10

Click here to load reader

Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

Religion sociale et religion personnelle dans la Gr6ce Antique

Par Jean RUDHARDT

Rdsumk La distinction que nous Ctablissons entre une religion sociale et une religion per-

sonnelle plus intCrieure ne convient pas 2. la Grkce classique. Les structures sociales y difinissent la situation de chacun et le mode particulier de sa relation avec le divin. La religion sociale y trouve sa source et le principe de son renouvellement dans des expCriences intCrieures et personnelles; I’expirience intirieure y trouve son expression dans des conduites politiques.

Summary The distinction that we draw between social religion and a more personal, inner

religion was not suited to classical Greece. Each individual’s personal situation was determined by the social structures as was the peculiar nature of his relationship with the Divine. Here, social religion finds its source and the principle of its renewal in personal, inner experiences. Inner experience finds its expression in political behavior.

Zusammenfassung Die Unterscheidung zwischen einer Religion der Gesellschaft und einer person-

lichen, mehr inneren Religion kann nicht auf das antike Griechenland angewandt wer- den. Dessen Gesellschaftsstrukturen legen die Stellung des Einzelnen und die spezi- fischc Art seiner Beziehung zur Gottheit fest. Die Religion der Gesellschaft findet Ursprung und Erneuerung grundsatzlich in inneren, personlichen Erfahrungen; die innere Erfahrung aussert sich in politischen Verhaltensweisen.

Les mots sociktk, religion, spiritualiti, qui dkfinissent le thkme de nos entretiens recouvrent chacun des ensembles de faits extrkmement com- plexes. I1 s’agirait sans doute de considCrer leur intersection pour com- prendre comment ces faits d’ordres diffkrents s’articulent entre eux, mais il n’est pas certain que toutes les cultures dkfinissent de tels ensembles de pareille facon; en les analysant sebn nos propres catigories, nous cou- rons le risque de ne les point comprendre. La distinction que nous Ctablirons volontiers entre des pratiques religieuses sociales et une vie religieuse per- sonnelle ne me parait pas trks pertinente dans le domaine de la Grbce ancienne. Je vais tenter de le montrer dans un expos6 schkmatique. La dis- cussion y apportera, je l’espkre, des nuances et des complCments.

Dialectica Vol. 30, No 4 (1976)

Page 2: Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

268 Jean Rudhardt

I A. Une chose nous frappera d’emblte, si nous considtrons d’un point

de vue moderne les cadres sociaux dans lesquels la vie religieuse des Grecs se dCroule: les communautts cultuelles coi’ncident avec les groupements cons- titutifs de la sociCtC civile. Ce sont principalement la famille, le dkme ou commune et la citt. La famille possbde ses autels, ses cultes et ses fktes; dans le cas des grandes familles aristocratiques, son temple et parfois ses prbtres. De pareille faGon, le dbme a ses htros, ses dieux, son calendrier liturgique, ses sanctuaires et son clergC. Nous devrions en dire autant de la citt qui est, en Grkce, la plus importante des oommunautts religieuses.

ChargCs avant tout d‘assurer la correction des rites, les prktres ne forment ni un corps homogbne, ni une cattgorie d’individus sCparCs de l’ensemble de ceux qui participent au culte. Membres de la communautk qu’ils reprtsentent partiellement dans l’action rituelle, ils n’ont point d’autres qualitCs spkcifiques. Le mandat de la plupart d’entre eux est temporaire, comme sont habituellement temporaires les fonctions publiques. Dans un grand nombre de cas, ce ne sont pas eux qui sacrifient mais les autoritCs civiles du groupe: pbres de famille ou magistrats. Pour participer au culte, il faut et il suffit d’appartenir B la famille, au dbme, B la citC.

Ainsi, l’appartenance de l’individu B ces communautCs bien articulees entre elles dCfinit B la fois son identitt civile et les conditions de sa vie religieuse. La sauvegarde de la famille et de la citt est l’une des prkoccupa- tions, l’un des espoirs majeurs de tous les Grecs B l’tpoque classique. Alors que leurs idtes quant B l’au-delh sont diverses, souvent vagues ou incertaines, les oraisons funbbres nous apprennent que la survie de ces communautts leur parait essentielle: elle assure la permanence de ce qui donne un sens B la vie de chacun.

