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Réflexions sur l'aphorisme et la maxime à l'âge classique

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Page 1: Réflexions sur l'aphorisme et la maxime à l'âge classique

This article was downloaded by: [New York University]On: 09 November 2014, At: 18:35Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH,UK

Romance QuarterlyPublication details, including instructions forauthors and subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/vroq20

Réflexions sur l'aphorisme et lamaxime à l'âge classiqueLaurent Déchery aa Gustavus Adolphus CollegePublished online: 04 Nov 2012.

To cite this article: Laurent Déchery (1995) Réflexions sur l'aphorisme et la maxime àl'âge classique, Romance Quarterly, 42:1, 3-17, DOI: 10.1080/08831157.1995.10545103

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Reflexions sur I' aphorisme et Ia

maxime a l'age classique

I. Positions

• • •

Laurent Dechery

La sotte occupation que celle de nous empecher sans cesse de prendre du plaisir, ou de nous faire rougir de celui que nous avons pris! ... C'est celle du critique

(Diderot, 758) .

• Laphorisme et Ia maxime font partie du corpus litteraire le plus diversifie, le plus ambigu, le plus flou, le plus ouvert de Ia litterature. A lire les definitions des dictionnaires, il est facile de voir que les formes breves se chevauchent tout en se distinguant: aphorisme, maxime, .fragment, pensee detachee, rtfjlexion, proverbe, adage, sentence, apophtegme, dicton, epigram me, exergue, motto, devise, citation, for­mule, axiome, note; remarque, propos, cahier, esquisse, ebauche, brouillon, etude, impromptu, boutade, bon mot, pointe, arme, blason, chiffre, devise, rebus, anec­dote .... II serait vain de vouloir les definir et de les distinguer a priori. 1 II suffit peut-etre de les montrer du doigt.

• Un des paradoxes des formes breves a l'age classique se trouve dans un impossible effort de sortir du champ de l'histoire, dans Ia volonte de se mathe­matiser. Ce paradoxe ne peut pas se resoudre, ne doit pas se dissoudre. II faut en rendre compte tout en le laissant vivre.

• Les idealites mathematiques echappent a leur histoire, a leur mode de pro­duction;2 c'est pourquoi elles peuvent etre definies.

• La litterature vir de l'histoire, vir dans l'histoire; elle est histoires. Le genre bref ne raconr pas d 'histoires meme s'il en vir.

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• Un seul crirere esr insuffisanr pour definir precisemenr chaque domaine des formes breves: concision, paradoxe, ironie, morale, verite, perennire, universalire, ere. II faur lier rous ces crireres pour comprendre Ia maniere donr ils co-operenr.

• A lire les inrerprerarions de recueils de maximes, on s'apen;:oir que Ia ques­tion de leur unite revienr sans cesse. Qu'esr-ce que signifie cerre volonre d 'ac­corder ou de refuser une unite? "Rien n'esr un, rien n'esr pur" (Chamforr, 77.) N'esr-il pas inutile de chercher encore cerre unite (encore une) ou -ce qui revienr au meme-de nier roure unite a ces recueils?

• Les maximes seraienr-elles Ia mise en forme de Ia question de I' unite? Er Ia ques­tion esr quadruple, car Ia maxime peur se lire en se rapporranr a un genre lirreraire (unite formelle), un auteur (unite psychologique),3 un principe unique (unite rhe­marique) ,4 un lien inrerne enrre deux maximes (unite logique er narrative).

• II esr remarquable que Ia medecine commence a parler sous forme d'apho­rismes avec Hippocrare, er qu'elle conrinue avec Galien er Cureau de Ia Cham­bre. Faur-il beaucoup se forcer pour y voir le lien essenriel enrre Ia medecine er Ia morale? Si l'on a rrop souvenr repete que celle-ci s'adresse a l'ame er celle-la au corps, n'a-t-on pas oublie de remarquer qu'elles foncrionnaienr routes deux, de Ia meme maniere ambigue, a Ia charniere de Ia description er de Ia loi, du diagnos­tique et du remede?

• L'aphorisme est une medecine. C'est Ia forme qui soigne (guerir-elle jamais?) de !'illusion de l'idenrite, de Ia roralire, de l'unicite. A tel poinr, qu'en morale, il ne faur pas tour dire -les auteurs de maximes se tuenr a le reperer, cela effaroucherair les lecreurs-: "il faur ecrire a demi-mors" (de Mery prefaced' His­

toire des proverbes.)

• II ne faut pas rout dire parce qu'on ne peut pas dire le rour. 5

• Les maximes sont, comme forme de Ia pensee, l'epreuve de Ia non-idenrire. D'ou l'imporrance de Ia conrradiction, de l'anrithese et du paradoxe dans le style aphoristique. L'utilisation du paradoxe est necessaire pour empecher une position de se figer et l'idenrire de se sedimenrer. Le paradoxe suspend le jugemenr, (de Mourgues, 79) empeche I' opinion; bref, fair penser. C'est d'ailleurs ce que Bacon disait de l'aphorisme qu'il definissait comme broken knowledge; il force "d'en­queter plus avanr."

• Le recueil de maximes est construit comme une impossibilire de reconstru­ire; un jeu conrre Ia memoire unificatrice.

• A quelle memoire Ia lecture de l'aphorisme doir-elle pretendre? A une memoire fondee sur l'oubli.

• II manque roujours Ia maxime que l'on a pas encore ecrite.

II. Lecture des maximes

• "Les senrences sonr les saillies des philosophes" (Vauvenargues, 363). Faur-il beaucoup forcer pour se demander quelle esr Ia "progeniture" d 'un tel acre? Qu'y a-r-il sous le rrait er Ia saillie) II y a le plan er l'horizonral. La saillie est relief et verricalite. L'aphorisme est paradigmatique; c'est Ia metaphore qui engendre (Nemer, 487; Barthes, 233-34).

