Qu'est-ce que le bolchévisme ?

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    1/18

    Mercure de France, t. 142, 1920

    Lon Chestov

    Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    [M. L. Chestoff est actuellement le philosophe russe le plus en vue. Par la nettet, la force et la couleur deson style, par loriginalit de sa mthode, il domine toute la pense russe contemporaine. M. Chestoff a pris

    position contre le dogmatisme mtaphysique et la philosophie critique des XIXe et XXe sicles. Cest unantikantien. Ses uvres principales sont : SurShakespeare ;LaPhilosophieetleSermon (TolstoetNietzsche) ;LaPhilosophieetlaTragdie (NietzscheetDostoevski).]

    I

    Depuis que je suis arriv en Europe, tout le monde et mes compatriotes comme lestrangers me pose invariablement la mme question : Quest-ce que le bolchvisme ?Que se passe-t-il en Russie ? Vous qui avez vu de vos propres yeux, racontez ; nous ne savons

    rien, nous ne comprenons rien. Dites-nous tout et dites-le autant que possible dune faoncalme et impartiale.

    Parler calmement de ce qui se passe lheure actuelle en Russie est difficile ou mmeimpossible. Quant en parler impartialement, jy parviendrai peut-tre.

    Il est vrai que, depuis cinq ans, la guerre nous a habitus toutes sortes dhorreurs, maisce qui se passe en Russie est pire que la guerre. L-bas, des hommes tuent, non seulement deshommes, mais leur pays, sans mme souponner ce quils font. Les uns simaginent accomplirune grande uvre et croient quils sauvent lhumanit. Les autres ne pensent rien etsadaptent simplement aux nouvelles conditions dexistence, ne tenant compte que de leurs

    intrts quotidiens. Que se passera-t-il demain ? Pour ces derniers, la question les laisseindiffrents. Ils ne croient pus en ce lendemain, de mme quils ne se rappellent pas ce quil yavait hier. Les gens de cette espce forment en Russie, comme partout, la majorit crasante.Et, si bizarre que cela paraisse au premier abord, ce sont ces hommes-l, les hommes de lau

    jour le jour, entirement absorbs par leurs petits intrts, qui crent lhistoire. Cest entreleurs mains que se trouve lavenir de la Russie, lavenir de lhumanit, lavenir du monde.

    Voil ce que ne comprennent pas les leaders idologues du bolchvisme. Il sembleraitque les disciples et les partisans de Marx, lequel a emprunt sa philosophie de lhistoire Hegel, devraient tre plus clairvoyants, savoir que lhistoire ne se fait pas dans les cabinetsdtude et quelle ne se laisse pas encadrer comme une toile peinte dans des dcrets

    arbitraires. Or, essayez de le dire lidologue bolchviste auxyeuxbleuclair: il narriveraitseulement pas comprendre de quoi vous lui parlez. Et si, par hasard, il le comprenait, il vous

    http://fr.wikisource.org/wiki/L%C3%A9on_Chestovhttp://fr.wikisource.org/wiki/L%C3%A9on_Chestov
  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    2/18

    rpondait exactement de la mme faon que rpondaient jadis, sous le tsar, les rdacteurs duNovoieVremia et autres journaux qui assumaient la triste tche de justifier par des ides lergime dasservissement : Tout cela, cest du doctrinarisme. Lhistoire, Hegel, la

    philosophie, la science : lhomme politique est affranchi de tout cela. Cet homme politiquedcide du sort du pays qui lui est confi daprs ses propres conceptions.

    On raconte que Nicolas Ier, auquel on avait prsent un projet dune ligne de chemin defer entre Moscou et Ptersbourg, sans examiner les plans des ingnieurs, traa sur la carte uneligne presque droite reliant les deux capitales et rsolut ainsi le problme dune faon simpleet rapide. Cest de la mme faon que les matres actuels de la Russie solutionnent toutes lesquestions. Et si le rgime de Nicolas Ier, comme celui de la majorit de ses prdcesseurs etde ses successeurs, mrite en toute justice le nom de despotismeignorant, cest avec plus de

    justice encore quon peut caractriser par ce mot le rgime des Bolchviks. Cest ledespotisme, et, je le souligne fortement, le despotismeignorant. Les Bolchviks, exactementcomme les hommes politiques dun pass rcent, non seulement ne croient pas la vertu(scepticisme qui est, comme on le sait, admis en politique), mais ils ne croient pas davantage

    la science, ils ne croient mme pas lintelligence. Conservateurs consciencieux destraditions politiques les plus purement russes, traditions de la priode du servage si vivanteencore dans la mmoire de tous, ils ne croient quau bton, la force physique brutale. Demme encore que tout rcemment, avant la guerre, la Douma, les dputs de la droite dutype Markoff et Pourichkvitch raillaient lhumanitarisme libral et rpondaient par desmenaces de potence et de prison toutes les tentatives de lopposition tendant faire sortir, si

    peu que ce ft, nos anciens ministres et nos hommes de gouvernement de leur ornireractionnaire, les commissaires actuels ne connaissent quune seule expression :tchresvitchaika. Ils sont convaincus que toute la profondeur de la sagesse gouvernementalerside dans ce mot. Les liberts, les garanties individuelles, etc., tout cela nest quinventionsvides de sens des savants dEurope, des doctrinaires dOccident. En Russie, nous nous en

    passerons bien, des liberts et des garanties individuelles ! Nous allons publier une centainede milliers ou un million de dcrets, et le pays illettr, ignorant, impuissant, misrable,deviendra du coup riche, instruit, puissant, et lunivers entier viendra admirer et nousemprunter avec ferveur les formes nouvelles du rgime gouvernemental et social.

    La Russie sauvera lEurope. Tous nos sectaires idologues en sont profondmentconvaincus. La Russie sauvera lEurope justement pour cette raison que, contrairement lEurope, la Russie croit laction magique du verbe. Si trange que ce soit, les Bolchviks,fervents du matrialisme, apparaissent en ralit comme les idalistes les plus nafs. Pour eux,les conditions relles de la vie humaine nexistent pas. Ils sont convaincus que le verbe

    possde une puissance surnaturelle. Tout se fait sous lordre du verbe ; il sagit seulement dese fier lui hardiment. Et ils se sont fis lui. Les dcrets pleuvent par milliers. Jamaisencore, ni en Russie, ni dans aucun autre pays, on na autant parl. Et jamais encore la parolena aussi tristement retenti, correspondant aussi peu la ralit. Il est vrai que, dj lpoquedu servage, aussi bien que sous Alexandre III et Nicolas II, on parlait et lon faisait des

    promesses. Il est vrai que, sous lancien rgime aussi, la non correspondance entre les paroleset les actes du gouvernement provoquait lindignation et la rvolte. Mais ce qui se passemaintenant dpasse toutes les limites, mme vraisemblables. Des villes et des campagnes semeurent littralement de faim et de froid. Le pays spuise non pas jour par jour, mais heure

    par heure. La haine atroce, rciproque et non pas entre classes comme le voudraient lesbolchviks, mais de tous contre tous, grandit sans cesse, et, pendant ce temps, les plumes des

    journalistes-fonctionnaires continuent tracer sur le papier les mmes mots, devenusfastidieux tous, sur le futur paradis socialiste.

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    3/18

    II

    Jai qualifi les Bolchviks didalistes et jai signal quils ne croient rien dautre qu

    la force brutale physique. Au premier abord, ces deux affirmations semblent contradictoires.Lidaliste croit la puissance de la parole et non la force physique. Mais cette contradictionnest quapparente : si paradoxal que ce soit, on peut tre un idaliste de la force physique

    brutale.

