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N° 395 SÉNAT SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015 Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 avril 2015 RAPPORT D´INFORMATION FAIT au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale (1) sur le droit des entreprises : enjeux d’attractivité internationale, enjeux de souveraineté, Par MM. Michel DELEBARRE et Christophe-André FRASSA, Sénateurs. (1) Cette commission est composée de : M. Philippe Bas, président ; Mme Catherine Troendlé, MM. Jean-Pierre Sueur, Jean-René Lecerf, Alain Richard, Jean-Patrick Courtois, Alain Anziani, Yves Détraigne, Mme Éliane Assassi, M. Pierre-Yves Collombat, Mme Esther Benbassa, vice-présidents ; MM. François-Noël Buffet, Michel Delebarre, Christophe-André Frassa, Thani Mohamed Soilihi, secrétaires ; MM. Christophe Béchu, Jacques Bigot, François Bonhomme, Luc Carvounas, Gérard Collomb, Mme Cécile Cukierman, M. Mathieu Darnaud, Mme Jacky Deromedi, M. Félix Desplan, Mme Catherine di Folco, MM. Christian Favier, Pierre Frogier, Mme Jacqueline Gourault, MM. François Grosdidier, Jean-Jacques Hyest, Mme Sophie Joissains, MM. Philippe Kaltenbach, Jean-Yves Leconte, Roger Madec, Alain Marc, Didier Marie, Jean Louis Masson, Michel Mercier, Jacques Mézard, François Pillet, Hugues Portelli, André Reichardt, Bernard Saugey, Simon Sutour, Mme Catherine Tasca, MM. René Vandierendonck, Jean-Pierre Vial, François Zocchetto.

Rapport d'Information du Sénat Droit Des Entreprises

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RAPPORT D´INFORMATIONFAIT au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale sur le droit des entreprises : enjeux d’attractivité internationale, enjeux de souveraineté,Par MM. Michel DELEBARRE et Christophe-André FRASSA,Sénateurs

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  • N 395

    SNAT SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

    Enregistr la Prsidence du Snat le 8 avril 2015

    RAPPORT DINFORMATION FAIT

    au nom de la commission des lois constitutionnelles, de lgislation, du suffrage universel, du Rglement et dadministration gnrale (1) sur le droit des entreprises : enjeux dattractivit internationale, enjeux de souverainet,

    Par MM. Michel DELEBARRE et Christophe-Andr FRASSA,

    Snateurs.

    (1) Cette commission est compose de : M. Philippe Bas, prsident ; Mme Catherine Troendl, MM. Jean-Pierre Sueur, Jean-Ren Lecerf, Alain Richard, Jean-Patrick Courtois, Alain Anziani, Yves Dtraigne, Mme liane Assassi, M. Pierre-Yves Collombat, Mme Esther Benbassa, vice-prsidents ; MM. Franois-Nol Buffet, Michel Delebarre, Christophe-Andr Frassa, Thani Mohamed Soilihi, secrtaires ; MM. Christophe Bchu, Jacques Bigot, Franois Bonhomme, Luc Carvounas, Grard Collomb, Mme Ccile Cukierman, M. Mathieu Darnaud, Mme Jacky Deromedi, M. Flix Desplan, Mme Catherine di Folco, MM. Christian Favier, Pierre Frogier, Mme Jacqueline Gourault, MM. Franois Grosdidier, Jean-Jacques Hyest, Mme Sophie Joissains, MM. Philippe Kaltenbach, Jean-Yves Leconte, Roger Madec, Alain Marc, Didier Marie, Jean Louis Masson, Michel Mercier, Jacques Mzard, Franois Pillet, Hugues Portelli, Andr Reichardt, Bernard Saugey, Simon Sutour, Mme Catherine Tasca, MM. Ren Vandierendonck, Jean-Pierre Vial, Franois Zocchetto.

  • - 3 -

    S O M M A I R E Pages

    AVANT-PROPOS .................................................................................................................... 5

    I. UN CONSTAT GLOBALEMENT POSITIF SUR LE DROIT FRANAIS DES ENTREPRISES, EN DPIT DE DIFFICULTS PONCTUELLES ................................... 7

    A. UNE SATISFACTION GNRALE LGARD DU DROIT FRANAIS DES ENTREPRISES ...................................................................................................................... 7

    B. UNE APPROBATION DU PROCESSUS CONTINU DE SIMPLIFICATION .................... 8

    C. DES SUJETS DE PROCCUPATION RELS, MAIS PONCTUELS ................................... 8

    D. UNE PRFRENCE MARQUE DES ENTREPRISES POUR DES MODES DE RGULATION NGOCIS ................................................................................................. 9

    II. DE NOUVELLES QUESTIONS POSES PAR LINFLUENCE SUR LES

    ENTREPRISES FRANAISES DU DROIT TRANGER ............................................... 10

    A. LES ENJEUX DUNE JUSTICE NGOCIE ........................................................................ 10

    B. UNE PROTECTION DES ENTREPRISES FRANAISES RENFORCER ........................ 11

    III. LES ENJEUX DAVENIR DU DROIT FRANAIS DES ENTREPRISES ..................... 13

    A. UN NOUVEL QUILIBRE TROUVER ENTRE STABILIT DU DROIT ET POURSUITE DU PROCESSUS DE SIMPLIFICATION ...................................................... 13

    B. LE RENFORCEMENT DE LA PROTECTION DU SECRET DES AFFAIRES .................... 14

    C. LA CONFIDENTIALIT DES AVIS JURIDIQUES INTERNES ......................................... 15

    EXAMEN EN COMMISSION ................................................................................................. 19

    COMPTE RENDU DES AUDITIONS DU 11 MARS 2015 ................................................... 27 M. ANTOINE GARAPON, CO-AUTEUR DE DEALS DE JUSTICE. LE MARCH AMRICAIN DE LOBISSANCE MONDIALISE ET MME ASTRID MIGNON COLOMBET, AVOCATE ASSOCIE AU CABINET SOULEZ LARIVIRE & ASSOCIS ..................................................................................... 27

    MME CLAUDE REVEL, DLGUE INTERMINISTRIELLE LINTELLIGENCE CONOMIQUE, ET MME CAROLINE LEBOUCHER, DIRECTRICE GNRALE ADJOINTE DE BUSINESS FRANCE .......... 35 REPRSENTANTS DU CONSEIL NATIONAL DES BARREAUX, DE LASSOCIATION FRANAISE DES JURISTES DENTREPRISES ET DE LA COMPAGNIE NATIONALE DES CONSEILS EN PROPRIT INDUSTRIELLE .............................................................................................................................. 43

  • - 4 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    COMPTE RENDU DES AUDITIONS DU 18 MARS 2015 ................................................... 51

    MME CAROLE CHAMPALAUNE, DIRECTRICE DES AFFAIRES CIVILES ET DU SCEAU, MME PASCALE COMPAGNIE, SOUS-DIRECTRICE DU DROIT CONOMIQUE, MME FLORENCE LIFCHITZ, CHEF DU BUREAU DE LA RGLEMENTATION DES PROFESSIONS, ET M. GUILLAUME MEUNIER, CHEF DU BUREAU DU DROIT DES OBLIGATIONS, REPRSENTANT LE MINISTRE DE LA JUSTICE ................................................................................................................................... 51

    REPRSENTANTS DE LA CHAMBRE DE COMMERCE ET DINDUSTRIE DE PARIS LE-DE-FRANCE, DU MOUVEMENT DES REPRSENTANTS ENTREPRISES DE FRANCE (MEDEF), DE LASSOCIATION FRANAISE DES ENTREPRISES PRIVES (AFEP), DE LA CHAMBRE DE COMMERCE AMRICAINE EN FRANCE ET DE LA COMPAGNIE NATIONALE DES COMMISSAIRES AUX COMPTES .............................................................................................................................. 57 REPRSENTANTS DE LA COUR DAPPEL DE PARIS, DU TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS, DE LAUTORIT DE LA CONCURRENCE, DE LAUTORIT DES MARCHS FINANCIERS ET DE LA CHAMBRE ARBITRALE INTERNATIONALE DE PARIS ........................................................ 69

    LISTE DES PERSONNES ENTENDUES ............................................................................... 83

  • AVANT-PROPOS - 5 -

    AVANT-PROPOS

    Mesdames, Messieurs,

    Toujours attentive la dimension juridique de la comptitivit des entreprises, votre commission des lois a dcid, en novembre 2014, de crer une mission dinformation sur les enjeux dattractivit internationale et de souverainet du droit franais des entreprises.

    Attractivit et souverainet du droit des entreprises apparaissent, en effet, comme deux problmatiques complmentaires pour mesurer forces et faiblesses de notre systme juridique dans un environnement conomique international trs comptitif.

    Le droit franais des entreprises est-il suffisamment attractif pour les entreprises trangres qui souhaitent se dvelopper hors de leurs frontires ? Et favorise-t-il suffisamment la comptitivit des entreprises franaises qui souhaitent se dvelopper linternational ?

    Lapplication, loccasion de contentieux internationaux, dun droit

    tranger aux entreprises franaises les fragilise-t-elles ? Le droit franais joue-t-il, de ce point de vue, armes gales avec les droits trangers pour dfendre les entreprises franaises et soumettre les entreprises trangres aux mmes contraintes ?

    La mission dinformation se propose ainsi dapprcier, dune part, si le droit franais est adapt au contexte de la comptition conomique des systmes juridiques nationaux, notamment vis--vis du droit anglo-saxon, dans les rgles quil a tablies comme dans leur application par le juge et, dautre part, sil offre aux entreprises franaises des armes appropries et aussi efficaces que celles issues des autres systmes juridiques.

    Vos rapporteurs se sont attachs aux diffrents aspects du droit des entreprises en lien avec les comptences de votre commission des lois : le droit des socits, le droit financier, le droit de la concurrence, le droit de la consommation, le droit de la proprit intellectuelle, ainsi que les procdures juridictionnelles ou quasi juridictionnelles qui permettent den contrler le respect et den sanctionner les ventuels manquements. Sans ignorer leur poids dans la vie des entreprises, ils ont donc cart le droit fiscal, le droit

  • - 6 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    social et le droit du travail, manifestement hors de la comptence de votre commission.

    Plusieurs problmatiques complmentaires pouvaient entrer dans le champ de la mission dinformation : limplantation des centres de dcision trangers en Europe et la cration de filiales de droit franais par des socits trangres, la protection du secret des affaires, au-del de la protection des seuls droit de proprit intellectuelle, les questions de forum shopping - permettant de choisir son tribunal pour bnficier du droit national le plus avantageux ainsi que darbitrage, ou encore limpact des lois amricaines extraterritoriales et du droit amricain sur les entreprises franaises, en cas notamment de procdures ouvertes aux tats-Unis, par exemple dans le cadre dactions de groupe ou de poursuites par des autorits de rgulation.