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Mais c'esr a peine si cette ecriture verricale se repose sur une base horizontale, sur un axe syntagmatique. On l'appelle aussi un trait, un eclair de fa pensee. Ne faudra-t-il pas route Ia mecomprehension du lecteur pour les filer ensemble et en faire recit ou sysreme?

o Chez La Bruyere aussi le synragmarique manque, er "par Ia suppression de rout lien de coordination (car, parce que, done, puis, etc.), routes les possibilires d'articularion logiques, c'est-a-dire route possibilite de recit disparaissent" (Doubrovsky, 198.)

o "Nos grands moralisres ne som pas des faiseurs de max1mes, ce sonr des romanciers" (Camus, 6).6

Que signifie !'effort d'AJberr Camus de vouloir faire des maximes de Cham­fort un roman rate? "II est possible sans paradoxe de parler de Chamfort comme d'un romancier. Car mille traits du meme gout finissent par composer chez lui une sorre de roman inorganise, une chronique collective qui est ici versee rout enriere dans les commentaires qu'elle suscire chez un homme" (Camus, 9). Er Camus de conclure que ce roman n'a jamais ere ecrir. Le raisonnement est inreressant mais rouche, quoique !'auteur s'en defende, a Ia contradiction. Cham­fort n'ecrit pas de roman mais ce qu'il ecrit est comme un roman. Si Chamfort n'a pas ecrit de roman, il aurait du en ecrire un -comme si route ecrirure se devait juger par rapport a l'ecrirure romanesque-. Non seulement ce roman qu'aurait du ecrire Chamfort n'a pas abouri, mais il ne pouvait pas abourir: "C'est sans doure Ia raison pour laquelle ce roman d'une negation n'a jamais ere ecrir. C'esr qu'il erait jusremem le roman d'une negation . II y avair dans cer art les principes memes qui devaient le conduire a se nier" (Camus, 15). A quoi nous sert le detour par le roman si ce n'est justemenr a refuser route specificire aux maximes? Le roman serair-ille seul genre possible? Pourquoi mettre un possible au fondemenr du reel, quand le reel enveloppe Ia negation meme de ce possible? Camus n'avoue-r-il pas explicitemem qu'il y a au fondemem de l'ecriture de Chamforr l'impossibilire du roman, de Ia narration, de l'ecrirure continue?7

o Si le roman est l'ecriture premiere (ce qui resre a monrrer), l'ecriture apho­risrique est bien alors une ecriture negative qui ne peur se comprendre qu'-a par­tir de !'affirmation romanesque du continu et de Ia narration. Mais ce serait insuffisam dans Ia mesure ou cette negation est aussi une position, c'est-a-dire, a son tour, une affirmation. II faut alors sauver Ia maxime de son contraire. Si les maximes de Chamforr ne peuvem erre un roman parce que leur principe meme les en empeche, l'ceuvre sera !'affirmation roujours reireree de se tenir dans le divers du sens, de l'indefini, de l'illimite, de l'inacheve.

o II nous faudrait inventer une lecture economique de Ia maxime.

o II y a une rherorique de Ia brievere, mais y a-t-il une lecture de Ia brievere, une lecture du manque? II y a une rherorique de l'exces mais y a-t-il une lecture de I' exces? A I' autre extreme de Ia maxi me, il y a profusion du signifiant (le roman) ou du referent (les anecdotes). Rabelais et Saint Simon ne sont-ils pas les contraires de La Rochefoucauld?

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• De I' accord de taus les auteurs de maximes, Ia difference fondamentale qu'il y a entre l'ecriture aphoristique et l'ecriture methodique ou romanesque est le manque de suite et de transition qui caracterisent Ia premiere. "La suite des chases entraine dans un discours bien range. On veut en voir Ia fin comme celle d 'un Roman, ou les evenements se succedent dans un ordre qui augmente Ia curiosite, a mesure qu'illa satisfait" (Trublet, 13). 8 Ce besoin du "et ensuite" est le theme et le moteur du roman. 9 La maxime s'en passe. A quelle necessite leur logique repond-elle?

• Car Ia longueur des poemes et Ia suite des grands discours qui sont dans les livres, rebutent le plus souvent les lecteurs" (Estienne, 50). Voila notre paradoxe. D 'un cote c'est Ia continuite qui cree le suspens, de I' autre ce sont les transitions qui creent Ia lassitude. A mains que Ia lassitude ne soit une suspension qui s'etire a tel point point qu'elle ne relie plus rien qu'elle-meme.

• Les auteurs de maximes invoquent toujours !'element de lassitude qu'en­trainent les grands discours et les longs raisonnements. Mais paradoxalement !'Abbe Trubblet note que La Rochefoucauld ennuie par l'uniformite du style et par le changement continue! des matieres, au contraire de La Bruyere. Lennui vient done a Ia fois de Ia longueur et de Ia repetition. Cennui est-il roujours une question d 'exces?

• Si Roland Barthes a raison de dire qu'une lecture suivie des maximes est ennuyeuse (a cause de Ia repetition de Ia forme?) c'est peut-etre que Ia maxime empeche structurellement cette lecture. II y a bien une lecture a Ia suite mais pas de lecture continue. Dans une lecture continue, le lecteur oublie de lire cet ele­ment primordial des maximes: le blanc qui les separe et les ponctue.

• Quand Ia maxime demontre, elle se transforme en traite.10

• Quand Ia maxime raconte, elle se transforme en fable.

• Qu'est-ce qu'une fable? Chistoire d 'une maxime.

"La raison du plus fort est toujours Ia meilleure:

Nous !'allons montrer tout a l'heure" (La Fontaine, I, 10) .

La fiction fonde ici Ia morale a mains que ce ne soit Ia morale qui cree le fictif. Double renversement des termes qui montre que route histoire et tout fait se veu­lent toujours instructifs quoique singuliers, et que morale est une fiction.

• Loin d 'etre prise dans Ia suspension de Ia sequence narrative, Ia lecture des maximes est un elan toujours recommence.