Du mCme point de vue moderne, nous observons cependant que certains cultes grecs dCrogent au principe que je viens d’dnoncer. Les Mystkres, ceux d’Eleusis par exemple, repivent des gens de diverses origines, hommes, femmes, enfants de toutes conditions, pourvu qu’ils parlent grec. L’en- semble de ceux qui participent B un tel culte - ensemble peu structurt d‘ailleurs - ne coi’ncide avec aucun des groupes familiaux ou politiques ni avec aucune des categories sociales que les institutions helltniques recon- naissent. Des prbtres aux fonctions diversifites y jouent un r61e plus impor- tant que dans les cultes ordinaires; ils semblent jouir d’un plus grand prestige et sans doute aussi d‘une plus grande autoritC.

Pour &tre admis B de tels mystbres, nous avons dit qu’il n’est pas indis- pensable de posstder une citoyenned, une idenditt ou un Ctat civil dtfinis.

Page 3: Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

Religion sociale et religion personnelle dans la Grkce Antique 269

I1 faut en revanche s’y faire initier. Or, cela rtsulte d’un choix personnel. Les Mystbres n’enseignaient sans doute aucune doctrine ClaborCe, mais les initiks en attendaient divers bienfaits. Les Mystbres leur offraient de <( douces espCrances >) quant ii l’au-deli

En bonne logique, de telles observations devraient nous conduire a penser que les cultes familiaux ou politiques inspirent une conduite, une piCd sociales, tandis que les religions initiatiques rCpondent aux aspirations personnelles des individus et nourrissent leur vie intCrieure. C’est pourquoi plusieurs auteurs modernes ont recherchC dans les Mystbres, l’expression la plus ClevCe de la spiritualit6 grecque. En rtalitt, les choses ne sont pas aussi simples.

B. I1 ne suffit pas de naitre d’un pbre et d’une mbre unis en mariage lCgitime pour appartenir a une famille grecque. Pour devenir membre de la famille, le nouveau-nC - qui pourrait n’2tre point agrCC - doit stre soumis B des rites d’initiation au culte domestique; au cours de son enfance, deux cCrCmonies successives l’introduiront dans le culte des phratries - groupe- ments organiques de la cite -, de telle sorte que nous pourrions considher les communautCs civiles elles-m6mes comme des groupements initiatiques. Bien qu’ils distinguent pourtant les mystbres des cultes politiques, les Grecs ne les tiennent point pour h6tCrogbnes; ils s’adressent les uns et les autres A des divinitks communes; de m6mes individus les pratiquent tous deux et la citC comme telle patronne les Mystbres.

Mais rien ne sert de nuancer encore ce tableau. Ce n’est pas en considC- rant d’un point de vue moderne les cadres sociaux de la vie religieuse hellt- nique que nous pourrons en saisir le sens. Cela ne nous permettrait de com- prendre ni la religion sociale ni la piCtC personnelle des Grecs ni, bien sijr, l’articulation qui les unit entre elles. Pour y parvenir, il faut entrer dans le systhme et dans le mouvement de penske ou les individus et les groupes so- ciaux eux-m6mes trouvent aux yeux des Grecs leur fondement et leur sens.

La pensCe dont les religions familiales et politiques sont solidaires situe la famille et la citC h I’intCrieur d’un ordre qui s’impose 8 la totalitt de l’univers; elle lie l’existence des sociCtCs 21 I’action de puissances oosmiques. La pikt6 familiale et la piCtC civique sont des modalitCs d’une attitude reli- gieuse personnelle ii 1’Cgard du monde. Or, si l’on considkre les attitudes qu’elles inspirent B l’tgard du monde, les religions initiatiques reprCsentCes dans 1’AntiquitC se rkpartissent en deux cattgories: a) celles qui enseignent B voir dans I’univers entier une manifestation du

tenter de rejoindre le divin ou d’y accorder ses conduites par divin; une action B l’inttrieur du monde.

