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Qu'est-ce que la technocratie? Author(s): Jean Meynaud Source: Revue économique, Vol. 11, No. 4 (Jul., 1960), pp. 497-526 Published by: Sciences Po University Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/4626537 . Accessed: 10/09/2014 20:47 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Sciences Po University Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue économique. http://www.jstor.org This content downloaded from 24.168.113.157 on Wed, 10 Sep 2014 20:47:22 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Qu'est-ce que la technocratie?

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Qu'est-ce que la technocratie?Author(s): Jean MeynaudSource: Revue économique, Vol. 11, No. 4 (Jul., 1960), pp. 497-526Published by: Sciences Po University PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/4626537 .

Accessed: 10/09/2014 20:47

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QU'EST-CE QUE LA TECHNOCRATIE ?

Au cours des derniers mois, les rf&erences a la technocratie sont devenues de plus en plus nombreuses. L'emploi de cette notion pour expli- quer la situation prdsente, a pris valeur de rite: on I'observe aussi bien dans les dissertations d'ambition scientifique que dans les poldmiques d'in- tention partisane. D'aucuns en tirent la conclusion que l'on vient de

d6gager, pour la premiere fois, une variable significative de la vie sociale

moderne. C'est naturellement une erreur : meme en se limitant, pour sim-

plifier, a cet apres-guerre, il est facile d'etablir que l'utilisation actuelle

correspond ' une relance et non a une ddcouverte.

Une premiere vague d'attention fut suscitbe, peu apres la Liberation,

par les theses de Burnham : elle s'affirma assez puissante pour inciter Leon Blum lui-mAme

' honorer d'une preface, d'ailleurs critique, L'ere des orga- nisateurs (ouvrage publie en 1947). Cependant, 1'expansion de ces idles devait etre, trs rapidement, compromise par les objections severes des

sociologues (presenties, pour l'essentiel, dans Industrialisation et techno- cratie qui remonte a 1949). Les reproches adresses a Burnham portent davantage sur la mediocrite de I'analyse que sur la realite du phenomene

consid&er : ainsi, G. Gurvitch, qui a joud un r61e tr's actif dans l'instruc- tion de ce proces, n'en fait pas moins une large place aux techno-bureau- crates dans sa typologie des societes globales.

Plusieurs facteurs ont contribud a ranimer l'interit pour la technocratie durant les anndes recentes. D'abord, I'affaissement de la volonte des auto- rit6s politiques, s'accompagnant, dans tous les domaines, d'une montee de

la haute administration (1). En second lieu, une transformation dans la mentalit6 des grands dirigeants industriels : vision dynamique de l'inves-

tissement, souci de productivite, appel aux sciences sociales pour la solu- tion des problemes humains dans l'entreprise... (2). D'oui, en plusieurs

1. Sur ce point, nous prenons la libertd de renvoyer A notre 6tude << Les techniciens et le pouvoir >>, Revue frangaiso de science politique, Jan- vier-mars 1957, pp. 5-37.

2. Cette evolution a Wtd particulikrement bien not0e par Nora MITRmNI. Voir ses tudes publi6es dans les Cahiers internationaux de sociologie : << Rdflexions sur l'opdration technique, les techniciens et les technocrates>> (vol. XIX, 1955) et <<Attitudes et symboles techno-bureaucratiques : r&- flexions sur une enqu~te > (vol. XXIV, 1958).

Revue Economique - NO 4, 1960 33

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milieux, la tentation d''tablir un parallele entre l'ampleur des realisations economico-sociales et la mediocrite du travail parlementaire (3). Le chan-

gement de regime ne pouvait manquer de polariser l'attention sur les techniciens auxquels d'emblee une large place 6tait reserve dans les con- seils supremes du gouvernement. Assistons-nous a la creation d'un nouveau

mythe (eventuellement capable de supplanter celui du << rond de cuir >>) ? L'audience dont beneficie actuellement la notion de technocratie a des

justifications solides. Meme si on en abuse, elle correspond a des faits observables. En depit d'interpretations resolument optimistes, c'est un ph&- nomene dont plusieurs consequences semblent redoutables. Mais un trait

frappe la discussion de sterilite : les controverses, extremement 'tendues, sur le contenu et le sens de cette categorie. L'incertitude est gne'rale : dans les reunions scientifiques, par exemple, on a le sentiment qu'il existe autant de conceptions de la technocratie que de participants.

L'objectif de cette etude n'est pas d'en presenter une nouvelle defi- nition : encore qu'assez simple A executer, un tel dessein ne ferait qu'ajou- ter A la confusion. On se bornera A recenser et a apprecier les principaux courants (dont la clarte d'expression n'est pas toujours la note dominante). Il s'agit de savoir ce que les uns et les autres entendent par technocratie. Par souci de simplification, on envisagera successivement le probleme a deux niveaux : I'appareil gouvernemental et la direction des entreprises. II res- tera dis lors A poser en conclusion le probleme des liaisons intervenant entre ces secteurs.

Dans un precedent ouvrage, nous avons adopts comme point de depart une notion volontairement simple de la technocratie : l'octroi A la commu- naut6 technicienne d'un certain empire dans la conduite des affaires

publiques (4). Avantage de cette position : accorder une grande liberte de

3. Il ne s'agit certes pas d'une observation neuve. LITTRI ,crivait dbj? : < Tout est actif et puissant en France, le travail, la production, le savoir : il n'est aucune force sociale qui ne fasse son office. Mais la politique, direc- trice sup~rieure de la conduite et de la destinde des nations, ne fait pas le sien > (cit6 par Rend GILrOUIN, Aristarchie ou recherche d'un gouverne- meent, Geneve, 1946, p. 241).

4. Technocratie et politique, Lausanne, 1960. L'ouvrage comporte d'abon- dantes notes bibliographiques. A quelques exceptions pris, nous mentionne- rons seulement dans cette etude les travaux postarieurs & la publication de ce livre (ainsi que ceux, en petit nombre, dont nous n'avions pas eu connais- sance au cours de la recherche initiale).

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manceuvre dans la recherche des situations comportant dessaisissement de I'homme politique au profit du technicien. Mais cette fluidit6 interdit de

caractbriser, d'un seul coup, 1'ensemble du phenomene. Or il existe des maintenant plusieurs propositions d'identification globale : certaines ne con- cernent pas directement la politique Cconomique mais, dans I'ensemble, au besoin avec quelques ajustements mineurs, la plupart sont directement

applicables a ce secteur de I'action gouvernementale.

1. Appartenance '

des categories socio-professionnelles.

La d'marche revient a attribuer la qualite de technocrate aux membres de certaines professions. On aboutit ainsi a des listes qui varient selon leurs auteurs, mais qui comprennent presque toujours les grands corps de l'Etat et notamment l'Inspection des Finances. On y ajoute volontiers les anciens eleves de diverses Ecoles (Polytechnique, la <<Rue Saint-Guil- laume >>, et, depuis peu, I'Ecole nationale d'Administration). Il en resulte certes un proced6 commode de reperage, mais la methode comporte de

graves inconvenients. En premier lieu, elle attribue systematiquement a un ensemble les par-

ticularites de quelques-uns de ses membres : tactique plus favorable a la

propagation de mythes qu'a l'examen objectif. II existe, tout de meme, des

inspecteurs des finances qui se limitent a des taches de surveillance comp- table et des polytechniciens qui se bornent a concevoir des fabrications. Plausible dans certains cas, I'assimilation a la technocratie devient fran- chement contestable lorsqu'elle vise des corps dont la majorite des parti- cipants ne sont guere en mesure ou n'ont pas du tout le d'sir de peser sur les autorit's politiques : ainsi, par exemple, les diplomates dont I'action

propre dans la conduite des affaires ext'rieures se voit r'duite de jour en jour, ou encore les prefets qui, a quelques exceptions pr&s, se revelent les ex6cutants dociles (sinon toujours heureux...) des ministres en place (5).

En second lieu, cette attitude est generalement d'esprit partisan : elle

permet a chacun de choisir <( ses >> technocrates en fonction d'ideologies preconques. Ainsi accusera-t-on de tendances technocratiques les inspecteurs des Finances qui, a la Direction du Budget, s'efforcent (pas toujours a bon escient d'ailleurs), de limiter la montde des depenses, mais 6pargnera-t-on de la meme imputation les savants qui, se fondant sur leur competence

5. Exemples empruntds i& 'dtude de G. SUFFERT, << Un technocrate, qu'est- ce que c'est ? >, France-Observateur, 25 f~vrier 1960.

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en physique, ont tents de freiner l'armement atomique de l'Occident. Dans cette perspective, le maniement de la notion de technocratie devient tres

rapidement une arme du combat politique (6). On serait done tente de rejeter ce mode d'identification s'il n'ouvrait,

malgrb ses imperfections, deux <<pistes >> intdressantes. La volonte d'exercer une influence ne suffit pas : encore faut-il occuper un poste qui ouvre une telle faculte. Or, certains corps et diverses &coles, plus et mieux que d'autres, garantissent

' leurs membres l'acces a de telles situations. Par ailleurs, s'il vient ' quitter un corps, l'individu n'en est pas necessairement coupe : il conserve souvent et l'esprit de l'institution et un complexe de relations privilegiees avec ceux rest's dans le groupe. Observation utile

pour comprendre le sens du ? pantouflage >> (ainsi, passage de la Direction du Tresor a la gestion d'une banque privee).

