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L’art I – L’œuvre d’art, cette magnifique incertitude… A - Qui peut (en toute légitimité) parler d’art ? La première remarque que l’on peut formuler au sujet de l’art, c’est son rapport très particulier au langage, qui ne parvient que très difficilement à atteindre une légitimité dans sa tentative pour le définir avec précision. La première tentation serait de demander à l’artiste lui-même, sans doute le mieux placé pour appréhender ce qu’il fait, puisqu’il est précisément celui qui « œuvre »… (L’art vu par l’artiste…) Pour autant, il faut bien remarquer que cette demande ne donne pas une pleine satisfaction, loin de là. L’artiste, qui est au contact de son œuvre, dans une intimité qui semble le rendre tout à fait légitime pour en parler, n’est cependant pas forcément détenteur d’un savoir clair de ce qu’il fait. S’il pense, parle et utilise la langage, au sujet de son activité, ce n’est peut-être pas dans une objectivité suffisante pour en transmettre quelque chose. Rappelons, à cet égard, la définition de l’objectivité de Paul Ricoeur, dans Histoire et Vérité : « (…) est objectif ce que la pensée méthodique a léaboré, mis en ordre et compris et ce qu’elle peut ainsi faire comprendre ». L’histoire de l’art regorge de commentaires d’artistes sur leur propre travail et il s’en faut de beaucoup qu’une idée claire se dégage véritablement de ces propos. A titre d’exemple, il semble intéressant d’envisager les paroles de Paul Cézanne, mises en avant par Maurice Merleau-Ponty dans

Qu'est-ce que l'oeuvre d'art

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Cours sur l'art

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L’art

I – L’œuvre d’art, cette magnifique incertitude…

A - Qui peut (en toute légitimité) parler d’art ?

La première remarque que l’on peut formuler au sujet de l’art, c’est son rapport très particulier au langage, qui ne parvient que très difficilement à atteindre une légitimité dans sa tentative pour le définir avec précision. La première tentation serait de demander à l’artiste lui-même, sans doute le mieux placé pour appréhender ce qu’il fait, puisqu’il est précisément celui qui « œuvre »…

(L’art vu par l’artiste…)

Pour autant, il faut bien remarquer que cette demande ne donne pas une pleine satisfaction, loin de là. L’artiste, qui est au contact de son œuvre, dans une intimité qui semble le rendre tout à fait légitime pour en parler, n’est cependant pas forcément détenteur d’un savoir clair de ce qu’il fait. S’il pense, parle et utilise la langage, au sujet de son activité, ce n’est peut-être pas dans une objectivité suffisante pour en transmettre quelque chose. Rappelons, à cet égard, la définition de l’objectivité de Paul Ricoeur, dans Histoire et Vérité : « (…) est objectif ce que la pensée méthodique a léaboré, mis en ordre et compris et ce qu’elle peut ainsi faire comprendre ». L’histoire de l’art regorge de commentaires d’artistes sur leur propre travail et il s’en faut de beaucoup qu’une idée claire se dégage véritablement de ces propos. A titre d’exemple, il semble intéressant d’envisager les paroles de Paul Cézanne, mises en avant par Maurice Merleau-Ponty dans son essai sur le peintre, intitulé Le doute de Cézanne (dans le recueil Sens et Non Sens ed. Gallimard p.21)

« …Balzac décrit, dans la Peau de chagrin, une « nappe blanche comme une couche de neige fraîchement tombée et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds ». « Tout ma jeunesse, disait Cézanne, j’ai voulu peindre ça, cette nappe de neige fraîche…Je sais maintenant qu’il ne faut vouloir peindre que : s’élevaient symétriquement les couverts, et : de petits pains blonds. Si je peins « couronnés », je suis foutu, comprenez-vous ? (…) »

Ce passage met particulièrement en évidence le rapport de la pensée à l’œuvre, sorte de guide intime à l’usage unique de celui qui œuvre, et inaccessible à celui qui voudrait tout simplement comprendre. En aucun cas, l’artiste ne semble en possession d’un concept clair, donc partagebale de ce qu’il fait. L’évidence de la vision de Cézanne, de son envie, ne peut en aucun cas se transmettre au titre d’un savoir. Il n’est donc nullement étonnant de retrouver

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chez l’artiste lui-même une expérience profonde de doute et de l’incertitude, consécutive à cette absence de saisie claire de ce qu’il fait.