    Or, en Russie tsariste, les cercles dirigeants avaient prcisment toujours idalis la forcebrutale. Lorsque le Gouvernement Provisoire arriva, avec le prince Lvoff dabord, puis avecKerenski, il sembla plus dun quune nouvelle re tait ne. Et, en effet, pendant plusieursmois la Russie montra un spectacle saisissant : un norme pays stendant sur des centaines demilliers de kilomtres, avec une population de prs de deux cents millions dhabitants, se

    passant de toute autorit, car dj, au mois de mars 1917, sur lordre du Gouvernement, danstout le pays, la police avait t supprime sans quon lait remplace par quoi que ce soitdautre. A Moscou on plaisantait : Nous vivons maintenant sur parole , disait-on. Et, eneffet, on vcut assez longtemps sur parole , et on a relativement bien vcu. LeGouvernement Provisoire vitait toute mesure plus on moins rigoureuse, prfrant agir par

    persuasion. Il faut admirer que, malgr une situation aussi exceptionnelle, lexistence ait taprs tout trs supportable en Russie jusquau coup dEtat bolchviste. On pouvait voyager enchemin de fer et sur les routes, sans confort il est vrai, mais aussi sans risque, tout aumoins sans grand risque dtre dpouill et tu. Mme au fond des campagnes, on ne pillait

    pas les propritaires. Les paysans semparaient de la terre, mais quant aux propritaires eux-mmes, leurs maisons, leur fortune personnelle, ils ny touchaient que rarement. Jai pass

    lt de 1917 dans un village du gouvernement de Toula, et lami chez qui jhabitais, bienquil ft un des plus gros propritaires fonciers du district, navait gure de dsagrments avecles paysans. Moi-mme, par deux fois, jai fait en voiture le chemin de la proprit de monami la station du chemin de fer, prs de 28 verstes, dautres ont fait le mme trajet et tousces voyages se sont fort bien termins. Tout cela donnait apparemment au pouvoir central laconviction que sa force tait la force de la vrit et quon pouvait, contrairement auxanciennes mthodes de gouvernement, chercher et obtenir lordre non par des mesures decontrainte organise, mais par la seule force de la persuasion. Kerenski croyait mme pouvoirmener la bataille des soldats qui ne reconnaissaient pas de discipline. Mais les choses ne se

    passaient ainsi que sous le Gouvernement Provisoire qui cherchait instaurer la vrit laplace de la force. Et, ce point de vue, il faut dire que le Gouvernement Provisoire essayait

    bien datteindre un but rvolutionnaire, mais en crant en Russie une nature dhommes devrit, quelque chose du genre de ce quavaient rv et dont avaient parl le comte Tolsto, le prince Kropolkine, et qui ntait apparemment pas tranger nos Slavophiles. Je saisvidemment fort bien que ni le prince Lwoff, ni Milioukoff, ni Kerenski ntaient assez nafs

    pour tendre consciemment la ralisation en Russie de lidal anarchiste ; mais, en fait, ctait bien lanarchie quils favorisaient. Nous avions un gouvernement, nous navions pasdautorit, et les hommes qui faisaient partie du gouvernement couvraient de leur nomlabsence de toute autorit. Lorsquil sest agi de choisir entre les mthodes de gouvernementemployes par les fonctionnaires tsaristes et linaction de lautorit, le GouvernementProvisoire prfra linaction. Quant trouver quelque chose de nouveau il na pas su le faire.Les Bolchviks ayant remplac le Gouvernement Provisoire se sont trouvs devant le mme

    dilemme : ou les mthodes tsaristes ou labsence de toute autorit. Labsence de toute autoritne pouvait sduire les Bolchviks, lexemple du Gouvernement Provisoire ayant montr que

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    4/18

    labsence de toute autorit tait loin dtre chose aussi inoffensive que cela avait dabordsembl plus dun ; mais quant trouver quelque chose qui leur ft propre, les Bolchviks,eux non plus, ne lont pas su. Et avec laudace propre des gens qui ne se rendaient pascompte de tout ce que prsentait de gravit et de responsabilit la tche quils assumaient, lesBolchviks ont dcid de rester fidles entirement et compltement aux errements de la

    vieille bureaucratie russe. Ds ce moment-l. pour quiconque tait tant soit peu clairvoyant,apparurent du coup lessence mme du bolchvisme et son avenir.

    Il tait clair que la Rvolution tait crase et que le bolchvisme tait, essentiellement,un mouvement profondment ractionnaire, constituait mme un pas en arrire sur Nicolas II,car, trs rapidement, les Bolchviks comprirent que les mthodes de Nicolas II ne pouvaientleur suffire et quil leur tait ncessaire dadopter la sagesse gouvernementale de Nicolas Ier,voire mme dAraktcheieff. Le mot libert est devenu pour eux le mot le plus hassable. Ilsont vite compris quils navaient pas gouverner un pays libre, que le pays libre ne serait pasavec eux comme il navait jamais t avec Nicolas Ier, ni avec Alexandre III, ni avec NicolasII. Pour un Franais ou pour un Anglais une telle situation semblerait tout fait inadmissible :

    le Franais ou lAnglais sait parfaitement quil ne saurait y avoir rien de bon dans un pays oil ny a pas de libert. Mais les Bolchviks russes, duqus par le rgime tsaristedasservissement, nont parl de libert que tant que le pouvoir tait entre les mains de leursadversaires. Mais lorsque le pouvoir et pass entre leurs mains eux, ils renoncrent sansaucun dbat de conscience toutes les liberts et dclarrent de la faon la plus dsinvoltelide mme de la libert bourgeoise, bonne pour la vieille Europe convertie, mais nayantaucune valeur pour la Russie. Un gouvernement, un pouvoir fort, cest ce quil faut au peuple

    pour son bien, et moins on consultera le peuple, plus grand et plus solide sera son bonheur. Si Nicolas Ier et Araktcheieff, morts depuis longtemps, surgissaient de leurs tombeaux, ilspourraient triompher au point de vue de leurs ides : lopposition russe, ds la premiretentative de raliser son haut idal, a d reconnatre que ctait le vrai idal gouvernementalrusse qui tait le vrai.

    Oui veut comprendre ce qui se passe lheure actuelle en Russie doit examiner avec uneattention particulire les premiers phnomnes de cration gouvernementale des Bolchviks.Tout ce quils ont fait plus tard se trouve trs troitement li leurs premiers actes.

    Ici en Europe, et parfois en Russie mme, daucuns sont enclins penser que le bolchvisme constitue une certaine nouveaut, voire mme une nouveaut dnormeimportance. Cest une erreur : le bolchvisme na rien su crer et il ne cre rien. Cest en celaque rside sa plus lourde faute envers la Russie et aussi envers le monde, en tant que la Russie

    est lie au monde conomiquement, politiquement et moralement. Le bolchvisme ne crepas, il vit de ce qui a t avant lui. Pour sa politique intrieure, il a, comme je lai dj dit,emprunt ses ides toutes faites Araktcheieff et Nicolas Ier. Quant sa politiqueextrieure, il ne sest pas montr plus original, commencer par le trait de Brest-Litovskquil a conclu et finir par ses tentatives dlaborer un accord avec lEurope dont on parletant maintenant. En tout ce quil a fait dans ce sens nous reconnaissons les procds de la

    politique asiatique dAbdul-Hamid, que nous avons vus si souvent luvre. Les Bolchviksne comptent pas sur leurs propres forces, pas plus quAbdul-Hamid ne comptait sur lessiennes. La Russie martyrise, impuissante, ronge de querelles intestines ne ; peut rienrclamer pour elle et ne peut rien donner non plus, il ne reste quune chose : chercher jeter ladiscorde entre les Etats de lEurope occidentale, entamer simultanment des pourparlers avec

    lAngleterre, la France, lItalie et lAllemagne, escomptant la trop grande diversit et mmelopposition de leurs intrts, esprant quen fin de compte, si lon russit les heurter les uns

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    5/18

    contre les autres, on pourra retirer de leurs conflits un profit plus ou moins grand. Voil dequelle faon Abdul-Hamid a, pendant trente ans, sauv la Turquie. Le peuple tait dans lamisre, mais le Sultan se maintenait ; le pays sappauvrissait et allait sa perte, mais le

    pouvoir illimit de la dynastie ne subissait pas datteinte. Trente ans, un tel laps de tempsapparat aux Bolchviks une ternit ; ils arriveront atteindre leur but en moins de temps que

    cela. Quel but ? Cest ce que nous verrons plus loin.

