ces femmes sont actives », fait remar-quer Agnès Herman. Dans la Kagera, l’es-prit des wakina mama n’est pas prêt de s’éteindre de sitôt. !

Solidarité Socialiste est une organisation non gouvernementale (ONG) de coopération au développement.

Solidarité Socialiste – Formation, Coopération et Développement et les organisations avec lesquelles elle collabore luttent pour une répartition plus juste des pouvoirs et une distribution plus équitable des richesses produites.

Ensemble, elles contribuent à (re)créer et renforcer des solidarités, à combattre l’exclusion et les inégalités.

Voilà le sens de l’action de Solidarité Socialiste avec trente-neuf partenaires dans douze pays, en Amérique latine, en Afrique et au Proche-Orient.

Mais aussi en Belgique, où Solidarité Socialiste informe et forme la population de Bruxelles et de Wallonie aux enjeux des relations internationales, à travers notamment des partenariats avec la FGTB, les FPS et les Mutualités socialistes.

Elle est membre de plusieurs réseaux d’associations, belges et internationaux, actifs sur les thématiques du développement et de la solidarité internationale (CNCD, Acodev, ABP, Monde selon les femmes, Concord, Solidar, OIDHACO, Cifca, Eurac).

Solidarité Socialiste et ses partenaires constituent un collectif d’une quarantaine d’organisations qui se consacrent à la mise sur pied et au renforcement de réseaux d’associations en milieu populaire. Celles-ci mettent en œuvre des initiatives de développement décidées par les personnes concernées. Toutes les actions menées visent à permettre ou améliorer l’accès des populations exclues aux droits sociaux : droit à la santé, droit à la sécurité et à la souveraineté alimentaires, droit à une vie digne et à un travail décent ; elles ont aussi pour objectif l’approfondissement de la démocratie et la défense des droits humains.

Solidarité Socialiste est agréée par la Coopération fédérale belge. Elle fonctionne sur base d’un cofinancement public (DGCD, CGRI/DRI, UE) et est soutenue par des donateurs privés et institutionnels, notamment les Mutualités socialistes, P&V, Fonsoc et les groupes parlementaires socialistes du Sénat, du Parlement bruxellois, de la Communauté française et de la Région wallonne.

Elle édite un bimestriel d’information sur ses activités, Alter égaux, et une lettre électronique mensuelle, Le Croco (http:/croco.solsoc.be). !

Solidarité Socialiste – FCD asblRue Coenraets 68 - 1060 BruxellesTél :+32(0)2 505 40 70Fax : +32 (0)2 512.88.16www.solsoc.be

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L e rooibos, espèce en-démique d’Afrique du Sud, ne pousse nulle part ailleurs. 15 000 tonnes y sont ainsi pro-duites chaque année et

exportées vers plus de 30 pays. Sur les hauts plateaux de la province du Cap Nord, deux modes d’agriculture s’affrontent. D’un côté, les grandes plantations de plusieurs milliers d’hectares, dirigées par des fermiers blancs, héritiers des colons boers, qui pratiquent une agriculture in-tensive. De l’autre, des petits produc-teurs noirs ou métis, qui cultivent des surfaces modestes (de 1 à 5 ha) de manière traditionnelle. Il s’agit souvent d’anciens ouvriers agricoles qui louent leur terre ou sont deve-nus propriétaires grâce à la réforme agraire. Cependant, leur petit mor-ceau de terrain est généralement in-suffisant pour leur assurer un reve-nu décent tout au long de l’année.

Lors de son accession au pouvoir en 1994, une des promesses du parti de Nelson Mandela (ANC) était la re-distribution des terres en faveur des

communautés noires, victimes de la discrimination raciale pendant la co-lonisation et sous l’apartheid. Mais 16 ans plus tard, à peine 5% de la sur-face agricole a effectivement chan-gé de mains, laissant plus de 80% des terres à quelque 50 000 proprié-taires blancs.

Pour faire face à ces grands ex-ploitants, dans le bourg rural de Nieuwoudtville, douze petits pro-ducteurs de rooibos se sont regrou-pés pour fonder, en 2000, la coopé-rative Heiveld. Celle-ci compte au-jourd’hui 60 membres et produit de 50 à 80 tonnes de thé rouge par an, appellation erronée puisque le rooi-bos ne comporte pas de caféine. Les méthodes d’agriculture restent fa-miliales et écologiques. « Dans ma famille, on m’a toujours dit : pro-tège la terre, et la terre te protége-ra, témoigne Hannes Koopman, un des fondateurs de la coopérative. Je n’utilise pas de pesticides, j’au-rais l’impression de blesser le sol ». Soutenue par une ONG locale, dès 2001, Heiveld obtient ainsi la cer-tification biologique d’Ecocert. Elle

s’inscrit également dans la filière du commerce équitable, et commence à exporter son rooibos. En 2004, les fermiers d’Heiveld deviennent les fournisseurs privilégiés de la socié-té française Alter Eco, qui distribue leur thé rouge en grandes surfaces.

