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Armand Colin QUESTION SOCIALE, QUESTION NATIONALE ET MARXISME DANS LA LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE (1930-1980) Author(s): Patrick Imbert Source: Littérature, No. 66, RECHERCHES QUÉBÉCOISES (MAI 1987), pp. 34-46 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704481 . Accessed: 15/06/2014 08:59 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.79.40 on Sun, 15 Jun 2014 08:59:25 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

RECHERCHES QUÉBÉCOISES || QUESTION SOCIALE, QUESTION NATIONALE ET MARXISME DANS LA LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE (1930-1980)

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Armand Colin

QUESTION SOCIALE, QUESTION NATIONALE ET MARXISME DANS LA LITTÉRATUREQUÉBÉCOISE (1930-1980)Author(s): Patrick ImbertSource: Littérature, No. 66, RECHERCHES QUÉBÉCOISES (MAI 1987), pp. 34-46Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704481 .

Accessed: 15/06/2014 08:59

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Patrick Imbert, Université d'Ottawa.

QUESTION SOCIALE, QUESTION NATIONALE ET MARXISME

DANS LA LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE (1930-1980)

« La littérature a été avant tout un instrument de combat social ou politique, un refuge, une soupape de sûreté... Rendre compte de la littérature canadienne-française c'est, dans une large mesure, récapituler l'avenir de la collectivité pour qui elle a été un cri, une évasion» (J.-C. Falardeau, 1974, p. 59). Ce qui frappe alors, c'est que la littérature canadienne-française est éminemment contradictoire. Elle est instrument de combat et soupape de sûreté, cri ou évasion. Il y a là constat d'une coupure certaine entre la littérature et ceux qui sont les plus opprimés par le régime social et politique, c'est-à-dire ceux qui sont condamnés, pour la seule vie qu'ils ont, à gagner peu, à ne pas jouir et à se taire. La littérature canadienne-française, en effet (mais ce n'est pas forcément vrai pour la littérature québécoise) a joué constamment de l'unanimisme; elle a toujours tenté de rassembler la collectivité autour du nationalisme, ce qui permettrait de ne pas envisager les distinctions de classe, c'est-à-dire le fait que s'il y avait peu de grands financiers canadiens- français, il y avait une classe de petits-bourgeois ou de bourgeois qui lançaient des thèmes de réflexion propres à la vision de la société qu'ils désiraient imposer et maintenir. Sylvie Bernier (1982) montre d'ailleurs clairement que la quasi-totalité des écrivains faisant partie de l'École littéraire de Montréal, du Nigog, de la Relève ou de l'Hexagone ont des origines bourgeoises et/ou qu'ils aboutissent eux-mêmes à un mode de vie bourgeois grâce à l'accumu- lation, entre autres, de biens culturels ouvrant les portes des professions libérales. La littérature canadienne-française est donc tout à la fois engagement dans le combat national et occultation des rapports de classe. Un des person- nages de Pierre de Grandpré est donc tout un symptôme, lorsqu'il affirme, 70 ans après Edmond de Nevers : « En ce pays la question sociale c'est la question nationale, il n'y en a pas d'autre » (1966, p. 42).

Il est remarquable que ceux qui, comme J.-C. Harvey, critiquent ce nationalisme, aboutissent à une situation similaire :

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« Le principe des nationalités passait alors pour sacré et intangible » (p. 180)... Le xxive siècle arriva. De la foule des humbles d'où viennent d'ordinaire les prodiges, sortit bientôt un homme qui devait codifier la citoyenneté mondiale » (J.-C. Harvey, Hélène du XXVe siècle dans L'homme qui va, p. 185).

Ainsi la citoyenneté mondiale, le rejet des racines, l'utopie de la grande tolérance cosmopolite n'a certes rien à voir avec l'internationalisme prolé- tarien; mais elle ne pose pas, non plus, la question des problèmes économiques et des antagonismes sociaux précis et pressants en 1929. Le substantif humble nous renvoie d'ailleurs à toute une imagerie liée à la misère, définie comme suit dans le dictionnaire Robert, c'est-à-dire par l'idéologie codifiée : « Misère : Situation, condition pénible, triste, douloureuse dans laquelle l'homme [sic] voit souvent l'action d'un mauvais destin, d'un sort rigoureux. » La misère renvoie au destin et à l'entité homme universel présenté, chez les nationalistes, comme étant lié quasi organiquement à la terre et à sa culture (dualisme individuel-universel). Le destin occulte les responsabilités politiques, sociales et légales de cette « misère » et le concept d'exploitation ne vient pas à l'esprit. C'est ainsi que l'on parle continuellement de l'homme universel et donc indépendant des déterminations économiques de classe chez le progressiste J.-C. Harvey : « Avant d'être Français, Anglais, Alle- mands, Russes, Japonais, Chinois, Américains ou Brésiliens nous sommes des hommes» (ibid., p. 185).