    Or, lorsque votre commission a dcid de crer la prsente mission dinformation, elle ignorait que le projet de loi pour la croissance et lactivit, dpos lAssemble nationale en dcembre 2014, comporterait plusieurs dispositions visant rpondre aux enjeux entrant dans son champ dtude, par exemple le statut davocat en entreprise, la protection civile et pnale du secret des affaires, la confidentialit des comptes des socits ou encore la procdure de transaction sur le montant des sanctions financires qui sont prononces par lAutorit de la concurrence.

    Ds lors, vos rapporteurs ont souhait prsenter leurs conclusions devant votre commission avant lexamen par le Snat, en sance publique, de ce projet de loi, sans que celui-ci puisse constituer, au demeurant, un terme aux rflexions ouvertes par la prsente mission dinformation, qui mriteront dtre prolonges, dautant que certaines des dispositions prcites en ont t retires au bnfice de dbats ultrieurs.

    Pour clairer ce dbat sur le droit des entreprises, votre commission a tenu deux cycles dauditions, le 11 mars et le 18 mars 2015, pour entendre bien sr les reprsentants des entreprises, mais galement les reprsentants des professionnels (avocat, commissaires aux comptes, conseils en proprit industrielle) et des organismes publics qui les accompagnent, sans oublier

    les pouvoirs publics ainsi que les reprsentants des autorits administratives indpendantes et des juridictions intervenant dans le champ conomique.

    Votre commission a estim que les positions des intervenants ainsi entendus et les changes suscits avec ses membres claireraient utilement les termes du dbat. Elle a souhait, en consquence, en rendre compte dans le prsent rapport de la manire la plus complte. Les observations qui suivent en font la synthse et ouvrent quelques pistes de rflexion.

    Votre commission des lois apporte ainsi sa contribution au dbat ncessaire sur lamlioration de la dimension juridique de la comptitivit des entreprises franaises.

  • AVANT-PROPOS - 7 -

    I. UN CONSTAT GLOBALEMENT POSITIF SUR LE DROIT FRANAIS DES ENTREPRISES, EN DPIT DE DIFFICULTS PONCTUELLES

    Vos rapporteurs ont tir de leurs travaux dauditions lenseignement selon lequel la situation des entreprises franaises nest pas proccupante du point de vue du droit qui leur est applicable, tant le droit franais dont elles relvent que le droit tranger, notamment amricain, dont elles peuvent dpendre lorsquelles agissent sur des marchs extrieurs. Ce constat positif ne doit cependant pas conduire ignorer des difficults certes ponctuelles, mais non ngligeables.

    A. UNE SATISFACTION GNRALE LGARD DU DROIT FRANAIS DES ENTREPRISES

    Les auditions de votre commission ont mis en lumire une large satisfaction lgard des mcanismes et dispositifs juridiques que le droit franais offre aux entreprises (droit des socits, droit financier, droit de la proprit industrielle) ainsi que du fonctionnement des juridictions et des autorits de rgulation franaises dans le champ conomique.

    Le droit franais ne ferait pas peser sur les entreprises intervenant ltranger un dsavantage comptitif ou un handicap quelconque pour faire face la concurrence. Il permet donc aux entreprises franaises d voluer de faon satisfaisante dans la comptition conomique internationale.

    Les personnes entendues mettent en avant certains succs, comme la socit par actions simplifie (SAS), pour la grande souplesse qu elle offre aux entreprises, ds lors quelles ne souhaitent pas prtendre la cotation ou pour organiser leurs filiales. Sont aussi vantes la qualit des procdures dexcution, la rapidit des formalits dimmatriculation des entreprises et la fiabilit du systme dinformation lgale ou encore la scurit financire qui rsulte du systme de contrle lgal des comptes. La qualit des prestations fournies par les professionnels chargs daccompagner les entreprises, quil sagisse des professionnels du chiffre ou du droit, a galement t souligne.

    En cas de litige commercial, plusieurs solutions sont ouvertes aux entreprises franaises comme trangres : le recours classique au juge, mais aussi le recours la mdiation ou larbitrage. Sur le dernier point, la place de Paris est largement reconnue pour sa qualit et son efficacit. Lorsque les entreprises encourent une sanction en cas dinfraction conomique, la qualit des procdures a t souligne, en dpit parfois de leur complexit et de leur longueur. Lefficacit globale des dispositifs procduraux a t souligne, quil sagisse de la rgulation mise en uvre par les autorits administratives indpendantes ou du contrle effectu par les juridictions.

    Reprsentes par la chambre de commerce amricaine en France, les entreprises amricaines oprant en France ont exprim une apprciation globalement positive lgard du droit franais des entreprises. Celui-ci ne

  • - 8 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    semble donc pas souffrir dun grave dfaut dattractivit internationale. Plus globalement, le droit franais des affaires nest pas un obstacle pour limplantation des entreprises trangres en France.

    Cependant, vos rapporteurs nignorent pas les critiques rcurrentes entendues lgard du droit fiscal, du droit social et du droit du travail, de la part principalement des reprsentants des entreprises, qui constitueraient des handicaps lattractivit du droit franais. cet gard, votre rapporteur Michel Delebarre rappelle son engagement personnel en vue de simplifier les oprations de ddouanement pour les entreprises par auto-liquidation de la taxe sur la valeur ajoute.

    B. UNE APPROBATION DU PROCESSUS CONTINU DE SIMPLIFICATION

    Engag de faon continue par les gouvernements qui se sont succd depuis plus dune dcennie, en particulier par ladoption de lois successives de simplification, le processus de simplification a t largement salu, dans son principe, dans ses effets et sa constance, par les personnes entendues.

    Les entreprises appellent la poursuite de ce processus, dont elles ont lou le caractre sans doute plus systmatique dans la priode rcente, tout en souhaitant paradoxalement une plus grande stabilit des normes qui leur sont applicables. Ces deux injonctions en apparence contradictoires, puisquune mesure de simplification suppose lvidence une modification normative, sont toutes deux assumes par les personnes entendues.

    En ralit, ces injonctions sont complmentaires, ds lors que toute mesure authentique de simplification sanalyse pour les entreprises comme lallgement ou la suppression dune charge administrative ou dun cot qui peut en rsulter, par exemple lenregistrement des statuts des socits auprs de ladministration fiscale en plus de leur dpt au registre du commerce et des socits1. Ainsi entendue, la simplification nest pas incompatible avec la stabilit des normes de fond applicables aux entreprises.

    C. DES SUJETS DE PROCCUPATION RELS, MAIS PONCTUELS

    Ce processus permanent damlioration et de simplification du droit des entreprises serait toutefois perturb, selon les organisations reprsentant les entreprises ou encore lAutorit des marchs financiers, par certaines initiatives lgislatives dont limpact concret parat relativement limit, mais dont la porte symbolique est, elle, trs ngative, y compris lgard des entreprises trangres.

    Il en est ainsi, par exemple, de lobligation dinformer pralablement les salaris en cas de cession de leur entreprise, en vue de leur permettre de

    1 linitiative de votre commission des lois, cette obligation a t supprime dans le cadre de la loi n 2014-1545 du 20 dcembre 2014 relative la simplification de la vie des entreprises .

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    prsenter une offre de reprise sils le souhaitent, sous peine dannulation de la cession, issue de la loi n 2014-856 du 31 juillet 2014 relative lconomie sociale et solidaire, dite loi Hamon . Une telle obligation serait un obstacle aux transmissions dentreprise, en raison tant du risque contentieux que du manque de confidentialit pour les ngociations de cession.

    Il en est galement ainsi, par exemple, de lapplication automatique du droit de vote double pour les actions de socits cotes dtenues au nominatif depuis deux ans ainsi que de labandon du principe de neutralit des organes de direction des socits faisant lobjet dune offre publique dacquisition, dispositions issues de la loi n 2014-384 du 29 mars 2014 visant reconqurir lconomie relle, dite loi Florange , extrmement critiques sur la place financire de Paris et trs peu apprcies par les investisseurs trangers.

    Institue rcemment par la loi n 2014-344 du 17 mars 2014 relative la consommation, la nouvelle procdure daction de groupe en matire de consommation et de concurrence suscite galement les inquitudes des entreprises, sans quil soit encore possible dapprcier leur caractre fond ou non.

    Sans remettre en cause la satisfaction gnrale des reprsentants des entreprises lgard du droit qui leur est applicable, ces dispositions rcentes suscitent des ractions fortes et porteraient atteinte, selon ces reprsentants, lattractivit internationale du droit franais.

    D. UNE PRFRENCE MARQUE DES ENTREPRISES POUR DES MODES DE RGULATION NGOCIS

    Lors de leur audition, les reprsentants des entreprises ont soulign lintrt que prsentent, leurs yeux, certains modes de rgulation ou de rglement des litiges, plus souples que ceux qui caractrisent lintervention tatique. Ils ont ainsi oppos la loi le droit souple (soft law), labor par les acteurs conomiques eux-mmes, partir des usages du commerce, et qui simpose eux sous la forme de chartes de dontologie ou de guides de bonnes pratiques. De la mme manire, ils ont distingu la justice qui tranche ou sanctionne de larbitrage ou des modes de rglement amiable des diffrends que sont la mdiation ou la transaction.

    Vos rapporteurs constatent que, dans un cas, comme dans lautre, il sagit de favoriser une approche ngocie de la rgulation, qui prsenterait un double mrite : celui dune meilleure prvisibilit, les entreprise acceptant de transiger en fonction dun bilan cot-avantage ; celui dune plus grande implication de loprateur conomique dans lapplication de la norme ou de laccord de transaction, puisquil a particip llaboration de lun ou de lautre. Il a galement t remarqu que la faveur dont jouit larbitrage est notamment d au fait quil permet, plus quun procs, aux deux personnes en litige de continuer leurs relations commerciales.

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    Toutefois, vos rapporteurs observent que, pour quune ngociation aboutisse, il faut que les deux parties aient plus perdre son chec : bien souvent, la rgulation tatique, susceptible de simposer en labsence dune solution ngocie, est ce qui donne cette dernire sa force et sa pertinence.

    II. DE NOUVELLES QUESTIONS POSES PAR LINFLUENCE SUR LES ENTREPRISES FRANAISES DU DROIT TRANGER

    La confrontation des entreprises franaises avec certains systmes juridiques et les procdures contentieuses particulires quils connaissent, en particulier le droit amricain, exige de rflchir, selon vos rapporteurs, aux rpercussions comme aux volutions possibles du droit franais pouvant en rsulter.