« (Cézanne) écrit en septembre 1906, âgé de soixante-sept ans, et un mois avant de mourir : « Je me trouve dans un tel état de troubles cérébraux, dans un trouble si grande, que j’ai craint, à un moment, que ma faible raison n’y passât » (id. p.13)

L’immense génie qu’est Paul Cézanne, malgré son effort permanent pour comprendre et orienter son propre travail, n’atteind jamais la certitude véritable qu’il a réusi à réaliser une œuvre à part entière. Il demeure hanté par le spectre de l’échee, de la folie et de la médiocrité.

Paradoxalement, il semblerait donc étonnant de voir l’artiste prolonger son incertitude quant à la nature de son œuvre et donc tout simplement de l’art et de trouver à l’autre bout un spectateur rassuré, conforté dans une défintion solide, stable, fondée et immuable de l’art…Un tel écart traduirait à coup sûr un excès de confiance suspect du côté de l’amateur, qu’il soit philosophe, critique ou simple spectateur…En définitive, la meilleur approche que l’artiste puisse nous donner de l’art, c’est la notion de doute…

(L’art vu par le philosophe et le théoricien de l’art…)

A l’inverse de l’artiste, le philosophe ne saurait se maintenir dans un langage confus, quasi mystique, lorsqu’il aborde la difficile question de savoir ce qu’est l’art. Son rôle d’éclaireur de concepts, de ciseleur de définitions le contraint à prendre des décisions, à trancher en faveur de l’élaboration d’un savoir clair et partageable. Mais s’il prétend y parvenir, il n’en demeure pas moins que cette clarté flirte la plupart du temps avec une imposture pure et simple. N’oublions pas que le philosophe n’œuvre pas. La précision de ses définitions n’est –elle pas tout simplement dûe à son ignorance totale de ce qu’est l’art ?

La notion de critère (krinein = juger), en tant que base de tout jugement de vérité, peut-elle vraiment être atteinte dans un discours sur l’art ? Ne s’obtient-elle pas toujours au prix d’une trahison de l’art lui-même ? En effet, un critère est par définition susecptible d’être mis en commun, appréhendé assez généralement et immédiatement. L’œuvre d’art, tout au contraire, demeure la plupart du temps difficile, aride, muette et sèche. Son abord ne se résume pas à une idée comprise rapidement, mais plutôt à un long parcours. Que penser, par conséquent, de toutes ces théories qui éteignent le doute au profit d’un prétendu savoir de l’œuvre ?Nous nous méfierons par conséquent de toutes ces approches trop claires, définitives au nom de leur éventuel dogmatisme.

Le philosophe sent bien que l’art possède une valeur et souhaiterait pouvoir en intégrer la puissance dans l’économie de son propre système. Cette inféodation de l’art à une peuvre de pensée ne saurait cependant nous satisfaire…

(L’art vu par le critique)

Le dernier angle d’approche nous est fourni par le critique, figure passionnante, parce qu’hybride. Le critique vole à l’artiste son intimité avec les œuvres, intimité dont il se réclame pour fonder son discours et il emprunte au philosophe le droit d’être clair, voire définitif sur son sujet. De ce fait, il pourrait, de par cette ambiguïté, constituer une figure riche pour approcher de la nature de l’œuvre d’art, avec une réserve cependant. La fonction de

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classification dévolue en général au critique le contraint à refermer parfois très rapidement les portes qu’il ouvre sur des univers sur lesquels il pourrait s’être prononcé trop hâtivement…

B – L’art existe-t-il ?

« Qui a déjà menti au musée ? »... La bombe sociologique...

