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Restructurations industrielles : appropriations et expropriations des savoirs ouvriers

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Page 1: Restructurations industrielles : appropriations et expropriations des savoirs ouvriers

RESTRUCTURATIONS INDUSTRIELLES : APPROPRIATIONS ETEXPROPRIATIONS DES SAVOIRS OUVRIERS Cédric Lomba Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2013/1 - n° 196-197pages 34 à 53

ISSN 0335-5322

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2013-1-page-34.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lomba Cédric, « Restructurations industrielles : appropriations et expropriations des savoirs ouvriers »,

Actes de la recherche en sciences sociales, 2013/1 n° 196-197, p. 34-53. DOI : 10.3917/arss.196.0034

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Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil.

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EXtRAIt D’UNE FORMAtION d’un ouvrier (diplômé niveau Bac pro par un cadre ingénieur sur le fonction-nement d’un haut fourneau (1981).

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35ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 196-197 p. 34-53

1. Jacky Fayolle, « Restructurations d’hier et d’aujourd’hui : les apports d’un séminaire », Revue de l’IRES, 47(1), 2005, p. 337-359.2. Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, coll.

« Pour l’histoire », 2012 ; Olivier Schwartz, Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990.3. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Raisons d’agir/

Seuil, coll. « Cours et travaux », 2012, p. 184.4. Graeme Hayes, “Bossnapping: situating repertoires of industrial action in national and global contexts”, Modern & Contemporary France, 20(2), 2012, p. 185-201.

5. Odile Henry, Les Guérisseurs de l’écono-mie. Ingénieurs-conseils en quête de pouvoir. Socio-genèse du métier de consultant (1900-1944), Paris, CNRS Éd., coll. « Culture et société », 2012.

En Europe, commence dans les années 1970 une longue séquence historique marquée par la diminution de l’emploi industriel et de la part de l’industrie dans la production nationale, par des fermetures d’usine et le déclin de certaines régions1. Ces restructurations ont des effets contradictoires sur les mondes ouvriers. Si elles sont à l’origine d’un affaiblissement politique et symbolique du groupe et d’une transformation de ses conditions d’emplois2, elles lui donnent simultané-ment l’occasion d’engager des épreuves de résistances et de se confronter, à l’intérieur des usines, à d’autres groupes sociaux, notamment les cadres, dans un contexte où la participation des travailleurs et la culture d’entreprise partagée devenaient des mots d’ordre managériaux. Ces moments de crises aiguës, et plus largement « les périodes de décomposition »3 de l’ordre établi permettent des alliances originales entre ouvriers militants et d’autres groupes sociaux et une remise en cause publique du savoir légitime en entreprise, les directions étant sommées de justifier leurs choix antérieurs et leurs projets industriels, économiques et sociaux.

C’est à partir de telles hypothèses qu’on voudrait ici analyser les résistances ouvrières qui, bien que fréquemment médiatisées4, sont rarement regardées

de cette manière. Dans ces périodes d’incertitude sur l’avenir économique d’un établissement ou d’une entreprise qui caractérisent les restructurations, dif-férentes paroles, plus ou moins légitimes, s’expriment et s’affrontent au sein de l’usine. Des conflits d’expertise entre groupes sociaux et au sein des groupes sociaux se font jour. Au cours des trente dernières années, les exigences de justification et de mise en ordre des activités des entreprises semblent être passées d’une expertise technique qui était portée par des ingénieurs vers une expertise gestionnaire, incar-née notamment par des consultants ; elles se sont, en d’autres termes, déplacées d’un segment des intellectuels spécialisés vers un autre5. Il en résulte, à l’intérieur des usines, une reconfiguration des rap-ports de force entre les différents groupes sociaux qui a des répercussions sur le groupe ouvrier – lequel, faut-il le rappeler, n’est pas homogène dans ses modes de vie, dans ses trajectoires, et dans ses revendications. Cette reconfiguration reproduit sans doute les rap-ports de force antérieurs, mais fait aussi apparaître de nouvelles segmentations et de nouveaux clivages (par exemple entre syndicalistes permanents du syndicat et ouvriers d’usine). Quand les restructurations donnent lieu à des résistances, les modalités de légitimation

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6. Paula Cristofalo, « L’institutionnali -sation d’une fonction d’expertise et de conseil auprès des élus du personnel », Cahiers internationaux de sociologie, 126, 2009, p. 81-98.7. Ray Hudson et David Sadler, The Internatio-nal Steel Industry. Restructuring, State Policies and Localities, Londres, Routledge, 1989.8. Jean-Luc Deshayes, La Conversion territoriale, Longwy (1978-2010). Le sala-

riat entre paternalisme et mondialisation, Nancy, PUN, coll. « Salariat et transfor-mations sociales », 2010.9. Procès-verbal du Comité perma-nent du Conseil d’administration de la SA Cockerill, 1955-1975, archives de la SA Cockerill Sambre, archives de l’État (Cointe), n° 575-595.10. Yves Mény et Vincent Wright (dir.), The Politics of Steel: Western Europe and the

Steel Industry in the Crisis Years (1974-1984), Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1987.11. La sidérurgie a été l’un des thèmes majeurs de discorde entre les partis socialiste wallon et social-chrétien fla-mand qui a mis fin à la coalition gouver-nementale en 1981.12. Joseph Gusfield, La Culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique,

Paris, Economica, coll. « Études socio-logiques », 2009, p. 10-14.13. Jean-Pierre Pauwels (chef de cabinet de Willy Claes), « L’acier et l’État en Belgique », Annales de l’économie publique, sociale et coopérative, 51(4), 1980, p. 393-404.14. Lettre de Willy Claes à Jean-Maurice Dehousse (ministre de la Région wal-lonne), 11 juillet 1979, archives privées André Cools.

de savoirs ouvriers peuvent être fondées tantôt sur des expériences concrètes de conditions de travail et d’exercice de métiers, tantôt sur une expertise mili-tante de représentants syndicaux d’usine ou du syndicat, tantôt sur une expertise déléguée à des consultants spé-cialisés6. À ce niveau aussi, l’opposition entre savoirs pratiques et savoirs incorporés d’un côté, et savoirs abstraits et désincarnés, de l’autre, se traduit parfois par une subordination des premiers aux seconds.

Parce que la sidérurgie a connu plusieurs crises en Europe depuis 19757, c'est le cas emblématique qui a été retenu ici. Les « hommes du fer » ont en effet été confrontés aux fermetures de sites, aux démontages d’usines, aux défaites syndicales, aux problèmes de l’emploi pour leurs enfants, ou encore à l’effritement du tissu de relations dans des mondes d’interconnais-sances8. L’exemple des usines sidérurgiques Cockerill du groupe ArcelorMittal dans la région de Liège en Belgique, où le syndicalisme est massif, permet de distinguer différents registres de protestations ouvrières et de légitimation de propositions alter-natives aux démantèlements successifs d’usines. Pour comprendre les constructions de revendica-tions alternatives par des permanents du syndicat et les protestations ouvrières dans les usines, il faut cependant s’attacher d’abord aux rapports de force au sein de la direction de l’entreprise et aux types de savoirs mobilisés pour justifier les restructurations

[voir encadré « Suivre les restructurations industrielles dans

le temps », p. 38].

Conflits de légitimités

Les restructurations peuvent être des moments de relative libération de la parole dans les entreprises, parce que les orientations passées et les projets financiers, indus-triels et sociaux peuvent alors faire l’objet de critiques dans les fractions dominées de l’encadrement ou parmi les personnels subalternes et leurs représentants. Les directions d’entreprises, et parfois leurs actionnaires majoritaires, doivent expliciter leurs choix et justifier leurs stratégies. Conduits à mettre en ordre ou en cohérence les activités de l’entreprise, ils livrent des informations sur lesquelles peuvent s’appuyer des critiques extérieures, émanant notamment des pouvoirs publics, des médias,

des mondes académiques, des organisations syndicales nationales, des clients-utilisateurs, ou encore des populations locales.

