11
1 La responsabilité sans faute de l´Union Européenne et le dédommagement des victimes de mesures de rétorsion américaines. Par PD Dr. Athanasios Gromitsaris Faculté Juridique de l´ Université Friedrich-Schiller, Jena, Allemagne Résumé L´article examine les chances d´indemnisation des entreprises européennes touchées par les mesures de rétorsions américaines à la suite de l´institution d´un embargo contre la viande bovine américaine traitée avec des hormones de croissance. Les exportateurs européens vers les Etats Unis subissent un préjudice spécial et anormal qui doit être indemnisé. En même temps une analyse comparative du principe français de la rupture de l´égalité devant les charges publiques et du principe allemand du sacrifice particulier est effectuée. I. APPLICABILITÉ DU RECOURS EN RÉPARATION DU FAIT D´UN ACTE LI- CITE A.- La limitation considérable du recours en annulation Dans les suites de l´affaire dite de la viande aux hormones le juge communautaire a déjà dû se pencher quelques fois sur la question de la protection juridictionnelle des entreprises euro- péennes touchées par l´embargo européen. Etant donné que plusieurs producteurs de roque- fort, de foie gras, de produits de luxe, de parfum, de vin, de piles, de draps, ou de papier, dont les exportations vers les Etats Unis ont été sévèrement atteintes par les contre-mesures améri- caines, ont déjà préparer leur recours en indemnité, le juge communautaire va devoir se pen- cher de nouveau sur la question. Je rappelle rapidement le contexte de cette affaire: On a vu que la Communauté a pris la décision d´instituer un embargo contre la viande bovine améri- caine traitée avec des hormones de croissance ; elle a ensuite défendu cet embargo devant les organes de règlement des différends de l´OMC en s´appuyant sur le principe de précaution. On a vu aussi que, à la suite du rapport défavorable à l´Europe présenté par l´Organe d´appel, les Etats-Unis ont pris des mesures de rétorsion qui atteignent durement un certain nombre d´entreprises européennes. Les entreprises européennes qui se heurtent à l´embargo commu- nautaire ou qui subissent les contre-mesures américaines se voient confrontées au problème

Responsabilité sans faute Union Européenne

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Tortious Liability of European Union, English, French, German, European Administrative Law

Citation preview

Page 1: Responsabilité sans faute Union Européenne

1

La responsabilité sans faute de l´Union Européenne

et le dédommagement des victimes de mesures de rétorsion américaines.

Par

PD Dr. Athanasios Gromitsaris

Faculté Juridique de l´ Université Friedrich-Schiller, Jena, Allemagne

Résumé

L´article examine les chances d´indemnisation des entreprises européennes touchées par les

mesures de rétorsions américaines à la suite de l´institution d´un embargo contre la viande

bovine américaine traitée avec des hormones de croissance. Les exportateurs européens vers

les Etats Unis subissent un préjudice spécial et anormal qui doit être indemnisé. En même

temps une analyse comparative du principe français de la rupture de l´égalité devant les

charges publiques et du principe allemand du sacrifice particulier est effectuée.

I. APPLICABILITÉ DU RECOURS EN RÉPARATION DU FAIT D´UN ACTE LI-

CITE

A.- La limitation considérable du recours en annulation

Dans les suites de l´affaire dite de la viande aux hormones le juge communautaire a déjà dû se

pencher quelques fois sur la question de la protection juridictionnelle des entreprises euro-

péennes touchées par l´embargo européen. Etant donné que plusieurs producteurs de roque-

fort, de foie gras, de produits de luxe, de parfum, de vin, de piles, de draps, ou de papier, dont

les exportations vers les Etats Unis ont été sévèrement atteintes par les contre-mesures améri-

caines, ont déjà préparer leur recours en indemnité, le juge communautaire va devoir se pen-

cher de nouveau sur la question. Je rappelle rapidement le contexte de cette affaire: On a vu

que la Communauté a pris la décision d´instituer un embargo contre la viande bovine améri-

caine traitée avec des hormones de croissance ; elle a ensuite défendu cet embargo devant les

organes de règlement des différends de l´OMC en s´appuyant sur le principe de précaution.

