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14 NATURE & PROGRÈS | avril - mai 2013 | N°92 Droits de Propriété Intellectuelle : le cul-de-sac réflexion Par Claire Julien et Patrick Serre* Q ue devons-nous donc savoir s’agissant des droits de propriété intellectuelle et de leurs effets ? (1) D’après la définition du ministère français de l’Industrie (organisme sérieux s’il en est) : "Les droits de propriété in- tellectuelle ont pour objectif de protéger et permettre la valorisation des inventions, inno- vations et créations. C’est un outil essentiel de la compétitivité des entreprises." Ils se par- tagent en deux classes : une pour les biens marchands (économie industrielle), et l'autre pour le capital intangible (économie de la connaissance). Les droits de propriété intellectuelle et le monde des logiciels La construction d'Internet et de l'informa- tique en général s'est faite par l'addition de savoirs pour produire un bien commun. Il était indispensable que les créations des uns soient d'accès libre aux autres pour pouvoir bâtir et innover sur ce que d’autres avaient déjà pro- duit. Cela a eu pour effet un développement extraordinairement rapide des technologies informatiques. Aujourd'hui, l’office européen des brevets est en train d’ouvrir la voie à l’octroi de brevets sur les logiciels, actuellement illégal. Cela reviendrait à breveter des fonctionnalités (par exemple le "clic"), à obtenir des droits d'exclu- sivité empêchant tout programmeur d'utiliser la même fonctionnalité. Cette extension du champ du brevet rendrait impossible, sans le paiement de royalties, l’accès à des idées et à des fonctions de base ! Outre la flagrante irrationalité de telles extensions du champ du brevetable, cela génère des monopoles et bloque l’innovation. Des dérives de la propriété intellectuelle dans le monde de la santé Les premiers médicaments ont été brevetés en 1960 en France, 1992 en Espagne, 2005 en Inde. Avant ça, la copie était la règle et c'était comme ça que les laboratoires innovaient et progressaient : en additionnant le travail des uns aux autres. En1991, le génome humain était encore défini comme bien commun de l'humanité. Un projet sur 10 ans devait rendre public et accessible à tous les résultats de son séquençage. Malheu- reusement, une des sociétés privée engagée dans le projet a profité d'un flou juridique pour breveter certaines séquences du génome humain… Le gène est-il une découverte ? N’existe-t-il pas déjà ? Peut-on le breveter comme une invention ? En 1981, l'office, qui rassemble l'Union Européenne, le Japon et les Etats-Unis, a déterminé que l'isolement d'un composé vaut invention. Le principe de brevetabilité des gènes était là et n’a depuis jamais été remis en cause. Les enjeux commerciaux étaient forts et on parle désormais de "banques" de gènes et de portefeuilles de brevets. Des start-up sont montées de toutes pièces pour spéculer sur des brevets. L'économie de la finance utilise les résultats de recherches fondamentales pour créer des richesses dans une société de consommation virtuelle. En interdisant la diffusion de méthodes de diagnostic et de soin, en pillant les ressources génétiques, en bridant la recherche et l’inno- vation, les droits de propriété intellectuelle ont des conséquences néfastes sur l'accès aux soins des populations du monde les moins argentées. Posons-nous, car le sujet est compliqué et notre objectif est double : parler de choses juridiques, en se faisant plaisir. Ici tout se mélange : le droit français, le droit européen, le droit américain, le droit international, auxquels il faut ajouter des notions de biens communs, de domaines publics, de Pacha Mama, de droits collectifs propres aux communautés... sans parler des accords internationaux sur le commerce ! La construction d'Internet et de l'informatique en général s'est faite par l'addition de savoirs pour produire un bien commun ©DR ©DR ©DR

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14 NATURE&PROGRÈS | avr i l - mai 2013 | N°92

Droits de Propriété Intellectuelle : le cul-de-sac

réflexion

Par Claire Julien et Patrick Serre*

Q ue devons-nous donc savoir s’agissant des droits de propriété intellectuelle et de leurs effets ? (1) D’après la défi nition

du ministère français de l’Industrie (organisme sérieux s’il en est) : "Les droits de propriété in-tellectuelle ont pour objectif de protéger et permettre la valorisation des inventions, inno-vations et créations. C’est un outil essentiel de la compétitivité des entreprises." Ils se par-tagent en deux classes : une pour les biens marchands (économie industrielle), et l'autre pour le capital intangible (économie de la connaissance).