    III

    Je voudrais en attendant rendre aussi net que possible le trait le plus caractristique, mon sens, de ce quil y a de plus essentiel dans le bolchvisme. Le bolchvisme est, je lerpte, ractionnaire ; il est impuissante rien crer ; il prend ce quil trouve sous sa main, ceque dautres ont fait sans lui. Bref, les Bolchviks sont des parasites, dans leur essence mme.Bien entendu, ils ne sen rendent pas compte et ils ne le comprennent pas. Et mme, sils lecomprenaient,. il est peu probable quils consentiraient, lavouer ouvertement. Mais danstous les domaines o ils ont exerc leur activit est apparue leur particularit essentielle. Ilsformulent eux-mmes la tche quils ont accomplir en- disant que, dabord, il faut toutdtruire et ne commencera crer quaprs avoir dtruit. Si les Bolchviks idologues auxyeuxbleuclairtaient capables de peser un moment leurs paroles, ils en seraient effrays. Je ne

    parle mme pas de ce fait quune telle formule est nettement contradictoire aveclenseignement fondamental du socialisme. Il va sans dire que Marx ne reconnatrait pas sesdisciples ni ses partisans dans les hommes qui ont formul un tel programme. Marx estimaitque le socialisme tait une forme suprieure dorganisation conomique de la socit,dcoulant avec la mme ncessit de lorganisation bourgeoise, que celle-ci a succd

    lorganisation fodale ;et le socialisme non seulement ne supposait pas la destruction delorganisation conomique bourgeoise, mais il comptait, au contraire, la conservercompltement et garder intact tout ce qui avait t cr par le rgime prcdent. La tche dusocialisme apparaissait par consquent Marx comme une tche constructive. Transformerlorganisation bourgeoise en une organisation socialiste, cela voulait dire passer uneorganisation suprieure et amliore de production, cela voulait dire non pas dtruire, maisaugmenter les forces productives du pays. Ctait une tche positive. Cest cette tche queles Bolchviks ont du coup renonc, surtout sans doute parce quils navaient aucune

    possibilit de crer. Il est bien plus simple, plus facile et moins pnible de vivre, aux dpensde ce qui a t fait auparavant. Et en effet les Bolchviks ne dtruisent rien, somme toute. Ilsvivent simplement avec ce quils ont trouv prt dans lancienne organisation. Comme

    quelquun reprochait Lnine que les Bolchviks se livraient au pillage, il rpondit : Oui,nous pillons, mais nous pillons ce qui a t pill. Admettons quil en soit ainsi. Admettonsque vritablement les Bolchviks ne reprennent que ce qui a t pris de force avant eux : celane change rien laffaire ; les Bolchviks demeurent des parasites, car, najoutant rien cequi a t cr avant eux, ils se nourrissent des sucs de lorganisme auquel ils se sont attachs.

    Combien de temps peut-on vivre ainsi ? Combien de temps la Russie peut-elle nourrir lesBolchviks ? Je ne saurais le dire. Peut-tre le degr de patience et la capacit de soumissionde notre patrie tromperont-t-ils tous nos calculs. Que na-t-elle pas support, la Russie ? Quels

    parasites ne se sont pas nourris de ses sucs ? Je nirai pas rappeler le XVIIIe sicle, les rgnesdAnna Ivanovna et dElisabeth Petrovna. Mais le XIXe sicle lui-mme, a t, sous ce

    rapport, effroyable. La bureaucratie russe, disposant sans contrle de la Russie et du peuplerusse tout entier, partait toujours de ce point de vue que les fonctionnaires devaient

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    6/18

    commander et la population obir. On raconte de Nicolas Ier que, pendant la guerre deCrime, un de ses ministres lui conseillant de publier dans la presse des renseignements plusdtaills sur la marche de la guerre, les habitants de Ptersbourg tant inquiets et mus, ilrpondit : Inquiets, mus ? Mais en quoi est-ce que cela les regarde ?

    Nicolas Ier taitprimusinterpares parmi ses fonctionnaires. Chaque fonctionnaire taitconvaincu que la population, les habitants la Russie na jamais aim, ni admis le motcitoyen ntaient quun objet de commandement. La population devait tre heureusedavoir des matres, sincarnant dans le matre suprme : le tsar. Les trangers conoivent sansdoute difficilement un tel tat de chose ; mais tant quils ne lauront pas compris, ils necomprendront rien au bolchvisme. La bureaucratie russe a toujours t parasitaire. Plus quecela, non seulement les classes dirigeantes, mais toute la haute socit russe menait, undegr plus ou moins prononc, une existence de parasites. Je me rappelle que, lorsque

    parurent les premiers comptes rendus des inspecteurs du travail, jtais encore tudiant cette poque, le savant bien connu en Russie, le professeur Yanjoul, inspecteur du travailde la rgion de Moscou, rsumait ainsi ses impressions sur tout ce quil avait vu dans les

    usines et les fabriques de sa rgion : Lindustriel russe cherche obtenir ses bnfices nonindustriellement, cest--dire par lamlioration de ses procds de production, mais par toutautre moyen, principalement par une exploitation cynique et dolosive des ouvriers.

    Voil un autre fait qui pourrait bien paratre tout fait invraisemblable ceux quiignorent les conditions de la vie russe. Le comte Tolsto raconte dans ses uvres posthumesquayant eu lide, pendant sa jeunesse, dacqurir une nouvelle proprit, il avait cherch lacheter dans une rgion o habitaient des paysans ne possdant pas de terre. De cettefaon, dit le comte Tolsto, jaurais pu me procurer gratuitement les ouvriers dont javais

    besoin.

    Le parasitisme tait caractristique des hautes classes de la socit davant la Rvolution,mais les nouveaux nobles, cest--dire ceux qui se sont accrochs au gouvernement actuel, ontdpass de beaucoup les anciens, de sorte que, mme ce dernier point de vue, le

    bolchvisme nest pas original. Les Bolchviks ont fait tout ce quils ont pu pour mettreobstacle la rvolution dans sa tche fondamentale : laffranchissement du peuple russe. Il esttout fait vident que mme luvre de destruction, ils ne lont pas russie. Ils ont dtruit unegrande partie des biens nationaux, ils ont tu dans les prisons et les tchrezvitchaki un assezgrand nombre danciens ministres, de tchinovniks et de riches. Je ne my arrterai pas. Tout lemonde sait comment travaillent les tchrezvitchaki lettonnes et les soldats chinois ; mais ilsnont dtruit ni le bureaucratisme, ni la bourgeoisie. Jamais encore, en Russie, la bureaucratie

    navait pullul avec une telle rapidit, et quelle bureaucratie oisive, pitoyable ! Dans chaqueservice, il y a dix fois plus demploys quil ne faut, et sur dix services il sen trouve peineun seul qui serve quelque chose. Tout le monde, hommes, femmes, jeunes et vieux, estfonctionnaire. Les Bolchviks sont convaincus que quiconque nest pas fonctionnaire estdangereux pour lEtat et perscute de toutes faons ceux qui ne sont pas son service : on lesaccable de contributions, on les prive de cartes dalimentation, on les mobilise pour larme,etc. Et alors on se fait fonctionnaire, dautant plus que les gens instruits sont compltement

    privs de toute espce de gagne-pain, en dehors du traitement demploy de ltat. Unmanuvre ou, dune faon gnrale, un homme vigoureux, peut encore aller la campagne,o il pourrait trouver du travail et, avec le travail, un toit et un morceau de pain. Mais unhomme instruit, un instituteur, un mdecin, un ingnieur, un crivain, un savant, est

    condamn mourir de faim, sil ne consent pas augmenter les hordes dj innombrables desfonctionnaires parasites.

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    7/18

    Et la bourgeoisie, me demandera-t-on, elle est dtruite ? Nullement. Ce sont les anciensbourgeois qui sont dtruits. Les fabricants, les ngociants et leurs collaborateurs principauxont pri pour la plupart, ou se sont enfuis. Mais la bourgeoisie est plus forte, en Russie, plusnombreuse, de beaucoupplus nombreuse quelle ntait auparavant. Actuellement presquetous les paysans en Russie sont cls bourgeois. Ils gardent enfouis dans la terre des centaines

    de mille et mme des millions de roubles mis sous le Tsar, sous Kerenski, sous les Soviets,de roubles ukrainiens et autres valeurs, et nous narrivons pas leur arracher leurs richesses.Avec cela, la nouvelle bourgeoisie na plus aucune des traditions qui, dans une certainemesure, refrnaient les apptits de lancienne bourgeoisie.

    La Russie a toujours t le pays de larbitraire par excellence. Les ministres tsaristes dugenre de Tcheglovitoff ou de Maklakoff nont jamais compris quelle grande force cratriceconstituait dans un Etat une claire conception du droit. A tout moment ils insultaient le peupleet de la faon la plus abominable, dans sa conception du droit et de la morale. Il ny avait pasen Russie de justice, non seulement de justice clmente, mais simplement juste. Le code tabli

    par Alexandre II avait fini trs rapidement par ntre considr par ses ministres que comme

    une lourde chane dont tout en gardant un dcorum extrieur relatif ils se dbarrassaientprogressivement. Le peuple le comprenait admirablement. Il savait dans quel but on instituaitdes chefs de zemstvos, pourquoi on introduisait la peine corporelle dans les campagnes. Et ilhassait les institutions et les autorits qui lui taient imposes par une force extrieure. Mais,au fond de son me, il gardait la foi en la vrit, celte foi qui a trouv son expression dans lesmeilleures uvres de la littrature russe. Il semblait mme que !e peuple et foi aussi au Tsaret quil le considrt comme une victime des mauvais conseillers qui lentouraient. Mais, laRvolution clatant, il est devenu du coup clair que le peuple ne croyait dj plus au Tsar. Si

    bizarre que ce soit, il ne sest pas trouv, dans toute limmense Russie, une ville ou un cantonse levant pour la dfense du Tsar dtrn. Le tsar est parti, bon voyage ! On se passera

    parfaitement de lui ! Cest que la vrit que le peuple cherchait se trouvait non chez le tsar,mais ailleurs, chez ceux qui avaient lutt contre le tsar. Voil la raison du colossal succschu, au dbut de la Rvolution, aux socialistes-rvolutionnaires. La vrit tait chez eux. Ilsavaient souffert pour le peuple, tel tait le cri gnral. Femmes, jeunes filles, vieillards, touscouraient aux urnes voter pour les hommes de vrit, pour les martyrs du peuple. Toutes lesquestions, on voulait les rsoudre en toute vrit et en toute justice, la gloire de la sainteRussie. Les socialistes-rvolutionnaires russes triomphaient. Une rvolution sans effusion desang, voil qui tait la Russie, et non pas lEurope pourrie, hein !