On a vu aussi que, à la suite du rapport défavorable à l´Europe présenté par l´Organe d´appel,

les Etats-Unis ont pris des mesures de rétorsion qui atteignent durement un certain nombre

d´entreprises européennes. Les entreprises européennes qui se heurtent à l´embargo commu-

nautaire ou qui subissent les contre-mesures américaines se voient confrontées au problème

Page 2: Responsabilité sans faute Union Européenne

2

qu´elle n´arrivent pas à établir l´incompatibilité de l´embargo avec les accords OMC. Ceci est

dû à la jurisprudence du juge communautaire. Les effets des accords internationaux au sein de

l´ordre juridique communautaire ont engendré une jurisprudence qui reste fermement établie

malgré la mise en place d´une procédure plus contraignante de règlement des différends dans

le cadre du commerce international.1 Le juge communautaire ne permet le contrôle de légalité

des actes communautaires au regard des accords internationaux que dans deux hypothèses :

dans le cas de la transposition d´une obligation particulière, et dans l´occurrence d´un renvoi

explicite à des dispositions précises.2 Cette limitation considérable du contrôle de légalité

oblige les entreprises, qui se voient lésées dans leurs intérêts par la décision d´embargo prise

par l´Union européenne, à tenter leurs chances en introduisant un recours en réparation selon

l´article 288 du traité. Comme elles n´arrivent pas à établir l´illégalité du comportement re-

proché à l´organe communautaire, elles se rabattent sur la responsabilité sans faute de la

Communauté.

B.- Les conditions de la responsabilité sans faute de l´Union Européenne

Il semble que, pour l´instant, une entreprise ayant subi un dommage anormal et spécial du fait

d´une décision communautaire a peu de chances d´obtenir réparation en fondant son recours

sur la simple constatation d´une rupture de l´égalité devant les charges de la politique com-

munautaire. Néanmoins, ces chances ne sont pas nulles, car la Cour n´a pas exclut totalement

l´existence d´une responsabilité sans faute dans l´exercice par la Communauté de son pouvoir

normatif.3 Elle a rappelé que, « dans l’hypothèse où le principe d’une responsabilité non con-

tractuelle de la Communauté du fait d’un acte licite devrait être reconnu en droit communau-

taire, celle-ci supposerait, en tout état de cause, que trois conditions soient cumulativement

remplies, à savoir la réalité du préjudice prétendument subi, le lien de causalité entre celui-ci

et l’acte reproché aux institutions de la Communauté ainsi que le caractère anormal et spécial

1 Voir les conclusions de l´avocat général M. SIEGBERT ALBER présentées le 15 mai 2003 dans l´affaire C-

93/02 P Biret International SA c. Conseil ainsi que les conclusions de l´avocat général M. ANTONIO TIZZANO

présentées le 18 novembre 2004 dans l´affaire C-377/02 Léon Van Parys NV c. Belgisch Interventie- en Restitu-

tie bureau. 2 Arrêt du Tribunal de première instance du 11 janvier 2002, Biret et Cie/Conseil (T-210/00, Rec. p. II-47) ; arrêt

de la Cour du 30 septembre 2003, Établissements Biret et Cie SA c. Conseil de l'Union européenne, affaire C-

94/02 P. 3 Arrêts de la Cour du 15 juin 2000, Dorsch Consult/Conseil et Commission, C-237/98 P, Rec. p. I-4549, points

17 à 19, et du Tribunal du 6 décembre 2001, Area Cova e.a./Conseil et Commission, T-196/99, Rec. p. II-3597,

point 171.

Page 3: Responsabilité sans faute Union Européenne

3

de ce préjudice ».4 La responsabilité sans faute n´est ainsi admise qu´à titre théorique.

5 Il est

cependant intéressant d´examiner les chances d´indemnisation des entreprises touchées par les

mesures de rétorsions américaines. Il est question d´entreprises qui n´exercent pas le négoce

de viande traitée avec les hormones interdites par la Communauté. Les victimes de ces me-

sures de rétorsion auront, à mes yeux, quelques chances de succès, si elles envisagent de de-

mander à la Communauté de les indemniser des dommages qu´elles ont subi de ce fait.