    A. LES ENJEUX DUNE JUSTICE NGOCIE

    Laudition conjointe de M. Antoine Garapon et de Mme Astrid Mignon-Colombet1 a permis de mettre en lumire un phnomne nouveau, qui prend de lampleur et qui affecte fortement la faon dont les entreprises franaises peuvent se dfendre lorsquelles sont mises en cause par une autorit trangre.

    Au sein de notre ordre juridique la poursuite des infractions conomiques est soit le fait de lautorit judiciaire, soit celui des autorits de rgulation. Dans un cas comme dans lautre cependant, linstruction et la procdure de dcision respectent les canons du droit au procs quitable, mme sil sagit dune transaction : contrle dun juge impartial, respect du contradictoire, distinction de lautorit de poursuite et de lautorit de dcision.

    Or, le systme amricain dissocie la transaction du contrle judiciaire. Les autorits de poursuites, quil sagisse du ministre de la justice (departement of justice) ou du rgulateur des marchs financiers (securities and exchange commission SEC) peuvent proposer aux entreprises suspectes de fraude un accord, dans lequel elles reconnaissent les faits reprochs sans toutefois reconnatre leur culpabilit et acceptent de se soumettre certaines obligations, comme le paiement dune amende trs leve, la rforme de leurs procdures internes ou encore la soumission au contrle dun tiers charg de vrifier la conformit de leur comportement aux engagements pris. Cet accord est conclu en labsence de tout contrle judiciaire.

    Les entreprises sy soumettent, entre autres motifs, par crainte des consquences coteuses dune action en justice : dure de la procdure,

    1 Ces deux intervenants ont particip un ouvrage collectif consacr cette question : Antoine Garapon et Pierre Servan-Schreiber (dir.), Deals de justice. Le march amricain de lobissance mondialise, PUF, 2013.

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    prjudice de rputation tout le temps du procs, mme sil se conclut par un acquittement, incertitude du rsultat judiciaire et, surtout, risque quune mesure de drfrencement du march ou dinterdiction dactivit, qui quivaut une mort conomique, soit prononce par le rgulateur, titre conservatoire, pour toute la dure de la procdure.

    Pour les deux intervenants, le premier mrite de ce modle est son efficacit, puisque laccord intervient plus rapidement, que les amendes prononces atteignent des montants considrables1 et que la rforme des procdures internes permet de prvenir des fraudes futures. Constatant que les rgulateurs franais disposent formellement dinstruments juridiques proches, ils ont regrett en revanche que, faute de privilgier une autre approche que lapproche rpressive, linstitution judiciaire ne parvienne pas contrler efficacement les entreprises, comme elle pourrait le faire si elle cherchait moins punir qu redresser et par des amendes transactionnelles [ donner] une seconde chance aux entreprise .

    Rejoignant les propos tenus en audition par Mme Claude Revel, dlgue interministrielle lintelligence conomique, ils ont soulign que linterprtation trs extensive donne par les autorits gouvernementales amricaines ce qui relve de leur juridiction les conduit traiter, par ce biais, du cas dentreprises franaises qui devraient plutt choir aux juridictions franaises. Selon eux, si lon veut viter que ce modle simpose nous sans y avoir trouv la rponse adquate, il est donc ncessaire de prendre la mesure du changement de paradigme engag, afin den tirer parti pour faire voluer notre rgulation.

    Vos rapporteurs observent toutefois que le modle propos nest pas sans inconvnient : lefficacit se paie au prix dun affaiblissement des garanties offertes aux entreprises concernes. Dailleurs, comme le note les intervenants dans leur ouvrage2, le Royaume-Uni, qui a adopt un dispositif similaire en avril 2013, la adapt pour prvoir lintervention dun juge au dbut et la fin de la procdure.

    B. UNE PROTECTION DES ENTREPRISES FRANAISES RENFORCER

    Il a t soulign plusieurs reprises au cours des auditions que labsence de confidentialit des avis juridiques rendus au sein de l entreprise constituait aujourdhui un vritable dsavantage comptitif pour le droit franais et les juristes dentreprise.

    En effet, si les salaris dune socit sont tenus au respect du secret professionnel, celui-ci nest pas opposable aux investigations judiciaires. Seule la confidentialit des changes entre une entreprise et son avocat est

    1 Ainsi, rcemment, la socit BNP-Paribas a accept de payer une amende de 9 milliards de dollars, et la socit Alsthom, une amende de plus de 700 millions de dollars. 2 Op. cit. p. 136 et s.

  • - 12 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    garantie. Les juristes dentreprise, dont la profession est pourtant de conseiller leur employeur pour toute question dordre juridique, nen bnficient pas et sont traits, de ce point de vue, comme nimporte quel autre salari.

    Or, dans dautres pays, leurs homologues se sont vus reconnatre le bnfice dun privilge lgal (legal privilege), qui permet dassurer la confidentialit de leurs changes avec leur employeur et de lopposer aux investigations judiciaires ou certaines procdures civiles d obtention de preuves, comme la procdure amricaine de discovery1. Cette confidentialit trouve sa source soit, comme en Belgique, dans le statut propre des juristes dentreprise, soit dans leur qualit davocat (lawyer aux tats-Unis ou sollicitor au Royaume-Uni), qui nest pas jug incompatible avec le fait quils soient uniquement salaris de lentreprise.

    La difficult nat de la confrontation des systmes juridiques, lorsquun juge amricain autorise lengagement dune procdure de discovery contre une entreprise franaise et que celle-ci ne peut opposer la confidentialit, au regard du droit franais, des changes quelle a eu avec ses juristes. Cette entreprise est donc dsavantage du point de vue du droit tranger par rapport ses concurrentes.

    Or, les grands groupes internationaux tirent les consquences de ce dsavantage en dlocalisant leur service juridique dans un tat qui confre aux intresss un privilge de confidentialit ou en nommant en qualit de juristes dentreprise des professionnels trangers, avocats dun autre droit que le droit franais, qui peuvent faire bnficier de ce privilge.

    Il existe certes dans notre droit une loi dite de blocage qui rprime pnalement le fait de tenter dobtenir, en vue de constituer des preuves dans le cadre dune procdure administrative ou judiciaire, des documents ou des renseignements conomiques, par dautres voies que celles reconnues par les traits internationaux ou celles applicables en France2. Mais, outre quelle est peu applique et parfois carte par les juridictions trangres, elle n apporte aucune protection particulire aux documents et avis des juristes dentreprise sollicits selon une procdure conforme ce quexige les traits internationaux ou la rglementation franaise.

    1 La procdure de discovery est une procdure dinvestigation ou dinstruction pralable un procs civil ou commercial conduite la demande dune des parties, le cas chant sous habilitation judiciaire, pour constituer les preuves requises en vue de la tenue du procs, en puisant si ncessaire dans les documents dtenus par lautre partie. 2 Loi n 68-678 du 26 juillet 1968 relative la communication de documents et renseignements d'ordre conomique, commercial, industriel, financier ou technique des personnes physiques ou morales trangres.

  • AVANT-PROPOS - 13 -

    III. LES ENJEUX DAVENIR DU DROIT FRANAIS DES ENTREPRISES

    Au-del dun constat globalement satisfaisant lgard du droit des entreprises comme des difficults ponctuelles quil recle, vos rapporteurs souhaitent insister sur quelques enjeux majeurs auxquels le droit franais des entreprises est dornavant confront et auxquels il faudra rpondre dans un dlai rapide pour maintenir son efficacit et sa contribution la comptitivit juridique des entreprises franaises.

    A. UN NOUVEL QUILIBRE TROUVER ENTRE STABILIT DU DROIT ET POURSUITE DU PROCESSUS DE SIMPLIFICATION

    Vos rapporteurs considrent que toute mesure de simplification ne saurait tre par principe bonne en soi, en particulier si elle porte une atteinte trop forte la scurit juridique des actes des entreprises.

    Le maintien dune rgle imparfaite mais bien connue des acteurs est dans certains cas prfrable un changement dstabilisant au nom de la simplification. Une mesure authentique de simplification est une mesure qui supprime une charge administrative inutile ou une procdure complexe qui napporte aucune protection substantielle aux entreprises, sans perturber daucune manire les relations de lentreprise avec les tiers dans le cadre de son activit conomique.

    Vos rapporteurs attirent lattention sur les effets pervers potentiels de certaines mesures prsentes comme des mesures de simplification, dans le cas o des procdures peu contraignantes ou peu coteuses sont remises en cause, alors quelles garantissent aux entreprises concernes un niveau lev de scurit juridique.

    Dans ces conditions, vos rapporteurs appellent une mthode qui se fonderait sur une thorie du bilan, cest--dire une comparaison entre les avantages attendus dune mesure de simplification et les inconvnients qui pourraient en rsulter, en termes de moindre scurit juridique ou de risque datteinte aux droits des tiers ou des diffrentes parties prenantes de lentreprise. Un meilleur quilibre est ainsi trouver entre la stabilit des normes protectrices et la simplification des normes inutilement complexes.

    Par ailleurs, les reprsentants des entreprises entendues par votre commission ont appel de leurs vux une meilleure association des acteurs

    conomiques dans la prparation et la programmation des travaux lgislatifs et des rformes raliser concernant les entreprises, tant de la part du Gouvernement que de la part des assembles parlementaires.

    Forts des mthodes de travail de votre commission, vos rapporteurs estiment utile dassocier de faon plus permanente les acteurs conomiques dans llaboration et la discussion des textes lgislatifs les concernant, tout en rappelant larbitrage ncessaire qui appartient au seul lgislateur entre les

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    intrts des entreprises et la recherche de lintrt gnral, qui peut conduire sen loigner.

    B. LE RENFORCEMENT DE LA PROTECTION DU SECRET DES AFFAIRES

    Au nom notamment de la protection lgard de la concurrence et de lgalit des armes dans la comptition internationale, on assiste depuis longtemps une demande croissante de protection et de confidentialit des informations concernant les entreprises ou leur appartenant, ainsi qu une contestation des obligations de transparence et de publicit, alors mme que ces obligations ont tendance se renforcer, en particulier pour les socits cotes, notamment linitiative du lgislateur1.

    Cette demande manant des entreprises se manifeste, par exemple, par la possibilit offerte aux entreprises de moins de 10 salaris, depuis 2014, dopter pour la confidentialit des comptes quelles dposent au registre du commerce et des socits2, conformment au droit europen en la matire, mais rebours de la tradition franaise de publicit lgale des informations relatives aux entreprises.

    Cette demande rcurrente sillustre galement par le dbat actuel sur la protection du secret des affaires, ouvert depuis plusieurs annes.