Les droits de propriété intellectuelle et le monde des logicielsLa construction d'Internet et de l'informa-tique en général s'est faite par l'addition de savoirs pour produire un bien commun. Il était indispensable que les créations des uns soient d'accès libre aux autres pour pouvoir bâtir et innover sur ce que d’autres avaient déjà pro-duit. Cela a eu pour effet un développement extraordinairement rapide des technologies informatiques.Aujourd'hui, l’offi ce européen des brevets est en train d’ouvrir la voie à l’octroi de brevets sur les logiciels, actuellement illégal. Cela reviendrait à breveter des fonctionnalités (par exemple le "clic"), à obtenir des droits d'exclu-sivité empêchant tout programmeur d'utiliser la même fonctionnalité. Cette extension du champ du brevet rendrait impossible, sans le paiement de royalties, l’accès à des idées et

à des fonctions de base ! Outre la flagrante irrationalité de telles extensions du champ du brevetable, cela génère des monopoles et bloque l’innovation.

Des dérives de la propriété intellectuelle dans le monde de la santéLes premiers médicaments ont été brevetés en 1960 en France, 1992 en Espagne, 2005 en Inde. Avant ça, la copie était la règle et c'était comme ça que les laboratoires innovaient et progressaient : en additionnant le travail des uns aux autres.En1991, le génome humain était encore défi ni comme bien commun de l'humanité. Un projet sur 10 ans devait rendre public et accessible à tous les résultats de son séquençage. Malheu-

reusement, une des sociétés privée engagée dans le projet a profi té d'un fl ou juridique pour breveter cer taines séquences du génome humain…Le gène est-il une découverte ? N’existe-t-il pas déjà ? Peut-on le breveter comme une invention ? En 1981, l'office, qui rassemble l'Union Européenne, le Japon et les Etats-Unis, a déterminé que l'isolement d'un composé vaut invention. Le principe de brevetabilité des gènes était là et n’a depuis jamais été remis en cause. Les enjeux commerciaux étaient forts et on parle désormais de "banques" de gènes et de portefeuilles de brevets. Des start-up sont montées de toutes pièces pour spéculer sur des brevets. L'économie de la fi nance utilise les résultats de recherches fondamentales pour créer des richesses dans une société de consommation virtuelle.En interdisant la diffusion de méthodes de diagnostic et de soin, en pillant les ressources génétiques, en bridant la recherche et l’inno-vation, les droits de propriété intellectuelle ont des conséquences néfastes sur l'accès aux soins des populations du monde les moins argentées.

Posons-nous, car le sujet est compliqué et notre objectif est double : parler de choses juridiques, en se faisant plaisir. Ici tout se mélange : le droit français, le droit européen, le droit américain, le droit international, auxquels il faut ajouter des notions de biens communs, de domaines publics, de Pacha Mama, de droits collectifs propres aux communautés... sans parler des accords internationaux sur le commerce !

La construction d'Internet et de l'informatique en général s'est faite par l'addition de savoirs pour produire un bien commun

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NATURE&PROGRÈS | avr i l - mai 2013 | N°92 15

Des dérives de la propriété intellectuelle dans le monde agricoleLes droits de propriété intellectuelle touchent plus que les objets, ils s'attaquent au vivant.Pour protéger les obtentions végétales des entreprises semencières, la France a créé les Certificats d'Obtention Végétale (COV) en 1961. Cette première version de droits de pro-priété intellectuelle sur les semences donnait une exception aux sélectionneurs (les variétés, même protégées, restaient des ressources utilisables pour de nouvelles sélections) et une exception à l'agriculteur (il pouvait ressemer sa récolte sans payer de droits). Mais la révision, en 1991, du cadre des certificats d'obtention végétale par l'Union Pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) a réduit ces deux exceptions : la dernière loi française de décembre 2011 rend les certificats d'obtention végétale quasiment équivalents aux brevets !Les entreprises déposent aujourd’hui des brevets, non pas sur des gènes, mais sur des caractères de plantes identifiés par des gènes. Le droit de propriété intellectuelle donne des royalties tant que le gène existe dans la variété. Or, ce gène existe toujours après une fécon-dation sexuée, et donc chez l'agriculteur qui ressème sa récolte, comme chez le section-neur qui utilise du matériel déjà breveté. Cela génère chez les agriculteurs une crainte de récolter "ce qui pousse tout seul", de peur que les fruits soient porteurs de caractéristiques ou de gènes brevetés…Par contre, les semences paysannes, hors cadre réglementaire car évolutives dans leur terroir, ainsi que les savoirs populaires et pré-parations des druides (purins d'ortie et Cie) n'ont pas de statut juridique. Et si tu n'as pas de