1.- Réalité, anormalité et spécialité du préjudice et lien de causalité

Une responsabilité extra-contractuelle du fait d´un acte licite suppose que trois conditions

soient réunies, à savoir la réalité du préjudice subi, le lien de causalité et le caractère anormal

et spécial de ce préjudice.6 En effet, les entreprises victimes des mesures de rétorsion subis-

sent un « dommage spécial ». Le préjudice invoqué affecte une catégorie particulière d'opéra-

teurs économiques, dès lors que sont affectées seulement celles qui subissent les contre-

mesures arrêtées par les autorités américaines. Ces contre-mesures sont limitées dans le temps

et discriminent par définition les produits en fonction de leur provenance (spécialité du préju-

dice).

a) « Normalité » du principe de précaution

En ce qui concerne l´anormalité du préjudice, il convient de rappeler la différence entre les

importateurs de viande vers la communauté et les exportateurs vers les Etats Unis. Dans le

premier cas la condition du caractère anormal du préjudice n´est pas remplie, et ce pour les

raisons suivantes. Les risques économiques inhérents aux activités commerciales dans le sec-

teur du négoce de viande de provenance américaine ne sont pas dépassés. Il suffit de rappeler

que les institutions communautaires disposent d´une marge d´appréciation dans le choix des

moyens nécessaires pour la réalisation de leur politique, en particulier dans un domaine

comme celui du principe de précaution. L´objet et l´application de celui-ci comportent des

divergences d´appréciation qui s´étaient déjà manifestées sur le plan international avant que

4Arrêt du Tribunal du 10 février 2004 (affaires jointes T-64/01 et T-65/01) Afrikanische Frucht-Compagnie

GmbH et Internationale Fruchtimport Gesellschaft Weichert & Co. c. Conseil et Commission, point 150. 5Voir les arrêts du 13 juin 1972 (précité, note 5), points 45 et 46; 6 décembre 1984, Biovilac/CEE (59/83, Rec. p.

4057, point 28); 24 juin 1986, Développement SA et Clemessy/Commission (267/82, Rec. p. 1907, point 33), et

29 septembre 1987, De Boer Buizen/Conseil et Commission (81/86, Rec. p. 3677, points 16 et 17). 6 Arrêt de la Cour du 15 juin 2000, Dorsch c. Conseil et Commission, C-237/98, points 17 à 19.

Page 4: Responsabilité sans faute Union Européenne

4

les entreprises7 n´entament leur activité. En plus, le statut même et la valeur normative du

principe de précaution dans le droit international coutumier ne sont pas clairs. A partir donc

du moment où les mesures communautaires sont considérées par la communauté comme des

mesures de précaution, les opérateurs économiques n´étaient pas en droit d´attendre qu´une

interdiction d´administration d´hormones à des animaux puisse être fondée que sur des don-

nées scientifiques. Par ailleurs, il n´est pas nécessaire que tous les scientifiques du monde

entier soient d´accord sur la possibilité et l´ampleur du risque ni que tous les membres de

l´OMC ou la plupart d´entre eux prévoient ou évaluent les risques de la même façon. En parti-

culier, les activités de la requérante étaient exposées au risque d´une interdiction

d´importation dans la Communauté de viande bovine américaine, c. à. d. au risque d´une ap-

plication unilatérale du principe de la précaution. Il s´agit là de « risques prévisibles »8,

compte tenu du fait, que la volonté de certains membres de l´OMS de s´opposer, pour des

raisons de santé, à l´importation de produits considérés comme nuisibles à la santé, allait for-

cément susciter des litiges. Les importateurs ne peuvent donc pas légitimement espérer que

l´interdiction des hormones en cause ne serait que temporaire. Les dommages subis par les

importateurs à cause de l´interdiction d´importation de viande aux hormones ne peuvent pas

constituer un dommage anormal.

b) Anormalité des effets d´application du principe de précaution

En ce qui concerne les exportateurs européens vers les Etats Unis, ils doivent bien entendu

supporter sans compensation, sous peine qu´il n´y ait pas de commerce extérieur, les risques

et inconvénients ordinaires des échanges commerciaux avec les Etats-Unis. Cependant, le

dommage subi par eux ne fait pas partie des «malchances» des opérateurs engagés dans des

transactions comportant des risques économiques. Il doit être considéré comme un préjudice

extra-ordinaire qui dépasse les risques inhérents à toute activité de prestation de services ou

de vente de produits dans un État tiers, puisque il découle d´une situation exceptionnelle. Les

contre-mesures ne constituent pas un risque prévisible inhérent à une activité habituelle et

normale d´exportation de produits vers les Etats-Unis. L´application de mesures de rétorsion

7 Dans le cas de Biret International SA cette filiale avait été constituée avec pour objet statutaire le négoce de

viande et elle a été gravement atteinte par l´embargo : le tribunal de commerce de Paris a dû ouvrir à son égard

une procédure de liquidation judiciaire. Ni l´entreprise mère ni sa filiale n´étaient sensées ignorer les divergences

concernant l´application du principe de précaution. 8 Sur cette notion voir l´arrêt du TPI, T-184/95, Dorsch, point 83.