    IV

    Cest l quapparut pour la deuxime fois limpuissance politique et lincapacit de cette partie de lintelliguentsia, qui le pouvoir chut aprs le renversement du Tsar. LeGouvernement Provisoire, comme je le disais, na rien su faire. Il rgnait, mais il negouvernait pas. Derrire son dos, gouvernaient les Soviets qui, tout en ne faisant rien de

    positif, se faisaient les instruments de destruction du pays, destruction pousse au maximum.Dans les Soviets, il y avait lutte entre les socialistes-rvolutionnaires dune part et les

    bolchviks de lautre. Les deux partis en lutte en appelaient au peuple. Or, le peuple, pendantplusieurs mois, demeura silencieux. Il attendait. Il esprait que le gouvernement trouverait unmoyen de reconstruire le pays en rapport avec cet idal du droit qui vivait dans lme

    populaire. Mais de gouvernement, il ny en avait pas. Il ny avait que des partis en lutte quitaient, aussi peu que possible, prpars laction gouvernementale. Le peuple, ses besoins,

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    8/18

    personne ne reconnaissait ni lun ni les autres, personne ne voulait les connatre. On ne seproccupait que dune chose : qui reviendrait le pouvoir ? Et comme, tout de mme, onsupposait que le pouvoir appartiendrait celui qui saurait gagner les sympathies de la majoritde la population, ctait uns mulation dun ordre spcial qui commenait natre entre les

    partis : lequel des deux russirait le plus vite faire le plus de promesses au peuple. Et des

    promesses, on en faisait sans fin. Tantt on autorisait le peuple semparer des terres, tanttdes biens mobiliers, etc., etc. Tout est vous ! Prenez ! tel tait le dernier mot desreprsentants des partis. Et petit petit le peuple en arriva la conclusion que tous ses idauxet toutes ses conceptions du droit ne valaient pas un clou. Il en tait ainsi auparavant, il entait de mme maintenant ; avait raison celui qui avait bec et ongles, qui saurait se serviravant les autres et plus richement que les autres. Tant que les matres taient au pouvoir,ctaient eux qui avaient raison. Maintenant les seigneurs avaient t chasss et celui qui

    prendrait leur place deviendrait lui-mme matre et noble. Ainsi les socialistes de toutes lescoles, dans le feu de la lutte intestine, navaient point remarqu et, semble-t-il, nont pointremarqu jusqu prsent quils faisaient exactement le contraire de ce quils avaient voulufaire. Leur tche consistait introduire dans lesprit du peuple lide dune vrit sociale

    suprieure, et ils ont abouti chasser de lme populaire toute notion de vrit.

    Chez nous, les hommes politiques ont toujours t de pitres psychologues. Personne nesouponnait et personne ne souponne jusqu prsent lnorme importance qua !a laconception du droit du peuple dans luvre de lorganisation sociale. Je, sais que lesBolchviks parlent beaucoup de psychologie de classes. Mais dans leurs bouches ce ne sontque des mots qui nont pour eux aucune importance. En Russie seules des rformes colossalestaient possibles. Il faut noter que dj, pendant les premires annes de a guerre, il stait

    produit dans notre patrie un dplacement colossal die la ligne de dmarcation qui sparait lapartie la plus pauvre de la population des classes possdantes. En 1915, et surtout en 1916, ilmest arriv de voyager travers la Russie et de vivre longtemps la campagne et jai tfrapp par les changements qui sy taient produits pendant un laps de temps aussi bref. Le

    paysan pauvre, affam, tremblant de peur, tel que lavaient peint nos crivains et tel quil taitencore en 1914, avait disparu. Autrefois, pour quelques roubles quil fallait payer au starosta

    pour les impts, le paysan se livrait souvent pieds et poings lis lexploiteur. Or maintenantil navait plus besoin dargent. On ne pouvait plus lui acheter ni beurre, ni ufs, ni poulets, moins de les payer trs cher. Quand on lui demandait pourquoi il ne vendait pas, il avaittoujours pour unique rponse : Nous mangeons nous-mmes, puis il en faut pour lesenfants. Ctait dailleurs comprhensible. Depuis le dbut de la guerre, largent avaitcommenc affluer de partout la campagne, car tout ce dont on avait besoin pour le front onle prenait chez le paysan. Puis tait venue linterdiction de boire de lalcool. Pour lalcool, les

    moujiks apportaient au trsor un milliard de roubles par an ; de plus livrognerie portai lacampagne un double prjudice, car le paysan russe, lorsquil voulais avoir de la vodka et quilnavait pas dargent, donnait tout ce quon voulait vil prix. Et voil que les nombreuxmilliards du paysan taient rests dans la poche du paysan et quen lespace de trs peu detemps il stait affranchi de cet te effroyable dpendance du koulak(mercanti de village) souslaquelle il tombait auparavant par manque dargent.

    Je me rappelle ce propos une curieuse conversation que jeus avec le cocher dunpropritaire foncier chez lequel jhabitais en 1916.

    Quest-il donc arriv, barine ? me demandait cet homme. II ny a plus moyen de

    sentendre avec le moujik ! Si tu as besoin de quelque chose, il te dit tout de suite : Donne-

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    9/18

    moi cinq roubles, donne-men dix, cest effrayant ! Il en allait tout autrement auparavant : tunavais qu mettre unseau aux vieux et lon sarrangeait toujours pour nimporte quoi.

    On a supprim leseau et le moujik sest mancip. Aucune rvolution sociale naurait puapporter au moujik russe ce que lui a donn la suppression du monopole de lalcool. En

    dautres termes, cest par une voie tout fait particulire que sest prpare en Russie unervolution colossale, rvolution politique et sociale. Mais ce qui sest pass dans la ralit,par leffet de la prise du pouvoir par les thoriciens de la rvolution, a pouss dans une autredirection les destines futures de notre pays.

    Je nai pas lu louvrage et je ne me rappelle mme pas son titre ni le nom de son auteur,mais on ma dit quun crivain anglais avait crit tout un livre pour dmontrer que la Russieavait choisi le rle de Marie contrairement lEurope qui a prfr le rle de Marthe. Certestoutes les gnralisations de cette sorte ne doivent tre admises que cumgranosalis. Mais ilva cependant dans ce jugement une parcelle de vrit et dune bien curieuse vrit.Lintelliguentsia russe et le peuple russe sont tous deux trop proccups par le royaume des

    cieux et ne savent pas et, surtout, naiment pas songer aux intrts terrestres. Pendant lespremiers temps qui ont suivi la chute du tsar, alors que la Russie tait encore en pleine lune demiel de toutes sortes de liberts et que les reprsentants de tous les partis ne se gnaient pas

    pour dire ouvertement toute leur pense, cela tait particulirement frappant. O que vousalliez, partout on dissertait sur la haute mission de la Russie. Mais quant lorganisation de laRussie, personne ne sen occupait et ne voulait y songer. Toute allusion concernant cetteorganisation provoquait aussitt une explosion dindignation. Ne croyez pas que jaie en vuel intelliguentsia moyenne ou la jeunesse intellectuelle. Il mest arriv de me rencontrer avecles reprsentants les plus minents de la Russie pensante, et je ne puis men rappeler un seulqui, une fois au moins, mait entretenu des moyens employer pour barrer la route auxvnements tragiques dont, ds ce moment-l, on pouvait clairement apercevoir lapprochemenaante. Chez nous, comme partout sans doute, et mme plus que partout ailleurs, on peutdistinguer une multiplicit de courants dides des plus divers. Nous avons des chrtiens, descroyants, des positivistes, des matrialistes, des spiritualistes. Nous avons tout ce quon veut.Tout crivain russe est avant tout philosophe. Lhomme politique et le militant eux-mmessont trs proccups dasseoir leurs jugements sur une base philosophique. Et, je le rpte, ladiversit des vues philosophiques est infinie chez nous. Mais tous saccordent sur un point. Jene veux pas donner de noms, dautant plus que ces noms ne diraient peut-tre pas grandchoseaux trangers, mais je puis dclarer que ce que tous nos crivains redoutaient le plus, ctaitlventualit dune organisation favorable de la Russie dans le sens terrestre.

