Renault Emmanuel, Souffrances Sociales

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    Recherches sociologiqueset anthropologiques40-1 | 2009 :

     Autour de la socio-anthropologie du jeu À propos de livres

    RENAULT Emmanuel, Souffrancessociales. Philosophie,

     psychologie et politiqueParis, La Découverte, 2008, 405p.

    NICOLAS M ARQUIS

    p. 181-184

    Te xte intégral 

    L’objectif de l’ouvrage d’E. Renault est d’envergure : montrer qu’il est possible de

    faire de la notion de souffrance sociale un concept à vertu descrip tive, mais aussi àportée analytique et critique pour les sciences sociales. Pour cela, la démonstrationdoit s’inscrire en faux contre une tendance relativement importante dans l’étude dusocial, en sociologie notamment. Suivant une perspective initiée par Foucault entreautres, cette tendance constructiviste met sérieusement en doute le fait que lechercheur puisse faire usage de concepts comme celui de “souffrance sociale” sansparticiper lui-même au maintien du système qu’il tente de critiquer par ailleurs. Parlerde “souffrance sociale” quand il s’agit de problèmes qui peuvent relever d’une toutautre nature conduirait, selon cette approche constructiviste, à pathologiser, àpsychologiser le social, à en présenter une vision “victimisante”, et au final à voiler la

    “véritable” origine des problèmes. Renault retourne entièrement cette mise en cause duconcept : «Lorsque la sociologie récuse l’étude de la ‘‘souffrance sociale’’ en raison de ladimension trop psychologique ou trop culturelle de cet objet, elle participeindirectement au discours technocratique qui évacue la question de l’injustice et de ladomination vécues parce qu’elles ne sont susceptibles d’aucune expertise scientifique.Lorsque la psychologie ou la psychanalyse refusent d’analyser les facteurs sociaux dela souffrance, elles contribuent indirectement à confirmer l’idée que la souffrance est

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    une grandeur purement individuelle et que toute critique de la souffrance sociale neconsiste en définitive qu’en une psychologisation ou une moralisation illégitime»(p.7).

    C’est d’abord à une analyse des multiples objections soulevées par l’idée desouffrance que l’auteur se consacre. Il analyse les coordonnées de la controverseactuelle, avec en ligne de mire la critique du soupçon que fait peser l’approcheconstructiviste (et l’utilisation parfois abusive de la notion d’épistémè) sur la notionincriminée. Renault privilégie plutôt une approche qui serait en mesure d’expliquer

    quels intérêts (non au sens économique du terme) ont les individus et les groupes àmobiliser le lexique de la souffrance : qu’est-ce que celui-ci leur permet de mettre enquestion, d’exprimer, de critiquer, de visibiliser ? etc. En écho aux travaux de J.-L.Genard1 notamment, Renault pose que la sensibilité largement partagée au lexique dela souffrance, de même que les problèmes que connaissent les individus, préexistaientà la qualification terminologique en vogue actuellement. De ce fait, l’auteur met endifficulté l’argument constructiviste, qui postule, dans sa version extrême, que lesproblèmes sont créés en même temps que les mots qui les expriment.

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    Plusieurs appréhensions de la souffrance et des pathologies sociales ont existé dansl’histoire des idées : l’approche naturalisante et euphémisante de la souffrance

    proposée par l’économie politique, celle de la médecine sociale émergente qui tente dedévelopper un discours critique adapté à de nouvelles réalités sociales, le modèlesociologique qui, à travers Durkheim, tente de lier pathologie et anomie. Renaultconsidère cependant que c’est Freud, à travers le modèle anthropologique proposédans  Le malaise dans la civilisation notamment, qui développe l’approche la plusconvaincante. En se basant sur la distinction entre souffrance normale et anormalecausée par la vie ensemble, la thèse de Freud est aux antipodes de celle de Durkheim :ce sont les sacrifices imposés par la société qui engendrent les situations de souffrance.Renault insiste également sur ce qu’il considère comme la supériorité du modèlepsychanalytique sur le modèle sociologique : à la différence du second, le premiers’autoriserait à comprendre la souffrance comme une forme d’expérience ou un rapportspécifique que les individus entretiennent avec les difficultés sociales et psychiquesauxquelles ils doivent faire face (p.301).

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    C’est dans les deux derniers chapitres que l’auteur présente, à la lumière desenseignements tirés, sa conceptualisation de la notion de souffrance sociale. Celle-cidevrait prendre en compte, au-delà du contenu de la souffrance, la composantedynamique (et par là, complexe) de l’expérience de souffrance. «En ce sens, le conceptde souffrance sociale désigne bien une imbrication complexe du psychique et du social,du biographique et du contextuel, du structurel et de l’occasionnel» (p.333). L’auteurdétaille les usages que le citoyen comme le chercheur peuvent faire du concept desouffrance sociale dans un contexte où les garants cognitifs et pratiques d’une critique