Page 5: Responsabilité sans faute Union Européenne

5

marque justement la fin de la normalité des échanges commerciales et le début de

l´exception ; la norme de la normalité ne s´y applique pas (anormalité du préjudice).

2.- Service d´un intérêt général et prééminent

Est-ce que maintenant le service de l´intérêt général et prééminent (et non, plus ou

moins sectoriel) de la protection préventive de la santé publique est de nature à exclure toute

indemnisation ?

a) Régime inévitablement ou délibérément discriminatoire

Dans l´affaire de la viande aux hormones, l´embargo a pour objet de satisfaire un intérêt tout à

fait général et prééminent, la santé publique. Est-ce que l'importance de ces objectifs poursui-

vis par l´embargo contre la viande aux hormones est de nature à justifier des conséquences

négatives, même considérables, pour certains opérateurs ? Il est évident, que l´institution de

l´embargo au nom du principe de précaution comporte, par définition, des effets qui affectent

le libre exercice des activités économiques. Mais ici il faut distinguer encore une fois les ef-

fets affectant les importateurs de viande vers la communauté de ceux affectant les exporta-

teurs vers les Etats Unis.

Dans le premier cas9 des entreprises important de la viande américaine traitée avec des hor-

mones interdites par la Communauté, ayant échoué à établir l´illégalité de l´interdiction de ces

produits, demandent à la Cour de faire évoluer sa jurisprudence vers un régime de responsabi-

lité sans faute de la Communauté du fait de ses actes normatifs. La nature de l´embargo est

telle, qu´elle a pour raison d´être d´instituer un régime discriminatoire par le biais du refus

d´une autorisation. On retrouve ici une exception qui empêche les victimes de réclamer répa-

ration sur le terrain de l´égalité devant les charges publiques. On constate que l´embargo est

délibérément discriminatoire, parce que nécessaire à l´obtention des résultats voulus : Portant

l´inégalité en soi, il est défavorable aux importateurs de viande traitée avec certaines hor-

mones et favorable aux autres. Le bénéfice de la responsabilité sans faute n´est donc pas invo-

9 Par exemple l´affaire Etablissement Biret c. Conseil (du 30 septembre 2003, C-94/02). Le Tribunal et la Cour

n´ont pas examiné l´ argumentation de la requérante, car elle constituait un moyen nouveau ne pouvant être in-

voqué en cours d´instance.

Page 6: Responsabilité sans faute Union Européenne

6

cable, compte tenu du fait que les préjudices résultent de mesures normatives régulières, dont

la raison d´être est incompatible avec le principe d´égalité devant les charges publiques.

a) Nécessité d´indemnisation d´un sacrifice particulier au nom de l´intérêt général

Dans le deuxième cas l´embargo cause des préjudices à des parties qui n'ont aucune responsa-

bilité dans la situation ayant conduit à l´institution de l´embargo. Il s´agit d´ entreprises euro-

péennes qui ne sont absolument pour rien dans l´apparition du risque qui a suscité la décision

d´embargo. Si l´on considère le principe de l´égalité devant les charges publiques comme un

corollaire du principe de la corrélation entre avantages et charges, ces entreprises supportent,

au profit de l´intérêt général, une charge qui normalement ne leur incombe pas. Elles ne profi-

tent pas plus que les autres membres de la collectivité européenne de l´application du principe

de précaution ; pourtant, elles paient pour cela un prix hautement plus élevé que le reste de la

collectivité. La corrélation, l´équilibre entre les avantages et les charges ne peut ici être rétabli

que par le biais d´une indemnisation.