Dans le cas de Cockerill, la crise de l’acier en 1975 ouvre ainsi un débat sur la stratégie économique, industrielle et sociale. Jusqu’alors, les décisions essentielles d’investissements revenaient aux représen-tants des principaux actionnaires (des groupes bancaires) qui déléguaient l’organisation des activités à la direc-tion, presque exclusivement composée d’ingénieurs. Cela n’allait pas sans conflits, notamment entre la quarantaine de directeurs des différentes usines ras-semblées après diverses fusions-acquisitions, ou entre actionnaires pour le contrôle de l’entreprise9. Quant aux pouvoirs publics, depuis 1965, ils tentaient d’orienter les stratégies industrielles par des aides au financement d’investissements ou l’organisation de rencontres en vue de concentrer le secteur sidérurgique wallon. La situation change radicalement avec la crise de l’acier en 1975. La sidérurgie devient alors un problème public dans la plupart des pays industrialisés10. En Belgique, des journalistes spécialisés de la presse nationale évoquent presque quotidiennement et très précisément les déci-sions industrielles et commerciales de l’entreprise, tandis que les principaux représentants des partis politiques s’engagent sur ce problème au cœur du processus de fédéralisation du pays au début des années 198011. Outre les interventions directes des pouvoirs publics nationaux par des prises de participation dans le capi-tal des entreprises sidérurgiques et le recouvrement de leurs dettes (depuis 1978), les élus locaux (socialistes et sociaux-chrétiens) défendent l’emploi dans leur bassin industriel. Simultanément, la Commission européenne, pour réguler le marché de l’acier en crise, met en œuvre un plan de diminution des « surcapacités » de production.

Dans un premier temps, les différents « acteurs collectifs » s’affrontent. Tantôt, ils revendiquent la propriété du problème public, tantôt ils cherchent à s’y soustraire12. Ainsi, le ministre des Affaires écono-miques, Willy Claes (Parti socialiste flamand) penche d’un côté pour un retrait des pouvoirs publics de la gestion de Cockerill au nom de positions de principe sur l’économie mixte non étatisée13 et de l’incom-pétence gestionnaire des représentants politiques14 et, de l’autre, pour des interventions directes remédiant

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15. MAE, Proposition de recommandations gouvernementales sur la sidérurgie, 11 février 1980, archives privées André Cools.16. Cockerill, rapport de situation, 20 mai 1980, archives syndicales privées.17. Actionnaires privés stables, Mémoran-dum sur la situation de Cockerill, juillet 1980, 7 p., archives privées André Cools.18. Pour une présentation plus détaillée, voir Cédric Lomba, « Pratiques de décision et engagement des acteurs. Le cas d’une

entreprise sidérurgique belge », Revue fran-çaise de gestion, 135, 2001, p. 101-109.19. Dans les années 1980, plus de 70 % des capitaux de la sidérurgie européenne (CEE) appartiennent aux États.20. Paul Dirkx, La Concurrence ethnique. La Belgique, l’Europe et le néolibéralisme, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2012.21. Claude Didry et Annette Jobert, « Intro-duction », in Claude Didry et Annette Jobert,

L’Entreprise en restructuration. Dynamiques institutionnelles et mobilisations collec-tives, Rennes, PUR, coll. « Économie et société », 2010.22. Julien Charlier, Belge, né en 1926, débute sa carrière comme ouvrier et gravit les échelons pour devenir directeur de General Electric aux États-Unis où il obtient un MBA à l’université de Chicago.23. Plan Gandois. Questions des cadres, Wépion, 8 juin 1983, 42 p., archives syn-

dicales FGtB Ferblatil.24. Odile Henry, « Entre savoir et pou-voir. Les professionnels de l’expertise et du conseil », Actes de la recherche en sciences sociales, 95, décembre 1992, p. 37-54.25. Laplace Conseil, « L’avenir de la sidé-rurgie de Liège », rapport à la Sogepa et au Gouvernement wallon, 16 janvier 2012, p. 33.

aux défaillances sociales et industrielles de l’entreprise15. Les principaux groupes actionnaires oscillent tout autant : tantôt, ils critiquent « l’interventionnisme bureaucratique »16 du Ministère, tantôt ils déclarent « renoncer, dès maintenant, au privilège de la gestion »17 pour se désengager d’une entreprise très endettée et en quasi-faillite. Ces controverses s’accompagnent de coa-litions croisées, mouvantes selon les dossiers. Les négo-ciations sur les répartitions de diminution de capacités de production imposées par la Commission européenne ou la fusion de la sidérurgie wallonne donnent ainsi à voir des coalitions officielles ou officieuses qui associent des élus locaux, souvent socialistes, des membres du cabi-net de la Commission européenne et du ministère belge des Affaires économiques, des cadres, des représentants d’entreprises concurrentes françaises et hollandaises, ou encore des représentants syndicaux18.

Au milieu des années 1980, cette période de fortes incertitudes se termine et le débat se referme. En Belgique, comme dans d’autres pays européens, les actionnaires privés se retirent du secteur sidérurgique19 et, bien que les pouvoirs publics soient propriétaires de l’entreprise, le gouvernement néolibéral belge (1981-1987)20 en délègue la gestion à la direction. Les choix straté-giques s’opèrent alors au niveau de la direction générale. Le processus s’accentue encore avec la privatisation de l’entreprise en 1999. Le centre de décision se déplace alors vers d’autres pays européens et les directeurs d’usines et cadres locaux éprouvent un sentiment de mise à distance ou de relégation. Les pouvoirs publics cependant continuent d’intervenir périodiquement au sujet des délimitations de l’entreprise, des plans de préretraite, du développement socio-économique local et, plus encore, à l’annonce de nouveaux plans de restructuration. Mais les pouvoirs publics ont assez peu de prise sur la direction de l’entreprise qui contrôle de près les informations communiquées en externe.

Essor de l'expertise gestionnaire et mise en concurrence des usines

Les restructurations s’accompagnent de la montée en puissance d’une expertise gestionnaire d’organisation21 qui vient établir une interprétation officielle du passé

et mettre en cohérence les projets. Cette expertise se distingue de l’expertise professionnelle et technique des ingénieurs diplômés qui ont exercé des fonctions techniques. En 1976, pour remplacer l’ancien directeur ingénieur, les actionnaires privés font appel à un expert en organisation, Julien Charlier22, titulaire d’un Master of Business Administration qui devient directeur de Cockerill, s’entoure d’une équipe de jeunes cadres et crée une École liégeoise de management pour former les cadres. En 1983, le gouvernement demande un rap-port à Jean Gandois, ancien PDG de Sollac et Rhône-Poulenc, avant de l’engager comme délégué auprès de Cockerill (1984-1985), puis président du groupe Cockerill (1987-1999), et enfin comme consultant sur la sidérurgie wallonne auprès du gouvernement wallon en 2003. Ingénieur des Ponts et Chaussées, Jean Gandois précise lui-même qu’il n’est « pas un spécialiste de la technologie sidérurgique. J’ai dirigé des entreprises et ma spécialité, c’est d’être capable de comprendre le langage des ingénieurs, des commer-çants, des financiers, des gestionnaires, et surtout d’en faire une synthèse »23. À partir des années 1990, les nou-velles générations d’ingénieurs embauchés à Cockerill ont généralement complété leur formation d’un diplôme en administration des affaires ou d’un MBA avant d’entrer sur le marché du travail. C’est par exemple le cas du directeur général (1985-1999), Philippe Delaunois, ingénieur en métallurgie, ingénieur commercial et diplômé de Harvard Business School.

Les pouvoirs publics et les directions successives de Cockerill font également de plus en plus appel à une expertise externalisée auprès de prestataires haut de gamme en stratégie24 comme des consultants inter-nationaux (McKinsey depuis 1977) ou des services de firmes concurrentes (par exemple Nippon Steel en 1981). Certains experts deviennent des consultants quasi permanents, à l’image des deux auteurs d’un rapport sur la sidérurgie liégeoise remis en 2012 aux pouvoirs publics25. Marcel Genet, Liégeois d’origine, ingénieur de formation et titulaire d’un MBA (uni-versité de Pennsylvanie), est ainsi intervenu presque sans discontinuer sur la sidérurgie liégeoise depuis 1979, à la demande de l’entreprise ou des pouvoirs publics, comme salarié du cabinet de conseil McKinsey,

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Suivre les restructurations industrielles dans le temps

Les deux recherches mobilisées ici ont été menées en 1996 et 2011, durant deux plans de restructu-ration dans les usines Cockerill de Liège. Le bassin sidérurgique de Liège s’étend sur une quinzaine de kilomètres et regroupe aujourd’hui onze usines de l’ensemble de la chaîne de production d’acier. Cette entreprise a connu plus d’une dizaine de plans de réorganisation depuis la fin des années 1970, la mise sous statut public en 1981, son rachat par le sidérurgiste français Usinor en 1999 et son inté-gration dans le groupe européen Arcelor en 2001, puis ArcelorMittal en 2006. De principal producteur national, Cockerill est devenu une sous-division de la branche européenne du premier sidérurgiste mondial, mais les effectifs sont passés de près de 25 000 personnes en 1975, à moins de 10 000 à la fin des années 1980 et moins de 3 000 aujourd’hui (dont deux tiers d’ouvriers1).