2. Possession d'une competence particulibre. Au premier abord, I''tymologie meme conduit a accorder une attention

particuliere cette optique. Non sans quelque apparence de logique, on

pourrait poser que la maitrise technique constitue la condition necessaire de la technocratie. Mais une tres grave difficult6 surgit aussit6t : l'extreme 6lasticit' du terme ? technique >> dans le vocabulaire contemporain. A suivre divers auteurs, on en arrive a definir la technique comme << la recherche du meilleur moyen dans tous les domaines >> (J. Ellul) : ainsi comprise, la demarche technique n'exprime pas beaucoup plus qu'un simple souci de rationalit6, voire de coherence. Les philosophes denoncent le caractere abusif d'une telle extension: pourtant, ils ne semblent pas avoir decouvert le critere qui permettrait de particulariser l'op&ration, et done la competence, technique dans l'ensemble des modes de raisonnement et d'execution du travail. Carence regrettable : avec la conception large, qui n'est en mesure de se proclamer << technicien >> !

Un facteur complique le probleme : l'existence de plusieurs niveaux de competence. On distingue volontiers des simples specialistes les indivi-

6. Ii arrive que des sociologues - rarement d'ailleurs - pr6conisent l'octroi aux savants d'une sorte de pouvoir de blocage des inventions qui en ferait les arbitres de la vie sociale et m~me des relations internationales. A titre d'exemple, voir les propositions de C. Wright MILLS, Les causes de la troisilme guerre mondiale (traduit de l'ambricain), Paris, 1960, sp6ciale- ment le chapitre sur << la science et les savants > (pp. 202-214). Ce livre, par la violence de son ton et le caractere partisan de ses affirmations, constitue davantage un pamphlet qu'une ieuvre scientifique.

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dus capables d'animer des ensembles ou de prendre une vue globale des

problemes consideres. On aurait donc d'un c6te les organisateurs, les mana- gers, les techniciens des id6es g6n6rales pour reprendre le mot de Lyautey, d'un autre les experts dont la specialisation est parfois tris troite. L'action des premiers s'orienterait davantage vers le maniement des hommes, l'acti- vit6 des seconds vers l'aminagement des choses. Encore que la situation ne soit pas depourvue d'ambiguit6, les &conomistes releveraient plut6t de la categorie des experts : en accedant A des fonctions qui impliquent d'agir sur les hommes, ils devraient donc se depouiller de leur caractere propre ou, au minimum, n'y voir qu'une seule des composantes de leur action.

Mais alors out se situent les technocrates ? Beaucoup estiment qu'ils correspondent a la cat6gorie des managers : la force des technocrates dans les appareils politiques modernes leur viendrait d'&tre des organisateurs, capables de s'assimiler toutes les donnies d'un projet et d'en assurer la r6alisation au moindre couit. Cette vue, volontiers admise, souleve parfois des protestations. Certains estiment qu'en utilisant a ce propos le terme << technocratie > on commet une escroquerie, car, en fait, les pretendus technocrates ne sont que des administrateurs manquant souvent de con- naissances serieuses sur les problemes traites. On ne pourrait, selon eux, parler de technocratie que si les << vrais >> techniciens (les specialistes, les

experts...) ont effectivement la parole et se trouvent en mesure de peser sur les d6cisions. Or, ne sont-ils pas generalement aux ordres de managers peu enclins A les entendre ?

Repondre A ces questions exigerait la consultation de nombreuses mono-

graphies sur les processus d6cisionnels. Or, dans la plupart des pays, elles font encore totalement defaut. On en est donc reduit a de pures suppo- sitions. Sans insister sur une controverse provisoirement insoluble, disons ne pas accepter a priori la these courante qui reduit la catbgorie technocra-

tique aux managers. Lors de plusieurs decisions graves (ainsi, la determina- tion de la politique financire de la V" Republique), il semble que Iin- fluence propre des experts n'ait pas et6 negligeable. Admettons toutefois

qu'en bien des cas ceux-ci sont 6coutes pour des raisons exterieures A la

pure technicit6 : prestige propre de l'homme eventuellement li' A des exp6- riences historiques; appui donn a ses theses par de larges secteurs de

l'opinion ou, plus prosai'quement, par de puissants groupes d'interet, etc. Au total, il apparait difficile de caracteriser la technocratie sans r6f6-

rence A la technique. Mais la liaison doit &tre maniee avec soin. II est peu frequent que l'on soit en mesure d'appr6cier objectivement le niveau tech-

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nique revendiqud ou attribue de fagon spontanee par les tiers et, contrai- rement a I'opinion commune, il n'est pas toujours facile de departager a posteriori les opinions en fonction des consequences du choix effectua. N'oublions pas au surplus que le technicien n'est pas nkcessairement a l'abri des tentations : les groupes patronaux excellent a se procurer les services d'hommes Cminents, ou tents pour tels, qui perdent dans l'aven- ture une part souvent appreciable de leur libert6 de jugement. Enfin, con- siderons que le merite propre du technicien s'arrete aux fronti'res des con- naissances specialisdes dont il est detenteur : le point doit tre signald en raison de la tendance de nombreux techniciens a sortir de leur domaine et A justifier ce << debordement >> par les succes remportes ailleurs.

Cette tendance est vigoureuse. Marquons-en, sans sectarisme, quelques exemples particuliers : le militaire qui, apres avoir gagne une bataille, s'estime apte a regir les civils; I'atomiste qui, pour avoir fait avancer la

physique nucleaire, se transforme en humaniste et conseille ses contempo- rains sur la politique mondiale; le commergant qui, pour avoir realise des

benefices, se croit apte a etablir un plan de redressement &conomique, etc. Or le public, qu'impressionne toujours la reussite, se laisse souvent prendre a de telles extensions et, en tout cas, n'en saisit pas completement l'il6- gitimit&.

Derniere question : le manager ou l'expert se laissent-ils n&cessairement gagner par la tentation technocratique et en viennent-ils quasi obligatoire- ment l'un et l'autre a revendiquer ou a exercer la direction des appareils auxquels ils sont integres (ou la facultd de d6cision finale sur le probleme auquel ils sont associds) ? En d'autres termes, une civilisation technicienne

engendre-t-elle inevitablement un mode de gouvernement technocratique ?

Beaucoup l'estiment qui ddclarent en particulier l'industrialisation incom-

patible avec la democratie (K. Mannheim par exemple). Ce pessimisme est-il rdellement fonde ? Sans aucun doute, ses partisans peuvent invoquer une quantit& impressionnante de faits. Jusqu'a present, quel que soit le mode d'appropriation des biens de production, la << dmocratie &cono-

mique >> est rest6e A l' tat de vceu. Avouons pourtant un scrupule - peut- etre simple reaction morale - a admettre une fois pour toutes un tel determinisme qui apporterait en somme une justification solide aux efforts actuellement entrepris pour realiser le << conditionnement >> de l'tre humain

(sp&cialement, mais non exclusivement, dans le domaine des relations

&conomiques).

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3. Adoption d'un mode de conduite.

Dans cette perspective le critere de s6lection resulte du comportement adopte par les int&resses A l'gard des problemes dont ils ont la charge. C'est en apparence un net progres sur les conceptions precedentes : d'dai-

gnant les categories prefabriquees, cette optique qui s'attache aux mrca- nismes de la dcision, va au cceur du probleme. Malheureusement, le por- trait moral du technocrate varie selon les secteurs de l'opinion o&f il est dress .

Partons d'une position neutre : le technocrate est l'homme de la ratio- nalit6 administrative. En empruntant une expression A Raymond Aron, disons qu'il s'efforce de donner A l'ordre administratif une totale (et donc

inconcevable) perfection (7). Disposant de facteurs d&termines, le respon- sable aura pour mission d'en assurer l'utilisation la plus judicieuse : A cet

effet, il &cartera ou tiendra pour non-contraignants les l

6ments suscep- tibles de nuire A l'efficacit6 ou, si l'on preffre, A la productivite. Le propre de la decision technocratique serait ainsi de repousser les accommodements et les transactions qu'impose le souci de vaincre A l'amiable les resistances humaines. Au desir de conciliation A tout prix qui anime le politicien, s'opposerait I'intransigeance du technocrate.

Une telle attitude s'appuie g'neralement sur une volont& d'apolitisme. Le technocrate se caracteriserait par un souci permanent d'ignorer les con- troverses et vicissitudes partisanes, et de se placer, sinon au-dessus, du

moins en dehors d'elles. On rejoint ainsi de tr's vieilles notions : 'atelier

remplagant I'assemblee parlementaire (Proudhon), l'ingenieur recevant mis- sion d'amenager la communaute (Veblen). Admettons un instant, pour les besoins du raisonnement, qu'il soit possible de detacher l'administratif du politique : la technocratie aurait pour ambition et pour effet de substi- tuer aux sinuositis et aux compromissions politiciennes la rigueur intellec- tuelle et la fermet6 de dessein qui ne sont pas concevables sans une parfaite connaissance du << dossier >>. Une fois le critere adopte - par exemple la volonte de toujours choisir, entre deux modes, le moins coiteux pour la collectivite - le technocrate irait de l'avant et imposerait son projet sans tenir compte des contingences.

Cette notion est seduisante. Elle comporte pourtant une serieuse faille. Les techniciens ne sont pas rares qui, dans la presentation et la defense

7. In La stratification du pouvoir>>, Revue fran aise de science poli- tique, juillet-septembre 1954, p. 480.

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de leurs projets, tiennent compte, par avance, de considerations humaines, sinon meme de l'tat des forces en presence. Loin de s'arreter a une vue

purement mecanique des choses, ils s'efforcent d'analyser les conditions

auxquelles ces projets pourront etre mis en pratique sans entrainer de ten- sions insupportables. Cette evaluation, fort courante au niveau des hauts

fonctionnaires, suffirait-elle A purifier les interesses du soupcon technocra-

tique ? On peut au contraire soutenir qu'un tel calcul revle chez ceux

qui s'y livrent une volont' splcialement nette d'influencer la gestion des affaires publiques et, donc, apporte un element de renfort a la technocratie.