La récolte du rooibos se déroule au début de l’année, durant l’été austral. Les buissons sont coupés à la faucille, à environ 30 cm du sol. La tâche demeure difficile pour les cultivateurs, mais le temps où ceux-ci s’échinaient du matin au soir, sous un soleil de plomb, pour un salaire de misère, est révolu. « Avant, nous n’y connaissions rien en commerce et en marketing, raconte Barry Koop-man, un des membres de Heiveld. Nous amenions notre récolte à un acheteur qui fixait un prix. Et nous n’avions pas d’autre choix que d’ac-cepter ». Aujourd’hui, le rooibos de la coopérative Heiveld est exporté vers l’Europe, les États-Unis, l’Aus-tralie... et revendu à un prix « com-merce équitable ».

Heiveld est une des coopératives les plus fructueuses d’Afrique du

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L’or rouge des hauts plateaux sud-africains Cultivé et commercialisé en Afrique du Sud depuis le début des années 1930, le rooibos connaît un véritable engouement, jusqu’en Europe, où il est exporté depuis 2004. Face aux grands propriétaires terriens qui pratiquent l’agriculture intensive, de petits fermiers se sont regroupés en coopérative pour exploiter des plantations plus modestes. Le rooibos produit par ces fermiers a obtenu, il y a dix ans, la certification biologique et intégré la filière du commerce équitable.

PATRICIA HUONcorrespondante Infosud Belgique

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Sud. Depuis sa création, les petits pro-ducteurs ont multiplié par dix leurs revenus, ce qui leur permet d’être to-talement indépendants. Ils ont ain-si pu acheter leurs propres équipe-ments, tels qu’une machine à broyer les feuilles de rooibos, ou un trac-teur, ce qui leur évite d’avoir recours au matériel des grandes exploitations. Ils obtiennent une plus forte plus-va-lue en prenant en charge eux-mêmes le conditionnement final du thé rouge.

LES AVANTAGES DU COMMERCE ÉQUITABLE

Par ailleurs, les producteurs sont as-surés en cas de perte d’une partie de la récolte. « La sécheresse peut affec-ter grandement les cultures. En 2008, par contre, il y a eu beaucoup de pluie, et une partie du rooibos a pourri. Il y a encore peu de temps, cela aurait été une catastrophe pour nos familles. Mais grâce aux avantages du commerce équi-table et à l’assurance que nous avons souscrite, nous avons pu récupérer les pertes », ajoute Hannes Koopman. De-puis dix ans que la coopérative existe, Lestie, une jeune productrice, a vu la

vie de sa famille s’améliorer. « Enfant, je marchais vingt kilomètres dans la brousse pour aller à l’école. Et mes repas se résumaient à du pain et de l’eau, se souvient-elle. Aujourd’hui, nous mangeons à notre faim et, avec l’argent gagné par la coopérative, les producteurs ont organisé le transport des enfants par bus scolaire et finan-cé l’installation de l’eau courante dans le village ». Les femmes sont les pre-mières bénéficiaires de l’essor des coo-pératives et du commerce équitable. Heiveld, qui compte une vingtaine de femmes parmi ses membres et fonc-tionne sur base d’un système d’élec-tions démocratiques internes, encou-rage leur promotion dans son organisa-tion. Par ailleurs, un groupe de femmes de la communauté tient un modeste écolodge1, symbole de leur émancipa-tion, qui leur permet de créer un re-venu supplémentaire.

La prime de développement com-merce équitable contribue, en outre, à préserver la biodiversité de la région. La culture intensive a détruit le rooi-bos sauvage et d’autres espèces endé-miques. Et, s’il n’est pas protégé, le

rooibos cultivé risque lui aussi de dis-paraître, menacé par le réchauffement climatique. Dans les régions du Cap Nord et du Cap occidental, on a enre-gistré une réduction sensible des pré-cipitations ces dernières années. Dans les champs, des roseaux sauvages ont été plantés par les cultivateurs : ils for-ment un brise-vent naturel pour lut-ter contre la désertification. Heiveld a aussi mis en place un plan pour as-surer la sauvegarde des arbres de rooi-bos sauvage. « Si le rooibos de culture pousse rapidement et produit de nom-breuses graines, nous avons réalisé que la variété sauvage résistait bien mieux aux changements climatiques », af-firme Bettina Koele, géographe et di-rectrice de l’ONG Indigo, qui soutient Heiveld. Face aux grands producteurs qui leur disputent le marché, les petits cultivateurs de la région doivent, eux aussi, se montrer résistants. !