III. Logies et chronologies

"J'ecrirai ici mes pensees sans ordre, et non pas peut-etre dans une confusion sans dessein . C'est le veritable ordre et qui marquera toujours mon objet par le desordre meme. Je ferai trap d'honneur a mon sujet si je le traitais avec ordre puisque je veux montrer qu' il en est incapable" (Pascal, Lafuma 532, Brunschvicg 373.)

• Desordre ne devrait s'ecrire qu'au pluriel: des-ordres.

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• Que! est l'ordre qui regie des aphorismes entre eux ou des maximes entre elles? Lordre logique des maximes n'est pas un ordre de subordination ou de hierarchisation a un centre, ni un ordre chronologique ou de sequentialisation.

• Lordre des maximes est de juxtaposition. Le blanc qui rythme chaque maxime I' attesre. 11

• Quelle est Ia valeur de Ia juxtaposition? Elle est un ordre qui n'en est pas un, mais qui les permet tous. Elle est sous-jacente a Ia succession aussi bien qu'a Ia repetition. Elle est un espace ouvert qui permet tous les cheminements de lecture.

• La juxtaposition fonctionne avec Ia resonnance qui est un concept d 'inter­textualire.

• Les maximes resonnent; qui est mieux que raisonnent.

• Chaque maxime est independante en droit et en fait (elle vaut pour elle­meme et elle est citable) et n'a done pas besoin des aurres pour exister. Mais il y a une resonance de forme avec les aurres maximes. 12

• Chaque maxime est massive, positive, solitaire, achevee, quasi refermee sur elle-meme. Elle n'a besoin d'aurre chose qu'elle-meme pour exisrer. C'esr cette posirivire plus que sa concision qui fait son impenerrabilire. C' est certe impene­trabilire qui fair son obscurire et sa profondeur.

• La Providence qui disparait des maximes de La Rochefoucauld est le signe du rem placement d'un centre causal et d'une structure finalisee par un champ ouvert a Ia "libre" association. Si les elements du comportement humain ne sont plus diriges par un principe, ils peuvent alors s'agencer selon le hasard, Ia repetition et Ia creation, qui sont sans lois. Les maximes ne s'organisent plus selon une gram­maire dialectique ou temporelle.

• Deux maximes ne se suivent pas, ne communiquent pas directement; elles sont comme les monades leibniziennes. Mais que! est le Dieu des maximes, lieu necesaire de leur communication? Ne dices pas que routes les maximes fonction­nent sur le principe de l'harmonie preerablie.

• Les maximes dessinent un espace de communication leibnizien .. . sans Dieu. Ce sont les blancs qui viennent prendre Ia place de Dieu. Leur succession est rou­jours remise en cause par les blancs qui les separent. Au lecteur de tracer des chemins qui ne menent nulle part.

• Un recueil de maximes cree un monde sans Dieu et sans Cogito.

• Laphorisme est toujours aphorismes et Ia maxime maximes.

• II faut parler d'une casuisrique de Ia maxime. La morale ne peut etre ni sys­tematique, ni absrraite, ni principielle; elle ne peut relever que du cas par cas. C'esr pourquoi les grands moralistes ecrivent de cette maniere.

• Le passage de Ia maxime au receuil represente le passage de I' in sea I' in alio; chaque maxime peur devenir l'arrribut de rout autre maxime. Toure Ia difficulte est de comprendre ce passage. Solitaires mais toujours en reference a d 'aurres, les maximes doivent erre recueillies. Cette cueillerre des maximes dont Ia lecture doit se faire !'image ne permet pas une direction plus signifiante, un centre, un fonde­rnent (fur-il, par exemple, celui de l'amour-propre chez La Rochefoucault).

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• Les maximes ne se filent pas, elles s' entassent; elles poussent les unes sur les

autres sans qu' il n'y air jamais ni racines, ni rroncs, ni dmes. Chaque maxime est

plur6r comme l'alveole d 'une ruche. Avec le temps, on peut y faire son miel .

'Ton ne fair que glaner apres les anciens er les habiles d 'entre les modernes"

(La Bruyere, 1: 67). • Lire et ecrire ne doivent pas se com prendre comme une recolre, mais comme

une chasse er une cueillerte. • Les editions, comme les maximes, se succedent car on peut roujours arranger,

assembler les maximes aurrement; on peut roujours en ajourer ou en rerrancher.

II y a roujours une edition supplementaire possible des Maximes de La Rochefou­cauld ou des Caracteres de La Bruyere (ce qu' ils parragent avec les Essais deMon­

raigne).

• Un roman se rermine; il est assez facile d 'en faire !'edition definitive. Mais q uel cri tere, si ce n' est celui de I' a posteriori -et dernier n' est pas ultime-, peut

decider de Ia meilleure edition d 'un recueil de maximes? II faur done routes les

garder et routes les lire, sans penser que Ia derniere donne son sens a Ia premiere.

• Un recueil de maximes est une ceuvre srructurellement ouverre; chaque maxime est un point d 'acces, chaque maxime est un carrefour.

• Maximes, sentences er aphorismes: voila Ia veritable linerature nomade. • II n'y a pas de bonnes editions des recueils de maximes: il ne faudrair qu'une

seule maxime par page, comme en poesie on n'a parfois qu'un seul vers par page. • Une maxime a-r-elle un contexte? Elle n'en a pas et elle les a tous: un evene­

ment, une personne, une autre maxime, routes les aurres maximes, Ia tradition aphorisrique .. . . C'est son ambiguite mais c'est aussi sa position premiere.

• Dans le sysreme de Ia langue rout a du sens. Meme le silence. Dans celui de l'ecriture, leblanc aussi signifie.

• Le contexte de Ia maxime est ce blanc dans lequel viennent resonner routes

les autres. • C'esr dans l'oubli du savoir anterieur qu'une connaissance se forme; c'est sur

fond d 'absence qu'une perception se forme. Sur quelles absences Ia maxime et I' aphorisme s' appuient-ils?