La complexité évoquée précédemment, le caractère fuyant de l’œuvre d’art pourraient avoir une conséquence inattendue…Une telle opacité ne serait-elle pas le masque de l’inexistence même de l’art, en tant que catégorie de « production » humaine susceptible de transcender toute autre, par sa puissance, son originalité… ? Comment ne pas douter de l’existence même de ce que l’on ne parvient pas à déterminer avec précision ? A bien y réfléchir, une question se pose…

N’aurions-nous pas déjà menti au musée ? au sens où nous aurions feint de ressentir quelque chose, face à une œuvre, afin de nous couler dans l’attente d’un professeur, d’un guide ou de quelque autre autorité ? L’art nous parvient très souvent par la médiation de ces autorités, qui nous font peser plutôt que sentir la valeur absolue, quasi sâcrée des œuvres. Mais en mentant, « pour faire plaisir » à celui qui se positionne entre l’œuvre et moi-même en tant que spectateur néophyte, ce n’est pas l’œuvre que je perçois. Guernica de Picasso, peut être un exemple assez propice à ce premier mensonge, puisuq’il s’agit d’une oeuvre d’une grande densité graphique et émotionnelle, dont le « message » est pourtant si simple qu’il offre une prise rêvée à une affectation feinte. Ces « petits mensonges entre amis » compliquent cependant le problème de la saisie de l’œuvre d’art, car la question qui ne peut dès lors manquer de se poser est celle de savoir si l’autre ne ment pas lui aussi…Car après tout, si j’ai pu le tromper sur la réalité de mon sentiment, lui-même pourrait n’être qu’un « vieux » menteur, habitué, tellement rôdé à son propre mensonge initial qu’il l’aurait oublié. Il s’ensuivrait une forme d’illusion collective autour d’objets sâcralisés collectivement, par un rituel assez abstrait, consistant à se retrouver dans un comportement convenu, codifié. Effroi, retenue, admiration sans borne ne seraient que des modalités jouées, affectées sans relation à une forme de sincérité qui émanerait de la valeur première de l’objet. Comment ne pas envisager cette hypothèse, dès lors que l’on s’est soi-même pris au jeu du mensonge ? Cette thèse est développée en particulier par le sociologue Pierre Bourdieu. Pour le dire en une phrase, l’art ne serait qu’une arme de « distinction massive »…

L’art serait alors comparable à une tendance, c’est-à-dire à un regroupement autour d’objets fondamentalement contingents. En effet, dans les mouvements de mode se joue un processus de différenciation des membres d’une communauté par la production de codes relativement tacites, c’est-à-dire suffisamment cachés pour être connus, mais pas de tous. C’est donc la connaissance et l’application des codes qui fait dans ce cas valeur et non l’objet en lui-même qui semble être désigné par un courant de mode. Ce dernier n’a aucune importance propre. La volatilité des mouvements de mode illustre cela de manière très évidente. Tous les paramètres des objets sont susceptibles d’être mis en lumière à un moment ou à un autre, indépendamment de la valeur spécifique. Les jeans ont ainsi connu toutes les variations imaginables et le high tech oscille régulièrement entre le culte du « petit », si pratique, souple modulable, citadin et le « king size », tellement personnel, singulier, hors norme, bobo...Les oeuvres d’art fonctionneraient-elles sur ce processus et ne vaudraient-elles donc que par l’adhésion dont elles se voient gratifier pendant des temps donnés par une société ? Dnas ce cas, l’art n’existerait pas...Il ne serait qu’une sous catégorie de la mode, surestimée sans

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raison valable. L’urinoir de Marcel Duchamps semble bien mettre en lumière cette relativité profonde des objets « dignes » de musée. En ouvrant un champ inattendu par son geste, il alimente quelque peu cette lecture du phénomène artistique. Que répondre à la réduction sociologique ? La seule et unique manière de sortir de cette critique profonde, c’est la préférence et l’expérience à laquelle elle nous conduit d’une sensibilité stratifiée, à étages...

C – La préférence, condition nécessaire...mais insuffisante d’un accès à la réalité des oeuvres...

De Chantal Goya à Mozart...