Nationalisme et cosmopolitisme utopique, individu enraciné et citoyen du monde contribuent à occulter une réflexion sur les conditions sociales et économiques de la population, sauf à jeter en pâture quelques phrases qui pourraient pousser à une quelconque action ponctuelle bienfaitrice et charitable renforçant la dépendance. Ceci est bien en accord avec J.-C. Harvey critiquant les Canadiens-français qui s'accommodent trop bien de leur état de vaincu alors qu'ils sont les parias de l'Amérique. Ici encore, des nuances socio- économiques seraient à apporter afin de distinguer des échelles socio-écono- miques chez les Canadiens-français et chez les Canadiens-anglais. Autrement, on ne fait que reprendre les données propres à l'utopie et notamment au socialisme utopique de E. de Laveleye que cite E. de Nevers en 1896, pour le réfuter, car il affirme que l'appartenance n'est pas fondée sur l'économique mais sur un lien naturel entre l'homme et la terre :

« La patrie, c'est l'endroit où l'on gagne honorablement sa vie, c'est l'endroit où l'on gagne de l'argent dit volontiers l'ouvrier obligé d'aller demander à un pays étranger le pain que son propre pays lui refuse. Mais celui-là même qui se fait de ce mot loué à tout propos une arme contre les regrets, contre la nostalgie, sait bien que ce n'est qu'un mot » (L'avenir du peuple canadien- français, rééd. Montréal, Fides, 1964, p. 249).

Ainsi, les enracinés comme les éthérés, les tenants de la terre comme les exotiques partent des mêmes principes et aboutissent à reconduire de concert l'idéal de l'homme universel classique, auquel, il est vrai, un écrivain comme

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Albert Laberge ne souscrit pas intégralement, notamment dans ses nouvelles. Mais en règle générale la question nationale, comme la fraternité cosmopolite, se posent en termes d'homogénéité unanimiste, de grand happening commu- nautaire.

Il est bien certain que, face à l'extérieur, le même réflexe joue. Jean Bruchési dans Aux marches de V Europe prend clairement parti pour les dictatures nationales et « nécessaires » qui, de Belgrade à Varsovie, à Budapest ou à Rome rétablissent l'ordre, recentrent les pays autour du principe des nationalités, des racines, de la terre mère, d'un unanimisme qui permet de faire front unique face aux communistes.

1930 : La crise, la littérature

Même si, au début des années 30, la crise à un impact énorme sur la population agricole, ouvrière et bourgeoise au Canada et même si quelqu'un comme J.-J. Richard (qui s'affirmera plus tard, en 1948, comme un écrivain socialement engagé) prend la tête d'une marche sur Ottawa en 1933, on note une absence inquiétante de la tragédie qu'est cette crise dans la littérature canadienne-française de l'époque Occultation et censure vont de pair dans la polémique entre l'exaltation des valeurs terriennes, de la fidélité aux racines et, d'autre part, l'expression d'un exotisme superficiel ouvrant sur un art pour l'art suspect qui est toute l'ouverture permise à une société étroitement contrôlée.

Une exception doit toutefois être retenue, ne serait-ce que par le succès de l'œuvre vendue à 6 000 exemplaires, celle de Jean Narrache (alias Emile Coderre) qui publie, en 1933, Quand j'parV tout seul. Il s'agit d'une poésie populaire mais posant aussi avec acuité la situation des chômeurs et des pauvres à qui il donne la parole. Mais s'il propose une critique de sa société, il rend surtout les pauvres sympathiques et ne s'engage pas dans la critique du système qui maintient exploitation et hiérarchie sociale. En effet, Emile Coderre rejette la grève, les syndicats et aboutit à proposer le salut éternel. Voilà qui n'est vraiment pas immédiatement dangereux et qui annonce un populisme de bon aloi n'apportant aucun lien entre théorie et pratique.

Émile Coderre publie d'ailleurs un deuxième volume J'parle tout seul quand Jean Narrache en 1961 avec une préface rappelant l'époque de 1932, de la dépression et évoquant l'évolution des trente dernières années :

« Dépression ou régression, en tout cas, c'est une période où les gueux sont encore plus gueux que jamais et les millionnaires encore plus riches que

1. Il en est de même pour l'impact énorme qu'avait eu la révolution soviétique sur la vie politique au Canada dans les années 1917 à 1920. Cette révolution n'est pourtant le thème d'aucune œuvre littéraire au Canada-français et cela même si le gouvernement fédéral amende en 1917 l'acte des mesures de guerre réduisant la liberté d'association et d'expression et rendant illégales l'impor- tation, l'impression et la possession de milliers de livres dont, certes, le Manifeste du parti communiste, mais aussi le livre de Bellamy, Looking backward et même La République de Platon.

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naguère.. Mais il ne peut s'empêcher de songer aux gueux d'aujourd'hui comme il songeait à ceux de 1932. La misère a évolué comme tout le reste mais elle n'a pas diminué» (p. 11).

Voilà qui est clair et qui désignerait presque des responsables. Mais la notice de présentation en quatrième de couverture, récupère la signification remise dans les axes du nationalisme et de l'homme universel :

« Jean Narrache, c'est le poète canadien qui a chanté à la manière de Jehan Rictus nos us nos coutumes, nos défauts voire nos vices mais toujours en un style mordant, alerte, subtil et de bon aloi » (Rita Simard).