Le critere de la rationalit6 administrative s'attache au m&canisme de la decision. Certains utilisent, pour particulariser la technocratie, des notions relatives aux conditions dans lesquelles les choix sont executes et port6s A la connaissance du public. Sous cet angle, le secret dans la preparation du travail comme une certaine brusquerie dans l'annonce des mesures arre-

ties seraient caractdristiques du mode d'action technocratique. Plus genera- lement, le technocrate montrerait un certain mepris pour les reactions du

public ou au moins une certaine insouciance a leur endroit. Des lors, la volont6 d'&clairer les citoyens, de leur expliquer le fondement et les moda- lites du dispositif adopte permettrait aux interesses d'6viter l'imputation de technocratie. Ces differenciations ne semblent pas tres solides. La possi- bilit6 d'informer le public, voire de dialoguer avec lui, depend des matieres

trait~es : la politique du logement, par exemple, se prete mieux a de tels contacts que les n6gociations avec les societes petrolieres pour l'ecoulement des produits du Sahara. Au surplus, l'emploi des moyens de communication de masse ouvre des facultes de manipuler l'opinion propres a accroitre la libert6 de manoeuvre du technocrate. C'est en donnant aux sujets l'illusion de determiner leurs propres affaires que le << conditionnement >> humain

parvient A son point de perfection. Bornons-nous donc au critere de la rationalit6 administrative pour

caract'riser la conduite du technocrate. Nous pouvons constater immedia- tement que sur cette base, ou par rapport A elle, se construit une image du technocrate qui presente de grandes variations selon les milieux. Les uns le considerent avec sympathie et lui attribuent une haute valeur morale :

dynamisme dans la gestion des affaires, souci de ne pas eviter les respon- sabilites, passion du bien public. Certains vont jusqu'a y voir l'instrument

privil'gi" de notre destin : le technocrate releverait le << d6fi de l'histoire >> et garantirait aux societAs humaines une evolution assurant l'efficacite sans

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supprimer l'indispensable liberte (8). En somme, selon ce portrait, forte- ment idealis6, la technocratie serait la source d'un nouvel humanisme ! Mais la simple lecture de la presse quotidienne montre que ce jugement favorable n'est pas universellement partag&. Beaucoup denoncent dans le technocrate un &tre autoritaire et absolutiste, rigide et dogmatique : inapte a s' vader des schemas abstraits, il serait, par definition, incapable de cha- leur humaine. En s' tendant, la technocratie ferait du citoyen un homme- robot dont les sentiments et preferences seraient impitoyablement sacrifies au << verdict >> des calculatrices dlectroniques.

On observera qu'aujourd'hui de tels reproches sont frequemment emis dans les secteurs moderns de l'opinion. Le remplacement des parlemen- taires par de hauts fonctionnaires dans la direction des ministeres y est denonc6 comme l'indice d'une technocratie abusive et inhumaine. Dans le domaine &conomique on leur reproche de vouloir plier la conjoncture a des vues doctrinaires, d'imposer aux rapports entre individus un cours autoritaire, d'ignorer la diversitd des regions, des hommes, des metiers... On observe avec amertume que l'arbitrage du president de la Republique a presque toujours &t6 rendu au profit des positions defendues par les hauts fonctionnaires, occupant ou non des postes ministeriels. Deux affaires en particulier ont souleve une vive emotion : la fondation d'un bureau

charg6 de financer les reconversions industrielles paraissant opportunes au

gouvernement et la creation dans le secteur public d'une chaine de distri- bution petroli"re. Plus generalement, les porte-parole de l'opinion moderee (et sp&cialement des secteurs menaces par le progres conomique) font

grief A la haute administration de son goUit pour les programmes d'en- semble avec des perspectives a long terme. Beaucoup parmi les defenseurs des activit"s << traditionnelles >> en arrivent A presenter la planification comme le symbole meme de l'imperialisme technocratique.

Encore que d'un int&ret intrinseque limite, ces polemiques meritent d'etre suivies avec attention pour leur signification sociale. On en peut deduire qu'au moins sur le plan de l'amenagement &conomique et social la technocratie n'est pas necessairement ni meme principalement conser- vatrice. Il est vrai que les marxistes contestent ce point de vue en attri-

8. (< Ce qui diff&rencie, moralement, le technocrate et son style de vie de tout ce qui a prc~edd dans le jeu technique, 6crit Pierre DUCASSE, c'est un sens nouveau de l'action, susceptible de subordonner le pur intdr&t per- sonnel ou l' goisme de groupe A

l'intr6rt " en soi " du progres technique et

de l'amenagement collectif qui le favorise >>, Les techniques et le philosophe, Paris, 1958, p. 75.

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buant aux technocrates le souci exclusif de sauvegarder l'ordre existant.

L'imputation est sans aucun doute excessive, car on ne serait pas en peine de citer des technocrates assez peu attaches a la defense de la propriete privee et de la libert' des contrats. Beaucoup sont certes conservateurs, mais il s'agit souvent d'un conservatisme de type progressiste qui se defie de l'immobilisme et tente de realiser les adaptations inevitables : ce qui est le seul moyen d'en contr6ler le cours et la portee. En suivant cette ligne de pens'e, on aboutirait a dire que si les technocrates different sur I'am-

pleur des transformations souhaitables, un trait les rassemble en grand nombre : une attitude receptive a l' gard du changement.

On ne s'&tonnera donc pas que certains attribuent aujourd'hui, retros-

pectivement, un caractere technocratique au <mendesisme >>. Encore que les conceptions de M. Mendis-France et de son brain-trust soient demeu- rees vagues, il ne semble pas impossible de ramener leur critique du systeme economique existant a deux grands reproches : mediocre orientation des efforts de production et insuffisance des investissements. D'oui les remedes : faciliter la diminution des cultures excedentaires (betterave, alcool...); aider les secteurs rentables (viande, lait...); promouvoir un effort accru d'inves-

tissement, 6ventuellement au prix d'une reduction de la consommation;

s'lectionner rigoureusement les secteurs d'application de cet effort (au moyen d'un renforcement de la planification, d'une police de l'autofinan- cement...) Programme bien modern, dira-t-on : mais la suite devait montrer la difficulte d'en realiser l'execution dans le cadre des procedures parle- mentaires (resistance des secteurs attardes).

Sur ce fondement, on pourrait &tre tentC d'opposer le technocrate au

bureaucrate, le second s'acharnant sous tous les regimes a maintenir l'ptat des choses existant (routine, fuite devant les responsabilit6s mais aussi pro- tection des situations acquises...) Plusieurs tiennent cette distinction pour fondamentale, mais du point de vue scientifique, le parallkle demeure diffi-

cile a tracer du fait de la fluidit6 des notions en cause. La signification attribu6e a la bureaucratie et a la bureaucratisation varie selon les &coles et l'on ne saurait envisager de rappeler ici ces controverses (9). Si l'on se

place au niveau des << types ideaux >>, il est facile d'&tablir un net contraste entre les deux situations: mais la pratique revele des rapprochements.

9. Pour un expose des diverses theses en presence, voir <<Bureaucratie et bureaucratisation : tendances actuelles de la recherche et bibliographie >, Current sociology, vol. VII, no 2, 1958, pp. 97-164. Voir aussi le numbro spMcial de la revue Arguments, < La bureaucratie>>, ler trimestre 1960, pp. 1-81.

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LA TECHNOCRATIE 507

II n'existe aucun technocrate, meme devoue au bien public, qui soit totale- ment 'tranger A des soucis de carriere et de prestige personnel. De par leur

formation, les polytechniciens ont peut-Atre une vocation propre aux

methodes technocratiques : on sait aussi qu'ils ont de fortes tendances oli-

garchiques et possedent une aptitude particuliere A << coloniser >> services et

entreprises (jusqu'a en faire des << fiefs ).

4. Exercice de la fonction politique. Nous entendons par la la faculte d'assumer les responsabilites finales,

c'est-a-dire de r'aliser le choix, en dernier ressort, entre les diverses options en presence. Ce que nous appelons << politique economique >> peut s'analyser en un ensemble de decisions des autorites publiques sur des problemes touchant A la gestion des ressources rares. Ii y aurait technocratie dis le moment oui ces facultes sont transferees a des techniciens ou confisquees par eux. Observons que de ce point de vue, le niveau de la qualification technicienne n'est pas en cause : peu importe que le beneficiaire du trans- fert soit en realit6 un pietre technicien ou un pseudo-technicien si la pos- session ou l'exercice d'une competence sont censes fonder, en droit ou en

fait, sa vocation " commander. Dans cette perspective, la formule technocratique parfaite serait celle

d'un regime oui le pouvoir serait, de par les textes ou la coutume, direc- tement et expressement confi a des techniciens qui accederaient aux hon- neurs sur la base d'une competence ou qualification determin'e. L'actuelle Constitution de la France ne comporte aucune disposition de ce type et rien n'interdit de choisir tous les ministres parmi les politiciens de car- riere. Cependant, l'habitude s'est institude dis le depart de confier un certain nombre de postes a des techniciens dont la proportion dans le Cabinet n'a cess6 d'augmenter au rythme des difficultes rencontrees par le regime. Mais la technocratie ne se limite pas A l'accession de quelques hauts fonctionnaires aux taches minist&rielles : elle existe, en pratique, dis que les executants d6tiennent, tout ou partie du pouvoir de decision sans avoir de compte a rendre (ou seulement pour la forme) aux autorites sup&- rieures. Sous cet aspect, elle marque aujourd'hui tous les regimes de d6mo- cratie representative, la Ve Republique n'ayant fait que reprendre en l'am- plifiant, la tradition leguee par la IVe.