Assurément, la position snob et intellectuelle qui feind ses émotions au musée ne semble pas en mesure de statuer fortement contre la critique sociologique. Elle est désarmée face à la pertinence du trait qui lui est adressé. La seule possibilité de sauver l’art, et d’attribuer une réalité aux oeuvres est donc l’expérience de la préférence authentique.

Lorsque nous aimons tout simplement une oeuvre, un mouvement de danse, une musique, nous validons par notre émotion un objet que nous considérons la source de ce que nous ressentons. Dans ce cas, nous ne consentirions pas à mentir...nous aimons vraiment. Cette voie est à la fois royale par son authenticité et trèsp eu assurée. Car si la préférence m’assure que je suis en présence de productions qui ont en elles-mêmes une valeur, et non parce que je me suis auto-suggéré, il m’est souvent arrivé de faire fausse route et de découvrir que ma propre affection pouvait s’éteindre...signe qu’elle se serait trompée... Ce terme est un peu mystérieux, appliqué à la sensation. Ressentir, c’est toujours être authentique. Que pourrait donc signifier une « erreur » d’émotion ? Tout simplement le fait que j’ai éprouvé une émotion qui semblait émaner de l’oeuvre alors qu’elle tenait davantage aux mécanismes contingents liés à ma subjectivité et à son formatage partiel par l’extérieur...En d’autres termes, je me suis « fait avoir ».

Pour bien cibler cette expérience, il faut se référer à la manière dont nous découvrons les albums de musique. La plupart du temps, nous entrons dans un album par un morceau plus visible et attractif que les autres, le single. Le matraquage médiatique parfois excessif que subissent les singles en font des entrées privilégiées mais trompeuses dans des « univers créatifs ». Lorsqu’un single nous a conduit à l’envie de découvrir un univers plus riche et complet, nous nous trouvons face à une insensibilité première pour les autres morceaux. La domestication se fait très patiemment, sans ordre particulier et la plupart du temps, il faut de nombreux mois d’écoute aléatoire, essentiellement polarisée sur deux ou trois titres phares pour que se détache finalement quelques perles inattendues, mais restées trop longtemps inaccessibles, bien qu’elles aient été entendues à de multiples reprises. Exemple typique de cela : Keziah Jones Blue Funk is a fact pistes 11 & 12 (les dernières de l’album) masquées par la puissance des deux titres ayant connu un succès majeur (pistes 3 et 5). Cette expérience privilégiée n’est pas le lot de tous les albums, qui parfois se montrent désespérément creux, indices d’une promesse qui n’est finalement pas tenue. Notre écoute du single « vedette » finit par s’user et l’oeuvre n’opère plus, signe que sa valeur effective était inférieure à celle indiquée par mon ressenti.

Que retenons-nous de cela ? La sensiblité peut se tromper de deux manières. Elle peut rester froide face à une oeuvre de génie, car elle n’aura pas suffisamment pris la peine de se hisser

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jusqu’à sa valeur complexe...A l’inverse, notre préférence peut s’enflammer pour des oeuvres faciles, qui ne se confirmeront pas...

L’accès aux oeuvres d’art ne peut donc en passer que par une expérience vigilant de sa propre subjectivité, toujours soucieuse de ne pas se fier de manière trop rapide et radicale à des transports qui pourraient être temporaires...Un cheminement sensible patient et ouvert au doute semble devoir être envisagé pour que les oeuvres finissent par s’offrir sans être voilées par des intermédiaires trop flatteurs, faciles et pris dans des facteurs d’évaluation volatiles et tendanciels...de mauvais goût, donc... Avec cette réflexion, on peut comprendre la définition de Kant : « est beau ce qui plaît universellement sans concept » (Critique de la Faculté de Juger). Je juge une chose belle parce qu’elle comporte en elle-même une qualité qui me la fait saisir ainsi, même si je ne peux dire avec précision ce qu’est cette qualité. L’expérience prolongée d’un ressenti face à une oeuvre semble être le meilleur signe possible du fait que c’est bien de l’oeuvre qu’émane mon ressenti et non de moi-même ou de facteurs extérieurs (symboliques).

II – Pourquoi une telle complexité ? Que veut l’artiste ?