1 Logement destiné à l’accueil des touristes.

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H uanta, dans le dé-partement andin d’Ayacucho, fait partie des lieux où se développe ac-tuellement l’arti-

sanat textile péruvien. Dans la pe-tite ville d’à peine 19 000 habitants, cette activité avait été laissée de côté pendant l’époque des violences politiques1. Mais depuis 1997, l’arti-sanat y revit petit à petit.

Il y a six ans, chaque association de textile travaillait de son côté. De-puis 2009, six associations forment le consortium Flores del Ande. « Avec Llankay Ninchik, mon association, nous avons débuté en 2004 dans le cadre du Programme intégral de lutte contre la violence familiale et sexuelle (PILVFS) de la CTB (l’Agence belge de développement, NDLR), se souvient Ruth. Les travailleurs du PILVFS ont semé les graines dans cet atelier et m’ont donné l’opportunité de croire en moi. Grâce à eux, de nombreuses femmes au foyer, qui n’avaient pas beaucoup d’opportunités d’emploi, ont commencé à travailler ». De son côté, Rosa raconte qu’à cause des vio-lences politiques elle a migré avec d’autres femmes de sa communau-té vers Huanta, où elles se sont or-ganisées, créant l’association Wiñay Aclla. Oscar, quant à lui, est tom-bé amoureux de Huanta, sa popula-tion et ses coutumes en 1996. Origi-naire d’une famille d’artisans d’Aya-cucho, ville principale du départe-

ment, il y a également formé son association Allpanchik. « Lorsque nous avons constitué le consortium, se souvient Oscar, nous étions beau-coup d’artisans à Huanta. Nous as-socier pour travailler ensemble était une bonne idée. » Depuis plus d’une année, ces associations s’organisent entre elles, tout en conservant cha-cune leur propre style.

D’ACTIVITÉ COMPLÉMENTAIRE À MÉTIER RECONNU

Flores del Ande travaille au quoti-dien avec plus de 120 artisans – ma-joritairement des femmes – qui tis-sent et brodent des sacs, des por-tefeuilles, des ceintures et d’autres accessoires, autant de produits qui font la particularité du style régio-nal. Les six associations essayent de travailler prioritairement avec des femmes dans la nécessité (mères cé-libataires ou de familles plus défa-vorisées) afin qu’elles puissent ap-porter un petit revenu chez elle. « Au quotidien, explique Ruth, nous sommes avant tout femmes au foyer. On vient chercher du travail à l’atelier quand on en a le temps ou le besoin. » L’artisanat du textile est une activité complémentaire pour la majorité de ces femmes qui, à côté de cela, doi-vent élever leurs enfants, s’occuper de la maison ou encore des récoltes.

Mais cette tendance évolue peu à peu depuis l’adoption par l’État pé-ruvien, en 2007, de la loi de l’artisan et du développement de l’activité ar-

tisanale. L’objectif de cette loi est de transformer l’activité artisanale en un « secteur décentralisé, économi-quement viable et générateur d’em-plois durables ». Elle devrait donner aux artisans l’accès à des finance-ments privés pour améliorer leur pro-ductivité, compétitivité, rentabilité et gestion du marché. La publication de cette loi s’est accompagnée de la création d’un Conseil national pour le développement artisanal au sein du ministère péruvien du Commerce extérieur et du Tourisme, mais aus-si de la naissance d’un certificat de droits d’auteur, évitant ainsi toute copie de pièces originales créées par les artisans eux-mêmes. « L’artisanat est aujourd’hui reconnu comme un métier. Avant, il était plutôt consi-déré comme une activité pour la sur-vie des plus pauvres, raconte Oscar. Cette loi est importante pour nous, car nous faisons à présent partie de la société : nous sommes écoutés et pou-vons collaborer au développement de notre pays ». Pour Doris, par ailleurs formatrice en broderie dans diverses communes d’Ayacucho, cette loi est tout aussi importante : « Un artiste populaire doit pouvoir se sentir pro-fessionnel, et ainsi enseigner ses ca-pacités à d’autres. »

« Depuis tout petit, mes parents, eux-mêmes artisans, m’ont toujours dit que je devais me diriger vers d’autres domaines. J’ai alors fait des études d’ingénieur civil, révèle Os-car. Mais l’artisanat est ma passion

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Quand les artisans participent au développement de leur paysLe consortium textile Flores del Ande est né au Pérou en 2009, à l’initiative de femmes ambitieuses de la province de Huanta, dans le département d’Ayacucho. Le marché artisanal contemporain exigeait plus de compétitivité. Les artisans de Huanta se sont alors regroupés pour améliorer leur offre. Portraits croisés de six artisans porteurs d’espoir.