On se trouve ainsi devant des situations ambiguis qu'il est souvent difficile de systdmatiser. En fait, I'autorit6 politiquement responsable de la decision se borne, si m&me elle ne va jusqu'A dilguer sa signature, A ent-

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508 REVUE ~CONOMIQUE

riner les propositions qui lui sont faites. La r6alit' du pouvoir passe aux mains d'agents politiquement irresponsables : il y a phenomene de dessai- sissement. Mais o&f commence l'abdication devant le technicien... Toute ten- tative pour degager un critere precis serait vouee a l'achec par le reseau, necessairement het&rogene, des relations et nuances individuelles. C'est l'un des cas ofi le jugement qualitatif conserve encore, et probablement de

falon durable, sa n6cessite et sa preponderance. Deja tres difficile au plan d'une d6cision isolee, la determination rigoureuse des influences reelles s'avere inconcevable au niveau du fonctionnement global du systeme. On est dis lors conduit a raisonner en fonction et A l'aide de formules vagues :

propension, infiltration ou tendances technocratiques. Mais elles suffisent

generalement a d'gager des orientations sans 6quivoque. Une question vient immediatement A l'esprit : de quels criteres va s'ins-

pirer le technicien, qu'il ait pouvoir expres de commander ou qu'il se borne A peser sur la decision ? On estime volontiers que les considerations d'effi-

cacitC joueront le premier r61le mais, nous l'avons d6ja note, il arrive souvent

que le technicien se livre a des calculs d'opportunitL. Contrairement A cer-

taines vues, il ne semble pas que la realisation de tels calculs soit contraire A l'esprit de la technocratie. La preponderance du technicien n'est pas entam'e des l'instant qu'il apprecie lui-meme la place a reserver aux consi-

derations d'opportunite (l'une des branches du choix pouvant etre de les

ignorer systematiquement). II semble ainsi permis de dire que l'esprit de

la technocratie consiste justement A refuser ce dualisme d'appreciation (A l'expert les considerants techniques, mais au politicien l'argumentation d'opportunit6) qui caracterise les regimes de democratie representative. Au total, il s'agirait moins d'expulser de la decision tel facteur au profit de tel autre que de rendre une seule autorite comptable de I' valuation de leur force ou dignit6 respective.

En affirmant le caractbre ineluctable d'une osmose entre la politique et

l'administration, on risque de choquer beaucoup de hauts fonctionnaires dont tous, malgr' de persistantes legendes d'inspiration partisane, ne sont

pas a priori atteints par l'ideologie (ou le virus...) technocratique. Nous leur concederons volontiers qu'en de nombreux cas ce sont les defaillances de l'appareil politique (en France et ailleurs) qui conduisent et meme

obligent les agents de l'Etat A empieter sur les fonctions des ministres ou

assemblies parlementaires : toutefois, nous hesiterions A crire que cette substitution n'est generalement pas voulue par les b6n'ficiaires en raison

de la position inconfortable oii elle les placerait. A un certain niveau, la

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LA TECHNOCRATIE 509

recherche du pouvoir est un mobile de grande portee. Mais notre propos actuel est d'analyser les manifestations de la technocratie et non les causes

qui les provoquent. De ce point de vue, force est de denoncer les illu- sions de l'apolitisme (qui, chez certains d'ailleurs, est pure tactique).

La s6paration entre les fins et les moyens n'a d'autre valeur que de faciliter les exposes d'allure scolaire. Au niveau de l'action, il arrive que le choix des fins soit essentiellement commandC par l'tat des moyens dis-

ponibles. Il advient aussi que des fins doivent tre abandonnees sous l'effet de considerations morales interdisant d'utiliser les moyens qui permettraient d'accomplir le projet. On n'aurait pas de peine A multiplier les exemples de telles relations. Par ailleurs, nous savons que la realisation d'un but

peut souvent etre assuree par des instruments dont le contenu economico- social n'est pas identique. On dit parfois qu'un but etant pose (ainsi, le

retablissement de l'pquilibre de la balance des paiements) la marge de libert' de manoeuvre est restreinte : il n'est pas stir que l'on ne soit porte, pour des raisons ideologiques, a exag&rer cette &troitesse. Au total, lorsqu'il prepare un dispositif technique, le sp&cialiste ne peut que difficilement faire abstraction de considerations d'opportunit6. Les conditions de l'infiltration

technocratique sont rarement absentes du travail administratif : elles se materialisent des que l'autorit6 politique, par insuffisance intellectuelle ou

par lachete, renonce A exercer la faculte de choix supreme et accepte que le technicien fasse prevaloir sa volonte propre (qui, selon les cas, fera une

part plus ou moins large aux facteurs psychologiques). Ce point a &te exprimd avec une nettete particuliere par F. Bloch-Laine :

<< L'administration la plus quotidienne a constamment des implications poli- tiques. Les hauts fonctionnaires qui interviennent profondement dans des domaines de plus en plus divers (notamment en matiere conomique et

sociale) ne peuvent plus, sans manquer A leur devoir ou pecher par hypo- crisie, pritendre ne pas " faire de politique ". Mais il appartient toujours aux ministres de prendre les decisions politiques majeures et de tracer les directives politiques generales auxquelles les actes administratifs doivent se conformer )> (10). La formule nous donnerait pleine satisfaction si au mot <<appartient >> l'auteur acceptait de substituer l'expression << devrait

appartenir >>, car c'est justement dans cette incapacite de l'homme poli- tique a remplir ses taches que l'on trouve l'explication et aussi, disons-le

clairement, dans bien des cas la justification morale de la technocratie.

10. Dans une note rondot•e encore inedite a notre connaissance.

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510 REVUE CONOMIQUE

La Ve R publique a consid'rablement accru les tendances technocra-

tiques qui existaient sous la IVe. En particulier, elle les a renforcees par une fonctionnarisation de grande envergure des postes ministkriels. Les techniciens au pouvoir conservent volontiers le souci d'efficience adminis- trative qui est en somme le fondement de leur intervention. Mais ils sont aussi conduits A << faire de la politique>> et parfois au sens le plus trivial de la formule. On ne s' tonnera nullement de la situation si l'on admet

qu'il existe necessairement dans toute societe organis e une fonction poli- tique qui a pour mission d'exercer les choix supremes. Une modification dans ses titulaires ne saurait en transformer la nature : le souci d'une pure rationalit6 administrative ne peut resister A l'preuve du pouvoir. Comme le note Raymond Aron : << On ne saurait choisir un mode de gouvernement sans tenir compte de ce que souhaitent les hommes . Et il n'a pas tort

d'ajouter : << Peut- tre est-il raisonnable de leur passer un certain degre de d&raison )> (11).

En definitive, il est possible que l'on ne puisse obtenir une notion satis-

faisante de la technocratie sans emprunter des 1Clments aux quatre courants

que nous avons analysts. L'accaparement ou la confiscation de la fonction

politique 6tablit le fait technocratique, mais ce critere ne nous laisse pas entrevoir le sens de l'operation. L'analyse du mode de conduite est alors

indispensable: en apparence, le propre du technocrate est de donner la

predominance sinon 1'exclusivite, aux preoccupations d'efficacite adminis-

trative, mais en fait, au contact direct du pouvoir, I'attitude du technicien

perd de son intransigeance et se trouve in"luctablement << politise >>. Enfin, sur la base d'analyses monographiques qui font encore defaut, il ne sera

pas inutile d'etablir le tableau des secteurs d'origine du milieu technocra-

tique et d' noncer les divers types de competence capable de faciliter le transfert. Etant donne la fluidit6 du probl~me, il ne parait pas opportun d'avancer des maintenant une definition precise qui serait presque neces- sairement teint6e de choix subjectifs.

Comme le lecteur I'a sans doute observe, cet article repose sur la sup- position qu'en aucun domaine, y compris celui des problemes 6conomiques,

11. Op. cit., p. 480.

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LA TECHNOCRATIE 511

les choix politiques ne sauraient &tre ramen's a une pure affaire de tech-

nique. En 6non;ant que << la politique est le domaine des conflits de

valeur>> (12), Bertrand de Jouvenel a admirablement soulign6 l' cart qui separe la politique (y compris Faction economique gouvernementale) de la

technique. Mais les choses ne changent-elles pas si les gouvernements se soumettent a un crit're unique : ainsi, par exemple, le progr~s 6conomique mesure par l'augmentation de diverses productions de base ? Dans ce cas, comme le note Jouvenel, la maxime d'efficacite devient le seul guide de leurs activit6s. Cependant, il reste a la politique un domaine irreductible : le choix du critere unique qui implique, explicitement ou implicitement, le recours a une morale, A une conception de la vie.

Deux faits paraissent pourtant appuyer la these contraire. D'une part, la << mathematisation > croissante des processus de la decision et l'emploi, sur une echelle toujours plus large, des calculatrices blectroniques (13). D'autre part, le perfectionnement des techniques de << conditionnement >> faisant appel aux analyses de la psychologie (effort qui a engendre en par- ticulier le proc'd' dit des << relations publiques >> et la recherche motiva-

tionnelle). Ces techniques ont deja penetre en force dans le secteur gou- vernemental et I'on comprend que certains voient dis maintenant dans le

cyberneticien le << super-technocrate > capable de se subordonner tous les autres. Admettons, par un serieux effort d'imagination, que les choses aillent jusqu'au point oi' pourrait &tre institute une telle dictature : le

cyberneticien aurait alors de puissants moyens pour d6terminer les voies de la plus grande efficacite et en obtenir l'acceptation par le public. Per- sonne n'a reussi a tablir que cette puissance le dispenserait de fixer les choix moraux ultimes qui, notamment, commandent la distribution des fac- teurs entre les divers emplois possibles et la repartition des biens produits entre les membres de la communaut&. Ainsi, avant comme apres la cyber- n'tique, la technocratie est-elle la confiscation de la fonction politique par le technicien. Est-il possible de transposer un tel schema A la direction des

entreprises ?