Page 4: Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

270 Jean Rudhardt

b) celles qui enseignent B voir dans l’univers une digradation de la rCalitC divine et fuir le monde pour rejoindre le divin dans sa plCnitude origi- nelle. Les religions initiatiques du premier type coexistent aisCment avec la

religion politique. Celles du second type, moins aiskment; elles demeurent marginales en Grbce; nous n’en parlerons pas ici.

I1 La tradition religieuse faConne le comportement des individus ainsi

que leurs manibres de sentir et de penser mais, sous cette influence sociale, chacun d’eux vit une exp6rience personnelle. I1 faut connaitre les structures que la tradition impose aux consciences individuelles pour comprendre une telle expCrience mais il faut comprendre celle-ci, profondkment la ressentir, pour dkcouvrir le oontenu des structures sociales, leur fonction et leur raison d’ktre.

A. La tradition enseigne aux Grecs un ensemble de mythes qui tendent a s’ordonner dans un systbme: tous les grands mythes se rattachent a une cosmogonie. Le dkroulement cosmogonique conduit de 1’unitC confuse a la multiplicitt distincte; c’est un long processus de diffirenciation, de spCcifica- tion progressives. Au commencement de tout, il existe une substance 2 la fois cosmique et divine, sans forme et sans limite prCcises. De prernikres diffirenciations font apparaitre des entitis cosmiques et divines encore, qui se dClimitent rCciproquement et se situent dans un espace; le processus cosmogonique fait naitre ensuite des entitks divines, de mieux en mieux indivi- dualisCes, mais qui conservent des fonctions cosmiques, et des rCalitCs cos- miques de plus en plus diversifiCes mais qui conservent des qualitCs divines. Au terme de ces CvCnements, un dieu, Zeus, Ctablit un ordre dans la plura- lit6 des choses, ordre par lequel il tente de concilier l’un et le multiple. Cet ordre n’est pas statique mais dynamique; il dCfinit la loi de l’exercice des puissances et les conditions de leur Cquilibre.

Les dieux de la g6nCration de Zeus engendrent B leur tour; ils auront chacun de longues lignCes. Les crCatures nouvelles pourront encore mettre en pCril l’ordre des choses. I1 appartient B Zeus, assist6 par DikC - la Justice - de faire en sorte que cet ordre demeure prCservC, dans chaque circonstance nouvelle.

Le processus de spicification se poursuit. Or, la spkcification amenuise. Au terme des lignCes issues des dieux, les derniers individus n’ont plus qu’une existence de fait. Limit& dans l’espace et dans le temps, ils sont mortels: facticitC et mortalit6 sont un aboutissement de la spCcification.

Page 5: Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

Religion sociale et religion personnelle dans la Grkce Antique 27 1

Ainsi, les hommes naissent ici et la dans le monde, au terme de longues lignCes divines, unis aux dieux par cette filiation, sCparCs d’eux par la mor- talitk. I1 n’y a pas un rCcit unique de la crCation de l’homme. L’anthropo- gonie n’est pas le centre de la crCation. Le monde n’est pas l i pour I’homme; il ne trouve pas en lui sa raison d’ttre. Bien au contraire, les hommes, chaque sociCtC, doivent leur sens et leur raison d’&tre la place qu’ils occupent dans l’ordonnance cosmique. Dans ce sens, la pensCe mythique grecque est cosmocentrique et non point anthropocentrique. La place que chaque groupe social et chaque individu occupe dans le cosmos dCfinit le mode particulier de leur relation avec le divin; le monde tout entier est constamment pour eux le signe de l’ordonnance oh ils cherchent la norme de leurs conduites.