En 1996, la direction prévoyait de diminuer les effectifs et le prix de revient de l’ordre de 20 % sans fermeture d’outil en vue d’une privatisation ; en novembre 2011 la direction annonçait la ferme-ture définitive de plusieurs usines à Liège. La première recherche, dans le cadre d’une thèse2, s’appuyait sur une observation in situ non-participante dans trois usines (haut fourneau, laminoir, et ligne

de recouvrement d’acier) en suivant les équipes ouvrières en régime de 3x8 durant dix mois. Ce dispositif d’enquête était complété par des sources orales informatives et des sources écrites d’archives de l’entreprise et d’élus. En 2011-2012, les usines étant à l’arrêt, de parcours biographiques d’ouvriers ont pu être retracés et des sources écrites, notamment de riches archives syndicales, ont été exploitées. J’ai également acquis une connaissance plus diffuse de cette entreprise par mon père qui y a réalisé sa vie professionnelle (comme ouvrier, puis technicien électrique et ensuite délégué syndical des techniciens et employés).

Malgré les changements de noms, je conserverai le nom de « Cockerill » pour désigner les usines sidérurgiques liégeoises et pour préserver l’anonymat de mes interlocuteurs, je ne mentionnerai pas précisément la nature des sources pour la recherche la plus récente.

1. 28 % d’employés, techniciens et agents de maîtrise, et 7 % de cadres, essentiellement des ingénieurs (Procès-verbal du Comité d’entreprise, novembre 2008, archives syndicales privées).2. Cédric Lomba, « L’incertitude stratégique au quotidien : trajectoire d’entreprise et pratiques de travail. Le cas de l’entreprise sidérurgique Cockerill Sambre 1970-1998 », thèse de sociologie, Paris, EHESS, 2001.

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Principaux plans de restructuration de Cockerill (1978-2012)

Diminution d’effectifs

1978 Rapport Mc Kinsey/« Plan Claes I »

1981 Rapport Nippon Steel /« Deuxième plan Claes » 3 700

1982 Rapport Mc Kinsey / Plan Vandestrick 4 000

1983-1985 Rapport Gandois /« Plan Gandois » 7 900

1985 « Plan Levy » 2 200

1988 Fermeture des usines de produits longs Cession des usines

1993 « Plan pour gagner »

1996 « Plan Horizon 2000 » 2 000

2001 Rapport Laplace /« Plan Delta » 1 800

2003 « Plan Apollo » 1 700

2009 « Plan Speed-up » 2 200

2012 Fermeture de la phase liquide du chaud 795

2013 Fermeture de 7 usines de la phase à froid 1 300

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DANS LA SIDÉRURGIE, de nombreux ouvriers exercent des fonctions de contrôle de procédés automatisés comme ces « opérateurs » dans la salle de contrôle d’un haut fourneau de la région de Liège.

UNE PARtIE DES OUVRIERS, comme ce fondeur du même haut fourneau réalisent des tâches manuelles dangereuses nécessitant des savoir-faire acquis sur le tas.

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MANIFEStAtION D’OUVRIERS liégeois contre les fermetures d’usine d’ArcelorMittal.

MANIFEStAtION DES tRAVAILLEURS de la région de Liège contre les fermetures de cinq usines d’ArcelorMittal (26 octobre 2011). Des drapeaux wallons sont mélangés aux drapeaux syndicaux sur l’escalier de la mairie de Seraing où sont réunis les dirigeants syndicaux.

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26. Sur les raisons du recours à l’expertise, voir Michel Villette, Sociologie du conseil en management, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2003, p. 85.27. Yves Cohen, Organiser à l’aube du tay-lorisme. La pratique d’Ernest Mattern chez Peugeot, 1906-1919, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2001, p. 152.

28. Julien Charlier, « Réflexions sur l’avenir et la gestion de Cockerill », compte rendu de la réunion d’information des cadres, 1er octobre 1976, archives du CHSt, université de Liège.29. Plan Gandois. Questions des cadres, Wépion, 8 juin 1983, 42 p., archives syndicales FGtB Ferblatil.

30. Laplace Conseil, « L’avenir de la sidé-rurgie de Liège », rapport à la Sogepa et au Gouvernement wallon, 16 janvier 2012, p. 33.31. Par exemple, Message d’un groupe de prépensionnés forcés à ceux qui luttent encore pour l’avenir de Cockerill, 1981, 2 p., archives privées André Cools.

32. Entretiens avec des cadres et direc-teurs de Cockerill.33. Isabelle Bruno, « Y a-t-il un pilote dans l’Union ? tableaux de bord, indicateurs, cibles chiffrées : les balises de la décision », Politix, 82, 2008, p. 95-117.

puis après 1995 comme président du cabinet indépendant Laplace Conseil ; il a réalisé plus d’une dizaine de « missions » aussi bien sur les réorganisations industrielles que sur des plans de restructuration. Cédric Orban est aussi ingénieur et diplômé de gestion. Il a successivement travaillé à Cockerill comme cadre et directeur, puis a été consultant chez McKinsey avant de revenir à la direction de la stratégie de Cockerill pour finalement créer en 2009 un cabinet spécialisé en sidérurgie. À ces interventions s’ajoutent les très nombreuses missions techniques de plus petits prestataires spécialisés en ressources humaines, marketing, finance, technologie, parmi lesquelles l’université de Liège [voir encadré « Les partenariats “université-entreprises” », p. 45].

L’expertise exerce des effets multiples26. Elle induit d’abord un fonctionnement et une pensée par plans, ici des plans de restructuration [voir tableau, p. 39]. Le dispositif, qui peut être élargi à la pratique des managers au XXe siècle27, ordonne les rythmes de l’en-treprise, relie différentes dimensions de l’organisation (les investissements, les fermetures de sites, l’organi-sation du travail, le prix de revient, le volume de l’em-ploi, l’organisation financière, les choix de recherche et développement, etc.) et prescrit. L’expertise est aussi l’occasion d’une mise en cause plus ou moins publique de la direction précédente et des personnels en place, singulièrement des cadres locaux.

Julien Charlier, par exemple, accuse à plusieurs reprises les ingénieurs et l’ancienne direction de sacrif ier les questions de gestion aux questions techniques. Devant eux, il précise que le nouveau système de valeurs « devra être axé particulièrement sur une gestion vigoureuse et rigoureuse, sur la performance et l’effica-cité, sur une gestion de plus en plus humaine, de plus en plus économique et de moins en moins technique et administrative […]. Après avoir planifié, après avoir animé l’action, il va falloir contrôler […]. Il faut, en effet, à mon avis, dans ce domaine-là se garder vivement des opinons ; il faut mesurer et l’avantage des bonnes mesures c’est qu’elles dispensent d’avoir des opinons28. » Jean Gandois, pour sa part, s’en prend aux cadres réunis en assemblée en 1983 : « J’entends dire ‒ ce qui me stupéf ie ‒ “La Belgique a droit à X % de la production européenne d’acier ; Cockerill Sambre a droit à Y %”. Mais vous n’avez droit à rien du tout.