    Au niveau national, divers travaux ont t conduits lAssemble nationale ces dernires annes, aboutissant au dpt dune proposition de loi par notre collgue dput Jean-Jacques Urvoas, prsident de la commission des lois, le 16 juillet 20143. Cette proposition a t reprise par amendement au projet de loi pour la croissance et lactivit, ces dispositions tant ensuite supprimes en sance publique du fait dune controverse sur leur ventuel impact sur les activits dinvestigation des journalistes et de la presse.

    Le texte discut par lAssemble nationale tendait protger au titre du secret des affaires toute information qui ne prsente pas un caractre public, qui sanalyse comme un lment part entire du potentiel scientifique et technique, des positions stratgiques, des intrts commerciaux et financiers ou de la capacit concurrentielle de son dtenteur et revt en consquence une valeur conomique et qui fait lobjet de mesures de protection pour en prserver le caractre confidentiel. Lobtention et lutilisation illicites dun tel secret sont interdites. En saisissant le juge civil, lentreprise concerne pouvait obtenir rparation et toute mesure pour faire cesser une atteinte un secret. De plus, lobtention et lutilisation illicites taient punies de trois ans de prison et

    1 Par exemple publication dinformations au titre de la responsabilit sociale et environnementale. 2 Ordonnance n 2014-86 du 30 janvier 2014 allgeant les obligations comptables des micro-entreprises et petites entreprises. Le projet de loi pour la croissance et lactivit propose dtendre loption de confidentialit au compte de rsultat des entreprises de moins de 50 salaris, comme le permet le droit europen. 3 Une proposition de loi de notre ancien collgue dput Bernard Carayon avait t adopte par lAssemble nationale en janvier 2012, sans suite.

  • AVANT-PROPOS - 15 -

    de 375 000 euros damende, peines alourdies en cas datteinte la souverainet, la scurit ou aux intrts conomiques essentiels de la France.

    Au-del de ce contexte politique vos rapporteurs considrant au demeurant que ces dispositions ne menaait pas la libert de la presse ou la mise au jour dinfractions commises par les entreprises , la mise en place dun rgime efficace de protection du secret des affaires est indispensable pour les entreprises franaises, quelles que soient les modalits retenues. De telles mesures participent de la protection des innovations et des savoir-faire des entreprises franaises, au-del des seuls droits de proprit industrielle, et contribuent la lutte contre lespionnage conomique.

    cet gard, vos rapporteurs rappellent qua t prsente par la Commission europenne, en novembre 2013, une proposition de directive sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgus (secrets daffaires) contre lobtention, lutilisation et la divulgation illicites. Ce texte a t approuv par le Conseil de lUnion europenne en mai 2014 et se trouve actuellement en cours dexamen au Parlement europen. terme, cette directive devra tre transpose1.

    Pour autant, la question de la mise en place dun rgime national de protection avant cette chance demeure pertinente, au regard des dispositifs institus dans certains droits trangers et de lurgence de la situation.

    C. LA CONFIDENTIALIT DES AVIS JURIDIQUES INTERNES

    Comme on la vu prcdemment, le dfaut de toute confidentialit accorde aux avis juridiques changs au sein de lentreprise constitue, pour les entreprises franaises, un dsavantage comptitif, qui peut peser sur la dcision dune socit dopter pour le droit franais ou dimplanter en France sa direction des affaires juridiques.

    Surtout, cette absence de confidentialit est susceptible de jouer contre la lgalit, en conduisant les juristes dentreprise taire les objections juridiques quils pourraient formuler ou les transmettre de manire dissimule afin dviter, si leur avis tait saisi, quil soit utilis pour prouver que lentreprise a pris en connaissance de cause le risque juridique quils lui avaient signal.

    Il apparat donc opportun dinstaurer une telle confidentialit, pour peu quelle soit entoure de suffisamment de garanties pour viter toute drive.

    Deux modles sont envisageables.

    1 Outre quelques diffrences ponctuelles caractre procdural entre la proposition de directive et les dispositions temporairement introduites dans le projet de loi pour la croissance et lactivit, on peut relever dautres diffrences, en particulier linstauration dans le projet de loi dun dlit de violation du secret des affaires, alors que le texte europen sen tient des mesures civiles.

  • - 16 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    Le premier modle est celui dun privilge de confidentialit qui serait la contrepartie du rle de conseil juridique jou par le juriste dentreprise. Il saccompagnerait de la dfinition dun certain nombre dexigences dontologiques applicables aux intresss, afin de parer toute drive. Telle est la solution retenue notamment par le droit belge.

    Le second modle, inspir du droit anglo-saxon, est celui de lavocat exerant en entreprise. Ce dispositif prsente le mrite de sappuyer sur des corps de rgle dj connus, celui du secret professionnel de lavocat et celui de la dontologie et de la rgulation disciplinaire des ordres professionnels.

    Lun et lautre de ces deux modles buttent toutefois sur la mme difficult : lexercice salari en entreprise implique ncessairement une relation de subordination entre lemployeur et le conseil juridique. Or, le juge peut considrer que ce rapport de subordination est incompatible avec la reconnaissance dun privilge de confidentialit au profit du professionnel en cause.

    Telle a t linterprtation retenue par la Cour de justice de lUnion europenne1. Son raisonnement sarticule en deux points. Tout dabord, la Cour rappelle que la protection apporte aux changes entre un avocat et son client procde dune conception du rle de lavocat, considr comme collaborateur de la justice et appel fournir, en toute indpendance et dans lintrt suprieur de celle-ci, lassistance lgale dont le client a besoin . Cette protection, qui a pour contrepartie la discipline professionnelle, impose et contrle dans lintrt gnral , nest donc justifie quautant que lavocat demeure bien indpendant de son client. Or, cette exigence dindpendance implique labsence de tout rapport demploi entre lavocat et son client . La Cour en conclut que la protection au titre du principe de la confidentialit ne stend pas aux changes au sein dune entreprise ou dun groupe avec des avocats internes .

    Larrt de la Cour se limite toutefois refuser lopposabilit de ce principe de confidentialit invoqu par des avocats en entreprise salaris aux investigations conduite par la Commission europenne ou les services des institutions europennes. Il laisse toute latitude aux tats membres pour retenir dautres principes dans leur droit interne.

    Le projet de loi prcit pour la croissance et lactivit contenait initialement une demande dhabilitation prendre par ordonnance les mesures ncessaires la cration dun statut davocat en entreprise, devant permettre aux avis rendu par ces professionnels dtre couverts par le secret professionnel li la qualit davocat.

    Toutefois, les vives contestations que cette disposition a souleves, en particulier sur lincompatibilit allgue entre lindpendance dexercice propre lavocat et son recrutement en tant que salari dune socit, ont

    1 CJUE, 14 septembre 2010, Akzo Nobel Chemicals et Akcros Chemicals c. Commission, C-550/07 P.

  • AVANT-PROPOS - 17 -

    conduit la suppression de cette demande dhabilitation par lAssemble nationale.

    Vos rapporteurs constatent toutefois que le problme reste entier et quen dpit de trs nombreuses rflexions pralables, aucun des deux modles ne fait lunanimit. Il semble plus que jamais ncessaire que cette question soit tranche, soit en faveur dun privilge de confidentialit, soit en faveur dun statut davocat en entreprise adapt aux conditions de lexercice salari.

    * *

    *

    En conclusion de leurs travaux, vos rapporteurs souhaitent que les enjeux davenir et les questions pendantes quils ont esquisses ne soient pas luds. Ainsi, les deux questions aujourdhui fondamentales de la protection du secret des affaires et de la confidentialit des avis juridiques internes devront tre traites, quelles quen soient les modalits, brve chance.

    Ils estiment galement que, dans lintrt de lconomie franaise et de nos entreprises, il convient de procder rgulirement une valuation du droit franais des entreprises linitiative de votre commission des lois, qui ne peut se satisfaire de la simple addition de mesures de simplification.

  • EXAMEN EN COMMISSION - 19 -

    EXAMEN EN COMMISSION

    Mercredi 8 avril 2015

    M. Philippe Bas, prsident. Nous examinons le rapport dinformation de MM. Michel Delebarre et Christophe-Andr Frassa sur les enjeux dattractivit internationale et de souverainet du droit des entreprises.

    M. Michel Delebarre, co-rapporteur. Nous avons dcid, en novembre 2014, de crer une mission dinformation sur les enjeux dattractivit internationale et de souverainet du droit franais des entreprises.

    Nous avons voulu vrifier, dune part, si le droit franais est adapt

    au contexte de la comptition conomique des systmes juridiques nationaux dans les rgles tablies comme dans leur application par le juge, notamment vis--vis du droit anglo-saxon, et, dautre part, sil offre aux entreprises franaises des armes appropries et aussi efficaces que celles des autres systmes juridiques.

    Nous nous sommes attachs aux diffrents aspects du droit des entreprises en lien avec les comptences de la commission : droit des socits, droit financier, droit de la concurrence, droit de la consommation, droit de la proprit intellectuelle, ainsi que les procdures juridictionnelles ou quasi juridictionnelles qui permettent den contrler le respect et den sanctionner les ventuels manquements. Nous avons cart le droit fiscal, le droit social et le droit du travail, manifestement hors de la comptence de notre commission.

    Lors de la cration de la mission dinformation, nous ignorions que le projet de loi pour la croissance et lactivit, dpos lAssemble nationale

    en dcembre 2014, comporterait plusieurs dispositions entrant dans son champ dtude, par exemple le statut davocat en entreprise, la protection

    civile et pnale du secret des affaires, la confidentialit des comptes des socits ou encore la procdure de transaction sur le montant des sanctions financires prononces par lAutorit de la concurrence.

    Compte tenu de lexamen de ce texte en sance ces jours-ci, il paraissait opportun de conclure les travaux de la mission dinformation,

    aprs la tenue dauditions en commission au mois de mars. Pour autant, ce

    projet de loi ne saurait constituer un terme aux rflexions ouvertes, qui mriteront dtre prolonges, dautant que certaines des dispositions

    prcites en ont t retires au bnfice de dbats ultrieurs, je pense lavocat en entreprise et au secret des affaires.

  • - 20 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    Je prsenterai pour ma part les constats que lon peut tirer des

    auditions, puis Christophe-Andr Frassa dgagera quelques perspectives de rflexion.

    Le premier constat que je formule, cest que les auditions ont mis en

    lumire une large satisfaction lgard du droit franais des entreprises et

    du fonctionnement des juridictions et des autorits de rgulation dans le champ conomique. Je tiens le souligner car nous navions pas conscience

    a priori dun tel constat.