statut, tu n’existes pas !Ces savoirs sont pourtant nécessaires pour la création, pour "l'invention" des méthodes de soin des plantes alternatives. De même qu’il est indispensable que ces ressources végétales puissent poursuivre leur évolution génétique, à travers leur sexualité croisée. Ces "communs " mériteraient d'être reconnus pour les protéger des atteintes extérieures : en faire une borne à ne pas franchir par les droits de propriété intel-lectuelle. Car ils sont aujourd'hui doublement fragiles : d’abord parce qu’ils sont vus comme une réserve à l’innovation et donc à l’appro-priation par une grande majorité d’institutions publiques, ensuite parce que la "romance du domaine public " ou du " patrimoine commun de l’humanité" rend vagues les responsabili-tés, qui du coup échoient aux Etats, lesquels n’hésitent pas à vendre des droits sur leurs communs…

Des droits, pour qui, pour quoi ?Les droits de propriété intellectuelle se sont construits pour encadrer la propriété des créa-tions humaines, qu’elles soient matérielles ou immatérielles. Leurs applications s’étendent toujours un peu plus pour générer du business (certains diraient une économie). Et la pression du business est telle que les droits de propriété intellectuelle phagocytent ce qui n’appartient à personne en particulier, à tout le monde ou à des collectifs… qu’ils s’approprient, jusqu’au vivant ! Dans de nombreux domaines les businessmen dépassent déjà largement les bornes de l’acceptable, grâce à la connivence des offices des brevets et à l'extraordinaire complexité des cadres juridiques existants. Rendus tout-puissants, les droits de propriété intellectuelle entretiennent une économie de la prédation ayant pour objectif principal de contrôler des parts de marché : musellement de la concurrence, maintien des ressources dans des niches par la tolérance de pratiques illégales, etc. Ce business pour le business, qui n’a vocation qu’à s’alimenter lui-même, appauvrit le potentiel d’innovation et de pro-grès tant technique que culturel et social de notre société.Le contraste est ici flagrant avec les communs, qui sont très largement produits et utilisés de façon non marchande et qui n’ont pas le profit

comme objectif. Pour les semences l’objectif est l’autonomie paysanne. Pour la santé l'objec-tif est l’accès aux soins au plus grand nombre. Pour le logiciel l'objectif est une dynamique d’innovation, fruit de l’autonomie des acteurs.Tensions et contradictions jalonnent le chemin des hommes de loi, entre des droits de pro-priété intellectuelle qui autorisent l'appropria-tion de plus en plus de choses, les conventions internationales sur la biodiversité qui donnent la pleine souveraineté aux Etats de leurs res-sources biologiques, et les droits des commu-nautés locales qui requièrent une protection de leurs savoirs basée sur la reconnaissance des droits des peuples…Pourquoi un tel acharnement à aligner les droits de propriété intellectuelle sur le modèle de la propriété ordinaire ? On parle ici d’idées, de savoirs, d’imagination, de vivant préexistant à l’humanité et pas de voitures ou de maisons !Cul-de-sac de la biodiversité, cul de sac de l’innovation, cul de sac de l’humanisme. N’est -il pas légitime de bousculer l’ordre établi de la toute puissance des droits de propriété, intel-lectuelle ou pas, sur l’économie ?Nous devons remettre au cœur de nos cultures le fait que le droit de propriété intellectuelle soit l’exception et la liberté d'accès la règle. Nous devons défendre la logique du partage et

de l’autonomie. Le droit est le fruit de négocia-tions dans lesquelles nous devons nous faire entendre.Les détenteurs de droits de propriété intellec-tuelle se rendent déjà compte, eux-mêmes, des culs de sac dans lesquels ils sont coincés. Le fondement de l’innovation et de l’amé-lioration de nos sociétés, le fondement de notre survie en ce monde est de construire en utilisant le travail humain qui nous a précédés. Nous sommes tous des nains, juchés sur des épaules de géants (2)

*Claire Julien, coordinatrice de Nature & Pro-grès et Patrick Serre, adhérent N&P

Notes :1- Nous vous recommandons la lecture de la page « droits de propriété intellectuelle » de l’encyclopédie Wikipédia.2- Citation empruntée à Bernard de Chartres, Jean de Salisbury, Blaise Pascal, Isaac Newton et sans doute beaucoup d’autres, dont le sens est que nous ne créons rien sans le savoir des hommes et des femmes qui nous ont précédés.

Les droits de propriété intellectuelle ont des conséquences néfastes sur l'accès aux soins des populations du monde les moins argentées

Nous devons remettre au cœur de nos cultures le fait que le droit de propriété intellectuelle soit l’exception et la liberté d'accès la règle

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