    Je ne veux pas, je ne veux pour rien au monde du royaume des cieux sur la terre ! scriait, fou de rage, le reprsentant de la pense chrtienne russe.

    Que la Russie prisse, plutt quelle sorganise la mode petite-bourgeoise, linstarde la rpugnante vieille Europe ! sexclamait avec le mme pathtique un homme delextrme gauche.

    Lun des potes les plus renomms de Russie, prononant un discours devant unenombreuse assistance compose galement dcrivains, terminait ainsi : Le tsar, nouslavons jet bas, mais il est encore rest un tsar, l ! (Il indiquait sa tte.) Lorsque nousaurons chass le tsar de la tte, cest alors seulement que notre uvre sera paracheve.

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    10/18

    Tout ce que je raconte ici ne contient pas un iota dexagration. La haine de lesprit petit-bourgeois, ou plutt de ce quil est convenu en Russie dappeler de ce nom, est le mot dordrede toute la littrature russe on, si lon prfre, de toute la Russie pensante. Cest Hertzen qui,le premier, a introduit ce terme, Hertzen, le clbre rvolutionnaire russe qui a pass toute savie en exil en Europe. Il avait quitt la Russie sous Nicolas Ier, croyant trouver en Occident la

    ralisation de ses rves les plus chers. Mais l o il venait la recherche de son idal, de ceque, parlant la langue de saint Augustin, on peut appeleramordeiusqueadcontemptumsui,il ne trouva que lesprit petit-bourgeois, amorsuiusqueadcontemptumdei. Dans les payseuropens on avait chass les tsars, mais dans la tte des Europens, les tsars continuaient habiter. On songeait non pas au ciel, mais la terre. On sorganisait, pour aujourdhui et pourdemain. On luttait contre la pauvret, le froid, la faim, les pidmies. On construisait desfabriques, des usines, des chemins de fer. On tablissait des parlements, des tribunaux. Ilsemblait parfois que les gens allaient sarranger et que le royaume des cieux rgnerait sur laterre. Quoi de plus effrayant !

    Les Europens secouent videmment la tte. Ils savent que les apprhensions dHertzen

    doivent tre traites pour le moins dexagration : lEurope tait loin du royaume , des cieuxsur la terre, dans le pass, et maintenant encore elle nen est pas bien prs. Je dirai, pour ma

    part, que ces apprhensions des Russes taient tout fait injustifies. Bien entendu, si lonstait born jeter bas le tsar de son trne, mais que le tsar ft rest dans les ttes, nousnaurions pas connu les effroyables choses que nous connaissons maintenant ; la Russie auraitconserv son unit, elle ne serait pas dcompose, le peuple ne mourrait pas de faim, de froidet dpidmies, les paysans et les ouvriers auraient respir plus librement, affranchis de leuresclavage sculaire. Est-ce que tout cela est le royaume des cieux sur la terre ? Est-ce que,mme dans la Russie rnove, il ny aurait pas eu encore assez de difficults et de douleurs

    pour les fils de la Russie ? Est-ce que mme lEurope petite-bourgeoise tait si heureuse quecela ? Les Europens nont videmment pas besoin den tre convaincus. Mais les Russes ontgard, il me semble bien, jusqu prsent leur manire de voir.

    V

    Peut-tre quaprs cette digression on comprendra mieux pourquoi jai appel lesBolchviks des parasites. De par leur essence mme, ils ne peuvent pas crer et ne creront

    jamais rien. Les leaders idologues du bolchvisme peuvent, autant quil leur plaira, dclineret conjuguer les mots cration et crer, ils sont absolument incapables dune cration positive.

    Car lesprit dasservissement dont est imbue toute leur activit, et mme toute leur idologiesimplifie, tue toute cration dans son germe. Voil ce que ne comprenaient pas les hommespolitiques du rgime tsariste et voil ce que ne comprennent pas non plus les Bolchviks, bienquaussi longtemps quils furent dans lopposition ils aient dissert beaucoup sur ce sujet, tant la Douma que dans leurs publications clandestines. Mais toutes ces dissertations sontoublies comme si elles navaient jamais exist. A lheure actuelle, il ny a en Russie que des

    journaux gouvernementaux et des orateurs gouvernementaux. Seul peut crire et parler quiglorifie lactivit des classes dirigeantes. Cest une erreur de croire que les paysans et lesouvriers au nom desquels gouvernent les Bolchviks possdent, sous ce rapport le moindreavantage sur les autres classes. Ne sont privilgis, comme dailleurs sous lancien rgime,que les lments bienpensants, cest--dire ceux qui, sans murmurer et mme mieux,

    obissent aux ordres du gouvernement ; mais ceux qui protestent, qui osent avoir une opinionpersonnelle, pour ceux-l il ny a plus maintenant de place en Russie, et cela bien moins

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    11/18

    encore, infiniment moins encore que sous le rgime des tsars. Sous les tsars on sexprimaitdans ce que nous appelions la langue dEsope, mais lon pouvait tout de mme parler sansrisquer la libert et mme la vie. Quant se taire, cela ntait dfendu personne. Maintenantil est dfendu mme de se taire. Si lon veut vivre, il faut exprimer sa sympathie pour legouvernement, il faut le couvrir de fleurs. On voit quel rsultat aboutit un tel tat de choses :

    une norme quantit dhommes incapables et sans conscience, qui il est parfaitementindiffrent de louer nimporte qui et de dire nimporte quoi, est remonte la surface de la viepolitique. Les Bolchviks eux mmes le savent fort bien et ils ne manquent pas dtre effraysde ce qui sest pass. Mais ils ne peuvent rien faire et lon ne peut rien faire. Les hommesconsciencieux et capables ne peuvent pas, de par leur nature mme, se faire lesclavage. Lalibert leur est ncessaire comme lair. Les Bolchviks ne comprennent pas cela. Voici unecurieuse anecdote sur mes relations avec les Bolchviks. Un jour, ctait lt pass, Kieff,le portier de notre maison me remit une grande enveloppe grise avec la suscription : AucamaradeChestoff. Je comprends que cest une convocation une runion. Je dcachet.Cest bien cela, on me convoque une runion o lon doit discuter la question :LadictatureduproltariatdanslArt. Je viens au jour et lheure indiqus. La sance est ouverte par le

    journaliste R..., assez connu dans le sud de la Russie, un homme de grande taille, maigre, auvisage typique dintellectuel russe. Il parle facilement ; on voit que cest un habitu de la

    parole. Ds les premiers mots, sans prononcer mon nom, il attire lattention sur ma prsence la runion, cherchant videmment mobliger parler. Mais je ne demande pas la parole ;

    jattends. La discussion commence. Une opposition se manifeste, dune faon trs modrebien entendu. Des crivains, des journalistes prennent successivement la parole. Il y a mmeun pote connu qui participe la discussion, laquelle roule toute entire sur le thme de lartlibre. Ensuite, la parole est demande par le reprsentant de je ne sais plus quelle organisationmilitaire. Cest un petit bonhomme boiteux, portant une longue barbe noire. Ds ses premires

    paroles il est clair que cest un homme sans aucune instruction, infiniment plus sa place dansune arrire-boutique que dans le domaine de lart, un de ceux dont on dit quils ne savent pasfaire de diffrence entre une statue et un tableau. Un tel individu aurait peut-tre eu besoin devenir la runion pour couter, pour apprendre quelque chose. Mais avec cette assurance quiest le propre de lignorance et de lincapacit, le bonhomme vient non pas pour apprendre,mais pour enseigner. Et quenseigne-t il ? Ceci : Dune main de fer, dit-il, nous forcerons lescrivains, les potes, les peintres, etc.. donner toute leur capacit technique au service des

    besoins du proltariat.