Vous avez droit à ce que vous êtes capables de faire en étant capables de survivre sans les autres [...]. Je pourrai parler haut et fort quand je ne tendrai plus la main [...]. Je vous garantis que je n’aurai pas besoin d’un mois et demi pour diviser vos effectifs par deux en améliorant consi-dérablement les produits29. » Dernier exemple, dans son rapport de 2012 pour le Gouverne-ment wallon, Laplace Conseil estime que « […] les Liégeois ont été trop têtus, trop querel-leurs, trop divisés, trop conservateurs et, en fin de compte, trop bêtes pour sauver leur héritage sidérurgique du naufrage30. »

L’encadrement visé peut réagir de façon amère et par-fois publique aux critiques dont il fait ainsi l’objet31. Ce fut le cas des ingénieurs aux postes techniques lorsque leurs compétences furent remises en cause au début des années 1980, comme, plus tard, des directeurs locaux qui, avec la privatisation de 1999, se voient relégués, à l’intérieur de la multinationale, par l’encadrement d’autres sites32. Les mises en causes publiques se doublent toutefois d’une valorisation des savoir-faire des personnels, en particulier ouvriers cette fois, qui seraient sous-exploités et qu’il s’agirait de mobiliser au travers de groupes participatifs (boîtes à idées, cercles de qualité, groupes de progrès, etc.). Les experts ne s’appuient pas sur ces savoir-faire pour établir leurs plans, leurs visites d’usines étant brèves, mais ils suggèrent aux cadres de se les approprier davantage pour accroître la productivité et remédier aux départs des préretraités.

Un autre effet de la montée en expertise est l’usage systématique du benchmarking. Cet instrument de gestion qui consiste à établir des objectifs chiffrés de l’action et à comparer les organisations entre elles, est utilisé de longue date dans l’industrie – comme ailleurs33. À Cockerill, cela fait longtemps que l’on compare les coûts de la main-d’œuvre par bassins d’emploi, les taux de productivité et d’accidents, ou que l’on envoie des ingénieurs en visite d’usines plus performantes comme au Japon dans les années 1980. Mais l’encadrement n’en faisait qu’un argument parmi d’autres. Avec les experts externes, la comparai-son devient systématique et la mesure de l’écart à l’objectif ou à la moyenne, est l’instrument de décision par excel-lence. C’est d’ailleurs l’un de leurs atouts que de disposer des informations quantifiées sur les entreprises concurrentes qui permettent les comparaisons :

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34. Entretien avec Cédric Orban, octobre 1997.35. Johan Ahlberg, Antti Pitkänen et Louis L. Schorsch, “Forging a new area for steel”, The McKinsey Quarterly, 4, 1999, p. 83-91.36. Sur les « approches globales » de comparaison entre entreprises, voir Louis

Mallet, « La détermination du sureffectif dans l’entreprise : démarche gestionnaire et construction sociale », Travail et emploi, 40, 1989, p. 22-32.37. C. Didry et A. Jobert, « Introduction », in C. Didry et A. Jobert, L’Entreprise en restructuration…, op. cit. Les dispositifs législatifs nationaux se sont notamment

renforcés en Belgique en 1998 avec la loi Renault qui contraint l’employeur à justifier le plan social et à répondre aux questions des représentants des travailleurs.38. Le taux de syndicalisation est plus généralement resté élevé en Belgique (il dépasse 50 % selon l’OCDE). Voir Pierre Blaise et Étienne Arcq, « Les syndicats

en Belgique », Dossier du CRISP, 49, 1999.39. En Belgique, les ouvriers d’un côté, les employés, techniciens et cadres de l’autre, sont représentés par des centrales diffé-rentes, étanches, au sein de chaque syndicat.

Le plan « Horizon 2000 » est présenté dans une période de recul du marché de l’acier (1996) par Cédric Orban, associé à la direc-tion de la stratégie et du plan de Cockerill après avoir travaillé six ans chez McKinsey. Il fixe l’objectif d’un rendement de 10 % annuel sur les capitaux investis34, ce qui peut surprendre dans une entreprise à capitaux principalement publics. En fait, Cédric Orban applique l’indi-cateur classique de mesure de performance, et le taux de référence (10 %) de McKinsey pour les entreprises sidérurgiques européennes35. Il compare avec les autres firmes européennes le prix de revient, les coûts de réclamation, la production, les stocks, les délais, etc.36. Pour atteindre l’objectif financier défini, le plan « Horizon 2000 » propose d’amener le prix de revient de l’acier de Cockerill au prix moyen de la sidérurgie européenne, ce qui se traduit par une diminution des coûts d’environ 20 % sans fermeture d’usines en augmentant la production, en diminuant les coûts de réclamation, en insti-tuant les usines en centres de coûts, et en rédui-sant les effectifs de 20 % du personnel soit environ 2 000 personnes parce qu’il y aurait « 20 % de tâches redondantes, inutiles ou moins utiles ».

L’usage des indicateurs est progressivement généralisé : les sites d’ArcelorMittal sont systématiquement comparés sur leurs résultats économiques et leurs per-formances particulières (taux de panne, consommation thermique, etc.) ; les meilleures usines de leur catégorie sont ainsi qualifiées de « Benchmarck » ou « Best in Class ». Dans les usines, les nombreux concours introduits depuis les années 1980 récompensent les meilleures pratiques (sur le nombre de jours sans accidents par équipe, sur les propositions d’amélioration de pro-cédés, etc.). Ces mises en équivalence des usines par les experts tendent à faire abstraction des spécifi-cités locales de production (du type de main-d’œuvre, d’outils ou de production). Au niveau de l’encadre-ment, elles entraînent une dévalorisation du savoir technique spécifique d’ingénieur, construit dans la familiarisation avec un outil (un haut fourneau, une aciérie, etc.), au profit d’un savoir gestionnaire, et cela d’autant plus que les mobilités internationales sont quasiment obligatoires depuis la privatisation. Elles ont également des répercussions sur les réponses que les organisations syndicales peuvent apporter aux projets de la direction et sur la manière dont les ouvriers envisagent leurs rapports au travail.

Productions syndicales d’une doctrine ouvriériste et régionaliste

Parce qu’elles sont associées à des dispositifs d’information des représentants des salariés dans les instances paritaires d’entreprise, les restructurations « renforcent […] la densité du dialogue social »37 et la reconnais-sance des organisations syndicales comme acteurs légi-times en temps de crise. Plus largement, l’ouverture de la parole offre, au moins en théorie, un espace d’interventions aux syndicats pour mettre en cause les choix des directions qui ont débouché sur des échecs économiques et financiers. Dans les faits, la construction d’une expertise ouvrière par les organisations syndicales et l’expression d’alternatives industrielles reconnues comme légitimes ne vont pas sans difficultés.

À Cockerill, plus de 95 % des ouvriers et des employés, intérimaires compris, sont syndiqués, et ce taux de syndicalisation n’a pas diminué avec les restructurations38. L’entreprise constitue depuis les années 1930 le fer de lance du syndicalisme en Wallonie, tant par le nombre d’adhérents que par les mouvements sociaux auxquels ils ont participé. Quand ils évoquent leur premier jour d’usine dans les entretiens biographiques, les ouvriers racontent qu'après avoir visité les installations, impres-sionnantes, ils sont immédiatement passés par le local des deux organisations syndicales (la FGTB sociale-démocrate et la CSC démocrate-chrétienne) ; l’adhé-sion se fait dans la journée, comme la reproduction d’un état de fait. L’adhésion syndicale procure des bénéfices matériels (accélération du versement des prestations com-plémentaires de chômage, soutien pour les promotions ou les formations, appui en cas d’accident du travail, etc.), mais elle s’accompagne aussi souvent d’une croyance, transmise de père sidérurgiste en fils, dans l’action collective face à la direction et à l’encadrement.

Les syndicalistes constituent donc des figures centrales dans l’entreprise, que ce soit dans les instances paritaires (les conseils d’entreprises et les conseils de sécurité), dans les négociations sociales et industrielles ou dans le suivi plus quotidien de dossiers. La Centrale des métallurgistes de Belgique (CMB), qui représente les ouvriers de la FGTB39, majoritaire, a la particularité d’avoir développé une doctrine spécifique « à la fois très ouvriériste et très régionaliste, d’avoir affirmé la force de l’action de base et en même temps d’avoir donné la priorité à une action politique dirigée vers la modernisation

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40. Bernard Francq et Didier Lapeyronnie, Les Deux Morts de la Wallonie sidérurgique, Bruxelles, Ciaco, 1990, p. 43. Ce courant syndical est appelé « renardisme » du nom d’André Renard (1911-1962), dirigeant de la FGtB et ancien ouvrier de Cockerill. Voir Rouge métal : 100 ans d’histoire des métallos liégeois de la FGTB, Seraing, IHOES, 2006.41. René De Schutter, « Le renardisme », in Mateo Alaluf (dir.), Changer la société sans prendre le pouvoir. Syndicalisme d’action directe et renardisme en Belgique, Bruxelles, Labor, 2005, p. 135-148.