• Si Ia tache critique est bien de ne pas derruire son objet mais de le constru­ire, comment faur-il ecrire sur l'aphorisme et Ia maxime? En aphorisme ou en dis­cours?

• I.:aphorisme decrit l'echec du metalangage. II mer en forme l'impossibilire d 'un langage neurre er englobant.

• Si nous determinons que Ia logique des maximes n'esr pas une logique lineaire (syntagmatique) et causate, mais bien plur6t une logique harmonique

(meraphorique) er de juxtaposition comment pouvons-nous ecrire selon une argumentation melodique et causaliste?

• De meme que chez Levi-Strausss le discours sur les mythes est lui-meme un myrhe, de meme le discours sur Ia maxime doir epouser le ryrhme de son objet.

• C'esr l'objer qui dicre Ia methode: le discours sur Ia maxime doir erre une maximofogie.

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• Le recueil de maximes peut difficilement eviter une certaine forme de repeti­tion; celle qui utilise le meme element dans une nouvelle configuration, Ia meme analyse dans une nouvelle serie, le meme rapprochement dans un autre rapport.

• Mosa'ique et juxtaposition constituent Ia maniere aphoristique.

IY. Aphorisme, atomisme, empirisme.

• On a toujours relie les moralistes fran<;:ais au rationalisme, par Ia clarte de !'expression (les empiristes sont-ils obscurs?), par l'universalisation de leur pensee, par leurs liens explicites avec Descartes en particulier. 13 On a jamais a rna con­naissance fait de lien entre le style de cette pensee et l'empirisme. 14

• La pensee aphoristique est par definition une pensee brisee. Ces "saillies," ces "eclairs," ces "traits" constituent les elements de cette pensee.

• Caphorisme est un atomisme. • Chaque aphorisme, chaque maxime joue le role de l'atome de l'empirisme

classique, element premier constirutif du monde et de Ia sensation. Les apho­rismes sont une philosophie elementaire, "une philosophie de !'element" (Mar­golius, 83).

• La pensee aphoristique est un empiris~e parce qu'elle est un atomisme. • Caphorisme constirue l'empirisme de Ia pensee ethique. • S'il y a elements, il faut les lier, les meme ensemble, les com-prendre; il faut

done ajuter a l'atomisme un constructivisme, voire un denombrement. Ce que l'empirisme fera theoriquement au niveau de !'association des idees (le divers est lie dans l'ordre de Ia memoire qui est un ordre accidentel et coutumier -Ia verite est done probabiliste- et non dans celui du necessaire qui est l'ordre du ratio­nalisme) les auteurs de maximes le laissent faire au lecteur.

• Lier des maximes c'est le risque que prend le lecteur devant cette ecriture ou rien n'est attache. Qu'il erige ce lien en systeme, voila l'erreur. Dans Ia pensee aphoristique, !'element est complet, acheve, parfait; le recueil est roujours ouvert, au travail, en formation.

• Celement n'aspire pas au tout auquel il appartient; !'element est relationnel et non teleologique.

• Ajoutons a cela une caracteristique essentielle et bien connue des portraits: Caccumulation. Les elements sont done purement et simplement juxtaposes les uns aux autres sans qu'aucun lien de necessite ne les relie. Leurs liaisons sont lin­guistiques ou mnemoniques, et non mathematiques (ordre necessaire des raisons) ou naturelles (ordre necessaire physique).

• Comme l'empirisme, l'aphorisme est une volonte d'heterogeneite. Mais con­tre l'empirisme classique qui reunit le divers des sensations dans Ia memoire par !'association des idees, Ia pensee aphoristique se contente de "glaner," de recueil­lir, de juxtaposer.

• Pour mieux comprendre un recueil de maximes il faut le comparee au corps de Ia philosophie empiriste anglaise. Que ce corps soit un, voila qui reste a demontrer. C'est plutot ce qui ne pourra jamais, contre Ia perception, se montr­er. Cunire du corps n'apparrient pas a Ia demonstration; elle est roujours remise

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en question. Le corps est un quand il est abstrait; c'est-a-dire, paradoxalement, reduit. Voila le lieu d 'ou parlent l'empirisme et l'aphorisme.

• Le recueil de maximes est un corps de maximes. Ce corps est empirique. Son unite est toujours a refaire.

• Ceux que !'on appelait des moralistes ne sont-ils devenus que des auteurs de maximes? Auraient-ils perdu leur corps?

V. "Festins de pierre."

• "La devise remonte a Dieu, premier auteur puisqu'au paradis terrestre, au milieu il mit l'arbre de vie, arbre de Ia science du bien et du mal, s'expliquant par ce mot Ne comedes" (Estienne, 53-54). Notons-le, Dieu s'exprime en maximes; pouvions-nous trouver meilleur garant?

• A l'origine, Ia devise, Ia maxime, Ia sentence ou l'aphorisme sont done un ordre, une parole de commandement, un precepte. La maxime dit ce qu' il faut ou ce qu' il ne faut pas faire . La morale se fonde sur un imperatif; le plus souvent negatif. Elle proscrit autant qu'elle prescrit. Breve et seche comme un ordre, cette loi universelle peut se graver sur des tables et des frontons afin que le passant puisse les suivre. 15

• La maxime s'inscrit dans le paradoxe de route morale a priori: celui de vouloir que le singulier et le changeant suivent l'immuable et !'universe!.

A l'origine, Ia sentence et Ia maxime sont done tout ensemble une prescrip­tion, 16 une proscription, une inscription et une souscription. Y a-t-il encore une place, dans routes ces scriptions, pour Ia parole?

• Meme s'ils ne sont pas identiques, le temps de l'ecriture et le temps de Ia lec­ture sont lies et proportionnels. Comme l'ecriture sur laquelle elle travaille, Ia comprehension est temporelle. En poussant Ia concision jusqu'a Ia limite, Ia maxime rend cette comprehension instantanee. Elle fait de Ia parole un tableau en ce sens que le lecteur ou Ia lectrice puissent Ia lire, d'un coup. en travaillant sur Ia brievete, !'auteur de maximes reduit Ia difference temporelle qui separe en generall'ecrire du lire. II met au meme plan !'intuition de Ia pensee et l'instanta­ne de Ia lecture.