    Le discours est maladroit, long, ennuyeux, mal li, mais le thme en reste toujours lemme : nous forcerons, nous contraindrons, nous arracherons cette capacittechnique et nousnous en servirons. On lui rpondit. Javoue pour ma part comprendre difficilement la

    psychologie de ceux qui lui rpondirent et comment, dune faon gnrale, on peut donnerune rponse des dclarations aussi ignares et aussi vulgaires. Il reprit la parole avec lesourire railleur et mprisant dun homme qui connat sa valeur. Aprs lui, cest le prsident.Celui-l, comme je lai dj dit, est un orateur expert. Dans un long discours, bien ordonn, ildclare quil comprend videmment ceux qui dfendent un pass tout rcent, qui avait sa

    beaut et son intrt. Mais le pass tait pass, enterr jamais. Louragan de la grandeRvolution avait balay tout le pass. Et ctait lorateur prcdent, le boiteux barbe noire,qui parlait si vivement sur la ncessit darracher dune main defer la technicit auxreprsentants de lart, ctait celui-l qui inaugurait lavenir. Moi-mme, dit le prsident,

    jtais il ny a pas bien longtemps un admirateur du Ve sicle et de la culture hellnique.Aujourdhui jai compris que jtais dans lerreur. Louragan de la Rvolution a balay les

    vieux idaux. Et il termina dune faon fort inattendue pour moi : Jtais aussi un lecteur

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    12/18

    et (l une srie de termes trs flatteurs pour moi que jomets) des uvres de Chestoff (il menomme), mais l encore louragan, etc... etc...

    Je ntais pas dispos prendre la parole, mais une fois mon nom prononc, impossiblede me taire. Je ne dis que quelques mots : Il est vident, dis-je, que bien quon parle ici de la

    dictature du proltariat, ce quon cherche tablir, dans ce domaine comme dans dautres,nest quune dictature sur le proltariat. On ne demande mme pas aux proltaires ce quilsveulent. On leur ordonne simplement de se servir de je ne sais quelle technicitquon prtend

    pouvoir arracher aux artistes. Mais sil est vrai que le proltariat se soit mancip, il ne vousobira pas et ne courra pas du tout aprs la technicit. Il voudra, aussi bien que vous-mmes,

    jouir de linapprciable trsor des grands crateurs dans le domaine de lart, de la science, dela philosophie et de la religion. Louragan dont on a parl ici a peut-tre balay et enterr sousle sable bien des choses, peut-tre mme aussi le Ve sicle de la culture hellnique ; mais il ya eu dans lhistoire dautres ouragans qui ont balay et enterr sous le sable ce mme Vesicle et mme. dune faon plus complte. Et puis aprs, sont venus des hommes qui ontfouill ce sable et y ont cherch les moindres traces de lart hellnique conserves sous les

    ruines. Ceci dit, je partis, sachant parfaitement bien qu lheure actuelle, en Russie, ceuxqui nous avaient convoqus pour discuter sur le sujet de la dictature du proltariat dans lArtnavaient pas besoin de telles paroles. Mais, cette runion aussi bien qu dautresanalogues, de mme qu la lecture, des publications sovitistes, il sest confirm pour moi,avec une incontestable vidence, ce qui mtait dailleurs certain depuis le 7 novembre 1917,cest--dire depuis le moment du coup dEtat bolchviste : savoirquelebolchvismeestunmouvementprofondment ractionnaire. Les Bolchviks, comme nos vieux Krpostniki(partisans du servage), font le rve de semparer de la technique europenne, mais libre detout contenu dides. Le contenu dides, nos tchninovniks tsaristes et bolchvistes en ont revendre. Nous ne manquons que de technique et cela nous en acquerrons par la force. Les

    peintres, les potes et les savants, aprs avoir connu les affres de la faim, se mettront crerselon notre bon plaisir. Nos ides et leur talent, voil le rve !

    Il est difficile de concevoir quelque chose de plus absurde. Mais cest de celle faon queles choses se sont passes dans la Russie des XVIIIe et XIXe sicles, et cest de cette faonque les choses se passent maintenant. Des gens sans instruction, incapables et obtus, ontamass des nuages sur le gouvernement bolchviste et transforment dj en caricature cequils avaient de meilleur et de plus digne. Des bouches retentissantes des bas-fonds hurlantsur tous les carrefours des paroles absurdes et vulgaires, et les Bolchviks idologues auxyeux bleu clair stonnent de ce qui arrive et sen affligent et se demandent comment il se faitque tout ce quil y avait en Russie de gens sans vergogne, tout ce quil y avait de plus vil et de

    plus grossier se soit rang de leur cot et pourquoi ils ont avec eux si peu dhommes devaleur.

    Cest le mme tonnement que manifestait Nicolas Ier en voyant jouer le Revisor deGogol. Mais Nicolas Ier, dit-on, se rendait tout de mme compte de ses fautes. Il aurait dit, lespectacle termin : Pour une comdie, cest une bonne comdie. Tout le monde a prisquelque chose et moi plus que tout le monde.

    On raconte, il est vrai, que Lnine, lui aussi, aurait publiquement dclar que lesBolchviks avaient fait une rvolution desalauds. Mais est-ce exact ? A-t-il vraiment

    prononc de telles paroles ? Je nai pu le vrifier. En tous cas senonveroben trovato :

    toute lactivii de la bureaucratie bolchviste porte lempreinte de la vulgarit servile.

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    13/18

    VI

    Il est certain que, consciemment ou inconsciemment, le gouvernement des paysans et des

    ouvriers fait tout ce qui dpend de lui pour arriver exercer la dictature sur le proltariat. Etdailleurs, comme la chose est claire pour tout Europen, il ne peut en tre autrement. Je nesais que trop dans quelle pauvret vivaient les ouvriers, et les paysans russes ;malheureusement, les Bolchviks idologues lignorent (quant aux crapules qui, en nombreimmense, se sont accroches aux Bolchviks, elles le savent, elles). La cause de cette misre,il faut la chercher avant tout dans le rgime politique de notre pays. L o il ny a pas delibert, il est ncessaire de rpter incessamment et tout bout de champ aux Russes cettechose qui semble un lieu commun, il ne saurait natre rien de ce qui est apprci par leshommes sur la terre. Seuls les Krepostniki invtrs de la vieille Russie et ceux de la Russie

    prtendument rnove peuvent ignorer un tel truisme. Je puis laffirmer avec certitude : ladate du 7 novembre 1917 doit tre considre comme celle de leffondrement de laRvolution russe. Les Bolchviks nont pas sauv, mais trahi la population ouvrire et

    paysanne. Les phrases les plus retentissantes restent des phrases et la ralit reste la ralit. Cequil fallait avant tout louvrier russe et au paysan russe, et mme lintellectuel russe,ctait dobtenir le litre de citoyen. Il fallait lui inspirer la conscience quil ntait pas unesclave, bafou par quiconque en a le pouvoir, mais quil avait des droits, des droits sacrs,droits quil avait pour devoir de sauvegarder lui-mme et que tous avaient sauvegarder.Cest ce qua proclam, comme tout le monde le sait, le Gouvernement Provisoire pendant les

    premiers jours de son existence. Mais les droits de lhomme et du citoyen, les droits auxquels,pendant des sicles et des sicles, avait aspir le malheureux pays, ne sont rests inscrits quesur le papier. En ralit, quelques mois aprs, on avait commenc rtablir lancien arbitraire.Les dcrets et les nombreuses proclamations bolchvistes dont on a inond la Russie ont tcompris et interprts par le peuple comme un appel lusurpation et au pillage : Prend qui

    peut et tant quil peut. Aprs, il sera trop tard .

    Il est difficile de dcrire la fivre de pillage qui a secou toute la Russie du front ; dessoldats par cent milliers retournaient chez eux avec des sacs de butin. On fuyait aussirapidement que possible pour ne pas laisser passer le moment. Les grands mots sur lasolidarit, sur les problmes internationaux, dont les Bolchviks remplissaient abondammentleurs publications, nont jamais t entendus par personne. Le peuple sest convaincuquaujourdhuicommehier, ce qui existe ce nest pas le droit, mais la force. Possdera celuiqui aura pris, et lon prenait sans la moindre gne. Le pillage tait suivi dassassinats et de

    supplices. Peu de gens songeaient au travail. A quoi bon se livrer un travail pnible, quand ilest si facile de senrichir sans peine ? Dans latmosphre de frocit rciproque et de guerrecivile steignaient les dernires tincelles de la foi en la possibilit de raliser la vrit surla terre . cette vrit ft-elle imaginaire. Dans les petites villes et dans les campagnes, le

    pouvoir tombait entre les mains de criminels et de misrables, qui masquaient leurs apptitsde loups sous des phrases et qui appelaient le peuple la destruction des bourgeois.

    A Ptrograd et Moscou, o, ct de bandits et de filous, il y avait cependant des gensqui croyaient sincrement la toute-puissance du verbe, on se livrait dinterminables

    palabres sur le paradis futur. Ce paradis reculait videmment de plus en plus dans les nimbesde lavenir. Ce quil y a prsent, cest la faim, cest le froid, ce sont les pidmies, cest

    enfin la haine rciproque toujours croissante. Et dj plus de classe possdante ou nonpossdante. Louvrier affam hait galement et le bourgeois et. son propre camarade, qui a .su

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    14/18

    ou qui a eu la chance de se procurer un morceau de pain de plus ou un peu de bois pour safamille qui a faim et froid.