12 .Colloques de Rheinfelden, Paris, 1960, p. 200. 13. La liste des travaux consacrds aux perspectives d'emploi des machines

ne cesse de s'allonger. Parmi les derniers ouvrages parus, on mentionnera : WOODBURY (D.O.), Les machines s'en chargeront : une histoire de l'auto- mation et des cerveaux lectroniques (traduit de 1'americain), Paris, 1959. Pour une vue optimiste du probltme, voir COMBAUX (Edmond), < L'dlectro- nique et 1'ordre politique >, Revue de dfPense nationale, mai 1960, pp. 863- 878.

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512 REVUE ECONOMIQUE

II

A l'epoque r&cente, il est devenu usuel, en plusieurs milieux, d'utiliser le terme << technocrate >> pour designer aussi les dirigeants effectifs des grandes entreprises. Cette pratique n'est pas d6pourvue de justification : elle risque pourtant de conduire ' des assimilations abusives et ' des imputations pole- miques. On analysera successivement le probleme pour les entreprises pri- v&es et publiques. Les faits du dossier 6tant gendralement bien connus,

l'exposd se limitera le plus souvent ' un simple rappel.

1. Technocratie et entreprises priwves. C'est naturellement la separation entre la propri&et et la gestion qui

fournit l'argument de base. Dans les grandes et tres grandes entreprises, les proprietaires sont evinc6s des responsabilites effectives par les managers dont la participation au capital s'avere tres faible, sinon absolument nulle. On observe donc de prime abord un transfert des facultes de d&cision qui parait fonde sur la competence : n'est-ce point la une evolution de style technocratique ?

Depuis Berle et Means cette separation est tenue pour un fait non con- testable. Elle aboutit a l'id&e qu'a l'int&ieur de l'&conomie, le pouvoir effectif n'est plus fond6 sur la propri&te,

' l'exception, bien entendu, des

affaires petites et moyennes. La partie la moins discutable des theses de Burkham repose sur cette constatation. Cependant, divers sociologues en ont dCnonce le principe meme, en particulier C. Wright Mills (14). Pour

celui-ci, il est abusif de se referer ' une evolution silencieuse des managers

dont I'effet serait de priver les grandes familles ou dynasties de leurs pou- voirs et prerogatives. Les mouvements que l'on constate traduiraient davan-

tage une rdorganisation des classes poss6dantes, qu'un transfert effectif de

puissance. Mills va jusqu'a nier que le recrutement des hauts dirigeants prives soit r&ellement fonda sur la comp&tence : la s6lection aboutirait

simplement ' mettre en place des gens favorables ou sympathiques aux

possddants (des yes men) (15).

14. En particulier in The power elite, New York, 1956. 15. On sait que les marxistes refusent de <<prendre au s6rieux > la rdvo-

lution des managers en affirmant que les groupes financiers continuent de possdder le contr8le (domination) de l'6conomie. Voir, par exemple, DAN (Pavec), ? Le r81e %conomique de 1'Etat dans le capitalisme contemporain >, Cahiers internationauz, septembre-octobre 1958, p. 37.

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LA TECHNOCRATIE 513

Ces theses n'ont pas serieusement ebranle les positions traditionnelles. En 6tablissant la survivance des grandes fortunes, Mills a rendu le service de d6gonfler certains mythes indecents. Mais il n'a pas reussi a demontrer

que les titulaires de ces fortunes et les detenteurs du pouvoir dans les

corporations forment une seule categorie. De nos jours, l'exercice d'un contrble familial sur la tres grande entreprise constitue plut6t l'exception que la regle. Et T. Parsons n'a pas tort d'indiquer que les facultes des

proprietaires sont a leur point maximum dans les economies arrieries (16). Dans les societis industrialis~es de l'Occident, la formule des managers ne recouvre probablement pas tous les cas, mais elle exprime probablement la tendance moyenne. Il est banal d' noncer que le comportement de ces

gestionnaires differe de celui des << capitalistes )) traditionnels. Sans pre- tendre a une enumeration exhaustive de ces divergences, on se bornera a citer les points sur lesquels raisonnent les partisans de l'assimilation a la technocratie : les rapports avec les actionnaires et les relations avec le personnel. Dans I'un et I'autre de ces secteurs s'affirme une mentalit6 qui ne repond pas aux schemas classiques.

a) RAPPORTS AVEC LES ACTIONNAIRES. Les managers ont tendance a les

ignorer sinon a les mepriser ouvertement. Par le jeu des pouvoirs en blanc, les assemblees generales sont reduites a un simulacre. Certes, le M1gislateur garantit aux actionnaires la possibilit6 d'obtenir diverses informations: mais ces prerogatives demeurent generalement inutilisees. A l'heure actuelle, les grandes affaires, s'inspirant de la technique des <<relations publiques >>, paraissent accomplir des efforts pour reduire la distance entre les ges- tionnaires et les proprietaires : d'o% I'envoi de brochures luxueusement imprimdes mais 4trangement silencieuses sur la conduite effective de l'en- treprise. Ne soyons pas dupes : 'objectif des << relations publiques >> n'est nullement d'informer, mais de cr6er dans le public un sentiment favorable aux activites en cause. C'est un aspect du <<conditionnement > des esprits.

Ce m6pris des actionnaires a plusieurs sources. On n'en saurait exclure le sentiment que le revenu du capital presente des aspects parasitaires. Les speculations boursieres qui augmentent le caractere vagabond des for- tunes mobilieres contribuent egalement a la formation de cette attitude.

D'oh Il'id'e, tr's fortement ancr&e chez de nombreux dirigeants, que les actionnaires n'ont droit qu'a une fraction des bendfices, le reste devant

16. Structure and process in modern societies, Glencoe (Ill.), 1960, p. 210.

Revue Economique - No 4, 1960 34

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514 REVUE kCONOMIQUE

etre utilise dans et pour l'entreprise. La critique morale d'un revenu non

gagne par le travail appuie le souci d'&chapper A la tutelle du marche finan- cier et d'eviter la remise en cause des programmes de developpement qui resulte souvent des avatars d'un financement externe.

L'autofinancement, dont on connait l'ampleur dans les structures con-

temporaines, atteste bien le caractere accessoire du r61e tenu par les action- naires. Toutefois, n'exagerons pas la gravite des consequences financi~res qui en decoulent pour eux. La croissance de l'entreprise provoque une e l- vation de la valeur boursiere des titres (situation particulierement favorable dans les pays o0i les plus-values ne sont pas taxies). La distribution, volon- tiers realis&e, d'actions gratuites apporte aussi de substantiels avantages. Mais il reste que dans le capitalisme contemporain, au niveau des grandes affaires, le profit prend de plus en plus figure d'instrument privilegie du

d6veloppement. Cette position des managers A l'agard des actionnaires est compatible

avec les efforts actuellement accomplis pour &tendre le << capitalisme popu- laire >. Cette expression, d'allure equivoque, recouvre en fait plusieurs operations. L'une, splialement en faveur aux Etats-Unis, vise a accroitre au maximum le chiffre des actionnaires. Le mouvement semble puissant si l'on considere qu'en 1959 ce nombre &tait de 2 millions pour l'American

Telegraph and Telephone et qu'il augmente de 7 a 10 %, par an, pour des firmes comme General Motors ou General Electric (17). Mais on est encore loin de l'objectif final qui serait d'y faire participer tous les chefs de famille... On parait en attendre une consolidation du capitalisme : op&- ration d'autant plus sympathique aux managers qu'augmentant la disper- sion du capital elle ne saurait aboutir qu'a un renforcement de leur puis- sance. Un autre aspect de ce mouvement est l'int~ressement des membres du personnel au capital de l'entreprise. Malgr' la reticence des syndicats la formule connait aujourd'hui un certain succes, notamment en France

(P6chiney, Saint-Gobain...) : on s'efforce de rendre l'op&ration attrayante par exemple en offrant les titres A un prix inferieur A leur valeur boursiere. Mentionnons enfin un troisieme procede : la vente au public, et speciale- ment aux petits 6pargnants, d'actions appartenant A l'Etat (proc'd6 utilis6

a plusieurs reprises par les autorit6s allemandes).

II est douteux que le <<capitalisme populaire >> r'ponde A tous les

espoirs de ses promoteurs. L'apaisement actuel des conflits de classe dans

17. Selon Maximilien CHARRIER, Aspects et probi'mes du capitalisme contemporain, Aix-en-Provence, 1960, p. 11.

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LA TECHNOCRATIE 515

les soci6tes &conomiquement les plus 6volu'es a des causes beaucoup plus profondes. Mais on peut tenir pour acquis que l'operation, meme si elle vient a se developper sur une large &chelle, ne changera pas grand-chose aux rapports entre les managers et les actionnaires : dans les tres grandes affaires ceux-ci sont, et resteront, quantit' n~gligeable.

b) RELATIONS AVEC LE PERSONNEL. Les travailleurs ayant plus de <<pre- sence>> que les actionnaires, les relations des managers sont plus subtiles a l'gard des premiers que des seconds. Mais une tendance s'affirme aujour- d'hui chez les responsables des grands ensembles, du moins les plus evolues d'entre eux : substituer les << relations humaines > aux <<(rapports indus- triels >>, faire prevaloir l'intigration a l'entreprise sur l'appartenance au

syndicat. Soutenu par des facteurs objectifs, le mouvement n'est pas depourvu d'influence : ne parle-t-on pas deja, en divers milieux frangais, de fagon d'ailleurs prematur&e, d' << ambricanisation )> de la classe ouvriere...

Pendant longtemps le patronat a combattu I'action syndicale : il n'ad- mettait pas en particulier que les travailleurs puisent soutien, inspiration, mots d'ordre... a l'ext"rieur de I'entreprise. Puis, peu a peu, a des dates et avec une sincerit6 variable selon les pays, le fait syndical a &t6 reconnu. C'est l'ere des grandes negociations collectives valable pour toute une branche ou l'ensemble d'une rigion. Bien entendu, les managers de l'ere moderne se gardent de remettre brutalement en cause cette acceptation: aussi bien savent-ils que le syndicat est devenu un rouage indispensable de l'organisation industrielle. Mais ils tentent de modifier le sens de la relation.