3.- Théorie de la répercussion

Cette indemnisation pourrait être diminuée si l´entreprise exportatrice ne s´est pas comportée

en « justiciable averti »10

et si le juge communautaire applique la théorie de la « répercus-

sion ». Dans l´application du principe de la causalité, le juge communautaire pourrait tenir

compte de l´attitude des exportateurs qui, par leur comportement, ont peut-être concouru à la

réalisation du dommage. Si l´entreprise exportatrice ne s´est pas comportée en « justiciable

averti », le lien de causalité est alors rompu. Les exportateurs sont censés être bien informés

des conditions du marché et des normes juridiques, ils doivent être constamment sur leurs

gardes et cherchant toujours à s´informer.11

En l´occurrence, ils n´ont pas provoquer les rétor-

sions américaines. Pourraient-ils les éviter ? Mais les éviter, reviendrait pour eux à une cessa-

tion de leur activité d´export. Leur seule solution serait d´essayer d´éliminer le préjudice en

répercutant sur leur prix de vente le désavantage résultant de l´embargo et des contre-mesures.

Ils se retrouvent ainsi dans une situation paradoxale : d´une part doivent ils augmenter leur

prix de vente pour être « justiciables avertis », d´autre part ceci donnerait au juge communau-

10

Cf. en droit allemand et anglais le concept de la faute de la victime : « Mitverschulden », « contributory negli-

gence ». 11

CJCE, 4 février 1975, Compagnie Continentale/Conseil, affaire 169/73, point 28.

Page 7: Responsabilité sans faute Union Européenne

7

taire l´occasion d´appliquer sa théorie de répercussion. Selon la jurisprudence de la Cour,12

aux fins de mesurer le préjudice subi par les requérants, l´augmentation des prix doit être con-

sidérée comme se substituant au moins en partie au dommage et comme rendant les exporta-

teurs en partie indemnes. Bien entendu, il ne suffit pas que la société ait eu la possibilité

d´opérer la répercussion, pour que cette répercussion ait été obligatoirement faite de manière

efficace. Or, la Cour se base normalement sur la possibilité et non sur la réalité de la répercus-

sion. En tout cas, il appartiendra au défendeur, pour que l´indemnisation soit diminuée, de

prouver qu´il aurait pu y avoir répercussion.13

II. MODIFICATIONS LIÉES A LA RESPONSABILITÉ DU FAIT DES CONVEN-

TIONS INTERNATIONALES

Cette catégorie d´exportateurs bien définie, qui se voit obligée de payer un prix élevé pour la

santé des consommateurs européens, pourrait donc parvenir à récupérer aux moins une partie

des pertes infligées par les rétorsions américaines. Et pourtant, si le juge communautaire ap-

plique, comme à son habitude, les principes du droit français de responsabilité, il y a fortes

chances que les victimes ne soient pas indemnisées. Car, selon le régime français de respon-

sabilité du fait des conventions internationales la réparation dépend de la volonté expresse ou

implicite des auteurs de cette convention. Cette responsabilité est beaucoup moins fréquem-

ment reconnue qu´elle pourrait l´être, ses conditions étant réunies. Le juge communautaire

pourrait ainsi supposer l´existence d´un refus implicite d´indemnisation, explicité par lui, in-

terprétant la décision de institution de l´embargo. La réparation du dommage dépendrait de la

volonté même des auteurs du dommage résultant de l´application du principe de précaution.

La Communauté se trouverait en l´occurrence, vue la particularité de l´affaire, exonérée de la

responsabilité qu´elle pourrait, selon le droit commun, encourir.

Un élément milite au premier abord en faveur d´un refus implicite de toute indemnisation : le

respect de la marge d´appréciation des organes communautaires dans le domaine de la poli-

tique économique et commerciale. Par contre il y a quelques éléments militant en faveur d´

une solution plus équilibrée et nuancée: la protection des droits fondamentaux des victimes,

12

Par ex. arrêts de la Cour du 4 octobre 1979 (aff. 238/78 Ireks-Arkady, 241/78 DGV). 13

Arrêt de la Cour du 13 novembre 1984, Birra Wührer SpA, point 26 et s. ; 18 mai 1983, Pauls Agriculture Ltd,

points 9 et 10.

Page 8: Responsabilité sans faute Union Européenne

8

l´autonomie du recours en indemnité et le respect de la marge d´appréciation de l´Union Eu-

ropéenne.