« Poésie étrange », dit Rita Simard en parlant du premier volume de Jean Narrache publié, affirme-t-on, en 1939 [sic]. Voilà une erreur qui, en plus des défauts mentionnés (celui d'être pauvre?), empêche le lecteur de faire certains rapprochements et de songer à la dépression de 1930.

Quant à la réception dans Le dictionnaire pratique des auteurs québécois dont on connaît les choix idéologiquement chargés (entre autres élimination de nombres d'auteurs automatistes et omniprésence des auteurs terrorisants, même tout à fait mineurs), elle suit les mêmes axes : « Sa poésie très populaire dans les années 30, se veut simple par sa thématique et

" dialectale " par son langage imitant le parler des 44 habitants " » (p. 520). Un peu d'indulgence supérieure face à ces racines où reste une glèbe qui n'a pas encore passé par les discours de la petite bourgeoisie n'est pas inutile! Dans les années 30 à 40, on ne parle donc guère de la dépression dans la littérature canadienne-française. Plus tard, quand tout danger de donner des idées nouvelles ou différentes aux intellectuels a disparu et quand la Deuxième Guerre mondiale et sa « pros- périté » ont résorbé en grande partie le chômage, le thème de la crise resurgit, mais un peu à la manière dont les problèmes sociaux sont évoqués dans Le catéchisme des électeurs de l'union nationale.

Ainsi J.-M. Carette (Zirska immigrante inconnue ) publie en 1947 un roman dont l'intrigue repose sur les années de crise 1929-1939. C'est l'occasion de fustiger les immigrants dont beaucoup sont bolcheviques et s'installent au Canada. On reprend donc les idées qui ont déjà fait leurs preuves en 1917, quand des ressortissants de l'empire austro-hongrois ou d'Allemagne avaient été incarcérés dans des camps de concentration canadiens 2.

« Par milliers les mineurs d'outre-mer, qu'une propagande infâme avait arrachés à leur foyer, venaient chercher dans l'Ouest l'or qu'on leur avait fait miroiter là-bas. Les compagnies de transport tâchaient d'éblouir la population des vieux pays par des mensonges effrontés. Pendant que l'immigrant se voyait porter par les faveurs du gouvernement fédéral, les Nôtres se disputaient la vie avec peine et misère.

2. Le Devoir donne en déc. 1 984 des articles sur ces camps.

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C'est ainsi qu'un grand nombre de bolchevistes s'infiltrèrent chez nous, semant la révolte et l'incendie dans toutes les classes du corps social (p. xn) 3.

Il est intéressant de souligner quelques contradictions dans cet ouvrage. D'une part, les compagnies de transport sont présentées comme exploitrices avec la bénédiction du gouvernement fédéral, tandis que les gens d'ici sont en pleine misère. D'autre part, ceux qui sont condamnables sont les immigrants bolche- viques (juifs, polonais, russes et anglais) car ils troublent la paix sociale. Une idéologie de l'enracinement, raciste de plus, s'expose ici dans toute sa crudité. L'unanimisme canadien-français est donc menacé à la fois par une conspiration qui réunit gouvernement fédéral et grandes compagnies, et menace la nation même comme l'affirme Le catéchisme des électeurs en 1945, et par l'œuvre satanique des agents moscovites avec lesquels sont confondus syndicalistes, automatistes et esprits critiques, selon les pouvoirs que confère à la répression la loi du cadenas 4. J.-M. Carette souhaite donc finalement, face à la crise, le retour d'un nouvel unanimisme national ou chacun restera chez soi. La question sociale ne se posera pas :

« Sans cet écart de nos chefs, peut-être aurions-nous pu échapper à la menace communiste? Peut-être aurions-nous pu freiner l'anarchie sociale qui fera du Canada une nouvelle Espagne? Peut-être verrons-nous la vague de criminalité s'apaiser, les grèves diminuer et les chômeurs piocher leur pain, dès le matin, en chantant » (p. xi).

Ainsi, lorsqu'on parle de la dépression, quinze ans plus tard, c'est pour en fustiger les victimes et en rejeter les causes sur les étrangers qui refusent de se laisser docilement exploiter. Mais nous sommes à un tournant et déjà une nouvelle génération se prépare autour non seulement de Borduas et des automatistes, mais aussi de Place publique, de La Relève et bientôt de Parti pris. Une autre problématique se pose alors face à ce qui est vu comme une crise économique permanente que l'on ne peut réduire à ses excès marqués aux pôles de la période 1930-1980.