• La maxime est Ia limite de Ia prose.

• La maxime sort Ia langue de son support auditif et oral. 17 Elle inscrit, elle incise. C'est parce qu'elle est breve que Ia maxime peut faire parler Ia pierre du monument. Proche de Ia citation qui est excision (Compagnon) et de l'incription qui se tatoue, Ia maxime a plus part au toucher eta Ia vue, qui fonctionnent dans !'instant, qu'a l'ou"ie qui fonctionne dans Ia duree; elle est tactile plus qu'auditive. Elle est un toucher qui se fait voir. Le champs semantique qui l'entoure, lemon­tre bien: le trait, La pointe, cela pique, cela ne s'entend pas.

• Le seul temps qui puisse rendre compte de cette absence de temps est le present car il est sans duree. Et si le present vise aussi a l'universalisation comme on I' a souvent dit, il marque plus encore cette concentration du temps dans !'in­stant qui est celle de Ia maxime meme.

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• La maxime est comme les enfants de La Bruyere qui "n'ont ni passe ni avenir, et, ce qui ne nous arrive guere, ils jouissent du present" (De l'homme, 51).

• Lintemporalisarion de Ia maxime joue a Ia fois sur son origine (!'intuition), son medium (le toucher) , sa communication (Ia vision), 18 son statut (l'universal­isarion) er sa memorisation (repetition er immorralire)·

• Parce qu' elle echappe au temps dans sa forme meme, Ia maxi me se derobe aussi a l'oubli.

• Sa force paradoxale est d'echapper au temps de sa production pour mieux revenir dans celui de Ia memoire. 19

• Si Ia maxime doir echapper au temps, elle est done deja hors du remps.20

D'ou ce refus de Ia liaison , du narrarif, du syntagmarique, creareur du chronologique. 21 D 'ou sa pre-forme de citation. Si, du core du lecreur-specrareur, Ia maxime echappe au temps, c'esr parce qu'elle est citable.

• Linscriprion ne se fait pas toujours sur un monument, un tableau, un ecu, une piece de monnaie, une pourre de bibliotheque; elle peut se faire sur le corps; c'est le ratouage. Est-ce a dire que le corps devient un monument? Est-ce a dire que Ia maxime est le tatouage de !'esprit: inscrite comme rappel dans Ia memoire. Mais rappel de quoi? Que le corps ne peur jamais s'unifier en une totalire achevee; surtout si c'est celle de !'esprit.

• Les maximes de La Rochefoucauld ne peuvenr plus veritablement s'inscrire aux frontons des temples ou sur les ecus des chevaliers. Ce temps-la est mort. Le temps est venu ou les maximes se font livre, ou !'inscription se fair impression. Dans ce passage, le statut de !'auteur er du lecteur change. Les maximes n'en con­servent pas moins un lien essentiel a !'inscription et a ce qui est lie a !'inscription.

• "Lapidaire (lapidarius): relarif aux pierres. Inscription lapidaire: gravee sur Ia pierre des monuments qui emploie le minimum de mots; concis, court, laconique" (Le Robert, tome 4, 41). La concision est liee essentiellement a Ia pierre des monuments.

• La maxime se grave aussi dans Ia memoire. • Souvent, le vocabulaire critique sur Ia maxime est emprunte a Ia metaphore

de Ia pierre (surtout quand elle est precieuse) : lapidaire, cisele, poli, frappe, joyau, diamant, rubis, medailles. Notons aussi !'importance du vocabulaire du gout er du toucher dans Ia description des maximes: sel, "gourres de cer elixir amer" (Deschanel), piquant, grace, poli, "le souffier d'une main gantee (Hernon), "poignards" (De Casseres) (eire par Zeller, 21-22).

• Ce que Ia maxime a perdu en ex-tension, elle l'a gagne en comprehension. Elle est tension; elle se ramasse comme on le dit d'un felin prer a bondir.

VI. Les Ruines du tout

• La maxime, l'aphorisme, le fragment rappellent les restes d 'un tout dont ils ne seraient que l'embryon ou les debris. Negativement ou posirivement on les pense toujours par rapport a cette totalire passe ou a venir, ideale ou imaginaire; comme s'il s'y dessinait necessairement le germe ou I' erosion d'un texre entier er original.

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• Que! est le statut du tout auquel on rapporte Ia maxime, l'aphorisme, le frag­ment? Est-il historique, mythique, ideal ou impossible?

• Du statut de cette totalite depend celui du fragment. Est-elle historique? celui-la n'en est qu'une partie qu'i l faut reconstiruer. Le lecteur se fait alors archeologue. Ainsi sont les chercheurs de clefs et de sources. Derriere telle maxime ou tel caractere se cache tel personnage, tel evenement, tel texte ou telle tradition qui lui donne son sens. Est-elle myrhique? celui-la en devient le lieu d ' interpretation et prend Ia valeur de l'histoire sur Ia legende, de Ia science sur le mythe. Le lecteur se fait historien et savant, fort de Ia verite de son epoque. Est­elle absente, inexistante, de l'ordre de !'impossible? celui-la devient premier, tout entier dans un present sans reference a un furur ou a un passe plus sense. En se liberant de son passe l'ecrirure aphoristique devient a elle-meme sa propre orig­ine -sans origine- qu'elle denie au meme moment. Qu'en est-il alors du lecteur et du critique? Peut-il echapper au formalisme et a l'histoire?

• Par le tout auquel on les refere, Ia maxime, l'aphorisme, Ia sentence, le frag­ment rappellent Ia ruine, les ruines. Mais qu'est-ce qu'une ruine qui ne se refhe pas a un batiment anterieur? Ruina vient de ruere, s'ecrouler. Toute ruine n'esr­elle pas reference a un passe entier et perdu, trace qu' il faut interpreter, chemin qu' il faut remonter?