A.- La protection des droits fondamentaux des victimes

La demande en indemnisation du fait d'un acte licite est fondée sur les concepts de droit alle-

mand de «sacrifice spécial» (Sonderopfer) et de droit français de «rupture de l'égalité devant

les charges publiques». Selon la jurisprudence en la matière, l'engagement de la responsabilité

sans faute présuppose soit qu'un particulier supporte, au profit de l'intérêt général, une charge

qui normalement ne lui incombe pas14

soit qu'un groupe particulier d'entreprises spécialisées

dans certains produits assume une part disproportionnée des charges découlant de l'adoption

par la Communauté de certaines mesures économiques.15

La responsabilité de la Communauté

du fait d'un acte licite ne saurait être engagée que si le dommage invoqué n'était pas prévisible

ou ne pouvait pas être évité par un opérateur économique diligent.

Conformément à l'article 1er

du protocole additionnel n° 1, joint à la convention européenne

de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales («CEDH»), ainsi qu'aux

principes généraux du droit international relatifs à l'obligation d'indemniser les atteintes à la

propriété, l'article 14, paragraphe 3, de la Constitution allemande (Grundgesetz) prévoit

qu'une expropriation décidée dans l'intérêt général ne peut être effectuée que contre paiement

d'une indemnité. Cette même règle s'applique, selon la jurisprudence allemande, également

dans les cas d'«une atteinte équivalant à une expropriation» où il y a obligation de versement

d'une indemnité lorsque des actes étatiques licites, sans constituer des mesures formelles d'ex-

propriation, ont, cependant, pour conséquence accessoire de porter atteinte à des droits patri-

moniaux.

Cependant, il convient de rappeler que la notion d´intérêt général et prééminent est utilisée

dans le système français de la responsabilité de la puissance publique pour rejeter la respon-

sabilité. Il y a là une différence avec le concept allemand de «sacrifice particulier» («Sonde-

ropfer») qui, bien qu´équivalent à plusieurs égards, ne connaît pas cette restriction sous cette

forme. Le Conseil d´Etat considère que toute loi intervenue dans un intérêt général et préémi-

nent a entendu exclure le droit à réparation. Il s´agit d´une des deux exceptions principales à

14

Arrêt de la Cour du 24 juin 1986, Développement SA et Clemessy/Commission, 267/82, Rec. p. 1907. 15

Arrêt de la Cour du 29 septembre 1987, De Boer Buizen/Conseil et Commission, 81/86, Rec. p. 3677.

Page 9: Responsabilité sans faute Union Européenne

9

la règle du régime de responsabilité pour rupture de l´égalité devant les charges publiques, la

deuxième exception ayant trait à des situations inévitablement discriminatoires. Le régime de

la rupture de l´égalité devant les charges publiques régit des hypothèses où les dommages

n´ont pas un caractère accidentel, contrairement à ce qu´il en est en matière de responsabilité

pour risque ; il s´agit de dommages qui sont la conséquence naturelle, et même nécessaire, et

prévisible à coup sûr, de certaines mesures par l´effet desquelles des membres de la collectivi-

té sont sacrifiés aux exigences de l´intérêt général. Néanmoins, lorsque les mesures norma-

tives régulières ont eu pour objet de satisfaire des intérêts tels que ceux de la santé publique,

de la protection de la nature, de la défense nationale ou, ce qui est finalement assez fréquent,

de l´économie nationale dans son ensemble et des finances politiques, le Conseil d´Etat exclut

le droit à réparation. Le problème avec cette jurisprudence est que l´objectif général des lois

est tout à fait de nature à faire fréquemment obstacle à la réparation. En tout cas, les méca-

nismes appliqués dans le système français et le système communautaire sont identiques : La

Cour a établi sans ambiguïté que si l'acte normatif à l'origine du prétendu préjudice est justifié

par un intérêt général fondamental (par ex. l'intérêt économique visant à atténuer les consé-

quences résultant, notamment pour l'ensemble des importateurs français, de la décision du

gouvernement français de procéder à une dévaluation de la monnaie nationale), il est par là

même exclu, même en présence de préjudices anormaux et spéciaux, que cet acte puisse en-

gager la responsabilité patrimoniale de la Communauté.16

Le juge communautaire est invité à

réfléchir sur la question, si le service d´un intérêt général prééminent qui exclut quasiment par

avance le droit à réparation n´est pas une condition dépassée. Le renvoi même à l´intérêt gé-

néral comme cause d´exclusion de la responsabilité est erroné dans les circonstances des vic-

times de mesures de rétorsion, dans la mesure où la responsabilité au titre des préjudices

anormaux et spéciaux causés par un acte licite est prévue justement dans le cas où l'acte en

question poursuit un objectif d'intérêt général. Il s´agit d´un cas superposable à celui d´une

expropriation pour cause d´utilité publique.