Il s'agit de priver peu a peu cet organisme de son caractere de classe. Plus exactement le but est de ramener la lutte aux dimensions de l'entre-

prise, donc de la situer par rapport aux problemes d'une collectivite deter-

mince et non plus d'un milieu global. L'analyse de la Raffinerie Caltex, conduite par Serge Mallet, illustre

bien le sens de la manceuvre. Le syndicat qui rassemble tous les ouvriers

y est puissant et y exerce une influence qu'il a rarement dans les autres

entreprises. Mais les militants syndicaux ont declare a l'enqueteur se trouver dans l'impossibilit, << sous peine de liquidation A court terme, de coller aux mots d'ordre generaux de l'organisation syndicale a laquelle ils sont attaches > (18). Selon Mallet, la politique suivie par la Direction (ainsi,

18. In < Le salaire de la technique >, La Nef, f~vrier 1959, p. 40.

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516 REVUE ?CONOMIQUE

octroi de taux de salaire << en pointe >>) n'a pas pour effet de supprimer la conscience de classe : mais elle a abouti A en cantonner les manifestations au sein de l'entreprise.

Ce n'est pas le lieu d'exposer le m&canisme des << relations humaines>> auquel de bonnes etudes ont deja ete consacrees (19). Le mouvement a des

aspects puerils sinon franchement comiques (que mettent involontairement en lumiere divers travaux universitaires consacres A ces problemes) (20). Mais on aurait tort de se fonder sur ces aspects divertissants pour en mini- miser la port&e. I1 s'agit, en gros, d'etendre aux travailleurs les procde's de << conditionnement >> qui ont si bien r6ussi avec les consommateurs. En depit de fort belles paroles, l'objectif ultime reste la

-omestication des

syndicats. Les << relations humaines >> constituent la version moderne du

paternalisme. Les

splcialistes en sciences sociales (particulierement sociologues, psy-

chologues, &conomistes...) doivent etre tres attentifs A ce mouvement qui risque de d&consid&rer leurs travaux dans l'esprit de nombreuses personnes. Les managers en effet n'ont pas 6te longs A comprendre le parti qu'ils pour- raient tirer des decouvertes scientifiques relatives au comportement humain. L'un d'entre eux n'a pas hesite a %crire que le patron est de nos jours un ... << sociologue engage >> (21). I1 est souhaitable qu'un terme soit mis a de telles impostures.

Oui en est aujourd'hui cette evolution ? I1 est probable que l'on a ten- dance A tirer des conclusions trop larges d'exemples qui sont encore isolks. En d&pit des divers facteurs qui convergent pour la favoriser, l'integration du travailleur A l'entreprise demeure loin d'etre assur&e. Et il est evident

qu'une crise severe jetterait bas tout cet edifice. Mais on ne saurait passer

19. Voir par exemple l'ouvrage de Marcel BOLtLE DE BAL, Relations hu- maines et relations industrielles, Bruxelles, 1958.

20. Mentionnons par exemple la those d'Andr6 LEVI (present0e A Chi- cago), Sociologie dans l'entreprise : un atelier au travail, Paris, 1958. En voici le sous-titre : < Une 4tude sur le terrain du rOle des groupes infor- mels de travail par rapport & l'intdgration du travailleur dans l'entreprise >>.

21. HUVELIN (Paul), <<Amelioration des relations humaines dans l'entre- prise >, Cahierst du Centre de recherches et d'dtudes des chefs d'entreprise no 1, pp. 22-43. Ne soyons pas dupes des mots utilisds. J.M. ALBERTINI montre clairement les limitations de ce souci de l'humain A propos des techniciens gouvernementaux : <<La tache essentielle des technocrates qui commandent les rdseaux 6tatiques est d'dviter les frottements de la machine 6conomique. Certes, le but recherch6 n'est pas le profit, mais l'homme n'est pas pour cela replac6 au centre de l'dconomie >. (< Planification, capitalisme et monde moderne >, Economie et humanisme, mai-juin 1958, p. 13.) A fortiori en va-t- il de m~me lorsque le profit reste, quoi qu'on en dise, le mobile essentiel.

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LA TECHNOCRATIE 517

sous silence qu'au niveau du capitalisme &volub les luttes revendicatives tendent A prendre une physionomie nouvelle. Sommes-nous donc entres dans

l'ere du << capitalisme technocratique >> (22) ?

Observons en passant que beaucoup, et pas seulement parmi les defen- seurs du regime, estiment que la situation actuelle comporte de nombreuses

amliorations par rapport A l' tat de choses antrieur. Les managers ont finalement donne a la vie economique plus de stabilite dans l'immediat et plus de dynamisme dans la croissance que les << capitalistes >> tradition- nels. Ces remarques rejoignent les observations de Schumpeter sur la valeur de la concentration. II semble difficile de les contester. Ainsi la grande industrie prend-elle peu A peu, un aspect original (23).

Le sens du combat men6 par les managers contre les actionnaires et les formations syndicales de type traditionnel est finalement assez clair : il s'agit de supprimer ou, au moins, de neutraliser les facteurs capables de compro- mettre le developpement harmonieux de I'entreprise. Trait caract&ristique de ce mode de gestion : un souci tris pousse de rationalit6 administrative. Nous sommes bien loin des << barons >> de l'6poque h&roique a la recherche du << coup de bourse >> et de la speculation financiere heureuse. L'objectif constant reste d'obtenir le rendement maximum des facteurs disponibles :

d'oi la mise en ceuvre de techniques de programmation et meme de plani- fication (&ventuellement a long terme) qui sont bien le seul moyen connu d'obtenir un tel resultat. Autre particularit6 : un vigoureux effort pour assurer la rationalite des choix (d'oiI l'appel aux mathematiciens).

Bien entendu, pas plus qu'ailleurs, la rationalit6 administrative ne sau- rait suffire A tout expliquer et, encore moins, A tout regler. Les managers constituent une couche parfaitement consciente de ses int&rts matdriels (plusieurs se trouvant dans la situation assez favorable de d6terminer eux- memes leurs propres remunerations). Ils ne sont pas n&cessairement A l'abri des rigidites, voire des tics, bureaucratiques. Enfin, pas plus que le calcul

politique, l'appr&ciation conomique ne saurait faire abstraction d'el1ments d'opportunite. Mais, par suite de l'annulation du pouvoir des actionnaires, les managers reunissent aisement en leur personne les divers elements de

22. BEI.TViLLE (Pierre), <<Cinq ans d'offensive du capitalisme techno- cratique>>, Perspectives socialistes, fdvrier 1960, pp. 3-14, et mars 1960, pp. 35-44.

23. A titre d'analyse monographique, voir l'6tude de Serge MALLET, (<As- pects nouveaux de l'industrie frangaise : la compagnie des machines Bull >, Les Temps modernes, f _vrier-mars 1959, pp. 1355-1 393, et avril 1959, pp. 1 631-1 655.

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l'Pvaluation. Il est vrai qu'en contre-partie les autorit6s publiques ne cessent d'intervenir dans la gestion. On reviendra plus loin sur cette interpretation qui a normalement pour effet de modifier les 6lements de la decision, mais aboutit parfois dans les faits, a annuler le pouvoir de choix des dirigeants.

A partir de ce schema tres 6lmentaire, il est certes tentant d'appliquer aux managers la qualification de << technocrates >>. On aurait donc ainsi des technocrates gouvernementaux et des technocrates privs : juxtaposition d'autant plus plausible que les passages du gouvernement aux affaires sont

frequents en France (l'operation inverse ayant souvent lieu aux Etats-Unis). Avouons pourtant 6prouver des reticences a l' gard de l'usage terminolo-

gique qui tend a s'&tablir. Cette mefiance trouve son origine dans les

dangers et les abus du raisonnement analogique : malgre d'evidents facteurs de rapprochement, le gouvernement des Etats et la direction des grandes entreprises ne sont pas reductibles au meme module. De plus, et surtout,

l'emploi d'un meme terme pour designer deux situations postule qu'il existe entre elles une sorte d'unit" (l'adjectif <<gouvernemental >> ou < priv >> eta- blissant simplement qu'il s'agit de deux variet6s d'une categorie unique). L'assimilation linguistique cacherait, en somme, un pi'ge doctrinal. Ainsi ne ferions-nous nul grief au lecteur s'il pref~rait a l'expression << techno- crate prive>> le terme de manager (qu'aucun mot frangais - organisateur, administrateur, directeur... - ne parvient a traduire correctement). Mais n'avons-nous pas a signaler des ph6nomenes analogues au niveau des entre-

prises publiques ?

2. Technocratie et entreprises publiques.

Evoquant le probleme de la direction de ces entreprises, Bernard Chenot

ecrivait voici quelques annees : < Dans l'ensemble, le glissement des entre-

prises nationalisees vers le gouvernement des ing6nieurs ou technocratie est certain... Nous sommes vraiment entres dans l're des organisa- teurs >> (24). Sans doute, l'objectif du l6gislateur &tait-il de confier la ges- tion des dites entreprises a des Conseils d'administration composes selon le principe de la representation des intdrets. Mais, selon Chenot, des causes

multiples ont provoque l'affaiblissement des Conseils d'administration et la

degradation du r61e des presidents. Seule s'est affirm&e l'autorite des tech- niciens de la Direction g•nCrale. D'o~ la conclusion : <(... la technocratie est un fait accompli >>.