PAULINE BOURTEMBOURGProgramme CSE – CTB (Agence belge de développement)

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A lignés sur les étagères d’une petite boutique, dans une galerie commerciale branchée de Johannesburg, de jolis sacs colorés attirent le regard. Originaux, éthiques et écologiques, ils sont fabriqués par une coopérative de

femmes, dans le township de Diepsloot, au nord de la capitale économique sud-africaine. Cette coopérative, baptisée State of the Nation, a été créée à l’initiative de Romy Stander, une jeune Afrikaner de 29 ans. Pendant deux ans, elle a formé une dizaine de femmes à la fabrication de sacs à main à partir de plastique recyclé. La boutique a ouvert ses portes en novembre 2009 et s’est rapidement fait connaître.

« Sur le prix de vente d’un sac, je déduis le coût du matériel et les frais de fonctionnement. Le reste, c’est-à-dire environ la moitié de la somme, va directement à la femme qui a fabriqué le sac », explique Romy Stander. « Pour le moment, les membres de la coopérative ne sont payés que lorsqu’un sac est vendu. Mais j’aimerais pouvoir prochainement leur offrir un salaire fixe ».

Si ses produits ne portent actuellement pas le label, Romy veut s’« inspirer des principes du commerce équitable ». Mais, alors qu’elle a quitté son emploi d’architecte d’intérieur pour se consacrer entièrement à State of the Nation, elle constate la difficulté de gérer seule un tel projet. « Il y a, en Afrique du Sud, un certain nombre de coopératives. Mais celles-ci sont souvent rurales et de petites tailles. Dans mon cas, j’aimerais amener notre business au niveau supérieur. Plusieurs distributeurs à l’étranger se sont montrés intéressés et je veux pouvoir assurer des commandes en plus grande quantité. Mais pour cela, il nous faut des financements. Nous n’y arriverons pas toutes seules », constate la jeune femme.

À terme, elle voudrait que son projet puisse bénéficier à un plus grand nombre de personnes défavorisées. « Nous avons déjà formé une cinquantaine de femmes à la technique du crochet, qui est la base de la fabrication des sacs. Si les ventes augmentent, nous pourrons faire appel à elles, explique-t-elle. Et notre action ne se limite pas à cela. Nous leur fournissons également des conseils et des informations sur les possibilités de démarrer un business, sur les droits des femmes... C’est avant tout une manière de leur montrer qu’elles peuvent arriver à quelque chose en travaillant. Beaucoup de gens ici sont totalement démotivés. Il faut leur rendre espoir ».

Priscilla, 35 ans, a participé à la création de State of the Nation. Plusieurs jours par semaine, elle vient y travailler quelques heures, souvent accompagnée de son fils de trois ans. « Avant, je restais chez moi toute la journée, se souvient-elle. Aujourd’hui, je suis occupée, j’ai développé de nouvelles compétences et j’ai la possibilité d’échanger avec d’autres femmes. J’apprécie aussi le fait qu’il n’y ait pas de chef : ici, nous sommes toutes au même niveau. On s’entraide et les idées de chacune sont prises en compte. Pour l’instant, nous ne gagnons pas beaucoup d’argent, mais j’ai confiance en l’avenir ».