Les textes théoriques « Le chaînon le plus faible qui fait sauter la chaîne, comme enseigne le

camarade Staline, sûrement ce n'est pas cette histoire de traduction. Et puis 3. D'ailleurs dans Zirska, on justifie l'internement des immigrants durant la Deuxième Guerre

mondiale. « Cette politique de la porte ouverte n'a contribué qu'à obliger enfin le gouvernement canadien à interner un bon nombre de ces immigrants pour le temps de la présente guerre » (p. x, cité de Le bloc populaire). Voir aussi le compte rendu de Zirska par Aline Michaud, Le Droit, 1er mai 1948, p. 2 : « C'est sans doute cette complaisance à laisser s'infiltrer dans notre pays tant d'ennemis bien stylés qui nous a munis d'une armée intérieure à la solde et aux ordres des communistes et dont il n'est plus toujours possible aujourd'hui de contrôler les agissements et les influences auprès de notre jeunesse, qui se laisse parfois enrégimenter par ces beaux parleurs aux doctrines funestes à notre Canada. »... « II déplore la facilité avec laquelle les communistes pénètrent dans notre beau pays afin de le saboter » [sic].

4. Cette loi du cadenas autorisait les policiers à perquisitionner tout lieu privé ou public, à saisir les publications qui s'y trouvaient et qui étaient jugées subversives puis à fermer le local et à condamner son locataire ou son propriétaire. La loi du cadenas n'a été abolie par la Cour suprême du Canada (et non par le Parlement de Québec) qu'en 1957.

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se méfier du nationalisme. Mais utiliser chaque fois qu'on le peut les aspirations nationales» (Pierre Gélinas, Les vivants, les morts et les autres, p. 197).

Comme le souligne P. Gélinas, du côté de la remise en question de l'idéologie nationaliste traditionnelle, très tôt a été senti le besoin de jouer à la fois sur l'internationalisme prolétarien et sur la défense d'intérêts locaux face à un autre internationalisme, défini comme impérialisme, celui des compagnies multinationales et des banques qui, après la Deuxième Guerre mondiale, débouche sur l'échange généralisé et le libre-échange :

« Les ouvriers ont le mandat des vraies aspirations pacifiques du peuple contre les complots de guerre et contre l'impérialisme. Les syndiqués peuvent lutter contre la mainmise des Américains sur nos ressources naturelles et empêcher que l'annexion du Canada aux États-Unis ne devienne un fait accompli » (Jean-Jules Richard, « Elections à vendre », Place publique, n° 3, p. 6).

C'est donc après la Deuxième Guerre mondiale et à cause du recyclage d'une économie de guerre à une économie de consommation qui doit absorber les soldats revenant du front, chômeurs en puissance, que se posent avec acuité les problèmes du nationalisme, du marxisme et de l'internationalisme.

Toute une querelle tourne autour des automatistes comme Borduas ou comme Gauvreau en face des tenants de l'orthodoxie marxiste, ce qui rejoint des angoisses déjà présentes chez J.-C. Harvey (Les Paradis de sable). Gau- vreau critique notamment le Zhdanovisme et incrimine P. Gélinas :

« Le Zhdanovisme a été et demeure (jusqu'à nouvel) ordre une doctrine officielle de l'URSS en esthétique. Pourquoi cette doctrine est-elle ce qu'elle est? Elle est ce qu'elle est parce que l'URSS - depuis quelque 35 ans - est un capitalisme d'état façonné par des penseurs médiocres (dont le séminariste Djougachvili), établi et maintenu au profit d'une nouvelle classe de privilégiés : une classe de bureaucrates, de bureaucrates éduqués en petits-bourgeois et dont toutes les conceptions et toutes les aspirations sont celles des petits- bourgeois et de l'univers pré-soviétique » (C. Gauvreau, La revue socialiste, n° 5, p. 67).

Mais ses attaques contre l'État, complètement dépassé au Québec par l'entreprise privée (ce que souligne, par exemple, le fait que Duplessis, après avoir promis de nationaliser la « Beauharnois Light Heat and Power » fait volte-face seulement dix jours après avoir gagné ses élections le 17 août 1936) n'ont pas l'heur de plaire à tout le monde. En effet, pour un certain nombre, la liberté n'est vécue que par les riches qui manipulent les gouvernements. On souhaite donc un gouvernement fort qui protégerait les exploités :

« Notre groupe s'est donné pour tâche de combattre la haine de l'état qui tourmente notre société. Nous affirmons que cet anti-étatisme a été entretenu au profit des castes étrangères et autochtones qui étaient elles-mêmes des états dans l'état. Au moment où l'on veut utiliser l'état pour changer notre

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sort la sortie de M. Gauvreau contre " le capitalisme d'état " russe nous a fait tiquer » (R.R., La revue socialiste, n° 5, p. 69).

« Les rois de la banque, les satrapes de l'industrie et les sultans du haut commerce jouissent en effet non seulement de cette liberté politique indis- pensable à tout homme affranchi des esclavages, mais encore du pouvoir d'imposer la politique de leur choix » (Maurice Robillard, « Le règne des castes », Place publique, n° 3, p. 15) 5.