B. L’esprit faqonnC par cette tradition mythique, les Grecs font une expirience qui donne au mythe son contenu, ou celui-ci trouve le principe de son constant renouvellement: l’expkrience de la solidaritC qui unit I’homme aux autres hommes, comme au monde, et, B travers eux, A la tota- lite du divin. Une telle expCrience revtt deux aspects complCmentaires. Le Grec pergoit le phinornkne physique, biologique ou social comme la mani- festation d’une puissance sacrCe qui, sans coincider avec les rkalitis ou les forces de la nature et de l’histoire - rkalitCs ou forces justiciables A ses yeux d’une Ctude scientifique -, maintient cependant toutes les choses dans I‘existence au point que chaque homme, chaque collectivitk lui doivent leur dynamisme propre. Une part de son activitC religieuse vise B renforcer le lien qui I‘unit personnellement a cette puissance, B se laisser pCnCtrer par elle pour en &tre confortC. Mais une telle tentative lui semble assujettie A des regles. Son expCrience religieuse rev& en effet un autre aspect: il a le sentiment d’appartenir a un ordre sacrC. Cet ordre s’impose au monde comme aux sociktks; bien qu’il ne coincide ni avec l’ordre cosmique apparent ni avec l’ordre social Ctabli, ceux-ci peuvent toutefois le symboliser. Dans toute une part de son activitC religieuse, le Grec cherche 21 se maintenir a la place qui lui convient B I’intCrieur d’un tel ordre ou il s’efforce d’intCgrer chacune de ses conduites, mCme celles qui tendent a renouveler ou appro- fondir son contact personnel avec les puissances sacrCes. Hors de l’ordre, le surcroit d’energie qu’il devrait a un tel contact lui serait nCfaste; loin de le mettre en accord avec la totalit6 divine, il introduirait un ClCment de perturbation dans cette totalit6 mtme.

Ainsi, dans le vtcu de sa rencontre avec autrui ou avec le monde, chaque 6vCnement se donne au Grec de deux faCons complCmentaires: comme CvCnement circonscrit et positif, justiciable d’une description objec-

Page 6: Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

272 Jean Rudhardt

tive, d’une analyse conceptuelle, d’une Ctude scientifique et comme signe du processus B la fois cosmique et divin oil la puissance sacrCe se dCveloppe dans la conqukte d’un ordre, ordre dont 1’Cquilibre constamment menad, pourrait 1’Ctre par les activitts humaines elles-mCmes. Chaque CvCnement peut Ctre donc perqu dans sa signification mythique. L‘AthCnien a associe les guerres mCdiques B la guerre de Troie, la lutte de ThCsCe contre les Amazones et contre les Centaures, celle des dieux contre les gCants, ainsi que nous le montrent les metopes du ParthCnon; sous 1’Cclairage de ces mythes, il a sit& les guerres mCdiques dans le grand conflit qui oppose constamment le respect de l’ordre B la dCmesure; il en a dCchiffrC le sens de cette faqon. Lorsque les vents du nord dktruisirent les bateaux perses prks de l’EubCe, les AthCniens virent dans cet accident une intervention du dieu Borte, un parent de leurs anciens rois. A p r b la campagne, ils lui Clevitrent une chapelle au bord de 1’Ilissos et, pendant plusieurs andes, les potiers se plurent B illustrer le mythe de BorCe.

Lorsqu’ils dCcouvrent le souvenir de quelque CvCnement historique dans un rCcit mythique, certains auteurs croient avoir expliquC le mythe, mais leur explication est incomplbte. Le fait premier n’est pas un CvCnement historique pur et le processus de formation du mythe ne rCside pas dans une transformation secondaire que le souvenir collectif, avec le temps, impo- serait cette donnCe originelle, que l’on croit pure et objective. Le fait premier, fondamental, c’est la disposition B vivre 1’CvCnement dans sa signi- fication mythique, d’une manibre immCdiate. Parce qu’il est vCcu d’emblke d’une telle faqon, le souvenir de 1’CvCnement peut s’intkgrer ensuite dans l’ensemble des rCcits mythiques prkexistants.