Pour Romy Stander, le développement des coopératives est une opportunité pour les femmes issues d’un milieu rural ou des townships de s’émanciper. « Si elles ne sont plus entièrement dépendantes financièrement, elles pourront prendre plus de décisions. Elles n’auront plus besoin de demander l’autorisation à leur mari à chaque fois qu’elles veulent acheter quelque chose pour elles ou pour leurs enfants ». !

et me permet d’être plus proche de ma famille. Ce que j’ai appris enfant, je l’ai amélioré et au-jourd’hui c’est l’artisanat qui en-tretient ma famille. » Pour Flores del Ande, Oscar développe de nouvelles techniques de tein-ture naturelle de leurs matières premières (laine de mouton, fibre d’alpaca, coton). « Huan-ta est riche en plantes et en ra-cines. Notre défi est maintenant de trouver un client intéressé par ces teintures naturelles… »

DES PETITS ARTISANS QUI GRANDISSENT

Ces six entrepreneurs de Huanta sont positifs pour leur futur. « À nos débuts, les clients avaient des difficultés à perce-voir chez nous une certaine sé-curité, raconte Ruth. Ils vou-laient toujours passer par un in-termédiaire. À l’avenir, nous vou-lons rompre avec cela et traiter directement avec eux. » Dans la région d’Ayacucho, nombreux sont les intermédiaires qui ex-ploitent encore les artisans ; il suffit d’observer combien vivent encore dans des conditions d’ex-trême pauvreté.

« La CTB nous oriente et nous offre des formations (contrôle de la qualité, développement éco-nomique, gestion du marché), ajoute Ruth. Cet appui nous permet d’aller de l’avant dans la

qualité de nos produits. » Grâce à Flores del Ande, de petits ar-tisans peuvent à présent expo-ser leur artisanat lors de grandes foires internationales à Lima, telles le Perú Gift Show ou en-core le Perú Moda. Ces événe-ments sont des tremplins pour atteindre les marchés local, na-tional et international, car ils permettent d’améliorer la ges-tion entrepreneuriale mais aus-si le design des produits. Et donc d’être plus compétitifs. « Avec la CTB, poursuit Yovana, nous ap-prenons les tendances, les cou-leurs, le design. Mais nous de-vons y investir plus d’effort en-core. »

Flores del Ande projette d’ou-vrir au public un atelier d’arti-sanat expérimental à Huanta, et de sortir de l’ombre leur travail quotidien. « Malheureusement, la jeunesse actuelle ne parie pas sur l’artisanat, constate Oscar. La modernité (avec Internet) a frappé à notre porte et cela ne les intéresse plus. Ce centre pi-lote promotionnera notre tra-vail, et permettra de montrer aux jeunes que l’artisanat a un futur entrepreneurial. » Oscar espère de tout cœur que ses enfants lui emboîteront le pas. !

1 Conflit entre l’armée péruvienne et le Sentier lumineux dans les années 1980-

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Les sacs éthiques du

township PATRICIA HUON

correspondante Infosud Belgique

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SOMMAIRE

2 Présentation - Jacques Bastin

4 Entre vraisemblance et utopie - Guy Bajoit 6 Décroissance ou développement durable ? - entretien avec Edwin Zaccaï 8 Économie sociale : le risque “caritatif” d’un projet politique - Bruno Frère 11 “Il est temps de mettre en question le capitalisme” - entretien avec François Houtart 13 VENEZUELA | Pari sur le développement d’une économie sociale solidaire - Sébastien Brulez 15 BRÉSIL | Économie solidaire et politique publique - Xavier Eudes 16 BRÉSIL | Le palmas, la monnaie de la solidarité - Carlos de Freitas 18 CONGO-BRAZZAVILLE | Risques et bienfaits de l’épargne collective - Annette Kouamba Matondo 19 TANZANIE | La vaine stratégie des villages ujaama - Arnaud Bébien 20 BRÉSIL | Des champs à la ville, le Mouvement des sans-terre - Anne-Gaëlle Rico 22 FRANCE | Une démarche vers l’économie équitable - Seydou Sarr 23 CAP-VERT | Une expérience touristique en dehours des sentiers battus - Jacques Bastin 24 BELGIQUE | Une aventure collective pour sauver des emplois - Seydou Sarr 26 PÉROU | De vendeur ambulant de lait à entrepreneur laitier - Pauline Bourtembourg

27 InfoSud

28 BRÉSIL | “Tout naît des ordures” - Anne-Gaëlle Rico 30 BURKINA FASO | Des femmes unies pour vaincre la pauvreté - Inoussa Maïga 32 MADAGASCAR | Des paysans en faveur d’un développement solidaire - Mamy Andriatiana 34 BURUNDI | Quand les producteurs agricoles affrontent la pauvreté - Silvère Hicuburundi 36 TANZANIE | Unies comme des wakina mama - Arnaud Bébien

37 Solidarité Socialiste

38 AFRIQUE DU SUD | L’or rouge des hauts planteaux africains - Patricia Huon 40 PÉROU | Quand les artisans participent au développement de leur pays - Pauline Bourtembourg 41 AFRIQUE DU SUD | Les sacs éthiques du township - Patricia Huon

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