Ainsi l'idée est soutenue de plus en plus nettement que certaines classes sociales vivent en fait au jour le jour une crise économique permanente, tandis qu'un groupe restreint y échappe. Maurice Robillard expose clairement cette théorie en 1952 en précisant que pénurie financière et culturelle vont de pair : « La classe qui monopolise ou presque les avantages des libertés politiques et économiques est encore, celle qui se taille la part du lion dans le domaine de la culture et de la pensée» {Ibid., p. 16). Il affirme d'ailleurs, dans le but purement stratégique de ne pas effrayer une population bien timide, que le Québec n'est pas condamné à une liberté profitant à la seule classe des nantis, mais que tous pourraient en profiter une fois les exploitations abolies. Cette dernière expression évite de parler de la lutte des classes et donc de la dictature du prolétariat.

Ainsi Place publique annonce très nettement le mouvement de Parti pris et ses prises de position associant lutte des classes, nationalisme et marxisme. C'est dire que la critique que faisait Rosa Luxembourg, affirmant que le concept même d'intérêt national est d'origine bourgeoise, n'est plus de mise, même si à l'époque de la révolution russe les nationalismes polonais lithuaniens ou finlandais avaient été exploités avec succès contre l'Union soviétique et la lutte des classes. Dès lors, au contraire, dans le contexte des deux blocs, les nationalismes - par le biais des mouvements de libération nationale, sympa- thisants de la lutte des classes - sont une arme stratégique dans la lutte contre l'internationalisme libéral qualifié d'impérialiste. Cette fois, donc, et pour la première fois au Québec, d'une manière tout à fait claire, la question sociale et la question nationale ne font qu'un, mais dans l'optique d'une lutte des classes qui permettrait de dépasser la pénurie organisée par le recours à une économie étatisée. C'est pourquoi, lors de la question référendaire de 1976, les tenants du non merci (libéraux) ou du oui (parti québécois) ont été perçus par la gauche marxiste comme deux aspects d'un même système politique et économique. Cette gauche a alors axé sa campagne sur le « j'annule », seul moyen d'affirmer, dans un tel contexte, une présence du nationalisme lié à la lutte des classes.

Pour en revenir à Parti pris, le modèle de la société industrielle qui est censé dominer la pénurie est critiqué aussi bien dans sa dimension soviétique qu'américaine : « car les voyages interplanétaires des Russes et des Américains

5. 11 ne faut pas confondre Maurice Robillard avec le père H. M. Robillard qui a violemment réagi à l'époque de la parution de Refus global en affirmant que tout ceci « n'est pas une chicane d'atelier mais une Révolution intellectuelle destinée à compléter la révolution marxiste » {Le Devoir, 20 décembre 1948, p. 10).

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se font au prix de la famine en Inde comme la guerre du Viêt-Nam se fait au prix des ghettos noirs de Chicago, Los Angeles et New York » (C. Gagnon, «Pourquoi la révolution?», Parti pris, vol. 5, n°5, février 1968, p. 28). Le point de référence se déplace vers un tiers-monde en pleine réorganisation. On se détourne des grands conglomérats à la Goliath pour activer le David nationaliste et révolutionnaire, pour affirmer stratégiquement l'identité natio- nale, en tant que liée à la révolution mondiale non uniformisatrice. Ce dualisme nationalisme/internationalisme est débloqué par la dialectique, par le à la fois l'un et l'autre formant une nouvelle synthèse :

« En effet, la conscience des travailleurs est telle, même en 1967, que ceux- ci pensent toujours en terme de collectivités nationales, même de régions et de tribus. Il serait assez utopique de vouloir sauter de la conscience individuelle à la conscience internationale» (ibid., p. 31).

Parti pris comme Place publique sont des revues qui publient des pamphlets ou des textes sociologiques et politiques mais assez peu de textes littéraires. Qu'en est-il donc dans la littérature? On doit dire qu'à part quelques exceptions, Ville rouge de J.-J. Richard, Les vivants, les morts et les autres de Pierre Gélinas, rien de fondamental, du point de vue du marxisme, ne paraît avant les années 60. On assiste, tout au plus, à une critique par reprise décontex- tualisante de clichés véhiculés ad nauseam. Mais ceci ne débouche pas vraiment sur une affirmation nette d'une situation intolérable, clairement exposée et théorisée, qui devrait mener à des prises de position non ambiguës. On sait très bien que, dans notre société où la désublimation répressive fait cause commune avec l'euphorie du publicitaire, l'humour et la remise en question des clichés réactivent l'idéologie traditionnelle qui, le moment euphorique passé, n'est jamais travaillée efficacement par une visée autre :

« Comme M™ Gadoury me le disait : " Si on commence à élire des gens qui se mêlent de pas faire de religion, ça va tourner comme en Russie. Des gens qui ont des idées ont presque toujours des idées croches. " Il vaut mieux élire des gens comme nous autres, du bon monde de chez nous » (Bertrand Vac, St Pépin, PQ, p. 29).

« C'était un plaisir démoniaque (quand il en avait la force) d'écouter les idioties enivrantes des prêches dominicales. Les mêmes thèmes revenaient systématiquement. Le matérialisme, la sexualité, les athées, les communistes, la mort, l'enfer» (Laurent Girouard, La ville inhumaine, p. 19).

