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Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 56 (2008) 311–313 Atelier Renaître et devenir mère en exil Revive and become a mother in exile F. Ligier , S. Rothenburger, N. Hays, D. Sibertin-Blanc Pôle de psychiatrie infantojuvénile, centre psychothérapique de Nancy, 1, rue du Dr-Archambault, 54520 Laxou, France Résumé Les symptômes développés durant la grossesse par une jeune femme arménienne, rencontrée lors de notre activité de psychiatrie de liaison à la maternité régionale de Nancy, nous ont interrogés sur l’impact de l’exil dans le processus de maternalité. Quels sens attribuer à la régression massive de la patiente ? Peut-on évoquer une dépression essentielle ? Comment l’accompagner, la soutenir dans cette période de remaniement psychique ? © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract Symptoms developed during the pregnancy of an Armenian young woman, met during our activity of link psychiatry in the Regional Maternity of Nancy, questioned us about the impact of the exile on the process of motherhood. What meaning should be attributed to the massive regression of the patient ? Can we think of an essential depression ? How to accompany her, how to support her for this period of psychical reorganization? © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Dépression essentielle ; Exil ; Maternalité ; Régression Keywords: Essential depression; Exile; Motherhood; Regression 1. Introduction Dans le cadre de notre activité de psychiatrie de liaison à la maternité régionale de Nancy, nous avons rencontré Mme A., jeune femme enceinte et réfugiée politique d’origine armé- nienne. Dans cet exposé, nous abordons le questionnement diagnos- tique mené face à la régression massive présentée par la patiente, l’impact du traumatisme de l’exil sur le processus de maternalité, et la mise en place d’un cadre thérapeutique pluridisciplinaire [1]. 2. Situation clinique Avant de la rencontrer à la maternité, nous avions déjà entendu parler de Mme A. par la sage-femme du service de Auteur correspondant. Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, hôpital d’Enfants, rue du Morvan, 54511 Vandœuvre-lès-Nancy cedex, France. Adresse e-mail : [email protected] (F. Ligier). protection maternelle infantile (PMI), sollicitée à six semaines de grossesse par la patiente angoissée. Agée de 32 ans, Mme A. est enceinte pour la seconde fois après une fausse couche précoce, deux ans plus tôt, suivie de manifestations psychosomatiques diverses. Mme A. a fui son pays six ans auparavant dans un climat de menace vitale. Elle vit avec son compagnon qui est en situation irrégulière, dans un studio à proximité de sa sœur qui est mariée, a des enfants et héberge ses parents. La jeune femme est interprète arménien/russe/franc ¸ais et ne travaille plus depuis son exil. Cette seconde grossesse a rapidement plongé Mme A. dans un état régressif et de dépendance extrême. Elle se dit « sans force », reste alitée et sollicite l’assistance de sa mère pour la toilette et des repas fréquents. Le suivi de la grossesse est très irrégulier, assuré par la sage- femme de PMI à domicile et lors de consultations au service des urgences. Mme A. est hospitalisée à deux reprises à la maternité, à cinq, puis à huit mois de grossesse, en service anténatal, en rai- son d’une asthénie et de douleurs pelviennes. Aucune étiologie organique n’est retrouvée. 0222-9617/$ – see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2008.01.001

Renaître et devenir mère en exil

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Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 56 (2008) 311–313

Atelier

Renaître et devenir mère en exil

Revive and become a mother in exileF. Ligier ∗, S. Rothenburger, N. Hays, D. Sibertin-Blanc

Pôle de psychiatrie infantojuvénile, centre psychothérapique de Nancy, 1, rue du Dr-Archambault, 54520 Laxou, France

ésumé

Les symptômes développés durant la grossesse par une jeune femme arménienne, rencontrée lors de notre activité de psychiatrie de liaison à laaternité régionale de Nancy, nous ont interrogés sur l’impact de l’exil dans le processus de maternalité. Quels sens attribuer à la régression massive

e la patiente ? Peut-on évoquer une dépression essentielle ? Comment l’accompagner, la soutenir dans cette période de remaniement psychique ?2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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Symptoms developed during the pregnancy of an Armenian young woman, met during our activity of link psychiatry in the Regional Maternityf Nancy, questioned us about the impact of the exile on the process of motherhood. What meaning should be attributed to the massive regressionf the patient ? Can we think of an essential depression ? How to accompany her, how to support her for this period of psychical reorganization?

2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

ots clés : Dépression essentielle ; Exil ; Maternalité ; Régression

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eywords: Essential depression; Exile; Motherhood; Regression

. Introduction

Dans le cadre de notre activité de psychiatrie de liaison àa maternité régionale de Nancy, nous avons rencontré Mme., jeune femme enceinte et réfugiée politique d’origine armé-ienne.