42. Par exemple, Walter Nova et Georges Vandersmissen, Dossier pour un gouverne-ment wallon : fédéralismes et perspectives économiques, Liège, FAR, 1970 ; Maryse Hockers, Du contrôle ouvrier à l’autogestion, Liège, FAR, 1972 ; Joseph Coppe, La Révolu-tion wallonne : trente-cinq jours qui ont changé la Belgique, 1960-1961, Liège, FAR, 1991.43. Dominique Dauby, « Sidérurgie wallonne : les enjeux d’une sauvegarde », Bulletin de la Fondation André Renard, 138, 1983, p. 35-40. Ce sont des actions comparables à celles des sidérurgistes français à la même

époque, voir Claude Durand, Chômage et vio-lence. Longwy en lutte, Paris, Galilée, 1981.44. En 1982, deux manifestations à Bruxelles ont vu le saccage de magasins de luxe et des affrontements très durs avec la gendarmerie (près de 200 blessés) et en 2003, deux manifestations à Luxembourg (siège d’Arcelor) sont aussi le moment de vifs affrontements avec la police.45. Entretiens avec deux anciens directeurs de Cockerill.46. Lettre d’invitation de Julien Charlier, 3 octobre 1980, archives privées André Cools.

47. Robert Gillon, Maintien de Valfil et de la ligne à chaud de Seraing : argumentaire, 29 juin 1983, 26 p., archives syndicales FGtB Ferblatil.48. tract CCMB Liège, 1983, 4 p., archives syndicales privées. C’est ce dernier plan, soutenu notamment par le syndicat CSC plus implanté dans ces usines, qui est appliqué pour partie.49. Gisèle Sapiro, « Modèles d’intervention politique des intellectuels. Le cas français », Actes de la recherche en sciences sociales, 176-177, mars 2009, p. 22-26.

de l’État et le socialisme40 ». Cela se traduit depuis les années 1950 par des revendications sur le contrôle ouvrier plutôt que la cogestion, une valorisation du point de vue de la base ouvrière (les délégués sont désignés par les adhérents de l’usine), la mobi-lisation et le conflit comme instrument de pression, l’indépendance syndicale à l’égard des organisations partisanes et la défense de thèses régionalistes wal-lonnes. Depuis les années 1960, les dirigeants métallur-gistes de Liège ont particulièrement porté cette doctrine. Ils ont tous débuté comme ouvriers en usine, souvent à Cockerill, avant de gravir les échelons de la hié-rarchie syndicale. La plupart ont défendu les thèses régionalistes, au sein du Mouvement populaire wallon jusqu’au début des années 1980, puis en lien avec les régionalistes du Parti socialiste wallon. Ils revendiquent une autonomie à l’égard des experts externes, mais nouent des liens avec la petite bourgeoisie intellectuelle41. Ils ont notamment développé des médias (une revue bimestrielle, un journal quotidien, La Wallonie puis Le Matin de 1920 à 2001, et ensuite des sites Internet dédiés comme 6com.be ou acierliege.be) et des structures de formation et d’études. En particulier, depuis 1963, la Fondation André Renard (FAR), devenue Form’action André Renard, de la CMB se charge de la formation des délégués, propose des expertises auprès de conseils d’entreprises, réalise des contre-plans industriels et met en place une cellule de veille économique et sociale sur le secteur métallurgique. Cette structure associe des diplômés de sciences sociales et d’économie, salariés de l’institution, et des syndicalistes, le plus souvent issus de la sidérurgie, qui la président. Dans les années 1990 par exemple, la FAR est dirigée par José Verdin, doté d’un master en sciences économiques et régiona-liste déclaré, qui y a effectué toute sa carrière depuis le début des années 1970 et elle est présidée par René Piron, entré à Cockerill en 1970 comme ouvrier, fils d’ouvrier sidérurgiste syndicaliste, devenu président de la Fédération des métallos (1992) et engagé dans des projets de développement régional (aéroport, gare inter-nationale, etc.). Ce courant syndical et cette structure ont été à l’origine de nombreuses publications véhiculant une pensée syndicale ouvriériste et régionaliste42.

Face aux plans de restructuration, plusieurs répertoires d’action sont mobilisés, successivement ou simultanément. Les grèves longues du début 1980 (plus de six semaines de suite par exemple en 1982, année d’intenses mobi-lisations43) et plus courtes ensuite (quelques journées), qui accompagnent systématiquement les négociations sur les plans de préretraites, mais aussi des mobilisations violentes44 et des élargissements de la lutte (opérations ville morte en 1982, en 2003 et 2011 contre des ferme-tures d’usines, des manifestations de soutien rassemblant plusieurs dizaines de milliers de personnes en 2003 et 2011, etc.). À cela s’ajoutent des contacts officiels ou informels, parfois très denses avec des élus locaux ou nationaux, et la fabrication de plans alternatifs : ainsi Robert Gillon, ancien ouvrier d’industrie, diri-geant du Mouvement populaire wallon est président de la CMB et de la FGTB de Liège durant les années de crise sidérurgique (1976-1988). Incarnation d’un syndicalisme revendicatif, couvrant systématique-ment les mobilisations ouvrières, il peut parallèlement nouer des relations privilégiées avec certains direc-teurs de Cockerill comme Julien Charlier ou Michel Vandestrick45. Il participe aussi à des groupes, discrets, pour le développement régional comme le « groupe Amigo » qui réunit les dirigeants politiques des trois grands partis wallons, des syndicalistes, des industriels, et le commissaire européen Étienne Davignon46. Robert Gillon, généralement présenté comme le porte-parole du syndicalisme de la non-participation, répond au « Plan Gandois », en juin 1983, par un argumentaire tech-nique et commercial en faveur du maintien d’une usine de production de fil d’acier dans le bassin de Liège47. Il s’oppose ainsi au plan de l’expert qui prévoyait des synergies avec la sidérurgie luxembourgeoise et fla-mande, le développement des produits à haute valeur ajoutée et la reconversion des bassins sidérurgiques48.

Sans détailler les évolutions, on peut observer les déplacements opérés dans les registres d’interven-tions syndicales contre les derniers plans de restructu-ration depuis la privatisation de 1999. À ces occasions, les propositions alternatives sont portées par les « intellectuels d’institution »49 de la FAR, en particulier José Verdin. Une partie des anciens relais ne sont

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Les partenariats « université-entreprises »

Il existe une forte proximité entre Cockerill et l’uni-versité de Liège (ULg). De manière générale, en Belgique, les universitaires relèvent plutôt du pôle des spécialistes ou des experts1, le relatif sous- financement des universités wallonnes depuis la régio-nalisation de la politique scientifique en 1988 ayant rendu les universitaires très dépendants des financements publics internationaux, mais aussi privés2.

Le Centre de recherche métallurgiques, créé en 1948 par le professeur de métallurgie Pierre Coheur, sur financements publics et privés d’entre-prises utilisatrices, mobilise les sciences de l’ingé-nieur de l’ULg. Ce centre jouxte aujourd’hui le site du campus universitaire, dans le « Liège Science Park » et vient de fusionner avec le centre de recherche d’ArcelorMittal. Une autre institution du « Liège Science Park », le centre de formation technifutur, a été créé en 1990 par Cockerill, les syndicats patronaux et de travailleurs du métal, ainsi que l’ULg. Ce centre, l’un des plus importants du pays, est spécia-lisé dans la formation aux technologies de pointe pour la formation continue et la formation de chômeurs ou d’enseignants. Les relations entre université et sidérurgie ont été parfois plus directes avec par exemple un accord de partenariat stratégique en 2004 visant à développer les liens entre sciences appliquées de l’ULg et Arcelor, ou en créant une « chaire Arcelor » dans le département de gestion.

Les sciences sociales du travail ont quant à elles appréhendé les effets et les obstacles à la mise en œuvre de mesures gestionnaires d’implication du personnel. Ces travaux menés dans des centres d’intervention sociologique s’inscrivent dans la tradition de la sociologie des organisations ou des sciences de gestion, et portent par exemple sur la mise en œuvre de la « démarche compétence » dans des usines de Cockerill à Liège3. L’équipe de psychologie du travail de son côté a analysé les effets des trans-formations organisationnelles et techniques sur les travailleurs4. D’autres centres ont accompagné des projets de reconversion régionaux, comme le département de géographie pour les études prépa-ratoires au Master plan de reconversion de la ville de Seraing (2004), ou le Centre d’histoire des sciences et des techniques pour l’étude d’anciens sites industriels potentiellement pollués à réhabiliter.