Mais, dès le début des années soixante tout va très vite. Pensons aux éditions Parti-pris, aux textes de J. Ferron (la Nuit), de M.-F. Dubois (Le Passage secret), de Pierre Gravel (A perte de temps), aux éditions québécoises, à Rémi Jodoin (En d'ssour), à Francine Marcel (42 ans de service), aux éditions de l'Aurore et à bon nombre de textes qui, dans une certaine mesure, posent une problématique d'engagement social selon les axes du nationalisme et de la lutte des classes.

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Néanmoins tout n'est pas tranché. Notons d'abord que ce qui est publié aux éditions québécoises n'est souvent pas considéré comme littéraire par la critique et l'institution. C'est le cas de Rémi Jodoin, ouvrier qui raconte sa vie, et du livre de Francine Marcel. De plus, très souvent, les écrivains sont en dissidence permanente vis-à-vis des orthodoxies. Dans la lignée de Gauvreau, ils se méfient de la ligne du parti, des bureaucrates soviétiques ou soviétisés, des stratégies qui ne font que reprendre un dualisme posant à la Vérité, dont le Québec n'est pas complètement sorti. Une ironie mordante réaffirme donc une différence essentielle, une liberté fondamentale qui doit échapper aux mots d'ordre :

« Ses manuels révolutionnaires avaient été relégués dans une petite pièce du sous-sol : " ma bibliothèque disait-il fièrement Un peu avant la guerre, séminariste, il s'était converti à Marx et à Lénine. Il vint à Montréal et fut reçu comme l'envoyé de Dieu. Sans être prolétaire dans toute la force du mot, il était à tout le moins un authentique indigène. Les camarades illico de le promouvoir secrétaire du Parti » (J. Ferron, La charrette , p. 27).

« Tant que les contradictions du capitalisme n'auront pas disloqué ce régime périmé, fondé sur le profit de quelques-uns, comme vous savez... Je ne vous ferai pas le coup du sermon je laisse ça à Lecoco... » (A. Major, La chair de poule, p. 7).

« Mais je constate qu'on n'a encore rien proposé qui puisse nous sortir du cadre du christianisme, même pas le communisme car ce dernier essaie ou avait essayé de pratiquer le christianisme intégral sans le Christ en le remplaçant par Marx » (Serge Losique, de Z à A, p. 37).

« Si t'es pas pour le mieux de la collectivité, Laïrou, t'es contre. Y a pas personne d'anar, y a pas personne de libre, on est tous dans la marde pour ou contre : C'est le péché par omission, je le sais, je l'ai appris dans mon manuel de catéchisme, quand j'étais petite » (R. Ducharme, L'hiver de force, p. 203).

Les mots d'ordre sont donc prohibés dans les romans qui soulignent tous l'analogie avec l'idéologie religieuse à laquelle échappe à peine le Québec. Cette constante est évidemment frappante. Elle permet même de rejeter l'internationalisme prolétarien et la lutte des classes au nom du nationalisme, d'un unanimisme retrouvé, d'un esprit de clocher désormais laïcisé :

« Je me laissais prendre au piège de la petite bourgeoisie. Je sacrifiais la Causouvrière aux intérêts ô combien mesquins de la revendication nationaliste. Les choses auraient empiré si Lecoco, usant de la Dialectique comme d'un morceau de caoutchouc, n'avait cité Lénine au moment opportun :

- Le prolétariat doit revendiquer la liberté de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées par " sa " nation » (A. Major, p. 10).

Dissidence et écriture

Après ce retour analogique renvoyant dos à dos les doctrinaires de la Vérité, que celle-ci soit religieuse ou liée à la lutte des classes, on s'aperçoit

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que les écrivains du milieu des années soixante et surtout des années soixante- dix s'engagent dans les méandres d'un travail sur l'écriture. En cela ils reprennent la démarche de Gauvreau et de son langage exploréen. Ce travail sur le langage se fonde sur le langage comme base matérielle, « c'est-à-dire comme inconscient matériel en tant qu'il reçoit ses déterminations des rapports sociaux de production» (A. Beaudet, 1975, p. 153). C'est déjà une problé- matique que mentionnait, au sujet de l'inconscient, Wilhelm Reich, il y a maintenant 50 ans, notamment lorsqu'il posait le problème suivant :

« The way in which a social system reproduces itself structurally in human beings can only be grasped concretely, whether in theory or in practice, if we understand the way in which social institutions, ideologies, life-forms, etc., mold the instinctual apparatus » (W. Reich, Sex-Pol, p. 20).

On ne niera donc pas la portée d'un travail sur le langage, depuis la mise à jour du refoulé qu'était le jouai, jusqu'à la déconstruction du bérénicien chez Ducharme (P. Imbert, 1983).

Cette remise en question est couplée à un rejet de la notion de patrie et à des prises de position qui renvoient à la condition difficile des classes les plus défavorisées :

« Je n'ai rien à me reprocher. Je n'ai de patrie que ma liberté » (M.-C. Biais, David Sterne , p. 35).