B.- L´autonomie du recours en indemnité

L'autonomie de l'action en responsabilité des articles 235 et 288 du traité est justifiée par le

fait qu´elle garantit, dans le système des recours du traité, une protection accrue des justi-

16

Voir l´arrêt du 13 juin 1972, affaires jointes 9/71 et 11/71, Compagnie d'approvisionnement et grands moulins

de Paris/Commission (Rec. p. 391, point 46, 47).

Page 10: Responsabilité sans faute Union Européenne

10

ciables;17

de même, la priorité donnée aux voies de recours internes n´est exigée que si ces

voies de droit nationales assurent de manière efficace la protection des particuliers qui se sen-

tent lésés par un acte d´une institution communautaire. L´autonomie n´est mise de coté que

quand il s´agit d´éviter le risque d´un travestissement des recours de légalité en actions en

indemnités ou quand, dans le cadre des litiges entre la Communauté et ses agents, l´annulation

perturberait excessivement le fonctionnement du service. Dans le cas d´une responsabilité

sans faute de la communauté l´autonomie du recours en indemnité par rapport au recours en

annulation est encore plus importante étant donné que ce dernier est exclut par définition.

L´exclusion du recours en annulation n´implique justement pas l´exclusion automatique d´une

responsabilité du fait d´un acte licite. Celle-ci doit reste possible à condition que la marge

d´appréciation de l´Union Européenne sur le plan de la politique international soit respectée.

C.- Le respect de la marge d´appréciation de l´Union Européenne.

En effet, la marge d´appréciation des organes communautaires n´est pas contestée. La res-

ponsabilité sans faute n´est pas sans intérêt pour la Communauté, justement dans la mesure où

la reconnaissance de sa responsabilité n´implique aucun jugement de valeur sur son compor-

tement dommageable c. à. d. aucun blâme ou reproche par rapport à sa politique commerciale

extérieure. Sa marge d´appréciation est respectée : Au lieu de retirer une mesure déclarée in-

compatible avec les accords OMC, elle peut choisir délibérément de la maintenir en vigueur ;

elle n´est pas jugée là dessus. Bien entendu, la responsabilité sans faute fonctionne aussi

comme une sanction préventive qui exerce une certaine pression sur la communauté. Elle est

pourtant le moindre mal, et elle est surtout exigée par le principe d´une protection juridiction-

nelle efficace et exhaustive découlant de l´article 6 de la Convention Européenne des Droits

de l´Homme.

III. CONCLUSION

Si il est difficilement acceptable que les producteurs et vendeurs de bovins forcent à l´aide du

contrôle de légalité ou de l´action en réparation la Communauté à lever l´embargo sur les

hormones de croissance au mépris des peurs des consommateurs, il est également difficile-

ment acceptable que le préjudice spécial, anormal et imprévisible subi par les exportateurs

d´autres produits au profit de la santé des consommateurs ne soit pas du tout réparé. Le juge

17

Arrêt T-246/93, Güther Bühring, 1998, point 68.

Page 11: Responsabilité sans faute Union Européenne

11

communautaire doit franchir un pas. Certes, il en va de la souveraineté de la Communauté

européenne, mais même l´exercice de la souveraineté est une source d´obligations. Elle n´est

pas étrangère à l´état de droit. La CEDH nous oblige de nous interroger non seulement sur la

volonté hypothétique du législateur communautaire d´exclure toute indemnisation. Elle ne

nous oblige pas seulement de réfléchir sur ce que le législateur avait voulu faire, mais aussi et

surtout sur ce qu´il aurait dû faire. Et si il a omis de prévoir une indemnité des victimes de

rétorsion, une exclusion d´emblée de la responsabilité sans faute de l´Union Européenne ne

serait pas compatible avec l´exigence d´une protection juridictionnelle effective des droits

fondamentaux des citoyens européens.