• Toutes les ruines ne sont pas de cet ordre. II apparait dans Ia peinture a !'age classique un genre nouveau: Ia ruine. Larchitecture et !'art des jardins, a Ia suite de Ia peinture, se mettent a consrruire des ruines qui n'ont jamais ere que ruines.

• I..:aphorisme est une ruine neuve. • Dans son rapport a !'inscription, Ia maxime est liee a Ia question de Ia peren­

nite, de Ia duree, de l'immorralite et de Ia memoire. Et done aussi au monument, et paradoxalement, a Ia ruine. A que! genre de memoire, Ia ruine apparrient-elle?

• Representer le monument en ruines evite !'affront du temps, le passage par Ia corruption.

• II n'y a pas de ruines de ruines. • Laphorisme est une ruine, mais ce n'est pas Ia ruine d 'un monument autre­

fois neuf, complet et fierement erige; il est ruine roujours deja ruine; ruine sans origine et done sans fin; marceau sans tout et piece d 'un puzzle qui n'a jamais existe et qui n'existera jamais.

• "Les ceuvres meurent; les fragments, n'ayant pas vecu, ne peuvent davantage mourir" (Cioran, 197).

• C'est a Ia ruine picturale et des jardins qu' il faut faire appel (celle de Poussin , du Lorrain, d'Hubert Robert et d 'autres) et non a Ia ruine litteraire. C;est Ia pein­ture qui saisi t Ia premiere Ia ruine dans sa realite presente et non comme un Du Bellay un pretexte pour une meditation sur le temps qui devore tout, Ia mort, Ia vanite, le neant .... C'est done avec Poussin et Claude Lorrain qu' il faut lire La Rochefoucauld et La Bruyere, c'est avec Hubert Robert et Verner qu' il faut lire Vauvenargues, Chamfort et Diderot.

• La ruine appartient au paysage. Le paysage, comme Ia maxime, est a Ia fois hors du temps et dans le temps. II est nature pour l'homme. Et !'inscription du

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temps dans Ia nature -ce qui transforme Ia nature en paysage- se fait par cet element: Ia ruine.

• La ruine d'imagination (le capriccio, le caprice) prise en elle-meme, loin de faire reference a un passe revolu, est plutot le signe d'un futur. Elle est prospec­tive au lieu d 'erre retrospective. C'est ainsi que Diderot lit les tableaux d'Hubert Robert: "Nous anticipons sur les ravages du temps, et notre imagination disperse sur Ia terre les edifices memes que nous habitons. A !'instant, Ia solitude et le silence regnent aurour de nous. Nous restons seuls de route une generation qui n'est plus; et voila Ia premiere ligne de Ia poetique des ruines" (Diderot, 641). 22

• La maxime et Ia ruine partagent !'idee de noblesse et de grandeur; Ia maxime par son etymologie meme et

"Ruine ne se dit que des palais, des tombeaux somptueux ou des monuments publics.

on ne diroit point ruine en parlam d'une maison particuliere de paysans ou bourgeois; on diroit alors batimems ruines" (Encyclopedie, art. ruine).

• Si Ia maxi me se compare a Ia ruine des jardins, il n' en faut pas moins qu' elle se refere a quelque chose d'ancien. "II est important pour Ia verite des ressem­blances, que les ruines paroissent tres-anciennes: un monument d'antiquite est d'ailleurs interessam par lui-meme, et n'est jamais vu avec indifference" (Whate­ly, 177). Notre comparaison doir-elle alors s'arreter ici? Non, car Ia maxime et l'aphorisme eux aussi font reference a un temps passe sans en provenir directement. Si Ia maxime est Ia ruine des paysages imaginaires du l?eme siecle et des jardins du 18eme siecle, a que! passe fair-elle reference? A une tradition, car les maximes de La Rouchefoucauld sont neuves sur un vieux depot de sentences, de proverbes et d'adages. Autre couche de dire et d'aphorismes sans qu'elle fasse partie de cette sedimentation du savoir aphorisrique.

• La maxime est aussi Ia ruine neuve des grands concepts moraux: vice & vertu, bien & mal, verite & mensonge qui ne peuvent plus que tenir lieu d'ideal. Le paradoxe et Ia contradiction leur om fait perdre le lustre et Ia force des traites de morales anciennes.

• Le Poere des temps, Rober a crayonne Ce chateau pittoresque en naissant ruine. Cartiste en le formant mutila ses ouvrages; Les longs siecles pour eux furent de courts instants. Chaque coup de marteau leur imprima cent ans. (Cerutti, cite par Mortier,

116). • Les Maximes de La Rochefoucauld ne porrenr-elles pas ce temps burine a

coups de marteau? Er Ia meditation qui s'e!eve, a Ia vue de Ia ruine, sur un temps egalisateur ressemble a celle que provoque le nivellement negateur de bien des maximes? A Ia limite des differences et de Ia diversite des actions morales, on retrouve souvent une certaine identite dans Ia negation (Rosso, 124) .

• Cuniversel de Ia maxime est negarif, car il y a peur-erre plusieurs etres mais il n'y a qu'un seul neant.

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• I.:ambiguire creatrice du genre bref se sirue entre le temps et l'instant, I' unite

et Ia diversite, l'ecrit et l'oral, Ia prescription (l' imperatif categorique) et l'in­

scription (Ia peinture) , I' extension et Ia comprehension, Ia brievete et I' obscurite,

l'ordre et le desordre, l'universel de l'enonce et Ia parricularite de son objet.

Gustavus Adolphus College

Ce travail a ere realise grace a une bourse de recherche que m'a genereusemenr accordee le National Endowment for rhe Humanities durant I' ete 1991.