    Le droit franais ne fait donc pas peser sur les entreprises intervenant ltranger un dsavantage comptitif ou un handicap quelconque pour faire face la concurrence. Il permet donc aux entreprises franaises dvoluer dans la comptition conomique internationale comme

    aux entreprises trangres de sinstaller en France.

    Quelques succs ont mme t mis en avant : la socit par actions simplifie, la qualit des procdures dexcution, la rapidit des formalits

    dimmatriculation des entreprises, la fiabilit du systme dinformation

    lgale et de contrle lgal des comptes ou encore la qualit des prestations des professionnels du droit et du chiffre qui accompagnent les entreprises.

    Les critiques rcurrentes portent sur le droit fiscal, le droit social et le droit du travail, de la part des entreprises franaises comme de la part des entreprises trangres.

    La poursuite du processus de simplification par les gouvernements successifs a t largement salue par les intervenants, mais associe un appel une plus grande stabilit des normes applicables aux entreprises. Ces deux injonctions, en apparence contradictoires, sont en ralit complmentaires, ds lors que lon entend la simplification comme

    lallgement ou la suppression dune charge administrative ou dun cot qui

    peut en rsulter, sans remettre en cause la stabilit des normes de fond applicables aux entreprises.

    Des difficults ponctuelles ont cependant t soulignes, issues dinitiatives lgislatives juges malheureuses et trs critiques, en particulier

    lobligation dinformer pralablement les salaris en cas de cession de leur

    entreprise ( loi Hamon ) mme si vous me permettrez, titre personnel, dtre plus rserv , lapplication automatique du droit de vote double pour les actions de socits cotes dtenues au nominatif depuis deux ans ou encore labandon du principe de neutralit des organes de direction des socits faisant lobjet dune offre publique dacquisition ( loi Florange ). Ces dispositions suscitent des ractions fortes, mais ne remettent pas en cause le constat gnral.

    cet gard, nous entrons dans la priode des assembles gnrales annuelles et de nombreuses rsolutions ont t prsentes pour carter les droits de vote doubles.

  • EXAMEN EN COMMISSION - 21 -

    Au titre du constat, nous devons galement avoir conscience de la prfrence des entreprises pour lautorgulation, la soft law et des modes plus souples et discrets de rgulation ou de rglement des litiges. Leurs reprsentants ont distingu la justice qui tranche ou sanctionne de larbitrage

    ou des modes de rglement amiable des diffrends que sont la mdiation ou la transaction. La qualit de la place de Paris en matire darbitrage a dailleurs t salue.

    Une approche ngocie de la rgulation prsente un double mrite : celui dune meilleure prvisibilit, les entreprises acceptant de transiger en

    fonction dun bilan cot-avantage, et celui dune plus grande implication de loprateur conomique dans lapplication de la norme ou de laccord de

    transaction.

    Le dernier lment du constat que je souhaite dresser est la question de la confrontation de notre droit avec le droit amricain, la confrontation de nos entreprises avec le systme de rgulation conomique amricain.

    La premire de nos auditions en commission, sur la justice ngocie aux tats-Unis, a suscit de vives ractions de la part de nombreux collgues. Il faut cependant que nous ayons conscience de la ralit que vivent nos entreprises sur le sol amricain, pour en tirer les consquences qui simposent.

    En France, la poursuite des infractions conomiques est soit le fait de lautorit judiciaire, soit celui des autorits de rgulation, dans le respect des principes de notre droit, sous le contrle du juge.

    Le systme amricain, quant lui, dissocie la transaction du contrle judiciaire. Les autorits de poursuite peuvent proposer aux entreprises un accord, en labsence de tout contrle judiciaire, avec notamment le paiement damendes trs leves et trs mdiatiques. Les entreprises sy soumettent

    par crainte des consquences coteuses dune action en justice comme des

    risques dexpulsion du march amricain. En raison de lefficacit de ce

    systme, la question a t pose de lutilisation en France de tels mcanismes, en faisant voluer notre systme de rgulation, pour assurer le respect du droit franais lgard des entreprises trangres et pour protger

    nos entreprises.

    Pour conclure, je dirais que nous devrions nous astreindre rgulirement, dans lintrt de lconomie franaise et de nos entreprises,

    procder une valuation du droit franais des entreprises comme nous venons de le faire, pour voir si le constat globalement positif que jai dcrit se dgrade ou samliore.

    M. Christophe-Andr Frassa, co-rapporteur. la suite de Michel Delebarre, il mappartient de vous prsenter les enjeux davenir qu i se posent notre droit des entreprises.

  • - 22 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    En matire de simplification, je ninsisterai pas, mme sil y aurait

    beaucoup dire, sur le nouvel quilibre trouver entre la stabilit des normes protectrices et la simplification des normes inutilement complexes, en associant mieux les acteurs conomiques.

    Je dirais simplement que le maintien dune rgle imparfaite mais

    bien connue des acteurs est dans certains cas prfrable un changement dstabilisant au nom de la simplification. Une vraie mesure de simplification est une mesure qui supprime une charge administrative inutile ou une procdure complexe qui napporte aucune protection substantielle aux

    entreprises, sans perturber les relations de lentreprise avec les tiers ni porter

    atteinte la scurit juridique de ses actes. Il faut donc simplifier avec mthode pour viter les effets pervers potentiels de certaines mesures prtendues de simplification.

    Deux sujets majeurs sont apparus lors des auditions : dune part, la

    protection du secret des affaires et, dautre part, la confidentialit des avis juridiques internes aux entreprises. Ces deux sujets ont t abords dans le projet de loi pour la croissance et lactivit, avant den tre retirs.

    Sagissant du secret des affaires, divers travaux ont t conduits lAssemble nationale ces dernires annes, aboutissant au dpt dune

    proposition de loi par Jean-Jacques Urvoas, en juillet 2014. Cette proposition a t reprise par amendement au projet de loi pour la croissance et lactivit,

    ces dispositions tant ensuite supprimes en sance publique du fait dune controverse sur leur ventuel impact sur les activits dinvestigation des

    journalistes.

    Le texte discut par lAssemble nationale tendait protger au titre

    du secret des affaires toute information qui ne prsente pas un caractre public, qui sanalyse comme un lment part entire du potentiel scientifique et technique, des positions stratgiques, des intrts commerciaux et financiers ou de la capacit concurrentielle de son dtenteur et revt en consquence une valeur conomique et qui fait lobjet de mesures de protection pour en prserver le caractre confidentiel. Lobtention et lutilisation illicites dun tel secret

    taient interdites. En saisissant le juge civil, lentreprise concerne pouvait obtenir rparation et toute mesure pour faire cesser une atteinte un secret. De plus, lobtention et lutilisation illicites taient punies de trois ans de

    prison et de 375 000 euros damende, peines alourdies en cas datteinte la

    souverainet, la scurit ou aux intrts conomiques essentiels de la France.

    Je ne crois pas, pour ma part, que ces dispositions menaaient la libert de la presse ou la mise au jour dinfractions commises par les

    entreprises.

    Au-del de ce contexte politique, la mise en place dun rgime efficace de protection du secret des affaires est indispensable pour les entreprises franaises, quelles que soient les modalits retenues. De telles

  • EXAMEN EN COMMISSION - 23 -

    mesures participent de la protection des innovations et des savoir-faire des entreprises franaises, au-del des seuls droits de proprit industrielle, et contribuent la lutte contre lespionnage conomique.

    cet gard, je rappelle que la Commission europenne a prsent, en novembre 2013, une proposition de directive sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgus (secrets daffaires)

    contre lobtention, lutilisation et la divulgation illicites. Ce texte a t

    approuv par le Conseil de lUnion europenne en mai 2014 et se trouve

    actuellement en cours dexamen au Parlement europen. terme, cette directive devra tre transpose.

    Pour autant, la question de la mise en place dun rgime national de

    protection avant cette chance demeure pertinente, au regard des dispositifs institus dans certains droits trangers et de lurgence de la situation.

    Sagissant de la confidentialit des avis juridiques internes

    lentreprise, les auditions ont montr que labsence de confidentialit de ces

    avis constituait aujourdhui un vritable dsavantage comptitif. En effet, si les salaris dune socit sont tenus au respect du secret professionnel, celui-ci nest pas opposable aux investigations judiciaires. Seule la confidentialit des changes entre une entreprise et son avocat est garantie. Les juristes dentreprise nen bnficient pas et sont traits comme nimporte quel autre salari.

    Dans dautres pays, les juristes dentreprise bnficient dun

    privilge lgal qui permet dassurer la confidentialit de leurs changes avec

    leur employeur et de lopposer aux investigations judiciaires ou certaines procdures civiles dobtention de preuves, comme la procdure amricaine

    de discovery.

    La difficult dans ce domaine nat de la confrontation des systmes juridiques, lorsquun juge amricain autorise, par exemple, lengagement

    dune procdure de discovery contre une entreprise franaise et que celle-ci ne peut opposer la confidentialit, au regard du droit franais, des changes quelle a eu avec ses juristes. Cette entreprise est donc dsavantage du point

    de vue du droit tranger par rapport ses concurrentes anglo-saxonnes.

    Or, les grands groupes internationaux tirent les consquences de ce dsavantage en dlocalisant leur service juridique dans un tat qui confre aux intresss un privilge de confidentialit ou en nommant en qualit de juristes dentreprise des professionnels trangers, avocats dun autre droit

    que le droit franais, qui peuvent faire bnficier de ce privilge.

    Il existe certes dans notre droit une loi de 1968 dite de blocage qui rprime le fait de tenter dobtenir, en vue de constituer des preuves dans le cadre dune procdure administrative ou judiciaire, des documents ou des

    renseignements conomiques, mais elle est peu applique et ne rpond pas la question de la confidentialit des avis juridiques internes.

  • - 24 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    Il existe donc deux modles dont nous pouvons nous inspirer.

    Le premier modle, correspondant au droit belge, est celui dun

    privilge de confidentialit qui serait la contrepartie du rle de conseil juridique jou par le juriste dentreprise.

    Le second modle, inspir du droit anglo-saxon, est celui de lavocat exerant en entreprise. Il prsente le mrite de sappuyer sur des corps de

    rgle dj connus, en particulier le secret professionnel de lavocat.

    Lun et lautre de ces deux modles buttent toutefois sur la mme difficult : lexercice salari en entreprise implique ncessairement une

    relation de subordination entre lemployeur et le conseil juridique. Or, le

    juge peut considrer que ce rapport de subordination est incompatible avec la reconnaissance dun privilge de confidentialit au profit du professionnel

    en cause. Telle a t linterprtation retenue par la Cour de justice de lUnion

    europenne, pour ce qui concerne les investigations conduites au niveau europen. Il laisse toute latitude nanmoins aux tats membres pour retenir dautres principes dans leur droit interne.