1. Paul Dirkx, « Intellectuels et crise sociale en Belgique », Actes de la recherche en sciences sociales, 119, septembre 1997, p. 75- 83.2. Catherine Fallon, « La politique de recherche en Belgique francophone : la difficile refonte stratégique d’une tradition libérale », Congrès de l’Asso-ciation française de science politique, Grenoble, septembre 2009, 14 p.3. Mélanie Antoine et al., Faut-il brûler la gestion des compétences ? Une exploration des pratiques en entreprise, Bruxelles, De Boeck, coll. « Économie, société, région », 2006.4. Par exemple, Véronique De Keyser et al., Les Communications hommes-machines dans les systèmes complexes, Liège, université de Liège, Service de psychologie du travail (FASt), 1987, 154 p.

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50. Rapport Syndex, Réorganisation des Plats carbone Europe (avec projet de fermeture de Liège), février 2012, mission pour le Conseil d’entreprise européen ; Rapport Syndex, L’ave-nir de la sidérurgie à Liège, mai 2012, mission pour la Région wallonne, 134 p.

51. P. Cristofalo, « L’institutionnalisation d’une fonction d’expertise… », art. cit. Syndex est proche de la CFDt.52. CSC-FGtB, « Sidérurgie : propositions syndicales alternatives à la fermeture », 25 juin 2012, 36 p. ; ou l’interview vidéo de José

Verdin, « Sidérurgie liégeoise : propositions syndicales alternatives à la fermeture », 10 septembre 2012, 47 mn.53. La critique vise explicitement l’encadre-ment flamand car les cadres provenant de l’usine flamande Sidmar dirigent la division

des aciers plats en Europe de l’Ouest et du Nord.54. X. Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, op. cit., p. 294.

plus mobilisables depuis que les pouvoirs publics régionaux ont revendu la quasi-totalité de leurs actions, que les municipalités développent des plans de réamé-nagements urbains pour remplacer les sites industriels, et que certains dirigeants locaux sont des cadres expa-triés. La FAR, davantage que les dirigeants syndicaux de l’usine très impliqués dans les mobilisations et les négociations, s’appuie sur de nouvelles ressources : tout particulièrement les documents fournis au Conseil d’entreprise, et les rapports des cabinets d’expertise spécialisés dans le conseil aux élus du personnel, régulièrement sollicités par les organisations syndi-cales en France et en Allemagne. La circulation inter-nationale du conseil spécialisé passe ici par le Conseil d’entreprise européen où sont représentés des syndi-cats français et allemands, et par les pouvoirs publics50. Paula Cristofalo a montré que, si ces consultants sont proches des organisations syndicales, les experts qu’ils mobilisent sont diplômés de l’université ou des grandes écoles et se présentent comme des « inter-venants » et non des « militants »51. S’ils mobilisent les mêmes modes d’argumentation et de présenta-tions longues que les consultants travaillant pour la direction, ils s’en démarquent toutefois en com-parant Cockerill aux petits producteurs européens indépendants – qu’ils présentent comme des modèles – plutôt qu’aux multinationales concurrentes d’Arce-lorMittal. S’appuyant sur des entretiens de groupe avec des ouvriers, ils valorisent les savoir-faire ouvriers spécifiques et collectifs.

Mais les savoirs ainsi produits ne modifient pas radicalement les perceptions syndicales et leurs traductions en revendications. Les plans alternatifs se présentent toujours sous une forme brève, rele-vant davantage du programme que de l’argument, de l’oral que du texte52. Au niveau thématique, comme les plans alternatifs précédents, ils critiquent les effets indirects des fermetures (pour les sous-traitants et fournisseurs), la gestion à court-terme du capita-lisme financier, et le rôle de l’encadrement extraré-gional53, ils valorisent le savoir-faire technique local (le savoir-faire ouvrier mais aussi des ingénieurs dans le centre R et D) et insistent sur la nécessité d’investissements pour améliorer l’outil. Ils intègrent en outre le registre classique du rapport de force, expli-citement par « une expression publique et brutale » de moyens de pression sur ArcelorMittal et indirectement par la publicisation des revendications.

De plus, s’appuyant sur la légitimité des experts internationaux pour justifier de la viabilité économique de Cockerill en dehors d’ArcelorMittal, ces permanents du syndicat inscrivent leurs revendications dans le régio-nalisme, puissant cadrage cognitif pour ces intellectuels d’institution, plutôt que de chercher, par exemple, à élaborer des réponses communes avec les orga-nisations syndicales d’autres sites de production de l’entreprise. Ainsi, le montage juridique et financier est particulièrement développé en proposant la création d’une société patrimoniale (gérant les actifs immobilisés et industriels) dirigée par les pouvoirs publics régionaux et locaux, des sociétés parapubliques d’investissements, des entreprises privées, des représentants de l’univer-sité et des organisations syndicales ; société à laquelle s’ajouterait un comité d’orientation stratégique auquel participeraient des représentants syndicaux.

On pourrait lire dans ces choix l’expression d’un patriotisme ouvrier54. Une sorte de repli sur soi particu-lièrement mal ajusté dans un contexte de mondialisation de l’industrie où la direction, éloignée, joue des concur-rences entre pays et entre usines pour obtenir des déro-gations fiscales et négocier des plans sociaux. On peut à l’inverse considérer qu’il s’agit plutôt d’une parole de permanents du syndicat, mobilisant pour partie des savoirs experts internes et externes aux organisations, pris en tension entre la défense des acquis du groupe ouvrier spécifique et des préoccupations propres à l’organisation militante qui dépassent le cadre de l’usine. Il reste que ces argumentaires syndicaux abordent marginalement les questions de division du travail, de sécurité au travail, de conditions productives, etc. C’est à une autre échelle, celle de l’usine, que ces questions sont débattues.

Défiances ouvrières envers les experts en management

Les ouvriers de Cockerill sont évidemment sensibles aux discours produits sur l’entreprise et aux argu-mentaires stratégiques qui définissent leurs conditions d’emplois, et, partant, de vie. Avant d’aller plus loin, il faut préciser que ces ouvriers, exclusivement des hommes belges (environ 70 %) et italiens (environ 28 %), ont été pris dans les plans de restructuration depuis les années 1970, si bien qu’ils connaissent tous ce pro-blème depuis le début de leur carrière. Ils ont moins de 50 ans et sont entrés après des périodes plus ou moins longues d’emplois précaires dans l’entreprise

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55. Ces salaires incluent les primes d’ho-raires « postés » (6 h-14 h ; 14 h-22 h ; 22 h-6 h) ou de « feux continus » (mêmes horaires mais 21 jours d’affilée suivis d’une semaine de repos).56. Olivier Schwartz, « La notion de “classes populaires” », HDR en sociolo-gie, Versailles, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998, p. 51.57. Les assistantes sociales de Cockerill

font état de l’augmentation des situations de surendettement.58. Horaires décalés en 3x8 et probabilité de connaître un ou plusieurs accidents du travail dans la carrière comme l’attestent les entretiens et le corpus de déclarations des années 1990-2000 auquel j’ai eu accès.59. Cédric Lomba, « Distinguer un ouvrier d’un employé dans l’industrie : naturalisa-tion et négociations des classifications »,

Sociétés contemporaines, 54, 2004, p. 35-53. Le statut « employé » (adminis-tratifs, techniciens, petite maîtrise) confère des avantages, comme le fait de ne pas être concerné par le chômage partiel.60. Danièle Linhart, Barbara Rist et Estelle Durand, Perte d’emploi, perte de soi, Paris, Érès, coll. « Sociologie clinique », 2002.61. Helen Lynd et Robert Lynd, Middletown in Transition. A Study in Cultural Conflicts,

New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1937 ; Guy Bajoit, « Exit, voice, loyalty… and apa-thy. Les réactions individuelles au mécon-tentement », Revue française de sociologie, 29(2), 1988, p. 325-345 ; Aneil K. Mishra et Gretchen M. Spreitzer, “Explaining how survivors respond to downsizing: the roles of trust, empowerment, justice, and work redesign”, Academy of Management Review, 23(3), 1998, p. 567-588.