Dans cet exposé, nous abordons le questionnement diagnos-ique mené face à la régression massive présentée par la patiente,’impact du traumatisme de l’exil sur le processus de maternalité,t la mise en place d’un cadre thérapeutique pluridisciplinaire1].

. Situation clinique

Avant de la rencontrer à la maternité, nous avions déjàntendu parler de Mme A. par la sage-femme du service de

∗ Auteur correspondant. Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent,ôpital d’Enfants, rue du Morvan, 54511 Vandœuvre-lès-Nancy cedex, France.

Adresse e-mail : [email protected] (F. Ligier).

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222-9617/$ – see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.oi:10.1016/j.neurenf.2008.01.001

rotection maternelle infantile (PMI), sollicitée à six semainese grossesse par la patiente angoissée.

Agée de 32 ans, Mme A. est enceinte pour la seconde foisprès une fausse couche précoce, deux ans plus tôt, suivie deanifestations psychosomatiques diverses.Mme A. a fui son pays six ans auparavant dans un climat de

enace vitale. Elle vit avec son compagnon qui est en situationrrégulière, dans un studio à proximité de sa sœur qui est mariée,des enfants et héberge ses parents.

La jeune femme est interprète arménien/russe/francais et neravaille plus depuis son exil.

Cette seconde grossesse a rapidement plongé Mme A. dansn état régressif et de dépendance extrême. Elle se dit « sansorce », reste alitée et sollicite l’assistance de sa mère pour laoilette et des repas fréquents.

Le suivi de la grossesse est très irrégulier, assuré par la sage-emme de PMI à domicile et lors de consultations au service desrgences.

Mme A. est hospitalisée à deux reprises à la maternité, àinq, puis à huit mois de grossesse, en service anténatal, en rai-on d’une asthénie et de douleurs pelviennes. Aucune étiologierganique n’est retrouvée.

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12 F. Ligier et al. / Neuropsychiatrie de l’en

L’attitude tyrannique et de dépendance extrême de la patienteuscite chez tous les intervenants des sentiments d’échec, de rejett de solitude. C’est dans ce contexte que nous la rencontrons,insi que son conjoint.

Lors de notre premier entretien, la jeune femme est amai-rie, voûtée, peu expressive. Elle parle lentement et d’une voixiguë. Si Mme A. accepte facilement notre présence, elle resteéfiante lorsque nous nous intéressons à son histoire, recentrant

e discours sur les dysfonctionnements de son corps qui, selonlle, justifient une hospitalisation jusqu’à l’accouchement, aveces perfusions de vitamines.

Quant à son bébé, elle le vit comme un persécuteur qui « luirend toute sa force » et parle d’accoucher à cinq mois, dès qu’ilsera viable ».

Au cours de sa deuxième hospitalisation, Mme A. se livreavantage. Outre ses plaintes somatiques, elle nous confie alorsue son manque de force est ancien, « depuis une rupture affec-ive et un échec universitaire ». Elle associe son impossibilitéctuelle de « se porter » à d’autres faits : « c’est lourd quand onst accusé d’avoir fait quelque chose et que ce n’est pas vrai ».insi, elle nous apprend avoir été accusée à tort dans un attentatolitique, avec pour conséquence l’exil de sa famille.

Mme A. accouche à terme d’une petite fille. À des gesteshaleureux envers son bébé succèdent des moments de lâchage,e qui suscite de l’inquiétude chez les intervenants, d’autant plusue les plaintes somatiques perdurent.

. Discussion diagnostique

Devant cette intense régression, un manque de mots autoure sa souffrance, une impression de vide interne, une angoisseassive sous-jacente et des propos projectifs sur le bébé à venir,

ous avons tout d’abord redouté chez cette jeune femme unetructure psychotique. Cependant, l’évolution clinique, la rela-ion que nous avons pu établir progressivement avec elle et leontre-transfert des équipes nous ont amenés à reconsidérer cetteypothèse.

Le phénomène de régression induit par la grossesse, en raisone la reviviscence d’expériences infantiles [1,2], suffisait-il àxpliquer la symptomatologie de Mme A. ?

L’intensité de ses troubles, les signes de décompensa-ion somatique, sa grande tristesse : « quand je me regardeans le miroir, mes yeux sont morts » nous ont fait évo-uer une dépression essentielle [3–5]. Son tonus psychique,bjectal et narcissique était diminué, sa psyché semblaitauvre, sa pensée opératoire et son univers fantasmatiquenexistant.