    Le projet de loi pour la croissance et lactivit contenait initialement

    une demande dhabilitation prendre par ordonnance les mesures

    ncessaires la cration dun statut davocat en entreprise. Trs conteste par la profession, cette habilitation a t supprime par lAssemble

    nationale.

    Ainsi, pour le secret des affaires comme pour la confidentialit des avis juridiques internes aux entreprises, il va falloir trancher la question, quelles quen soient les modalits, et ce brve chance, sauf

    dsavantager gravement nos entreprises et accrotre les facteurs de dlocalisation dtats-majors de grandes socits, voire de siges sociaux. Le droit social et le droit discal jouent dj en faveur de la dlocalisation. Je rappelle que quatre socits du CAC 40 ont dj leur sige ltranger.

    Pour conclure, je joins ma voix celle de Michel Delebarre pour suggrer une valuation rgulire de notre droit des entreprises, par des auditions appropries, pour voir si le constat reste positif. Sur les deux dernires questions cependant, nous ne pourrons pas attendre plusieurs annes, car cest la comptitivit juridique de nos entreprises qui est en jeu.

    M. Philippe Bas, prsident. Il me semble que ce rapport valide lintuition de dpart qui nous avait conduits crer cette mission

    dinformation. Il y a en effet des enjeux de comptitivit trs forts dans le droit des entreprises. Une partie de ces questions est aborde dans le projet de loi pour la croissance et lactivit, en cours de discussion, mais le sujet

    nest pas puis pour autant, loin de l. Il pourrait tre intressant de prolonger votre rflexion pour la traduire par des propositions, en lien avec le rapporteur de la commission spciale sur ce projet de loi, membre de la commission des lois, Franois Pillet.

  • EXAMEN EN COMMISSION - 25 -

    M. Jean-Jacques Hyest. Je veux dabord remercier les deux rapporteurs davoir rappel la qualit du droit franais en la matire.

    Contrairement ce que lon peut parfois entendre, il nest pas impossible de

    crer rapidement une entreprise en France. Le systme dinformation lgale

    fonctionne trs bien et les procdures pour les entreprises ont t largement simplifies.

    Par ailleurs, la cration de la socit par actions simplifie a t un progrs considrable, tel point que lon peut se demander sil restera

    beaucoup de socits anonymes classiques dans quelque temps... Certains souhaitent mme la cration dune socit anonyme unipersonnelle, ce qui

    me parat contradictoire dans les termes, mais la rflexion est permise. Soulignons encore la cration de la socit europenne, dans laquelle la commission des lois du Snat est intervenue. Nous avons longtemps tard sur cette question, mais elle a t finalement cre. Elle permet aux entreprises de sinstaller plus facilement en France.

    Sauf erreur de ma part, la question importante de la confidentialit des comptes des entreprises, traite dans le projet de loi pour la croissance et lactivit, na pas t voque, mais peut-tre lest-elle dans le rapport crit. Je rappelle que fournir les comptes dune socit permet aussi de faire de la

    prvention des difficults des entreprises. Lorsque le tribunal de commerce demande de les fournir, cela peut rvler des difficults et donner lieu la mise en uvre de procdures de soutien des entreprises. Il sagit certes dun

    autre type de socit que celles du CAC 40.

    Sagissant ensuite de la confidentialit des avis juridiques, je

    rappelle que la conception que nous avons du rle de lavocat en France nest

    pas du tout celle de lavocat anglo-saxon. Il est possible de faire appel des cabinets davocats pour des avis juridiques, et il nest pas ncessaire

    dintgrer toute la fonction juridique au sein de lentreprise. On pourrait

    trouver une solution sans confrer le statut davocat aux juristes en entreprise, car on ne peut tre avocat si lon dpend dune entreprise. Il

    serait intressant dassurer la confidentialit des avis juridiques pour ne pas

    risquer daboutir des procdures contentieuses avec, notamment, le droit amricain. Ce point a t retir du projet de loi pour la croissance et lactivit

    car le sujet nest pas mr.

    M. Philippe Bas, prsident. Je suis frapp par le fait que dautres professions que celle davocat peuvent sexercer dans le cadre dun contrat

    de travail, avec un lien de subordination qui trouve ses limites dans la rglementation propre ces professions. Je pense aux mdecins, mais aussi aux pharmaciens dans les laboratoires, pour lesquels la lgislation impose la prsence dun rfrent personnellement responsable de lapplication des

    normes, dont les dcisions simposent lemployeur dune certaine faon.

    On pourrait concevoir, sur ce modle, quun avocat soit salari dune entreprise tout en conservant son indpendance.

  • - 26 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    M. Pierre-Yves Collombat. Je suis intress par ce sujet, qui est exotique pour moi. Ctait une trs bonne ide dorganiser ces auditions. Mais jai limpression que lon fait les choses lenvers. Je croyais que le

    droit simposait et devait permettre aux individus de vivre ensemble. Or

    cest le contraire, le droit se doit dtre attractif. Je me demande si, dans cette logique, on ne dsarme pas face aux grandes entreprises qui, habilement, imposent leurs rgles, lesquelles en gnral ne leur sont pas dfavorables. Je suis donc gn par la faon de poser le problme. Nous sommes censs vivre dans la transparence, notamment nous les lus, mais les entreprises, elles, ne veulent pas ltre. Jai beaucoup appris de ce rapport mais je suis encore plus

    inquiet depuis

    M. Christophe-Andr Frassa, co-rapporteur. Pour rpondre vos questions, le souci de transparence et celui de la protection du secret sont des proccupations distinctes. La transparence des comptes est ncessaire, compte tenu de lactualit. La protection des secrets daffaires est elle aussi

    indispensable, car nos entreprises voluent dans une comptition mondiale. Cest le droit qui les protge et les rend comptitives.

    Pour rpondre Jean-Jacques Hyest sur les avocats en entreprise, dans le projet de loi pour la croissance et lactivit, cest lhabilitation demande par le Gouvernement pour travailler sur la question qui a mis le feu aux poudres, par son caractre gnral et imprcis. Les auditions ont montr que les avocats, dune part, et les juristes dentreprise, dautre part,

    restent camps sur leurs positions. Il faudra trancher entre les deux pistes que nous voquons dans notre rapport ou bien trouver un autre systme, la franaise

    Par ailleurs, la cration de socits par actions simplifies ne fera pas disparatre les socits anonymes, car les socits par action simplifies ne peuvent pas, pour leur part, tre cotes en bourse.

    Enfin, je rappelle que la confidentialit des comptes, lorsquune

    socit demande en bnficier, nest pas opposable lautorit judiciaire, et donc ne fait pas obstacle aux dispositifs de prvention des difficults des entreprises.

    M. Michel Delebarre, co-rapporteur. Je partage les propos de mon co-rapporteur. Je voudrais conclure en soulignant la qualit et la richesse des auditions, qui ont permis une ouverture intressante.

    M. Hugues Portelli. Le rapport dinformation est intressant, mais ne traite quune toute petite partie du problme. Si les entreprises

    dlocalisent, ce nest pas uniquement cause du statut des avocats et des

    juristes dentreprise.

    M. Philippe Bas, prsident. Le rapport dinformation de nos collgues ne traite pas uniquement de cette question.

    La commission autorise la publication du rapport dinformation.

  • COMPTE RENDU DES AUDITIONS DU 11 MARS 2015 - 27 -

    COMPTE RENDU DES AUDITIONS DU 11 MARS 2015

    M. ANTOINE GARAPON, CO-AUTEUR DE DEALS DE JUSTICE. LE MARCH AMRICAIN

    DE LOBISSANCE MONDIALISE ET MME ASTRID MIGNON COLOMBET,

    AVOCATE ASSOCIE AU CABINET SOULEZ LARIVIRE & ASSOCIS

    M. Philippe Bas, prsident. Nous accueillons Antoine Garapon et Astrid Mignon Colombet, auteurs avec Pierre Servan-Schreiber dun ouvrage intitul Deals de justice. Le march amricain de lobissance mondialise. Cet ouvrage explore la manire dont les autorits de rgulation amricaines obligent les entreprises se conformer leurs prescriptions en renonant se dfendre judiciairement, et diffusent ainsi leurs propres normes dans les entreprises trangres.

    Mme Astrid Mignon Colombet, avocate associe au cabinet Soulez Larivire & associs. Cest du point de vue de lavocate pnaliste que je vous prsenterai une pratique, qui connat depuis dix ans un essor considrable : des entreprises franaises ont conclu avec le parquet amricain des accords de justice ngocis. Pour avoir t parmi les premiers dfendre une entreprise franaise dans une telle procdure, mon cabinet en est un expert. Cette pratique tait peu connue en France, jusqu ce quen 2014 lopinion publique de notre

    pays soit frappe par lnormit de lamende inflige BNP Paribas, la suite

    dun accord de guilty plea : 9 milliards de dollars, pour avoir enfreint les rgles amricaines sur lembargo. Six mois plus tard, des allgations de corruption

    contraignaient Alstom sacquitter de 772 millions de dollars. Plusieurs entreprises franaises avaient dj d signer des accords appels deferred prosecution agreements (DPA), transactions pnales sans quivalent en France, pour des montants de plusieurs millions de dollars.

    Il en est rsult un sentiment de grande vulnrabilit des entreprises franaises, dsormais rgies par un systme juridique qui leur est entirement tranger et dans lequel il est davantage question du montant des amendes que de la vrit des faits. Il sagit de comprendre ce modle global en construction, dans lequel voluent dores et dj nos entreprises, soumises aux rgles

    amricaines par lextra-territorialit des normes, afin de dvelopper une rponse adapte notre culture judiciaire et aux pratiques de nos entreprises.

    Depuis ladoption de la loi amricaine sur les sanctions conomiques

    (Foreign Corrupt Practices Act), toute opration en dollars effectue par une entreprise franaise et transitant par un compte bancaire aux tats-Unis relve de la comptence des tribunaux amricains. Le procs amricain tant long, onreux et radical dans ses consquences il peut conduire la disparition de la socit mise en cause , les entreprises cherchent y chapper, quitte

  • - 28 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    conclure des deals de justice dont les montants nous semblent normes. Ces procdures nont pas dquivalent en France. Lentreprise qui opte pour un guilty plea reconnat formellement sa culpabilit ; elle renonce du mme coup aux marchs publics et la possibilit de soumissionner aux appels doffres.