C. Les pratiques rituelles sont solidaires de I’expCrience que je viens d’Cvoquer. ConsidCrons bribvement un des rites les plus importants du culte grec: le sacrifice du type 6uoia. Des gestes prkliminaires visent a con- centrer de la puissance sacrCe dans la victime, particulibrement dans quel- ques-uns de ses organes que l’on tient pour vitaux. Lorsqu’elle est abattue, et ses entrailles ouvertes, les principaux officiants manient ces organes pCnt- trCs de sacralitC; ils en mangent de petits morceaux qu’ils font rdtir a la f l a m e de l’autel. La chair de l’animal est ensuite partagCe entre tous les assistants et ceux-ci la consomment 5 leur tour. Cependant, soustraite a l’usage des hommes, une part de la victime a CtC br6lCe sur I’autel, pour les dieux qui s’en nourrissent a leur faqon. De mCme que tout repas Ctablit un lien entre les commensaux, de mCme le repas sacrificiel Ctablit un lien entre les hommes et les dieux qu’ils ont invoquis. Ainsi, le sacrifice com- munique aux hommes une part des forces sacrCes ooncentrkes dans la vic-

Page 7: Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

Religion sociale et religion personnelle dans la Grtce Antique 273

time; dans un symbolisme diffkrent, il instaure une solidaritC nouvelle entre les hommes et les dieux. Mais cette premibre analyse est incomplbte. Les Grecs sacrifient dans des circonstances prCcises. 11s le font notamment avant toute entreprise importante; ils prononcent alors des pribres Cnonqant I’inten- tion dans laquelle ils accomplissent le rite. Lorsque le ventre de la victime est ouvert, ils en examinent les entrailles dont la configuration leur apprendra l’tchec ou le succbs de la cCrCmonie. Si les signes observCs sont difavorables, les Grecs renonqent a leur entreprise ou la diffkrent jusqu’a ce qu’un sacrifice ulttrieur leur donne de meilleurs rCsultats. La pribre a CtC prononcCe lors des rites prkliminaires; en concentrant une charge de sacralit6 dans la victime, ils ont Ctabli du m&me coup une correspondance entre la disposition de ses organes, le dessein des officiants et l’ordre du monde, de telle sorte que l’aspect des entrailles rCvClera I’accord ou le dCsaccord du projet humain avec l’ordre sacrC des choses. Par le sacrifice, le Grec cherche donc renforcer 1’efficacitC de ses propres conduites en acquCrant un surcroit de puissance et vise du mkme coup les intCgrer dans un ordre auquel il se soumet, faute de quoi, la sacralit6 mobilisCe par le rite produirait des eifets ntfastes. Un pareil respect de l’ordre religieux commande le dCrou- lement de toute la cCrCmonie. Le partage de la victime entre les hommes et les dieux obtit en effet a des rbgles prCcises. Les hommes reqoivent la viande de boucherie, tandis que la part des dieux est surtout formCe de graisse et d’os; peu savoureuse sans doute, cette part est Cminement sacrCe. Si donc les hommes consomment de la viande sacralisCe, un lot de la victime Cgalement sacralisde est brOlC sur l’autel; la puissance mobilisCe par le rite est partielle- ment absorbCe par l’homme, partiellement rendue au domaine divin, de telle sorte que l’bquilibre dynamique des choses est conservC. Le Grec exprime une idCe pareille dans un autre langage. Le dCcoupage de la victime reproduit le partage du bceuf proposC a Zeus par PromCthCe. Or, ce par- tage avait dCclenchC une suite d’Cv6nements mythiques qui ont CloignC les hommes des dieux pour les placer l’inttrieur de l’ordre, dans des situations qui conviennent ?i la diffCrence de leurs natures. Le rappel de tels CvCne- ments dans I’acte sacrificiel signifie que celui-ci Ctablit une relations entre les hommes et les dieux, sans abolir la distance qui doit &parer le mortel de I’immortel dans l’ordre universel.

I11

Ces indications schkmatiques sur le systbme mythique et sur le rituel sacrificiel hdllkniques nous laissent entrevoir un type de mentalitC, une forme de pensCe dans laquelle il faut pCnCtrer pour comprendre la religion des Grecs et saisir 1’Ctroite complCmentaritC qu’elle Ctablit entre la vie intt-

Page 8: Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

274 Jean Rudhardt

rieure et I’activitC sociale. Elle leur inspire deux dCmarches que notre analyse peut distinguer, bien qu’elles soient, en fait, indissociables: la recherche d’une communication avec la puissance divine - la recherche d’une soumission B l’ordre sacre.