NOTES

I. L'obligation de multiplier les categories descriptives (Zeller, chap. I & Part II et Gray, chap. 2) monrre bien l'echec des descriptions formelles de Ia maxime. Meschonnic (419-30) monrre aussi fort bien que prendre le proverbe comme un simple enonce mene a !'impasse.

2. Descartes se moquait de son ami et mentor Isaak Beeckman qui marquait sur un car­net Ia date de ses decouvertes.

3. Parce que ce travail n'est pas a propremenr parler une etude sur rous les auteurs de maximes er d'aphorismes de !'age classique, La Rochefoucauld restera, comme ecrivain exemplaire de maximes, notre auteur de reference par excellence.

Faut-il, par exemple, comme J. Gourdaut (ed. G.E.F., Notice biographique sur La Rochefoucauld, p. LXXIII, eire par Lafond, 20, note 14), affirmer que: "Les Maximes [ ... ] sont encore des Mtfmoires, mais des memoires haches menu. sous Ia gravite epigrammatique du trait tient souvent rout un episode de l'histoire d'une arne [ ... ] Ce livre n'est qu'une suite d' observations particulieres." Certe affirmation est grosse de bien des problemes non reso­lus. Elle implique qu'une vie racontee est deja unifiee; elle ne tient pas compte de l'univer­salire formelle de Ia maxime; elle se garde de distinguer une anecdote et une maxime et surtout une anecdote er un evenement en rant qu'il est inretegre dans une suite chronologique; elle n'interroge pas le sens du mot "suite". On ne voir pas bien non plus en quoi le personnage hisrorique de La Rochefoucauld (si rant est qu'il soit un) puisse erre relie a une pensee; surtout si comme l'ecrir Srarobinski (39): "l'homme se reduir a "un agglomerat de forces heterogenes" ou "au plus profund il n'y a personne qui puisse dire encore moi."

4. Conservons La Rochefoucauld com me exemple. L'unite des Maximes serait celle de l'amour-propre lui-meme qui est defini dans Ia premiere maxime supprimee: "il est rous les contraires, [ ... ], il conjure sa perte, il travaille a sa ruine." Comment done affirmer un principe unificareur quand ce principe n'obeir pas meme au principe d'identire? Outre ce statut pour le moins contradicroire d'un principe unifianr, il faudrait aussi rendre compte dans les differentes editions des Maximesde routes les maximes qui en sont independantes.

Un recueil de maxime se construit sur un principe d'indecidabilite. Si l'amour-propre joue le role d'une axiomatique chez La Rochefoucauld, il n'y a rien

dans les Maximes qui ne se puisse expliquer par l'amour-propre. Mais il faudra toujours oublier quelques maximes. Cela se fera roujours aux depends de Ia possibilite d'un autre ordre.

Quelle pourrait bien etre I' unite themarique des Caracteres de La Bruyere ou des Pro­duits de la civilisation perfoctionnee de Chamfort? Pas un critique ne s'y est meme essaye.

5. Pour bien savoir les choses, il faut savoir le derail; et comme il est presque infini, nos connaissances sont roujours superficielles et imparfaites" (La Rochefoucauld, max 106.) Comment rendre !'infinite du detail si ce n'est par le derail infini de l'ecriture elle-meme, par le morcellement infini du discours , par Ia rarure mulripliee de chaque maxime sans cesse reprise? L'impossibilire de sa voir affirme par La Rochefoucauld, auquel fera echo ''l'e-

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sprit de finesse" pascalien, inaugure un style. II resre une question, celle de Ia pudeur de !'expression: qu'est-ce qu'un "presque infini"?

6. Sur Ia transformation des ecrivains de maximes en romanciers voir aussi !'article de Jacque de Lacretelle sur La Rochefoucauld (30): "Un Moraliste? Nullement. C'est un romancier, le premier en date de nos romanciers. "

7. Monique Nemer (485) rappelle que c'esr en ce sens qu' il faur comprendre Ia phrase du Dr Johnson: "II me plait de penser qu'on finira par tout ecrire sous formes d'apho­rismes, sauf les recits."

8. Et ailleurs: "les Ouvrages de cette espece (c'est-a-dire en pensees detachees), lorsque c'esr l'Aureur lui-meme qui les donne au public, sont ordinairement plus travailles que les ouvrages suivis. Le Lecreur s'y attend, & l'exige de !'Auteur, decharge du soin de l'ordre et de Ia methode ... Le recueil fait, il est aise d'en retrancher rout ce qui pourrair moins plaire ... Les transitions sont une des sources les plus ordinaires de Ia langueur du style" (Trublet, 10).

9. Les Mille et une nuits deviennent le paradigme de route narration . Dans cet ouvrage, ce besoin est celui qui permet de repousser Ia mort. En eveillant chez le roi Shahrayar le desir de connairre Ia suite et Ia fin de ses hisroires, Scheherazad se soustrait a Ia menace de mort qui pese sur elle rout en lui procurant du plaisir. I.:ecrirure aphoristique serait done par son manque de rransirion et son manque d 'ordre une ecriture qui provoque Ia mort. Mort d'une vie route faite d 'ordre et de succession finalisee. Elle laisse le lecteur sur sa faim et le provoque a fournir lui-meme son enchainement ou a recommencer - jusqu'a ce que mort s'en suive-.

I 0. I.:ecriture mathematique est sans transition. A moins qu'elle ne so it route de transi­tions? Mais est-elle fagmentaire? I.:ecriture marhemarique n'esr pas narrative, suivie; et pourtant elle se suit. Est-elle transitionnelle comme ces longue chaines de raisons que Descartes voulait reduire par Ia memoire jusqu'a en avoir une apprehension immediate, c'est-a-dire une intuition. Ce meme Descartes dont le monde est une foble et Ia physique un roman.

II . Jean Lafond ecrit un livre, La Rochefoucauld, Augustinisme et litterature, oil les maximes trouvent un ordre, oil les maximes s'entrelacent d' une maniere serree, logique, argumentative, voire narrative; oil l'amour-propre est le heros. II en fait le roman. II en fait son roman.