(par l’intérim, ensuite les contrats temporaires et enfin le CDI). Les plus jeunes, mais aussi une part non négli-geable des anciens, sont diplômés de l’enseignement secondaire technique ou professionnel. Contrairement à d’autres univers industriels, dans la sidérurgie, et plus largement dans les industries de process (industries de la chimie, du nucléaire, etc.), la plupart des ouvriers exécutent des tâches complexes de régulation ou d’entretien de processus automatiques. Si ces ouvriers stables qualifiés, à la limite des univers des techni-ciens, se rapprochent, par leurs salaires (de l’ordre de 2 000 euros nets55) des classes moyennes56, d’autres caractéristiques les ramènent à la condition ouvrière : ils sont confrontés à de fortes incertitudes (restructurations répétées, chômage partiel) notamment financières57 et des conditions de travail propres au monde ouvrier58.

Ces ouvriers témoignent d’une grande défiance à l’égard des cadres, ou plus généralement des diplômés de l’enseignement général, en particulier universitaire, les « gens de bureau ». La coupure est d’autant plus forte qu’en Belgique, la distinction entre les fonctions dites « manuelles » et « intellectuelles » est non seulement symbolique, mais aussi légale et institutionnelle, parce que c’est sur ce critère qu’est attribué le statut « ouvrier » ou d’« employé »59. Si la césure entre ces classes est classique dans le monde usinier, elle tend à s’intensifier en temps de restructurations. En effet, les ouvriers reprochent très régulièrement aux employés et cadres leur manque de soutien dans les mouvements de grève contre les fermetures et dans les piquets. Ils leur attribuent en plus la responsabilité des erreurs stratégiques qui ont mené les diminutions d’effectifs, tout en en subissant moins les conséquences :

« C’est pas gai de travailler dans ces conditions-là. Puis les personnels de jour [techniciens, employés de bureau et cadres], ils ne diminuent jamais. Ils créent des postes, à la limite nous on voit ça comme ça, ils ne servent à rien. On l’a eu mauvaise. Il y a treize ans quand je suis rentré dans l’usine, quand je venais faire la nuit, c’était presque difficile de trouver une place dans le parking tellement on était nombreux. Maintenant s'il y a quinze voitures dans le parking, c’est beaucoup. Par contre, de jour c’est difficile de se garer. Ça, ça emmerde les ouvriers » (opérateur de 35 ans, diplômé niveau Bac pro en électricité industrielle).

Il est vrai que la part des ouvriers dans les effectifs de l’entreprise a diminué de 77 % au début des années 1980 à 65 % aujourd’hui. Quant aux experts du mana-gement, internes et externes, ils sont souvent vus comme les porteurs de mauvaises nouvelles (de fermetures d’usines et d’intensification du travail) ou des marchands de gadgets gestionnaires [voir encadré « Les qualités

du management de la qualité », p. 48-49].

Les ouvriers doutent souvent des véritables intentions des directions, de leurs compétences, de leur impartialité et se montrent très critiques à l’égard des plans présen-tés comme des réponses nécessaires à des contraintes externes (saut technologique, crise économique, mondialisation des échanges). Ils retiennent principa-lement que ces plans se traduisent par des diminutions d’effectifs (par des préretraites pour les cinquante-naires et des fins de contrat pour les précaires) et une dégradation des conditions de travail pour la plupart de ceux qui restent. Malgré la répétition de ces plans, leur annonce est toujours inattendue et durement ressentie par les ouvriers60. C’est que leur rapport à l’avenir oscille entre deux perceptions : ils évoquent régulièrement le processus d’érosion continue des effectifs, qu’ils peuvent parfois présenter comme inéluctable, mais des indices (investissements, records de productivité, annonces de cadres ou de permanents syndicaux) leur laissent penser après chaque plan que l’avenir est assuré à moyen, voire à long terme.

La double protestation des ouvriers

La multiplication des plans sociaux et l’incertitude générale ont bien entendu des effets démobilisateurs ; elles engendrent des formes d’apathie et de cynisme61. Les ouvriers ne développent pas seulement des com-portements de détachement ou d’exit, mais aussi des attitudes critiques et contestataires qui reposent essentiellement sur deux registres d’indignation, l’un fondé sur la justice sociale (au nom de la condition ouvrière) et l’autre sur l’éthos professionnel (au nom du travail ouvrier).

Presque tous les ouvriers de Cockerill sont syndiqués, mais ils ne s’engagent pas tous de la même manière dans l’activité de protestation collective. Les syndicalistes qui ont gravi les échelons du militantisme syndical (heures

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Les qualités du management de la qualité

Le « World Class Manufacturing » est la nouvelle technologie sociale utilisée à Cockerill (WCM vers 2010) et plus largement dans le groupe ArcelorMittal. Elle élargit la total Productive Maintenance (tPM années 1990-2000) qui faisait suite au Management participatif et au Management de la qualité totale (années 1980-1990). Ces technologies gestionnaires se réclament des bonnes pratiques de gestion des entreprises japonaises. Elles visent officiellement à améliorer la production en diminuant les coûts, en prévenant les défauts et les pannes, etc. Le WCM a été théorisé notamment par Robert H. Hayes et Steven C. Wheelwright (Restoring Our Competitive Edge: Competing Through Manufacturing, New York, John Wiley and Sons, 1984), deux professeurs de Harvard Business School travail-lant auprès de consultants internationaux. La World Class Manu facturing Association regroupe quelques grandes entreprises industrielles, dont ArcelorMittal, et certifie la méthode. En voici une présentation officielle sur le site Internet d’ArcelorMittal suivie d’appréciations d’ouvriers au sujet de la tPM.

Luc Bonte, “Our journey to world class manufacturing”Posté sur le site de ArcelorMittal, 13 juin 2012.http://www.arcelormittal.com/corp/blog/2012/06/13/our-journey-to-world-class-manufacturing/

For ArcelorMittal, World Class Manufacturing is a management system focusing on reducing or elimi-nating losses. the model is based on ten pillars;

which are ten methodologies specifically struc- tured to target the different kinds of losses found in organisations such as ours. One of the basic premises underlying WCM is that “you improve your business by improving your people”. training, communication and cross functional interaction are built into all of the pillars. And this is why these methodologies are deployed at the shop floor level of an organisation. the ten pillars are:

1. Health and safety (H&S): our number one prior-ity, with our goal of zero accidents.2. Cost deployment (CD): identifying where your major losses (cost gap compared to benchmark) are and where actions need to be taken to reduce them.3. Focused improvement (FI): applies problem- solving methods to manufacturing problems.4. Autonomous maintenance (AM): requires machine operators, and not only the maintenance team, to fo-cus on detection and prevention. this engages shop floor people, develops a sense of ownership and im-proves equipment reliability.5. Professional maintenance (PM): requires main-tenance technicians to focus on the reliability of equip-ment and on elimination the root causes of failures.6. People development (PD): making sure that employees have the skills that are needed to perform their jobs today and allow them to maximise their potential for tomorrow.7. Early equipment management (EEM): planning and preparing equipment investments, guaranteeing an efficient start-up, a safe and reliable operation and a machine that is easy to run and to maintain.

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8. Product quality (PQ): stabilising and improving our processes so that they consistently produce the requested level of product quality for our customers.9. Customer service (CS): becoming the supplier of choice by delivering first class service to our customer.10. Environment and corporate social responsi-bility (ECSR): producing steel in a safe and sustain-able way, which can only be done by respecting the environment and the communities around us.

Extraits d’entretiens avec des ouvriers sur la TPM

« Quand les Français ont repris en 1998, […], on a ex ploité plus les qualités de chacun. On a commencé à travailler plus intensément. On a lancé des vagues de tPM. C’est une idée qui vient du Japon qui dit quand il y a un problème, plutôt que de seulement serrer la vis on va faire une fiche pour dire : tel jour il y a eu un problème avec la vis. Ça a coûté très cher mais ça a rapporté beaucoup d’argent. On a travaillé dans un contexte propre. Ça a bien démarré ici [usine très moderne avec une grande proportion de jeunes ouvriers], la majorité avait trouvé que c’était une belle chose. Avec Mittal, on a senti que c’était le presse-citron. Maintenant c’est sale, on fait une réparation sur une pièce, mais on ne met plus en couleur. C’est tirer sur le prix et produire, produire, produire » (mécanicien chef de zone sur une ligne de recouvrement, quarantenaire, diplômé de l’enseignement général secondaire).