La communication avec la puissance trouve l’une de ses formes extremes dans la possession. Sous ce nom approximatif, je dCsigne diffCrents phCno- mknes qui prtsentent un trait commun. Une puissance, personnelle ou non, domine la pensCe, les sentiments, les conduites d’un individu ou lui dicte ses propos.

La possession est, aux yeux des Grecs, une des sources de la mantique. 11s tiennent certains des personnages dont ils Ccoutent ou recueillent les oracles, pour des possbdks, frappCs de dClire. Ces dClirants ne sont pas les auteurs de leurs discours; une puissance les habite et les fait parler; ils sont inspirts par un dieu.

Platon considhe les pobtes c o m e des Ctres semblables A de tels devins: ils chantent sous l’effet d’une vCritable possession divine. Les grandes epo- ptes dCbutent par une invocation aux Muses, a la Muse, B la divinitt; il nc s’agit pas d’un simple procCdC littkraire, mais d’une vCritable prikre par laquelle un pobte sollicite l’inspiration. Par sa voix, c’est la divinite meme qui doit chanter, comme elle s’exprime par la bouche de I’oracle.

La possession peut rCsulter de l’initiative divine, mais I’homme essaye aussi de la provoquer; il recherche souvent une communication moins brutale avec la puissance divine. A cette fin, il utilise diverses techniques rituelles. Les devins y .ant parfois recours; nous avons vu que le pokte prie. Le sacri- fice nous a fourni l’exemple d’une pareille technique; l’incantation, le chant, la danse nous en offriraient d’autres; il faudrait y ajouter la consommation du vin et, dans certains cas peut-Ctre, l’union sexuelle. Nous savons d’autre part que les relations avec les puissances sacrtes sont assujetties au respect de l’ordre religieux; lorsque celui-ci est perturb&, le contact des forces reli- gieuses produit des effets redoutables. La possession terrasse 1’Cpileptique; il est habit6 par la puissance sacrCe; en sa prCsence, les femmes poussent un cri pareil ii celui qu’elles profkrent lors des sacrifices, au moment oh la victime est abattue, c’est-A-dire A l’instant oh elle atteint sa plus grande charge de sacralitk. En touchant les organes d’une victime, l’assermentk est entre en contact avec les forces religieuses qui s’y trouvent concentrtes; elks le dominent dCsormais, favorablement s’il est fidble h son serment mais d’une manikre terrifiante dans le cas contraire; elles frappent de stCrilitC les champs du parjure et peuvent anCantir sa descendance. On ne recherche donc pas le contact avec la puissance sacrCe sans prendre des prhcautions

Page 9: Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

Religion sociale et religion personnelle dam la Grirce Antique 275

qui en assurent la 1CgitimitC et permettent l’intigration de l’homme pinCtrC de cette puissance, puis celle de toutes ses conduites, dans l’ordre religieux des choses. Nous avons vu comment le sacrifice y pourvoit. La danse, dont le dkchainement favorise le dClire, est aussi soumission au rythme et aux figures; le discours inspirC du pokte obCit aux exigences du mktre. Le calendrier religieux de la citC menage un temps pour la possession bachique - que d’ailleurs le rituel exalte mais discipline du mCme coup - de ma- nikre B la rendre possible sans dommage pour l’ordre social et bCnkfique pour la communautC; la citd rCintkgre les mCnades en son propre sein, tirant profit de l’intimitk qu’elles lui assurent avec Dionysos. Ainsi, le Grec ne recherche pas la communication avec la puissance dans n’importe quelle condition; il faut ajouter qu’elle n’est jamais pour lui une fin ultime; c’est en agissant qu’il s’intkgre dans I’ordre sacrt. Sous I’effet d’une possession divine, le devin enseigne aux hommes des conduites; le pokte inspirC parle conjointement du divin, du monde, des hommes et de leurs sociCtCs; or les Grecs ne trouvent pas seulement dans son discours un moyen de mieux comprendre leur propre situation, ils y cherchent aussi des modkles de com- portement.