    Mais l o la haine sest manifeste avec une intensit toute particulire, cest entre laville et la campagne. La campagne sest retranche ; elle a refus mordicus de donner quoi

    que ce soit la ville affame. Le gouvernement des ouvriers et des paysans a fait des effortsdsesprs pour dcouvrir nimporte quel modusvivendi pour les ouvriers et les paysans. Pourarracher le pain au paysan on tait oblig denvoyer dans les campagnes des expditionsmilitaires de reprsailles qui revenaient souvent non seulement les mains vides, mais ayant

    perdu la moiti, sinon les trois quarts de leurs effectifs. Quiconque a suivi, ne ft-ce que lapresse bolchviste, sait quen ralit, les Bolchviks nont jamais possd la Russie. Ce quileur tait soumis, ctaient les grandes villes dont la population terrifie par des reprsaillessanglantes supportait son sort plus ou moins silencieusement ; mais la campagne, cest--direles neuf-diximes de la Russie, na jamais t au pouvoir des Bolchviks. Elle vivait de sa vie

    propre au jour le jour, sans doute, mais sans aucune autorit centrale. Jusqu quel pointlautorit du gouvernement bolchviste stendait peu sur la campagne, le meilleur

    tmoignage sen trouve dans les articles qua publis dans les journaux de Kieff lecommissaire ukrainien du ravitaillement, Schlechter, trs dvou aux ides communistes, bienque, il faut lavouer aussi, homme fort obtus et fort incapable. Ses articles, trs longs et trscirconstancis, ont t publis pendant deux mois presque tous les jours dans la presse locale ;cet homme ncrivait pas, il vocifrait. Et il vocifrait toujours la mme chose : Lacampagne ne donne pas de. pain, elle ne donne pas non plus de bois ni de grains.. Elle nedonne rien ! Ouvriers, si vous ne voulez pas mourir de faim et de froid, armez-vous et allezfaire la guerre la campagne, autrement vous nobtiendrez rien !

    Si ce langage et t tenu par quelquun dautre, on pourrait le souponner dtre unagent provocateur. Mais Schlechter est au-dessus dun tel soupon. La vrit, cest que,Cosaque dorigine, malgr son nom allemand, il ne savait pas dissimuler son sentiment et sa

    pense intimes. Ce quil avait en tte lui sortait de la bouche. Je crois que, si ses camaradestaient sincres, il serait depuis longtemps vident que le gouvernement des ouvriers et des

    paysans na pas su gagner les sympathies des ouvriers ni celles des paysans et que les idescommunistes, quelles quelles soient par elles-mmes, ne rencontrent aucun acquiescementdans les larges masses de la population. La vieille bourgeoisie na pas su, il est vrai, sedfendre ; elle est terre. Mais non seulement, je le rpte, la bourgeoisie nest pas morte enRussie, elle sest, au contraire, raffermie et accrue, comme jamais. En mme temps, les

    procds bolchvistes de sauvegarder les intrts chers lme russe ont montr une fois deplus que ceux qui avaient tant redout que la Russie nallt vers ce bonheur petit-bourgeois

    dont jouissait lEurope avant la guerre, et quil ne ft crit dans le sort des fils de la Russie decontempler le royaume des cieux sur la terre, les procds bolchvistes ont montr, dis je, queceux-l sinquitaient et se tourmentaient vraiment pour rien. Daprs les renseignements quinous parviennent aujourdhui de Russie, on y a tabli le travail obligatoire de dix et douzeheures, le salaire aux pices, la surveillance militaire des ouvriers, etc... Cest tout naturel !Louvrier ne veut pas donner son travail, ni le paysan son pain. Or on a besoin de beaucoup de

    pain et de beaucoup de travail. Il ne reste donc quune seule issue : il doit y avoir, dun ct,des classes privilgies qui ne travaillent pas et forcent les autres par des mesures terribles,impitoyables travailler au-dessus de leurs forces, et, de lautre, des hommes sans privilges,sans droits, qui, sans pargner leur sant et mme leur vie, doivent fournir leur travail au

    profil du tout.

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    15/18

    Voil ce qua apport le bolchvisme qui a tant promis aux ouvriers et aux paysans.Quant ce quil a apport la Russie, je nen parlerai pas : tout le monde le sait.

    Les Bolchviks idologues possdent encore un argument : le dernier. Oui, disent-ils,nous navons rien pu donner aux ouvriers et paysans russes, et nous avons ruin la Russie.

    Mais il ne pouvait en tre autrement. La Russie est un pays trop arrir, les Russes sont tropincultes pour adopter nos ides. Mais il ne sagit ni de la Russie ni des Russes. Notre tche estplus large : nous devons fairesauter lOccident, dtruire lespritpetit-bourgeois de lEuropeet de lAmrique, et nous entretiendrons lincendie en Russie jusquau moment o le feu auraembras nos voisins et de l sera rpandu sur lunivers tout entier. Cest l notre plus hautetche, cest l notre rve suprme. Nous donnerons lEurope des ides. LEurope nousdonnera sa technique, son savoir-faire, son don dorganisation, etc...

    Telle est lultimaratio des Bolchviks. Que vaut-elle ?

    VII

    Pendant mon long sjour dans les rgions qui se trouvent au pouvoir des Bolchviks, jainot un fait trs curieux. Ctaient les tout jeunes gens et aussi les gens pas trs intelligentsqui devinaient et prvoyaient le mieux les vnements. Au contraire, ceux qui taient un peu

    plus gs ou un peu plus intelligents se trompaient toujours dans leurs prvisions. Ilscroyaient que la Russie ne resterait pas longtemps sous la domination des Bolchviks, que le

    peuple se soulverait, qu la premire apparition dune arme plus ou moins organise lesarmes bolchvistes fondraient comme la neige au soleil. La ralit a dmenti les prvisions

    des hommes intelligents et expriments. Denikine avait tout de mme cr quelque chosecomme une arme et avait pouss avec une grande rapidit jusqu Orel ; mais plusrapidement encore les Bolchviks lont rejet jusqu la Mer Noire. Ce sont les jeunes gens etles hommes pas trs intelligents qui se sont montrs bons prophtes. Et maintenant, lorsquoncherche entrevoir lavenir, on se demande : Qui croire, les intelligents ou les nonintelligents ? Les hommes intelligents partent du point de vue qui leur parait lvidencemme, que les hommes et les peuples sont guids dans leurs actes par leurs intrts vitaux etsentent instinctivement ce qui leur est utile et ce qui leur est nuisible. Pour eux, il tait clairque le bolchvisme tait pernicieux, quil aboutirait des dsastres, la faim, au froid, lamisre, lesclavage, etc.. Par consquent, disaient-ils, il ne peut pas durer longtemps. Il semaintiendra des semaines, des mois peut-tre, et prira de lui-mme. Mais il sest dj pass

    plus de deux ans, il y en aura bientt trois, et le bolchvisme subsiste. Il subsiste, bien que lafaim, le froid et les pidmies fassent rage. Ce nest donc pas le bon sens qui dirige leshommes ? Et notre pote, qui saffligeait de ce que le tsar ne ft pas dfinitivement chass dela tte des Russes, se trompait donc ?

    Mais, dira-t-on, les Russes, eux, peuvent se faire la misre, larbitraire et tout cequon voudra. En Russie ce sont les hommes tout jeunes et pas trs intelligents qui voient

    juste. En Europe il en est autrement.