« Curieusement je n'éprouve de préférence pour aucun lieu de la terre » (Th. Renaud, Une mémoire déchirée, p. 139).

« Se battre pour une partie, c'est se battre pour un berceau et un cercueil, c'est ridicule et faux, ça sent l'excuse pourrie » (R. Ducharme, L'avalée des avalés, p. 244).

Toutefois, cette exploration du langage - qui bouleverse, certes, une écriture petite-bourgeoise telle que l'évoque R. Barthes dans Le degré zéro de l'écriture , elle-même reprise (et cela se vérifie dans le texte de Rémi Jodoin, En ďssour) par la majorité des écrivains communistes s'inspirant du réalisme socialiste (dont on sait qu'il a oscillé entre le rejet du ProletKult et l'intégration des données du passé), est de plus en plus nettement déviée, intertextualisée, vidée de sa substance, et tourne de plus en plus dans le vide d'une société qui joue à l'échange généralisé, en ayant perdu but et réfèrent. Le code se cautionne lui-même et, par ces jeux intertextuels décontextualisants, dont le fonction- nement n'est pas sans évoquer la manière de ne pas « informer » des médias à grande diffusion de notre société (P. Imbert, 1982), il en arrive à abolir le rapport signe/référent. Il ouvre donc sur le réfèrent comme simulacre, comme effet du code où la dépossession des masses et la transformation de la société deviennent aussi effet de code et simulacre.

Dès lors, à ce niveau d'intertextualité, où ne sont plus posables de catégories être/paraître, vérité ¡fausseté, s'ouvre une béance, celle de l'absence de l'histoire comme Orwell le signalait dans 1984 (le Newspeak) et comme le

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souligne pour le monde libéral, où la caution se déplace du sujet au système, la commission trilatérale :

« What is in short supply in democratic societies today is thus not consensus on the rules of the game but a sense of purpose as to what one should achieve by playing the game. In the past, people have found their purposes in religion, in nationalism, and in ideology. But neither church, nor state, nor class now commands people's loyalties » (Report on the governability of Democracy to the Trilateral commission, p. 159).

Une écriture se produit qui n'est plus contestation mais bien accord avec la société libérale jouant l'échange pour l'échange. Plus de signification possible donc dans cet indéterminable où ne peuvent se planifier que des stratégies intra-codiques afin de faire croire aux masses à la pénurie, à la crise, alors que ce qu'on appelle les faits sont immédiatement des interprétations variables selon les niveaux du pouvoir : « Qu'est-ce que ça veut dire nationalisme, socialisme, séparatisme, droit à l'autodétermination, damnés de la terre, nègres blancs levez-vous, qu'est-ce que ça veut dire? » (G. Bessette, Les pédagogues , p. 45).

Dans ce cadre, le but des économistes, des politiciens et du capital est d'affir- mer un consensus démocratique sur l'idée de crise et de demander des sacrifices à la population canadienne (Le Devoir, 23 mars 1985), au moment même où on accorde des réductions d'impôt énormes aux compagnies pétrolières (Le Devoir, 30 mars 1985), en attendant qu'une nouvelle ère de progrès soit décidée.

Ainsi, dans la mouvance d'une grande partie des textes modernes s'exprime l'orientation fondamentale de la société actuelle. Ces textes renouent avec une situation connue qui prévalait durant les années 30 et 40 et manifestent bien leur fonctionnement idéologique de support symbolique au monde économique. L'instabilité, moteur en apparence d'un renouveau, rejoint en fait la stabilité, la lourdeur d'un système qui se donne le spectacle de sa régénérescence. Le cercle, le code se referme sur une totalité qui rééquilibre régulièrement les contradictions.

Dans une optique où une grande partie de la littérature (telle qu'elle est définie par l'institution) joue le code et l'échange pour l'échange, deux voies sont possibles et, à l'Est comme à l'Ouest des solutions se recoupent.

Ainsi, face à la perte de référent, au monde du mensonge soviétique dont parle Solzhenitsyn, mais que nient les orthodoxes, notamment à travers le maintien de la doctrine du réalisme socialiste, d'une littérature enracinée dans « le réel » puisqu'elle est liée au matérialisme dialectique, le retour à la vérité historique est vu comme une nécessité primordiale. Août 1914 et L' Archipel du Goulag en sont les exemples les plus fondamentaux. Dans notre monde occidental, les tenants de la tradition littéraire et du réalisme petit-bourgeois refusent, eux aussi, cette nouvelle littérature qui n'est pour eux que jeux de langage. Ils récusent le déplacement du statut du sujet et son avalement par le système économique ou linguistique. Pour d'autres raisons, les tenants

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occidentaux du réalisme socialiste récusent cette nouvelle littérature qu'ils qualifient de bourgeoise et en accord avec le fonctionnement social de l'ex- ploitation. Tous, de toute manière, généralisent et mettent la modernité (étiquette fort pratique et aveu d'ignorance) en totalité dans le même sac. Le combat se situe donc toujours au niveau d'une vérité, c'est-à-dire d'une idéologie à maintenir.