. Quel sens donner à l’effondrement de Mme A. ?

La fausse-couche antérieure ne suffisait pas, à elle seule, àxpliquer le tableau observé de véritable sidération, au sens trau-

atique. Outre la perte d’objet qu’il représentait, cet évènement

emblait avoir déstabilisé le narcissisme déjà fragile de la jeuneemme et probablement réactualisé d’autres deuils plus ou moinsésolus [6].

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.1. L’exil

Déracinée, Mme A. avait perdu ses enveloppes, ses conte-ants culturels, les sensations sur lesquelles s’était construiton psychisme [7,8]. Les souvenirs et les émotions liés à sonays natal semblaient indicibles, voire impensables. Elle y fai-ait parfois référence par ses demandes d’enveloppement et’hospitalisation prolongée.

.2. Que faisait ressurgir la maternité dans cette situation ?

Mme A. était confrontée au dilemme retrouvé chez les mèresxilées, entre « donner naissance » et « mettre au monde » [9,10].

Elle attendait un bébé réparateur, qui allait la guérir, la faireenaître à la vie.

Le bébé réel qu’elle allait mettre au monde en France gran-irait dans une autre culture, une autre langue, l’amènerait àompre avec sa terre natale. Le bébé imaginaire consolateurevenait le bébé désolateur, étranger à sa mère. La dépressionsychosomatique lui permettait de faire face à cet effondrement.

. Quel projet thérapeutique mettre en œuvre ?

L’objectif prioritaire était de construire autour de Mme A.n cadre sécurisant sur lequel elle pourrait s’étayer pour se sen-ir accueillie et accueillir son bébé, après avoir repris un suivibstétrical régulier.

.1. Gagner sa confiance et lui redonner confiance

Nous avons choisi de respecter ses symptômes, sa demandee soigner son corps affaibli, et de ne rien exiger d’elle qui’obligerait, en se révélant, à ouvrir des plaies anciennes, auisque de la désorganiser.

.2. Étayage institutionnel

Mme A. avait contribué à édifier autour d’elle un mur’hostilité et généré des contre-attitudes agressives de rejet.

Nous avons travaillé avec les différents intervenants deremière ligne (PMI, services obstétricaux, infirmières de psy-hiatrie générale) afin qu’ils percoivent que les symptômes dea patiente, les plus irritants qu’ils soient, correspondaient à’expression de malheurs qui lui appartenaient et qui faisaientorps avec elle et avec son histoire. Nous souhaitions qu’ils seégagent des projections dans lesquelles ils étaient enfermés,our qu’ils retrouvent une capacité de rêverie de Mme A. et deon bébé [11].

. Conclusion

Cette rencontre clinique, les symptômes de régression intense

t de dépression essentielle développés par cette jeune femmerménienne, réfugiée politique et enceinte, nous ont sensibili-és à ce que représente le poids de l’exil dans le processus deaternalité.
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[9] Altounian J. La survivance. In: Traduire le trauma collectif. Paris: Dunod;2000.

F. Ligier et al. / Neuropsychiatrie de l’en

Pour devenir mère dans un pays d’accueil, la femme déraci-ée doit faire face à des scenarii d’abandon et de trahison quieuvent faire vaciller son identité. Et ce n’est qu’au prix de’élaboration des deuils liés au pays natal qu’elle pourra enfinenaître, et peut être dégager son enfant de conflits de loyautémpossibles.

éférences

[1] Racamier PC. Mère mortifère, mère meurtrière, mère mortifiée. Paris: ESF;

1978.

[2] Bydlowski M. La dette de vie. In: Itinéraire psychanalytique de la maternité.Paris: PUF; 1997.

[3] Marty P. L’ordre psychosomatique : les mouvements individuels de vie etde mort. Paris: Payot; 1980.

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[4] Marty P. La dépression essentielle. Rev Fr Psychanal 1968;3:22–5.[5] Fain M. Régression et psychosomatique. Rev Fr Psychosom

1996;9:197–202.[6] Leon I. Conceptualisation psychanalytique de la perte d’un enfant

en période périnatale. Un modèle pluridimensionnel. Devenir 1995;1:9–30.

[7] Moro MR, Nathan T, Rabain-Jamin J, Stork H, Djouher SA. Psychopatho-logie du bébé. Paris: PUF; 1989.

[8] Giraud F, Moro MR. La parentalité. In: Défi pour le troisième millénaire.Paris: PUF; 2002.

10] Benslama F. Qu’est-ce qu’une clinique de l’exil ? Evol Psychiatr2004;69:23–30.

11] Bion WR. Aux sources de l’expérience. Paris: PUF; 1991.