    En est-il vraiment autrement ? Je ne me risquerai pas, mon tour, prophtiser. Nousvivons maintenant une poque o il nest gure possible de raisonner en nayant pour guide

    que le bon sens. Je ne puis justifier le bolchvisme russe. Jai dj dit et je suis prt rpterencore que le bolchvisme a trahi et perdu la Rvolution russe, et, sans sen rendre compte, a

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    16/18

    fait le jeu de la plus grossire et de la plus rpugnante des ractions. Mais est-ce que lesBolchviks sont seuls avoir abouti un pareil suicide ? Regardez de prs ce qui sest passdans ces dernires annes : presque tout le monde a fait justement ce quil fallait le moinsfaire. Qui a perdu lide monarchiste ? Les Hohenzollern, les Romanoff et les Habsbourg ! Le

    jour de la dclaration de la guerre, le bruit sest rpandu Berlin que Guillaume avait adress

    Nicolas II la dpche suivante : Arrtez la mobilisation. Si une guerre commence entrenous, je perdrai mon trne, mais vous perdrez le vtre. Peut-tre une telle dpche na-t-ellejamais t envoye. Mais celui qui avait lanc ce bruit sest montr prophte. Et, au fond,lennemi le plus acharn de lide monarchiste naurait pas invent un plus sr moyen de

    perdre la monarchie en Europe. Les Hohenzollern, les Habsbourg et les Romanoff, si leurraison net pas t obscurcie par je ne sais quel envotement, auraient d comprendre que lesintrts vitaux de leurs dynasties exigeaient imprieusement des porteurs de couronnesimpriales non lhostilit entre eux, mais, au contraire, lamiti la plus troite, la plus sincreet la plus dvoue. Nicolas Ier le comprenait admirablement, lui qui envoyait des soldatsrusses rprimer les rvolutionnaires hongrois. Alexandre III le comprenait aussi. Sous sonrgne, ct de lAlliance franco-russe, il y avait le DreikaiserBund (1Union des Trois

    Empereurs). Mais en 1914, es monarques europens se sont tout coup jets les uns sur lesautres la gloire de la dmocratie de lEurope occidentale quils excraient le plus au monde.Il est vident que je ne sais quelle fatalit pesait sur eux, et le proverbe russe : onnchappepassonsort, sest trouv justifi. Les hommes et les peuples font tout pour prcipiter leurperte, si tel est leur destin. Maintenant il est clair, je crois, pour tous, et pour les Allemandset pour les non-Allemands, que si intrts il y avait-, ces intrts exigeaient tout ce quonvoulait, sauf la guerre, que la guerre tait contraire tous les intrts de tous les hommes. Eneffet, si les Allemands avaient dpens les moyens et lnergie mis au service de la guerre auservice des tches constructives et non destructives, ils auraient pu transformer leur Vaterlanden un paradis terrestre. On peut dire la mme chose des autres peuples. La guerre a cot dessommes fantastiques : plus dun billion de francs. Et je ne parie mme pas de tous ceux quiont pri, des villes dtruites, etc Je le rpte, si les cercles dirigeants qui tenaient dans leursmains le sort de leurs peuples et de leurs pays avaient pu sentendre et forcer les peuples

    pendant cinq ans travailler avec une telle abngation et une telle opinitret pour atteindredes buts positifs, le monde se serait transform en une Arcadie o il ny aurait actuellementque des gens heureux et riches. Au lieu de cela, pendant cinq ans les hommes se sontextermins les uns les autres, ils ont dilapid les conomies ralises et ramen lEuropeflorissante un tat qui rappelle parfois les plus mauvais jours du Moyen-ge. Comment toutcela a-t-il pu arriver ? Pourquoi les hommes ont-ils du coup perdu la raison ? Je nai celaquune rponse qui me poursuit sans cesse depuis le premier jour de la guerre. Je me trouvais ce moment-l Berlin, rentrant en Russie de Suisse. Je fus forc de faire un dtour par la

    Scandinavie jusqu Torno, puis parla Finlande jusqu Ptrograd. En Allemagne, je le lisaisvidemment que les journaux allemands, et mme jusquau moment de mon arrive Ptrograd jtais en ralit oblig de me nourrir de journaux allemands, car je ne connaisaucune langue Scandinave. Je nai eu les journaux russes quen approchant de Russie. Et quelfut mon tonnement quand je vis que les journaux russes rptaient mot mot cequcrivaient les Allemands. On ne faisait videmment que changer les noms. Les Allemandsattaquaient les Russes en leur reprochant leur cruaut, leur gosme, leur esprit obtus, etc...Les Russes disaient la mme chose des Allemands. Cela me frappa profondment et je merappelai tout coup le rcit biblique sur la confusion des langues, car ctait vraiment la Tourde Babel. Des hommes qui hier encore travaillaient ensemble une uvre commune, quidifiaient la Tour gigantesque de la culture europenne quils avaient conue, cessaient

    aujourdhui de se comprendre les uns les autres et ne rvaient avec acharnement qu uneseule chose : dtruire, faire crouler, transformer en poussire en un moment tout ce que,

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    17/18

    pendant des sicles, ils avaient cr avec patience et opinitret. On et dit que le mondeentier stait propos de raliser lidologie de ces crivains russes qui, ainsi que je lai dit

    plus haut, considraient comme leur devoir dhommes de ne pas admettre la ralisation duroyaume des cieux sur la terre et de lutter avant tout contre lidologie de lesprit petit-

    bourgeois de lEurope occidentale.

    Les tsars taient encore solidement assis sur leurs trnes, mais en un instant, par un coupde baguette magique, ils avaient t chasss des ttes des hommes. Je sais que desexplications de cette sorte ne sont plus de mode lheure actuelle, que la philosophie bibliquede lhistoire ne dit pas grandchose lesprit moderne, aussi ne vais-je pas insister beaucoupsur la valeur scientifique de lexplication que je propose Quon ne laccepte, si on veut

    bien, quen symbole. Mais ce symbole ne change rien laffaire. Il reste devant nous un faitincontestable, savoir quen 1914 les hommes ont perdu la raison. Peut-tre le Seigneur encourroux a-t-il confondu les langues ; peut tre y avait-il des causes naturelles, mais, dunefaon ou dune autre, des hommes, les hommes cultivs du XXe sicle, ont, sans aucun motif,attir sur eux-mmes des calamits inoues. Les monarques ont tu la monarchie, les

    dmocrates ont tu la dmocratie ; en Russie, les socialistes et les rvolutionnaires tuent, etont dj presque tu, et le socialisme et la rvolution. Que se passera-t-il plus tard ? La

    priode daveuglement est-elle termine ? Le Seigneur en courroux a-t-il cess denvoter leshommes ? Ou bien avons-nous encore vivre longtemps dans la msintelligence rciproque et continuer luvre effroyable dautodestruction ?

    Lorsque jtais en Russie je ne cessais de me poser cette question et je ne savais pas yrpondre. En Russie nous ne voyions gure les journaux trangers ; quant aux journauxrusses, part des nouvelles et des bruits sensationnels nullement confirms et nullementfonds, il ny avait rien. Mais notre impression gnrale tait que lEurope viendrait tout demme bout de sa situation difficile et quelle en sortirait peut-tre bien son honneur. Endautres termes, il me semblait quen Russie, le Seigneur avait russi, comme dans les tempslointains de la Bible, confondre les langues et amener les hommes ltat complet desauvagerie, tandis quen Europe les hommes staient arrts temps, quils avaient rflchiet, djouant le Seigneur, staient remis la construction de la Tour, ou, pour mexprimer non

    par symboles, mais par des mois simples et clairs, que tous les rves des Russes vritablementRusses de faire sauter lEurope se brideraient ses traditions, sa fermet saine et solide,

    politique, conomique et sociale.

    Avais-je raison ?

    Aprs mon bref sjour en Occident, je ne me suis pas orient suffisamment pourcontrler mon jugement. Mais la question est pose, me semble-t-il, comme il faut la poser. Ilme parat certain que le bolchvisme, que les socialistes russes considrent comme leur uvre

    propre, est luvre des forces hostiles toutes les ides de progrs et dorganisation sociale.Le bolchvisme a commenc par la destruction, et est incapable daucune autre chose que ladestruction. Si Lnine et ceux de ses camarades dont la conscience et le dsintressement sonthors de tout soupon taient assez clairvoyants pour comprendre quils sont devenus eux-mmes un jouet entre les mains de lhistoire, qui ralise avec leurs bras eux des plansdirectement contraires, non seulement au socialisme et au communisme, mais toute

    possibilit pour plusieurs dizaines dannes damliorer dune faon quelconque la situationdes classes opprimes, ils maudiraient le jour o le destin railleur leur a remis le pouvoir de

    gouverner la Russie. Et, bien entendu, ils comprendraient aussi que leur rve de faire sauter

  • 8/8/2019 Qu'est-ce que le bolchvisme ?

    18/18

    lEurope, si jamais ils devaient le raliser, signifierait non pas le triomphe, mais la ruinedu socialisme et conduirait les peuples puiss de souffrance aux plus grands dsastres.

    Mais il nest videmment pas donn Lnine de voir cela. Le destin sait admirablementdissimuler ses intentions ceux qui nont pas les connatre. Il a tromp les monarques, il a

    tromp les classes dirigeantes de lEurope, il a tromp les socialistes russes qui ne connaissentrien aux affaires gouvernementales. Est-il dans les destines de lOccident dtre victime deses illusions et de subir le sort de la Russie, ou bien le destin sest-il dj rassasi des mauxhumains ?

    Seul lavenir peut rpondre cette question, et peut-tre un avenir pas trop loign.

    En Russie, les hommes tout jeunes et pas trs intelligents prdisent avec assurance que lebolchvisme se rpandra travers le monde entier.

    L. CHESTOFF.