24. Les entreprises nationaliades, Paris, 1956, p. 110.

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LA TECHNOCRATIE 519

Ce point de vue est naturellement contest6 par les marxistes qui affir- ment la << nature de classe ?> du secteur nationalise. Le seul effet des natio- nalisations est de faire passer les moyens de production aux mains d'un Etat qui repr6sente la classe dominante : le but de l'operation 'tant non d'aneantir mais de consolider la domination de la bourgeoisie (25). En defi- nitive, le capitalisme d'Etat c'est, pour reprendre l'expression d'Engels, le

capitalisme << pousse a l'extreme >) et, dans le secteur de l'entreprise publi- que, la pretendue revolution des managers n'est qu'un artifice de presen- tation.

Cette these aide A comprendre plusieurs situations et diverses relations assez troublantes. Il est vrai qu'en certains cas les liaisons sociales ont sur- vecu a la destruction des cadres juridiques. Pourtant il parait difficile d'ac-

cepter les generalisations que l'on bitit sur des exemples isoles (eventuel- lement de port6e transitoire). Si l'on pose que le capitalisme ne saurait subir de transformation profonde par rapport aux affirmations lninistes (d'ailleurs inacceptables en bloc, meme pour leur temps), on ne peut A l'&vidence adopter d'autres positions. Mais qui, en dehors de purs doctri- naires, soutiendrait aujourd'hui un tel postulat ? << Il est decevant, &crit Joan Robinson, de s'apercevoir que les marxistes aient pu essuyer le choc des r&cents vevnements

sans que la foi qu'ils eprouvent envers leur doctrine en soit le moins du monde atteinte. (26) >

Le point de vue de B. Chenot a 6galement •td combattu, dans un tout autre sens, par les interessbs eux-memes. L'un d'entre eux, M. Georges Combet, directeur general du Gaz de France, a releve avec vivacit6 la these de la technocratie << inspir"e, &crit-il, du mythe de Burnham )). Ce serait selon lui << une simple vue de 1'esprit " que d'opposer" la faiblesse du Conseil d'administration et la puissance de la direction technique >. Mais l'essentiel de l'argumentation reside dans la multiplicite et la lourdeur des

contr61les : comment admettre l'omnipotence du technicien, alors que l'ad- ministration intervient quotidiennement sur tous les aspects de la gestion

25. < La propriWt6 d'Etat dans les pays bourgeois est une varietY de propriWtd capitaliste >, tranche le Manuel d'dconomie politique de l'Acad~mie des sciences de 1'U.R.S.S., Paris, 1956, p. 284.

26. En une lettre adress~e aux Cahiers internationacux, no 82, pp. 27-28. Dans ce texte peu connu, J. RoBINsoN ajoute : << Le thbologien doit avoir raison : sa tAche ne consiste pas A expliquer les faits, mais A les faire admettre et A trouver une signification (souvent en complkte opposition avec le simple bon sens) qui permette A sa doctrine de triompher >.

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et contrairement aux vaeux du legislateur de 1946 restitue aux entreprises publiques plusieurs traits des services d'Etat... (27).

Ce plaidoyer n'a rien de convaincant. La multiplication des contr6les n'est certainement pas un gage de leur efficacit&. L'experience 6tablit qu'ils sont souvent demeures sans suite. Enfin, et surtout, les supervisions de detail

s'accompagnent rarement d'une impulsion d'ensemble. L'un des auteurs

ayant le mieux 6tudie la question estime que divers facteurs (notamment la personnalitd des << contr6les )) et leur competence technique) ont permis aux entreprises nationalisees de sauvegarder l'essentiel de leur autono- mie (28). N'oublions pas au surplus les &changes de personnes entre les administrations et les entreprises publiques : de tels passages facilitent certes une comprehension reciproque. B. Chenot a parfaitement raison de

souligner l'importance de cette identite de formation et de caractere entre les contr6leurs et les contr6les. Concluons avec lui que bien des circons- tances << se conjuguent pour suggerer l'id6e d'une gestion technocratique des entreprises nationalisees >> (29). On ne s'6tonnera pas dis lors d'y retrouver les traits constamment associes a la notion de technocratie tout au

long de cet article. Le plus evident, au niveau des affaires industrielles, reste le souci de

l'efficacit6 et du perfectionnement techniques. Les ingenieurs ont le goiit de la performance qui ne provoque pas toujours une amelioration du bilan

economique : d'oui des conflits constants avec ceux qui, responsables du financement, s'attachent au prix de revient. Des circonstances particulieres ont permis aux responsables des industries nationalisdes de satisfaire cette

passion pour l'innovation : les rapports 6troits nouns avec plusieurs membres du Commissariat au Plan (toujours l'identite de formation et de carriere) et la prise en charge par les finances publiques d'une tres large fraction des d6penses. Des resultats considerables ont et6 atteints, mais les interesses ont eu tendance a raisonner sans replacer les revendications dans le cadre de 1'conomie nationale. On peut voir dans cette attitude le signe d'une technocratie si scire d'elle-meme qu' << il faut parfois lui rappeler qu'il existe un Etat > (Chenot).

Si l'on attribue le qualificatif de << technocrates >> aux managers des

entreprises privbes, a fortiori convient-il de le donner aux dirigeants des

27. Dans un article publi6 par la revue Arts et manufactures, nO 59, novembre 1956.

28. LESCvYER (Georges), Le contr6le d'Etat sur les entreprises nationa- li8ees, Paris, 1959.

29. Op. cit., p. 111.

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LA TECHNOCRATIE 521

entreprises publiques. L'assimilation parait d'ailleurs moins contestable, cette forme particuliere de technocratie ayant des liens etroits avec la machine 6tatique. Quels rapports en tout cas se sont institues entre les technocrates du secteur prive et du secteur public ?

3. Relations entre les deux secteurs.

On voudrait evoquer sous cette rubrique le cas de l'Association des Cadres dirigeants de lIIndustrie qui rassemble, sur la base d'une cooptation, les managers des deux secteurs. Y sont represent6es les diverses entreprises nationalis6es et la plupart des affaires qui constituent le << grand patronat >>. Comme on pouvait s'y attendre, elle comporte parmi ses membres un nombre considerable de polytechniciens (30). Fond6e en 1945, l'Association s'est preoccupee tres vite d'organiser un dialogue entre les fractions privees et publiques de l'industrie. Une circonstance devait faciliter sa tiche: I'acceptation par les 6lements dirigeants du C.N.P.F. des operations de transfert realisees. Il semble que le tournant ait 6te pris vers les annees 1950-1951 (les avantages procures par la politique de prix du secteur public n'ayant probablement pas te e trangers a ce retournement). Cet acquiesce- ment ne pouvait que renforcer I'homogeneit6 de l'Association qui parait jouer desormais un r61e d'avant-garde dans le mouvement patronal (par exemple, en prenant position contre les projets du C.N.P.F. qui lui sem- blent relever de la routine ou traduire une attitude purement negative).

Encore qu'elle groupe essentiellement des managers, I'Association se defend vigoureusement contre toute imputation de technocratie. Elle voit dans les technocrates des gens uniquement preoccupes de performances techniques et animus de desseins a courtes vues: or, son but reste d'ac- croitre chez ses membres le sens des responsabilitbs humaines et civiques. Etant donne la mauvaise reputation des idles de Burnham en France, on

comprend que l'Association ait voulu 'viter tout rapprochement avec un

phenomene tenu pour ind6sirable. Mais il parait difficile de la suivre si l'on considere que, justement, le propre de la technocratie dans l'entre- prise est d'allier le gofit de I'efficience technique et de la rationalite admi- nistrative au souci d'assurer des << relations humaines >> entre les partici- pants

' la production.

30. Voir 1'6tude faite de cet organisme par Henry W. EHRMANN, La poli- tique du patronat franai8s, 1936-1955, Paris, 1959, pp. 172-177. Sur 1'attitude du C.N.P.F. t 1'4gard de nationalisations, renvoi au mrme ouvrage, pp. 292- 299.

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En un sens, les phenomenes voques dans cet article correspondent a une vieille tradition. <C'est ... de l'administration qu'en pratique depend presque toute la marche de l'Etat >, &crivait hier Lucien Romier. Et il

ajoutait : <C'est d'elle aussi que depend la vie ou la mort des lois que vote le Parlement ... Le gouvernement tend a devenir et, semble-t-il, d'une mani're ineluctable, une simple figuration>> (31). II arrive souvent qu'en sciences humaines le savoir des generations successives ne soit pas cumu- latif : chacune croit d&couvrir des phenomenes nouveaux alors qu'en bien des cas, la seule innovation reside dans le vocabulaire employ&. En va-t-il ainsi pour la technocratie ? Il serait presomptueux de repondre a priori par la n6gative.

Beaucoup estimeront pourtant que notre 6poque presente un trait par- ticulier : l'interpen&tration, particulierement accusee, des affaires et de la

politique (32). Elle est sans doute de tous les temps (le pretendu lib&ra- lisme du xIxe siacle apparaissant, dans la perspective de l'histoire, comme une tactique a la disposition des couches dirigeantes pour &carter celles des interventions publiques susceptibles de les gener). L'analyse du siecle

passe, par exemple sur le plan des relations internationales, revele claire- ment le melange, souvent indissociable, des inter&ts publics et prives (33).

Cependant, le mouvement semble aujourd'hui pouss6 A son paroxysme les dirigeants des entreprises sont conduits A se tourner de plus en plus vers la voie gouvernementale cependant que parlementaires et fonctionnaires consacrent aux problemes &conomiques une part croissante de leur temps.

<< Politisation? de la gestion des affaires et extension des responsabilitis

&conomiques de l'Etat sont les deux faces d'un seul phenomene. Cette

interpenetration justifie la jonction sugger&e dans cet article entre les deux niveaux de la technocratie, mais quelle signification sociale lui attribuer ? En particulier, est-on fond e raisonner comme si l'appareil d'Etat consti- tuait un simple instrument aux mains des cat6gories &conomiquement dominantes ?