12. Et cette logique n'est-elle pas aussi celle qui regit les differentes spheres de Ia per­ception chez Berkeley? Si, com me le montre Berkeley dans An Essay towards a new Theo­ry ofVision, il y a hererogeneite des spheres sensorielles, comment communiquent-elles en dehors du langage si ce n'esr par resonance? A moins qu'elles ne communiquent pas en dehors du langage; auquel cas, ce serait le langage tout entier qui serait resonance.

13. Cf. Louis van Delft et Jean Lafond. 14. Lafond nie un modele empiriste des maximes qui aurait fair de La Rochefoucauld

un La Bruyere et de Ia maxime un caracrere, un portrait (individualisarion concrete infinie des formes de l'amour-propre). Mais cer argument I) meconnair le caracrere general du caractere (qui sont Arrias, Menalque, Giron et Phedon, Onuphre, Irene, Lise, Pamphile, etc.?) et inversement que Ia maxime n'a pas roujours l'universalite que sa forme semble lui preter. Lafond ne voir pas que l'ecriture rationaliste est celle du more geometrico (Ia dane er Ia jusresse n'erant que deux caracreres necessaires mais pas suffisanrs) er non celle de l'aphorisme qui appartient plus essentiellement a l'empirisme (Bacon etant un des meilleurs exemples du genre). Dans le modele mathematique de Ia pensee rationaliste au I ?erne siecle le lien qui lie deux proposi tions est necessaire. Si I' axiome se rapproche de Ia maxime par sa brievete et sa generalite il s'en eloigne par le fait qu'aucune proposition ne se tire necessairement d'une maxime par une demonstration comme dans un sysreme axiomatique de type euclidien . Les Maximes de La Rochefoucauld ne sont pas I' Ethique de Spinoza.

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15. "Au lieu que tout le sens d 'une devise est compris par le lecreur intelligent aussitot qu'elle est est apen;:ue: et d 'ailleurs il semble que Ia devise viennese presenter elle-meme aux yeux de toutle monde puisqu'elle se met sur les fronrispices des maison, dans les gal­leries, sur les armes, et mille autres endroits, d'ou elle frappe Ia vue malgre que !'on en ayt, et avec plaisir, et de cette fa<;:on on est oblige d'apprendre Ia conception de celui qui porte Ia devise" (Estienne, 50-51).

16. Adage, du latin adagium, contraction de ad agendum: qui doit erre fait . 17. Dans Ia maxime et l'aphorisme, que! est le degre d'ecrit et d'oral? Les proverbes sonr

principalemenr oraux, meme s'ils sonr compiles dans des recueils. Les axiomes (scien­tifiques ou juridiques) sonr ecrits. Les sentences, adages sont le repertoire, le fonds ou puisenr les orateurs: l'ecrit devienr-il ici oral?

La maxime moderne (Ia Rochefoucauld, Mme de Sable, !'Abbe Esprit, Pascal. .. ) prend forme dans les salons et dans le jeu regie de Ia conversation. Portraits et maximes, les deux genres voisinnent dans les salons du XVIIeme siecle. La maxime, pretexte a de nouveaux discours puisqu'on en discute avec soi-meme ou avec d'autres, est aussi le resultat d'un dis­cours preparatoire: celui du salon ou elle s'elabore en commun (cf Lafond, 125). N'ou­blions pas non plus que !'ideal decrit par les maximes est un ideal de Ia conversation, de I' echange social donr Ia vertu est de sa voir ecourer. Partie des salons ou elle s' elabore, Ia maxime y retourne, par le detour de l'ecrit, comme theorie de son ideal. Elle met en ceuvre un art de l'echange social (qui est celui du disconrinu) .

18. "Des ecrits de cette nature, c'est-a-dire qui renfermenr en peu de mots ce qui a ere dit et ce qu'on a pense en soi-meme de meilleur sur chaque matiere et qui permettent de rapprocher ainsi un grand nombre de verites eparses en divers endroits, pourraient etre goures des personnes intelligentes qui aiment Ia precision, qui se plaisent a voir plusieurs choses, a Ia fois et pour ainsi dire d'un coup d'ceil" (Trublet, 24).

19. "La maniere d 'ecrire par pensees detachees, est, a certains egards, d'un grand secours pour Ia memoire. Le meilleur moyen de bien retenir ce qu'il y a de plus essentiel dans un Ouvrage d'une certaine etendue, c'est dele reduire en maximes, en sentences, en plusieurs articles" (Trublet, 12.)

20. "Creer des objets sur lesquels le temps se casserait les dents: tendre par Ia forme et Ia substance a une petite immortalite -je n'ai jamais ere assez modeste pour exiger moins de moi-meme. L:aphorisme, Ia sentence, formes dans lesquelles je suis le premier allemand qui soit passe maitre, sonr les formes de l'"eternite'' : mon ambition est de dire en dix phrases ce qu'un autre dir en un livre . . . - ce qu'un autre ne dir pas en un livre . . . " Niet­zsche (51.)

21 . De La Bruyere qui se trouve entre Ia maxime pure et le recit, Roland Barthes ecrit: "Le "caractere" est un faux recit, c'est une meraphore qui prend !'allure du recit sans le rejoindre vraiment (on se rappellera d 'ailleurs le mepris de La Bruyere pour le come: Des Jugements, n2 52) . . . " er plus loin: "Recit manque, metaphore masquee . . . " Essais cri­tiques, pp. 233-34. II n'en reste pas moins que certains passages de La Bruyere sonr de veri­tables comes (cf. "Des Femmes," 81).

22. Aussi cite par Roland Mortier (93.)

CEUVRES CITEES

Barthes, Roland. Essais critiques. Paris: Seuil, 1964. ---. Le Degre zero de l'ecriture sui vi de Nouveaux Essais critiques. Paris: Seuil, 1972. Berkeley, George. An Essay towards a New Theory of Vision, in The U7t:>rks of George Berke-

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