De m@me qu’une relation indue avec les puissances sacrCes produit des effets nCfastes dans un ordre qu’elle perturbe, de m&me une infraction B I’ordre religieux met celui qui en est l’auteur en contact brutal et pernicieux avec les forces sacrCes. Le meurtre soumet celui qui l’a perpCtrC B l’emprise d’une puissance dCrCglCe dont les effets sont aussi terribles que ceux du par- jure. Ainsi, l’infraction peut &tre sacralisante. Le criminel Oedipe est rev6tu de sacralit&; il fait horreur et fascine; il est investi d’une telle puissance que sa dCpouille doit assurer la prospCritC de la terre qui l’abritera.

I1 faut comprendre ces diffCrents faits en considiration d’une pensCe glo- bale. Le monde et les sociCtCs humaines dont toute la mythologie kclaire sym- boliquement la signification appartiennent l’ordre universel, B I’intCrieur duquel seulement l’homme peut Ctre en contact bCn6fique avec le divin. C’est pourquoi les groupes oonstitutifs de la sociCtC civile forment le cadre lkgitime le plus immCdiat de toutes ses activitCs religieuses. Mais ces struc- tures sociales ont un sens dans la mesure seulement ou elles favorisent l’exercice ou le dCploiement des puissances sacrtes qui animent le monde. C’est pourquoi, non sans prkcaution sans doute, mais avec constance, la religion civique favorise les experiences personnelles ou les individus se laissent soumettre B I’emprise de telles puissances. De m&me qu’elle Ccoute les devins ou les poktes inspirks, de m&me qu’elle absorbe les rites diony- siaques et leurs mCnades, de m&me elle admet l’existence de cultes mystC- riques et favorise les plus importants d’entre eux.

Page 10: Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce Antique

216 Jean Rudhardt

En conclusion, sociale dans ses formes institutionnelles et dans le mode de sa transmis-

sion, la religion politique trouve sa source dans la relation personnelle d’in- dividus privilCgiCs avec le divin: po&tes inventeurs de mythes, devins ou autres inspirCs fondateurs de rites. Elle trouve le principe de sa continuit6 et de son renouvellement dans la relation personnelle de tous avec les puissances sacrCes - relation que le rite a notamment pour fonction de favoriser. Ce n’est toutefois pas dans une telle relation que la religion grecque trouve son aboutissement. Les modalitCs du contact de chaque individu avec le divin sont conditiondes par la place qu’il occupe dans l’ordre universel; ce contact ou cette inspiration lui permettent d’inventer son action d’une manikre lCgitime, sans troubler 1’Cquilibre cosmique; c’est par une telle action seulement qu’il se met lui-m&me en parfait accord avec le divin. Ainsi, l’inspiration la plus personnelle trouve son accomplissement dam une conduite politique.

Un personnage dont nous connaissons peu de choses, mais nous savons du moins qu’il fut un maitre de spiritualitk, Pythagore, eut uae activit6 poli- tique. Socrate - qui doit l’essentiel de ses malheurs devant les tribunaux athkniens au fait qu’il obCit la voix de son dCmon intCrieur - est con- stamment soucieux, jusqu’a la prison et jusqu’a la mort, d’obCir aux lois de la citC. Platon, dont toute la mCditation vise a libCrer l’bme des liens qui l’attachent au corps, Ccrit la Rkpublique; il s’engage dans une malheureuse aventure politique en Sicile et son dernier ouvrage est un projet politique, intitulC Les Lois. Individus d’exception, ces penseurs demeurent sur ce point en plein accord avec la tradition religieuse de la GrBce.

Si I’expCrience intCrieure trouve ainsi l’un de ses aboutissements dans une conduite sociale, il faut ajouter que les Cvtnements politiques peuvent &tre VCCUS comme une experience intCrieure par chaque individu. Ainsi que nous l’avons constatk, la situation de chacun dans l’ordre religieux est par- tiellement dCfinie par son appartenance & des groupements familiaux ou politiques; c’est a travers eux, comme c’est travers le monde, qu’il entre en rapport avec le divin. La religion sociale Cclaire donc pour chaque indi- vidu le sens de son existence personnelle.

Universite‘ de Geneve

Dialectica Vol. 30, No 4 (1976)