31. Explication de notre temps, Paris, 1925, pp. 230-231. 32. Voir les remarques presentdes sur ce point par Pierre AvRIu, < La

chataigne et le pdtrole >, Les Cahiers de la R&publique, septembre-octobre 1959, pp. 101-102.

33. Voir les exemples donnis par Jacques FREYMOND, LOnine et l'impd- rialisme, Lausanne, 1951, chapitre v.

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Page 28: Qu'est-ce que la technocratie?

LA TECHNOCRATIE 523

Tout un courant de pens~e l'affirme avec force. Dans l'incapacit6 d'en-

diguer et souvent de limiter I'acces au Parlement de repr'sentants des autres classes, la bourgeoisie aurait mend une lutte particulierement ipre pour s'assurer le contrble exclusif de l'appareil bureaucratique, civil et mili- taire de l'Etat. Nous en arrivons ainsi A l'interpr6tation voulant que les hauts fonctionnaires aient finalement rdussi a encercler et a desarmer les

majorites progressistes nees de la volont6 populaire (34). Point n'est besoin de souligner longuement que cette these trouve son fondement direct dans

la pensee de Marx qui a vu dans la bureaucratie de la RUpublique parle- mentaire l'instrument de la classe bourgeoise.

Il ne s'agit pas d'ouvrir ici une nouvelle discussion de ce probleme que nous avons

dja. analyse dans la Revue &conomique (35). Disons simplement

avec Raymond Aron qu'il semble difficile d'admettre un passage direct, et absolument unilateral, du contr61e conomique a la domination poli- tique. Qui suit au jour le jour le travail de l'administration sera peu porte a considerer que l'appareil bureaucratique soit rests (et meme ait pu &tre

compltement dans le passe) la simple courroie de transmission des volontes

<<bourgeoises >>. Les faits de notre 6poque s'expliquent beaucoup mieux si

l'on admet que les structures politiques ne sont pas depourvues d'auto- nomie (36). Mais s'il en va ainsi on comprend que le combat pour les influencer ou les << investir >> se livre en permanence...

Si l'on en croit certains, l'avenement de la Ve R6publique serait un moment de ce combat. Ainsi raisonne Serge Mallet qui declare ce regime irreductible A toutes les autres tentatives du passe. II representerait un

systeme politique nouveau correspondant sur le plan des institutions au

r61e de l'Etat capitaliste moderne et visant en particulier a lever les obstacles

34. Cette these est en particulier expos6e par Andre FERRAT in La Rdpu- blique 4 refaire, Paris, 1945, La haute bureaucratie: pouvoir rdel>>, pp. 207-223.

35. < Pouvoir politique et pouvoir 6conomique >, novembre 1958, pp. 925- 957.

36. Cette autonomie a Wts admise par des auteurs d'inspiration marxiste. Voir par exemple FOUGEYROLLAS (Pierre), Le marxisme en question, Paris, 1959. Selon lui on aurait tort de n•gliger la dialectique existant entre les iddologies et les institutions qui sont rarement r~ductibles aux seuls int&- rots de ceux qui les ont mises en place ou ont contribu6 A le faire (Hitler et les industriels allemands). On notera sans insister la position prise par Sartre dans son dernier ouvrage Critique de la raison dialectique. I, Thdorie des ensembles pratiques, Paris, 1960 : Marx a eu raison d'affirmer que l'Etat constitue l'instrument d'action de la classe dominante mais celui-ci dchappe partiellement A cette classe pour fonctionner comme une sorte de pratique autonome manipulant l'ensemble de la societd.

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que dressent les classes sociales conservatrices aux activites de moderni- sation et d'expansion. Ce serait donc <<l'instrument politique de la domi- nation 'tatique du grand capital financier et de la technocratie dirigeante qui en assure la gestion >> (37). En definitive, contre la volont6 de plusieurs de ses inspirateurs, le Treize Mai marquerait la victoire du capital financier sur les autres couches capitalistes (ainsi, commerce et agriculture) dans la lutte pour la conquate des centres decisionnels : en ce sens, il pourrait bien ne constituer qu'une 6tape, et une &tape utile, sur la voie de la socialisation. Mais en de nombreux milieux, I'interpretation de Mallet a fait l'objet de vives critiques qui lui ont reproche, notamment, son << optimisme >> (38). A la gauche m&me de I'opinion, des voix ont d6nonce cette assimilation :

<< Le regime gaulliste, &crit par exemple R. Jaque, n'a pas ete impos6 particulierement par le grand capital. Quelques relations d'affaires et quel- ques solidaritds entre la Haute Finance et des membres de son Cabinet ne doivent pas nous entrainer A des generalisations hitives >> (39).

De telles controverses ne sauraient etonner si l'on considere qu'elles portent sur des mati&res pour lesquelles le << discours >> (on ne peut tout de meme &crire : la thborie...) precede le rassemblement de la documen- tation. Soit par exemple l'origine et le mode de recrutement des managers publics et prives : nous avons quelques notions, encore tr's partielles pour les premiers, mais il n'existe pas d'analyse sociologique digne de foi pour les seconds. Quel splcialiste

se hasarderait a presenter un tableau des pro- c'd's de selection utilis's par les grandes affaires, pour leurs cadres diri-

geants ? Mais on ne manque pas d'affirmations sur la composition sociale de cette 6lite : ainsi le veut l'ideologie.

Autre carence grave: l'etude des types de relations entre les techni- ciens des deux secteurs. A partir d'une communaut6 de formation scolaire ou des passages intervenant d'un secteur A l'autre, beaucoup n'h6sitent pas a proclamer l'existence de rapports privilegies, de connivences et de

manceuvres secretes, de complots... De tels phenomenes ont pu etre cons- tat's : mais il faudrait, avant de passer au stade des generalisations, effec- tuer des enquates s'rieuses sur leur fr6quence, leur ampleur, leur signifi- cation. Au surplus ce type particulier n' puise pas le sujet. A c6te des liaisons public-prive, on devrait aussi 6voquer celles qui se nouent au sein

37. Extrait de son 6tude : < Apris le referendum : perspectives nou- velles >, Les Temps modernes, novembre-ddcembre 1958, pp. 775-802.

38. Voir en particulier CANJUERS (P.), <<Sociologie-fiction pour gauche- fiction >>, Soialisme ou barbarie, avril-mai 1959, pp. 13-32.

39. In Perspectives socialistes, f*vrier-mars 1959, p. 11.

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LA TECHNOCRATIE 525

du secteur gouvernemental (Direction des affaires nationalis'es, Ministeres dits de tutelle, Commissariat au Plan) au besoin contre les interets du secteur priv6 (ainsi repartition des credits d'investissement). Enfin, il est certain qu'une etude s'rieuse du sujet ferait apparaitre un element que les

partisans des explications monolithiques laissent volontiers dans 1'ombre : l'existence de rivalit~s et de luttes parfois trs apres entre des hommes et des services dont il est ideologiquement commode de postuler la parfaite unite de vues.

Ces lacunes, et bien d'autres qu'il n'apparait pas utile d'expliciter ici, imposent n&cessairement une grande prudence a qui veut se prononcer sur le sens et la port6e de la technocratie. Deji serieuses au plan de l'analyse d'un seul pays, ces reserves valent encore davantage quand il s'agit de

comparer les divers systemes qui se partagent le monde. Pourtant des auteurs ne craignent pas de prendre des risques : << II n'est pas de diffe- rence essentielle, ecrit l'un d'entre eux, entre la technocratie capitaliste que l'on tente actuellement d'imposer a l'Occident et la technocratie marxiste qui sevit en Union sovietique>> (40).

Certes, le parallele entre les pays de I'Occident et les pays communistes est tentant et il arrive que les faits paraissent l'imposer. Ainsi, en Pologne, lors de la derniere session du comit6 central du Parti ouvrier unifie (jan- vier 1960), une tendance s'est degag&e que la presse mondiale a inter-

pr't6e comme de nature technocratique. Le probl'me polonais est grave. Les bases de la vie conomique n'y sont pas pleinement saines. Dans

I'ordre industriel, l')quipement est souvent mediocre et ceux qui l'utilisent sont rarement a la hauteur. La bureaucratie freine la production, rendant

presque impossible d'ex6cuter les plans (6tablissement des normes en fonc- tion d'une routine desuite). Quant g l'agriculture, sa situation est fran- chement mauvaise. D'odi la decision de faire appel a des techniciens com-

petents, qu'ils soient ou non membres du parti. Revanche de technocrates sur les politiques ? Peut-&tre dans une certaine mesure : pourtant on aurait tort de penser que ces experts auront en fait la possibilit6 de changer le sens du regime (41).

Cependant, le cas le plus intdressant reste celui de I'U.R.S.S. La simi- larit' des problkmes industriels n'impose-t-elle pas, au dela des divergences

40. BOURDIER (Jean), La dictature qui vient : la technocratic, Paris, 1959, p. 34.

41. Sur l'&conomie polonaise, voir la remarquable 6tude de Czeslaw BOBROWSKI, ?< Panorama de l'^conomie polonaise >, Les Temps modernes, fdvrier-mars 1960, pp. 1 334-1 392.

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526 REVUE tCONOMIQUE

sur le regime de propriFet, des rapprochements avec les modes occidentaux.

Plusieurs l'affirment ou 1'esparent... On ne regrettera pas en tout cas que la question soit pose et que des etudes s'rieuses lui aient dejA &•t consa-

crees (42). Mais a moins de verser dans le pari, nul ne saurait encore donner de r6ponse A cette question dont, pourtant, tant de choses dependent.

Mai 1960 JEAN MEYNAUD

42. La plus recente et la plus int6ressante est due & David GRANIcK, The red executives, New York, 1960. Parmi les conclusions de l'auteur, citons le refus d'admettre qu'il existe une classe de managers distincte de la bureaucratie du parti (ces deux secteurs de la socidtd sovi6tique b6nfficiant des m~mes privilges par opposition au reste de la population).

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