Dès lors, le « danger », comme l'ont compris les membres du Report on the gouvernability of Democracy, est bien dans la littérature qui s'engage dans le « ça parle, ça parle, ça parle », et qui sera cet arbitraire ne se masquant même plus, tout en maintenant la différence comme différence. La littérature en dissidence est celle qui récusera le réfèrent crise, le discours crise car elle démasquera le roi, c'est-à-dire, comme l'a conté Jacques Brossard (1979) d'une manière saisissante, qu'elle montrera qu'elle ne peut démasquer car il n'y a que masques de masques, de masques sans visages. L'empereur n'est même plus tout nu; il n'y a que des croyances diffractées et fracturées. La littérature dissidente est donc celle de Jacques Brossard, de Hubert Aquin qui accélère l'événement, le mouvement, ce qui ne laisse plus la possibilité de poser de masque sur la béance. Désormais, il est impossible de céder un lieu, un ghetto au créateur, à l'intellectuel, à l'écrivain afin de le soumettre à l'ordre bien rangé des rationalisations, des récits bien faits, des mots d'ordre, du refoulement et du système de la crise. C'est déjà ce qu'affirmait Aquin en 1965 :

« N'a-t-on pas constaté que dans les pays colonisés se manifestait invaria- blement une surproduction littéraire? A défaut de réalités, on surproduit des symboles; il est compréhensible d'ailleurs que si les colonisés se contentaient de produire normalement, cela ne compenserait pas leur improductivité globale. Surproduire ou mourir. Survivre ou disparaître. Surprendre ou ne rien posséder : autant de dilemmes vitaux pour dominés. Oui, le dominé vit un roman écrit d'avance; il se conforme inconsciemment à des gestes assez équivoques pour que leur signification lui échappe. Par exemple, le dominé se manifeste comme un revendicateur, mais il ne mesure pas le degré de complémentarité du revendicateur et de son maître, non plus que la bien- veillance avec laquelle ce dernier accepte de donner la réplique, en cédant assez pour que le revendicateur puisse se dire à l'occasion qu'il a gagné la partie... Et tout rentre dans la cohérence invisible. Refuser cette cohérence revient à choisir pleinement et irréversiblement l'incohérence. Faire la révo- lution, c'est sortir du dialogue dominé-dominateur; à proprement parler c'est divaguer » (H. Aquin, « Profession écrivain » dans Point de fuite, p. 52).

1980 et la crise

Ainsi, il est bien clair que la crise n'est pas crise pour tout le monde même si les riches posent à la crise afin de faire accepter des sacrifices supplémentaires à l'ensemble de la population. René Crevel nous le rappelle opportunément, lui qui écrivait en 1933 :

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« C'est la crise. La minorité riche pose à la pauvreté. Non qu'elle ait honte de cette richesse qui sous-entend la pauvreté réelle de la masse, mais d'abord pour faire des économies, ensuite pour essayer de tromper ceux dont elle s'est fait des ennemis et enfin parce que des vieilles habitudes d'hyprocrisie religieuse décident l'homme à simuler ce qu'il entend, pour de vrai, imposer aux autres » (René Crevel, Les pieds dans le plat, p. 214).

La notion même de crise, appliquée à 1980, est à remettre en question de fond en comble car rien de plus hétérogène par rapport à 1930. 1930 était lié à la surproduction dont le monde occidental, en particulier, ne sait que faire, comme le montre admirablement Georges Bataille dans La part maudite. 1980, comme le souligne, entre autres, Jean Baudrillard est lié à la reproduction et n'est qu'un simulacre de crise au service du statu quo. Arrivé à une production sans fin et donc sans aucun sens, ce qui a permis justement l'envol puis l'éclatement de la critique sociale des années 60, il faut réinventer la pénurie, la peur du manque, faire croire qu'il n'y a pas d'excédent, faire revivre Malthus devenu écologiste et diffuser, à l'aide d'un orientalisme construit de toute pièce à partir des paradigmes occidentaux, le Small is Beautiful (E.F. Schuhmacker) de toutes les époques à bas de laine trop étroit. Alors le sens revient, le référent refait surface et le but est retrouvé.

En fait, toutefois, pénurie et excès sont interchangeables et sont les éperons de l'économique aiguisant, par une alternative dosée, l'énergie du coursier - spectacle et simulacre entretenant l'économie comme mythe qui se veut universel. Dès lors, de crise point, mais tentative, par cette explication omniprésente d'un code économique qui se cautionne par lui-même, de redonner un sens à la production et à la production de la consommation. La réactivation de la valeur freinant l'accélération du système masque la tautologie de ce système qui maintient continuellement, de nouvelles générations en nouvelles générations, les défavorisés dans la pénurie.

La crise est l'autorégulation du système dans des bornes acceptables au statu quo; elle est donc, comme le capitalisme défini par Bataille dans La part maudite , « un abandon sans réserve à la chose mais insouciant des conséquences et ne voyant rien au-delà » (p. 129).

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