    Plus trangers encore nos habitudes, les deferred prosecution agreements ne matrialisent pas une condamnation : afin dobtenir labandon des poursuites, lentreprise reconnat les faits par un statement of fact, non sa culpabilit, et se soumet pour une dure variant de un trois ans des mesures de prvention sous le contrle dun moniteur. Troisime type daccord, le non prosecution agreement : avant mme louverture des poursuites, lentreprise reconnat des lments de fait et sacquitte dune amende. Le procureur conserve bien sr la possibilit dinitier des poursuites pendant toute la dure de laccord, comme

    dans un classement avec condition en droit franais.

    Si tout semble sparer les systmes franais et amricain, lcart tend

    actuellement se rduire sous limpulsion du droit global. La loi franaise du 6 dcembre 2013 contre la fraude fiscale et la grande dlinquance conomique et financire a amen une augmentation considrable des amendes dont sont passibles les personnes morales elles peuvent dsormais tre gales au double du produit de linfraction. La banque UBS a ainsi vers une caution de 1,1 milliard deuros. En outre, une rflexion est paralllement en cours aux tats-Unis afin de mieux rglementer les deals de justice, dpourvus de base lgislative prcise, en renforant le contrle du juge judiciaire sur ces accords.

    Dans ce rapprochement progressif, il ne reste la France quun pas

    accomplir si elle souhaite intgrer ce modle en construction. Si linstauration

    dune justice pnale ngocie suppose pour nous, selon lexpression du

    prsident du tribunal de grande instance de Paris, une rvolution culturelle , ses propres dclarations du 19 janvier dernier laissent penser quelle est dj en

    marche : il prne le dveloppement dune procdure de plaider coupable dans les affaires de dlinquance conomique et financire, en recourant la comparution sur reconnaissance pralable de culpabilit (CRPC). Sa cration rpondrait aux rapports svres de lOCDE sur les dlais de traitement des dossiers par les juridictions franaises. La clrit ne peut cependant tre lunique motif pour recourir des procdures de justice ngocie, car la

    reconnaissance de culpabilit postule par la CRPC entrane de lourdes consquences pour laccs aux marchs. Or le DPA, tel quil est pratiqu aux tats-Unis et en Grande-Bretagne, ne prsente pas cet inconvnient : il noblige lentreprise qu reconnatre des faits. Les outils dune justice ngocie doivent

    autoriser une discussion relle avec le procureur. Selon le rapport de lOCDE de 2014, 69 % des affaires de corruption transnationales sont rsolues par la voie de la justice ngocie. Celle-ci doit absolument tre dveloppe en France, si nous voulons entrer dans la logique globale laquelle sont dores et dj confrontes les entreprises franaises.

    La naissance dans notre pays dune culture judiciaire positive de la

    prvention des dlits conomiques et financiers dpend de la possibilit de

  • COMPTE RENDU DES AUDITIONS DU 11 MARS 2015 - 29 -

    discuter avec le procureur, alors que notre approche actuelle est uniquement rpressive. La prvention est la grande absente des politiques franaises de lutte contre la corruption, quoique les grandes entreprises franaises aient dj dvelopp des politiques de mise en conformit (compliance) aux normes anti-corruption, mais hors de tout cadre juridique franais. Aux tats-Unis ou en Grande-Bretagne, en revanche, les programmes de compliance mis en place par les entreprises peuvent avoir un effet bnfique et tre pris en compte en cas de poursuites.

    Le dveloppement dune justice de coopration peut, dans le cadre

    des conventions internationales existantes, suivre deux pistes. Mieux appliquer, tout dabord, dans le contexte international la rgle non bis in idem, qui interdit de poursuivre une personne deux fois pour les mmes faits. Elle est inscrite dans la convention de lOCDE sur la lutte contre la corruption et figure dans le

    pacte international de 1966 sur les droits civils et politiques. Alors que la corruption est rprime par une convention internationale, elle donne lieu des poursuites diffrentes dans diffrents pays. Comment adapter la rgle non bis in idem la spcificit de ces infractions ? La convention de lOCDE comporte pourtant dj un mcanisme par lequel les tats peuvent se concerter en amont des poursuites afin de dterminer lequel est le mieux mme de les exercer. Un exemple rcent montre que labandon des poursuites est bien plus facilement

    dcid par un tat lorsquun procureur local dun autre tat a dj pris

    linitiative de sanctionner lentreprise en cause : la socit SBM Offshore a annonc le 12 novembre 2014 quelle acceptait de payer 240 millions deuros au ministre public nerlandais pour des faits de corruption dagent public tranger et que le dpartement de la justice amricain, satisfait de cette sanction, renonait la poursuivre.

    La revalorisation de notre loi de blocage du 26 juillet 1968 constitue une seconde piste. Alors que les enqutes amricaines auxquelles sont exposes les entreprises franaises sont bien plus intrusives que les ntres, notre loi de blocage est mconnue par les juges amricains et anglais. Depuis larrt de la

    Cour suprme concernant Arospatiale en 1987, son application est rgulirement rejete aux tats-Unis au motif quelle nest pas suffisamment effective et na donn lieu en France qu une seule condamnation pnale en

    trente ans. Lexpression loi de blocage est dailleurs impropre : elle laisse croire une interdiction de communiquer des documents aux autorits trangres, alors quelle vise aiguiller leurs enqutes vers les procdures

    prvues par les traits internationaux, comme la convention de La Haye sur lobtention des preuves. Cette approche constructive doit tre encourage et la loi de 1968 comprise comme gardienne des conventions internationales.

    M. Antoine Garapon. Les affaires BNP Paribas et Alstom nous obligent un revirement stratgique. La France avait implicitement choisi une justice faible, nintervenant pas sur les questions de corruption, de sorte que les poursuites auxquelles nous avons renonc sont dsormais conduites par la justice amricaine, et que les amendes infliges par elle alimentent le Trsor des

  • - 30 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    tats-Unis. Nos institutions sont, juste titre hlas, dcries ltranger : notre justice fait aussi peu contre la corruption. Or cest essentiellement par le

    dpartement de la justice amricain, les autorits anglaises, allemandes et italiennes que nous serons jugs. Est crdible une justice qui intervient dans des dlais pertinents et se donne les moyens dobtenir les informations ncessaires.

    La ntre en est empche par la complexit accrue des affaires Thals travaille par exemple avec 70 rgulateurs dans le monde et par le fait que la preuve ne se trouve plus dsormais dans lespace public, mais est dtenue par le priv. Do lapparition aux tats-Unis dune profession spcialise dans lobtention, titre onreux, des preuves : les forensics. Leur cot de plus en plus lev rend les enqutes insoutenables conomiquement.

    Si notre justice nest pas crdible, cest parce quelle nest pas en

    mesure de traiter des contentieux vivants et parce que la rpartition des magistrats entre juridictions administratives, comptables et judiciaires fait que les juges judiciaires sont tenus loigns de la vie des entreprises, quils ne connaissent pas. La force de leurs collgues amricains ou allemands tient au contraire la trs grande porosit entre professions du droit et la circulation des lites entre les postes de juges, de rgulateurs et dacteurs conomiques.

    Alors que les Pays-Bas ont inflig une amende de 450 millions, quAlstom a d sacquitter de 850 millions de dollars et BNP Paribas de 9 milliards de dollars, Safran a t condamne en France 500 000 euros, sanction qui a dailleurs t casse en appel. Le manque de moyens de la justice

    saggrave de la faiblesse de ses condamnations.

    Les entreprises franaises prennent dsormais conscience que nous avons besoin dune justice capable dinterventions et de rpressions crdibles, pour viter que dautres fassent le mnage chez nous. Si nous disposons de

    lquipement lgislatif ncessaire, il nest pas mis en uvre par le travail de la

    justice. Il est indispensable de crer un nouveau statut de procureur financier, qui ne soit plus soumis au verrou de Bercy et bnficie de la plnitude de juridiction. Ce pourrait tre un ancien directeur juridique ou un acteur conomique connaissant bien le milieu des affaires, comme cela se fait dans de nombreux pays et ainsi que cela se pratique un peu lAutorit de la concurrence ou lAutorit des marchs financiers.

    La perspective de la rpression en sera transforme : notre justice cherchera moins punir qu redresser et les amendes transactionnelles

    donneront une seconde chance aux entreprises, pourvu quelles prennent des engagements fermes et dfinitifs.

    Il importe que nous nous dotions dun statut davocat dentreprise une occasion de le crer a t manque avec la loi Macron . Les directeursjuridiques des grandes entreprises franaises sont de moins en moins des Franais, parce que notre culture manque dun juste respect pour la loi : la moindre condamnation soulve contre le gouvernement des juges un toll dont nos partenaires trangers stonnent. Lors dune runion des directeurs

  • COMPTE RENDU DES AUDITIONS DU 11 MARS 2015 - 31 -

    juridiques du CAC 40 organise par un grand cabinet amricain, il y avait deux Franais sur douze. Or la fonction de directeur juridique dentreprise revt une

    importance dcisive pour la question qui nous proccupe.

    Dans la guerre conomique que nous livrons, il importe de ne pas nous tromper de bataille : les standards internationaux du droit sont l, nous ne les changerons pas. Lenjeu nest plus de dfendre le droit franais, mais de

    nous mettre en ordre de bataille pour que la place de Paris, pour que la France soient en mesure de jouer pleinement leur rle dans cet univers de grande concurrence conomique. La fonction juridique, le droit et la justice judiciaire sont appels pour cela jouer un rle majeur.

    M. Philippe Bas, prsident. Votre riche propos prsente pour nous certains paradoxes : la formation dominante en France nous fait apparatre les tats-Unis comme un coupe-gorge pour nos entreprises, plutt quelle ne nous fait percevoir un retard franais et la ncessit dassainir les comportements des

    entreprises. Vous nous invitez porter un autre regard sur le systme amricain, que nous soyons lgislateurs, magistrats ou chefs dentreprises.

    M. Michel Delebarre, rapporteur. Le Kriegspiel que vous nous dcrivez donne une impression curieuse. Vous nous avez dcrit les tats-Unis comme un pays o tout nest pas jug davance. Je me demande cependant

    pourquoi nous serions vous nous ranger derrire la pratique amricaine. Est-ce le destin des entreprises franaises qui travaillent linternational, parce quelles utilisent le dollar ? Plus redoutable encore est linjonction adresse la justice franaise de sadapter aux rgles imposes par les tats-Unis.

    M. Christophe-Andr Frassa, rapporteur. La procdure amricaine du deal fait supporter le cot de lenqute lentreprise. Quen est-il ds lors de lindpendance et de limpartialit des investigations ? Comment les victimes sont-elles indemnises ? Enfin, quel intrt y a-t-il pour la France transposer ce modle ?