    de la société ne sont pas forcément au rendez-vous (c’est-à-dire, dans un contexte oùles éléments et situations sur lesquels devrait porter cette critique ne sont pasforcément identifiables, et partant, identifiés). On peut résumer ces usages commesuit. L’idée de souffrance sociale sert a) à justifier la critique philosophique du mondedans lequel nous vivons, b) à décrire le plus correctement possible certains vécus que le

     vocabulaire théorique ou politique classique ne peut ressaisir, c) à comprendrel’absence éventuelle de réactions face à des situations d’injustice ou de souffrancepourtant criantes, et enfin, dans une perspective irénique plus habituelle, d) à libérerles individus en situation de souffrance via des mécanismes de prise de conscience. «Ils’agit de jouer sur les ressorts à la fois cognitifs et affectifs de la critique, en proposant

    des modes d’intelligibilité du monde social contribuant à induire de nouveauxrapports à sa propre souffrance et à celle d’autrui, et, de ce fait, un nouveau rapportpratique au monde qui les produit, et de nouvelles possibilités de revendication»(p.379). Selon Renault, il est également indispensable de réfléchir au référent cognitif que l’on mobilise pour développer une critique pertinente : en vertu de quoi critiquer ?Dans le cas d’une approche qui renvoie à la souffrance sociale, l’éthique dudéveloppement personnel, ou même les capabilities à la manière d’A. Sen, ne suffisent

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     Notes

    1  GENARD J.-L., La grammaire des responsabilités, Paris, Cerf, 1999.

     Pour citer cet article

     Référence électroniqueNicolas Marquis, « RENAULT Emmanuel, Souffrances sociales. Philosophie, psychologie et  politique  », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 40-1 | 2009, mis enligne le 11 février 2011, consulté le 18 avril 2016. URL : http://rsa.revues.org/331

     Auteur 

    pas à gérer les revendications normatives liées au noyau dynamique de la souffrance(p.385), bref à ce qui s’exprime dans ce genre de situation.

     À l’ombre d’auteurs comme Das, Kleinmann, Honneth, Bourdieu (celui de  Lamisère du monde), E. Renault réalise en fait ici un exercice de réhabilitation,d’adaptation d’une posture critique à un contexte social particulier. Il s’inscrit dans lalignée d’A. Honneth qui proposait de concevoir la critique comme une «mise au jour»,c’est-à-dire comme un exercice de visibilisation des expériences de souffrance pourlesquelles les mouvements sociaux et politiques ne disposent pas de référents cognitifs

    (lorsqu’il y a par exemple absence de vocabulaire, ou de porte-parole pour l’exprimer)et/ou normatifs (par exemple, le fait qu’un contexte normatif uniquement défini entermes de justice ne permette pas d’appréhender “ce qui ne va pas” dans certainessituations). Selon le mot de B. Ravon, cité dans l’ouvrage, il s’agit, via  l’inclusion del’idée de souffrance sociale comme objet et comme outil de recherche, de rétablir, pourdes personnes fragilisées par certaines expériences, les «conditions d’une actionpossible».

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    Si l’auteur avance l’idée que seule une approche transdisciplinaire est en mesure defaire face à cet objet multiforme, il n’est pas inintéressant de noter que la sociologien’apparaît pas parmi les trois disciplines présentes dans le sous-titre de l’ouvrage,

    alors même qu’à plusieurs reprises, Renault signale que l’idée de pathologie sociale futfondatrice pour la problématique originelle de la discipline sociologique,particulièrement chez Durkheim. Il semble reprocher à l’approche sociologique le faitqu’elle privilégie l’analyse des conditions structurelles au détriment de l’appréhensionde l’expérience (individuelle ou collective) que constitue la souffrance. Et c’est bientoute la difficulté à laquelle l’auteur se confronte : permettre à l’analyste de combinerune description exigeante de la structure de l’expérience de souffrance et des éprouvésnégatifs liés à une souffrance d’origine sociale, sans pour autant que cette focalisationsur le concret de l’expérience n’empêche l’analyse des facteurs sociaux potentiellementproducteurs de situations favorables à l’émergence de ce type d’expérience.

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    On peut se demander si l’attention quasi  uniquement concentrée sur les approchesconstructivistes d’obédience foucaldienne et sur d’autres approches sociologiquesrelativement déterministes qui, chacune à sa manière, déconsidèrent la prise encompte de l’expérience de souffrance et de ses conséquences, n’occulte pas le fait qued’autres auteurs qui s’inscrivent dans la discipline sociologique tentent de se rendrecapable d’étudier la boîte noire que constitue l’expérience, qu’elle soit de souffrance ouautre. On peut par exemple penser aux travaux influencés par la phénoménologieet/ou par la conception pragmatique de l’expérience (issue entre autres de Dewey), ouencore aux sociologies que l’on pourrait dire “de l’engagement et des dispositifs”, oùinterviennent les questions de confiance, d’intéressement, etc., autant de composantesde l’expérience que la souffrance (particulièrement d’origine sociale) peut mettre à

    mal, ainsi que le montre ce riche ouvrage.

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    Nicolas Marquis

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