    M. Pierre-Yves Collombat. Ces volutions nous chappent, feignons de les guider Le revirement est plus conceptuel que stratgique. Une justice ngocie ? Il y a une contradiction dans les termes. Le systme revient crer une rgulation entre les entreprises, de manire ce quelles soient toutes

    soumises aux mmes obligations, mais cela conduit placer lactivit

    conomique hors justice. Il en rsulte une justice entre soi dont les magistrats, sils sont indpendants des lecteurs, ne le seront pas des milieux daffaires.

    Cela me rappelle le prsident Roosevelt, qui lon demandait comment il avait

    pu nommer un ancien gangster la tte de la CIA, et qui avait rpondu que seul un gangster tait qualifi pour ce mtier.

    Rgis Debray, dans Ldit de Caracalla, nous voyait en passe de devenir Amricains. Cest apparemment ce qui nous attend. Requiem pour

    lEurope ! Voil toute la protection quelle nous aura procure : si nous voulons continuer dexister et de payer en dollars, il nous faut faire comme les

    Amricains

  • - 32 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    M. Jean-Yves Leconte. Les PME doivent aussi faire face aux difficults du droit de la concurrence. Or elles nont souvent pas les moyens de faire valoir leurs droits.

    La France a pris position, dans les ngociations du partenariat transatlantique, contre larbitrage. Cela vous semble-t-il cohrent avec vos proccupations, ou tes-vous favorables au dveloppement de larbitrage ?

    Si les tats-Unis aiment le droit, lconomie chinoise a dpass en 2014 lconomie amricaine. Les volutions que vous nous proposez ne se

    fondent-elles pas sur lobservation du monde dhier ?

    M. Philippe Bas, prsident. Autrement dit, le modle chinois serait plus pertinent pour dvelopper nos affaires que le modle amricain ?

    M. Jean-Yves Leconte. Ctait bien sr une caricature, mais quels sont au juste les rapports de force prendre en compte aujourdhui ?

    M. Jean-Pierre Sueur. Nous nous heurtons en effet un problme culturel : vous constatez la domination effective dun systme tranger et nous dites que nous sommes hors jeu si nous ne nous y adaptons pas. Considrez les consquences de ce raisonnement.

    Les juges amricains sont lus, parfois avec le soutien financier dentreprises. Bien quils reoivent ensuite une formation et prtent serment

    dimpartialit, il reste difficile dy croire tout fait.

    Je reste perplexe lide que la preuve sachte : comment nest-elle pas, ds lors, pervertie dans son principe mme ? Le rapport de forces actuel justifie-t-il que nous jetions par-dessus bord nos conceptions de la justice ?

    Que pensez-vous, enfin, du fonctionnement de nos tribunaux de commerce ?

    M. Ren Vandierendonck. Nos intervenants ont le mrite de poser de vraies questions : le systme franais ne donne pas pleinement satisfaction pour les contentieux commerciaux. Il demeure quil y a lieu de sinterroger sur

    la formation des avocats dentreprise : les titulaires du CAPA passs par des coles de commerce sont happs ds la sortie par les grands cabinets.

    La formation des magistrats mconnat largement le droit commercial international. Il en va de mme des coles de commerce, o il nest enseign qu titre optionnel. Jai t lev, comme tout le monde, au Long, Weil et Braibant et, bien que je naie aucune envie de rvolutionner le systme juridique franais, vos exposs nous invitent nous poser de vraies questions.

    M. Jean-Ren Lecerf. Je partage les ractions de mes collgues : sagit-il encore de justice ou de rapports de force ? Reste que les entreprises font tout pour viter, par exemple, les contentieux du travail, parce quelles savent

    quils se retourneront entirement contre elles et prfrent souvent organiser un

    deal pour y chapper. Ds lors, la proccupation de la survie des entreprises et

  • COMPTE RENDU DES AUDITIONS DU 11 MARS 2015 - 33 -

    des emplois qui en dpendent est-elle bien prsente dans cette nouvelle conception de la rgle de droit et de la justice ?

    M. Jean-Jacques Hyest. Face la mondialisation que connat le droit des affaires et lapptence des Amricains pour les activits juridiques, nous ne sommes que des enfants de chur Les tats-Unis comptent dix fois plus de juristes par habitant que la France.

    Je garde un doute sur lide que les juristes dentreprises fassent

    office davocats. Les entreprises amricaines, qui en emploient, soffrent

    galement le concours de cabinets trs puissants. Il existe dj en France une justice pnale ngocie : celle des procdures conduites par lAutorit de la concurrence et par lAutorit des marchs financiers, qui peuvent sanctionner

    conventionnellement les pratiques rprhensibles. Lon a trop pnalis le droit

    des affaires : les amendes civiles sont tout aussi efficaces, comme on le constate dans le droit des socits.

    Si nous sommes sensibiliss au sort des grandes socits franaises condamnes aux tats-Unis, les socits amricaines ne sont pas mieux loties. Je ne pose plus de questions sur lefficacit de la justice dans ce domaine, ni sur la qualification des magistrats, je risquerais de devenir critique.

    M. Christophe-Andr Frassa, rapporteur. Comment les juristes qui rempliraient les fonctions davocat en entreprise les concilieraient-ils avec le secret professionnel ?

    Mme Astrid Mignon Colombet. Votre surprise me surprend et me rappelle ltat desprit qui tait le mien lorsque nous avons commenc

    travailler ce livre. Nous avons considrablement volu, la particularit de ce droit global tant justement dtre en perptuelle mutation. Ds lors que les

    entreprises y prennent une part centrale, il ne sagit plus de vouloir se

    soumettre, mais davoir une approche pragmatique.

    Le directeur juridique, ou general counsel, joue dsormais un rle essentiel dans lentreprise et sige son comit excutif. Les avocats des

    grandes firmes amricaines sont les nouveaux auteurs de la doctrine.

    M. Pierre-Yves Collombat. Peut-on encore parler dindpendance ?

    M. Jean-Pierre Sueur. Que reprsente ce pragmatisme ?

    Mme Astrid Mignon Colombet. La clef pour comprendre ce systme, et non sy soumettre, est le pragmatisme : considrons-le tel quil est et dterminons nos possibilits daction. Gardons-nous du dogmatisme qui applique mcaniquement une rgle prtablie. La justice pnale ngocie nexiste pas seulement aux tats-Unis, mais aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Allemagne Elle est restreinte en France aux procdures conduites par les

    autorits de rgulation, non par les procureurs.

    Nous avons le projet de crer, lhorizon 2017, un procureur europen dot dun pouvoir de transaction pnale : cette volution est bien

  • - 34 - DROIT DES ENTREPRISES : ENJEUX DATTRACTIVIT INTERNATIONALE, ENJEUX DE SOUVERAINET

    engage en Europe. Pourquoi sy soumettre ? Parce que Transparency International le propose par exemple : cet organisme a publi le 25 fvrier 2015 un plaidoyer loquent en faveur dune justice transactionnelle. Si le procs tait lalpha et lomga de la rponse pnale aux infractions internationalement

    poursuivies, nous le saurions. Il y a dj des modes alternatifs de rglement des conflits dans le domaine du commerce, du social, des prudhommes. Pourquoi la matire pnale devrait-elle tre exclue de la rflexion sur la justice ngocie ?

    M. Antoine Garapon. Je partage votre moi. Je souhaite que notre pays chappe la ringardisation qui le menace : face la tendance commune en faveur dun droit global, nous sommes trs en retard, voire exclus. Voil

    pourquoi lenjeu est quasi patriotique.

    M. Frassa soulevait juste titre la question de lindemnisation des

    victimes : les amendes colossales infliges aux entreprises fautives vont au Trsor amricain. Des pourparlers sont en cours entre le dpartement de la justice et la Banque mondiale en vue du transfert dune partie de ces fonds.

    Loin de feindre de guider des volutions qui nous chappent, monsieur Collombat, il sagit dy prendre part. Or la France est dpourvue dinstitutions juridiques aptes contrler les entreprises. Les mesures de justice

    qui nont pas t prises aux tats-Unis lors de la crise conomique de 2008 le sont actuellement grce aux deals de justice. Pas chez nous : ce dbut de justice nous manque encore.

    LInstitut des hautes tudes sur la justice, dont je suis secrtaire

    gnral, se penche sur le problme des PME : comment pallier leur difficult accder aux conseils juridiques adquats ? Cela implique de les porter au niveau des standards mondiaux.

    Je ne suis pas favorable larbitrage, parce que la justice ne doit pas

    tre rendue dans lentre-soi. Une cour mixte, comptant trois juges de la Cour suprme des tats-Unis et trois juges de la Cour de justice de lUnion europenne, me semble prfrable.

    Nos observations ne portent pas sur le monde dhier, cest

    malheureusement la France qui a du mal embrayer sur la mondialisation. Nous critiquons la circulation des lites amricaines entre les grands cabinets davocats et les services de ltat, mais nous navons pas de leon dimpartialit

    donner : nos partenaires ne voient pas dun meilleur il la circulation de nos propres lites entre linspection des finances et la direction des grandes entreprises nationalises.

    Les tribunaux de commerce reprsentent une bonne solution, condition bien sr de les rformer. Des rflexions sont en cours, notamment au cercle Montesquieu

    M. Jean-Pierre Sueur. En quel sens ?

    M. Antoine Garapon. En mettant en fin aux conflits dintrt, qui svissent particulirement dans des tribunaux de commerce de province. La

  • COMPTE RENDU DES AUDITIONS DU 11 MARS 2015 - 35 -

    justice ne doit plus tre rendue entre commerants, mais prendre en compte lenvironnement social et lemploi. Une justice professionnelle est une bonne

    chose, condition quelle inclue toutes les parties prenantes.

    Nos conceptions divergentes de la justice reprsentent un problme de fond de la mondialisation. Au modle franais, punitif et tourn vers le pass, soppose une conception dynamique, tourne vers le futur, dont le but

    est dapurer le march mondial de ceux de ses acteurs qui ne respectent pas la

    rgle du jeu.

    Quant la survie des entreprises, Siemens sen est bien sortie en respectant les rgles du jeu, alors quAlstom a t dmembre. Notre objectif est

    de protger les entreprises franaises du dmembrement.

    M. Philippe Bas, prsident. Nous vous remercions davoir ouvert des pistes intressantes pour renforcer la lutte contre la corruption et construire un quilibre entre prvention et rpression. Les ralits que vous avez voques ont pu nous choquer. Nous ne manquerons pas de revenir vers vous si ncessaire au fur et mesure que nous approfondirons notre rflexion sur lensemble de ces sujets.

    MME CLAUDE REVEL, DLGUE INTERMINISTRIELLE LINTELLIGENCE CONOMIQUE,

    ET MME CAROLINE LEBOUCHER, DIRECTRICE GNRALE ADJOINTE DE BUSINESS FRANCE