« C’était la tPM. C’est un peu tombé à l’eau ici en Wallonie. C’est des trucs de Japonais ça, c’est pas des trucs de Wallons ça. Ça colle mieux à leur mentalité. Ici pas. On avait même des secteurs à nettoyer. C’est toujours pareil. C’était soi-disant des grandes réunions mais on se retrouvait à nettoyer l’usine avec une pelle et une brosse. C’est ça la tPM. Ça a été comme ça partout. C’est des grandes réunions pour essayer de vous faire croire que vous n’êtes pas sous-estimé, pour vous encourager de prendre la pelle et la brosse. Ce serait plus simple de l’expliquer comme ça aux gens » (ouvrier d’aciérie, quarantenaire, diplômé de l’enseignement général secondaire).

« J’ai fait ça la tPM. C’est de la rigolade de la tPM. Sur le fond il fallait le faire, mais chez nous dans les usines sales, c’est pas possible. On peint une balu strade en jaune pour marquer que c’est dange-reux et après un enfournement on peut la repeindre. La tPM, c’était marquer des anomalies. C’était se trouver du travail, “oui je vais me trouver du travail en plus”. Quand je vais au réfectoire, si je vois une anomalie je dois la noter. On avait 35 euros par mois. Faut arrêter avec cette tPM, on a perdu notre temps » (ouvrier d’aciérie, trentenaire, diplômé de l’enseignement secondaire technique).

« La tPM, c’était avant 2009. Après c’est fini. On n’était plus assez. Parfois on n’avait pas le temps de manger donc on avait abandonné les formations tPM où il faut peindre et remettre en ordre. C’est fini ça » (ouvrier de laminoir à froid, trentenaire, diplômé de l’enseignement secondaire technique).

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PRÉSENtAtION DANS LE JOURNAL D’ENtREPRISE COCKERILL (Actuel, juin 2005) de la fermeture d’un haut fourneau que l’on a ensuite rouvert quelques mois puis fermé définitivement.

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62. Ils étaient plus de 90 au début des années 1980 et 31 en 2012. 63. Archives syndicales privées, notamment Cahier syndical (2001-2004) et mails adressés par un syn-dicaliste d’usine à la direction locale (2000-2001).

de délégation, mandat électif, poste de permanent, etc.) constituent la forme la plus visible de contestation. Leur parcours est marqué par la déstabilisation des col-lectifs syndicaux : avec la baisse des effectifs, les délégués syndicaux voient leur nombre diminuer automatique-ment62, et leur renouvellement s’est accéléré avec l’abais-sement de l’âge de la préretraite. La CMB de Cockerill a ainsi été dirigée par quatre présidents successifs ces dix dernières années. Comme indiqué précédemment, les renouvellements contribuent à déléguer la construc-tion de l’argumentaire alternatif aux permanents du syndicat. La délégation n’est toutefois pas complète puisque les revendications alternatives sont discutées par les délégués d’usine et s’accompagnent d’un travail d’information dans des assemblées générales répétées et des contacts interpersonnels, ainsi que d’un travail de mobilisation pour les actions qui accompagnent les négociations au niveau central de l’entreprise et dans chaque usine :

« Nous, on a eu beaucoup de négociations. On finissait un plan de restructuration qu’on recommençait un plan de restructuration. On se disait, mainte-nant, c’est le dernier. Et ils remettaient quelque chose pour un changement d’organisation pour ceci, cela. […]. Pour moi, des négociations-clés, c’est quand moi j’allais négocier chez l’ingénieur de mon usine. Tu sais bien une négociation c’est du donnant-donnant. Lui, il veut réduire de X % son effectif et toi tu dis “oui mais écoutes, on va voir secteur par secteur ce qu’on peut laisser partir. Mais à côté de ça toi tu vas ouvrir les cordons de ta bourse et tu vas donner aux gens qui restent”. Et quand on est arrivé à un accord, il y a accord sur tout ou sur rien. Et la petite cerise sur le gâteau, tu dis, “là il y a quatre salariés (ouvriers), tu vas me les faire passer en contremaître”. C’est la petite cerise, tu vois » (entretien avec un délégué syndical ouvrier des années 2000, novembre 2011).

En plus de leurs mandats électifs, les activités de ces syn-dicalistes se concentrent donc sur les moments de fortes tensions pour gérer les incertitudes et les conflits avec la direction, ainsi que sur la recherche d’informations économiques et techniques sectorielles, sur l’accompagne-ment des aménagements internes incessants (par exemple le passage de quatre à trois équipes, puis à cinq équipes de production par usine, ou l’intégration des services entretien et fabrication), sur le suivi personnalisé des jours de grève ou de chômage partiel, sur l’organisation des gardes d’outil en période d’arrêt, sur le contrôle des intéri-maires et des sous-traitants, sur le respect des savoir-faire et des anciennetés, ou encore sur le suivi des mutations63. Le spectre des postures syndicales protestataires est large,

depuis celles qui privilégient les confrontations avec la direction jusqu’à celles qui s’engagent davantage dans l’accompagnement personnel et administratif de travail-leurs. Deux délégués syndicaux permanents, majoritaires dans leur usine, réunis dans le même bureau syndical, et tous deux diplômés de l’enseignement professionnel secondaire, illustrent cette diversité.

Jean-Claude est issu d’un univers étranger à la sidérurgie (père pompier et mère femme de ménage), il se présente comme amateur de lectures et de « vieilles pierres », comme contestataire (à l’école, à l’armée et à l’usine), et de culture ouvrière (fusti-geant les « bobos » et les « cultureux »). Embauché dans les années 1980 à Cockerill comme ouvrier de production, il a connu plusieurs fermetures et des conflits forts (menaces de licenciements) avec les directions et sa hiérarchie syndicale. Avide de savoirs, il suit des cours du soir en soudure et en anglais pour comprendre la musique anglo-saxonne qu’il apprécie. Il a été responsable local du PS, avant de rejoindre un parti d’extrême-gauche il y a quelques années. Divorcé d’une travailleuse sociale et très investi dans son combat syndical, riant fort et le verbe haut, intransigeant face à la direction, il est parvenu à s’imposer dans la délégation locale en s’entou-rant d’un groupe d’ouvriers combatifs. Il apprécie le travail de militant de combat et l’information quoti-dienne aux travailleurs, mais se plaint de l’attitude trop réservée de sa direction syndicale et de passer son temps à résoudre les problèmes de paie.

Dimitri, la trentaine, fils de sidérurgiste délégué syndical, marié à une enseignante de sports, a connu une entrée difficile dans la sidérurgie : il se fait embaucher comme ouvrier intérimaire de production au début des années 1990 mais après quelques mois, Cockerill met fin aux contrats d’intérim. Ses parents lui achètent alors un petit commerce. Lors de la reprise du marché de l’acier, il revient à Cockerill comme précaire, puis en CDI, tout en conservant quelques années son commerce comme garantie. Il rejoint une équipe de jeunes ouvriers revendicatifs qui obtiennent qu’il remplace le délégué en poste. Réputé bon ouvrier, serviable et droit, il s’investit dans l’aide aux travailleurs, ce qui l’amène parfois à des conflits très durs avec la direction locale. L’usine ne constitue toutefois qu’un aspect de sa vie, à côté de sa vie militante (il est membre du PS et candidat aux élections municipales), et surtout du suivi des activités sportives de ses enfants. Il quitte la délégation en 2012, fatigué de devoir vivre une deuxième fermeture et se retrouver dans une usine vide.

Si tous deux défendent aujourd’hui la mise sous statut public de leur entreprise, ces deux engagements dans le syndicalisme ressortent de deux modes distincts de perception du monde social et de rapport au métier. Il est significatif que Jean-Claude distingue les cadres

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64. Négociations des plans Delta, Apollo et Speed-Up, archives syndicales privées. 65. Rapport Syndex, « L’avenir de la sidé-rurgie à Liège », mai 2012, mission pour la Région wallonne, p. 71-90. Pour les organi-

sations syndicales, je n’ai relevé que cette exception : FGtB Métal Liège-Luxembourg, « Communiqué de presse : Y-a-t-il un pilote dans l’avion, suite et pas fin », 1er octobre 2004 : « Les produits faits à Liège sont

souvent des produits complexes et de petites séries qui sont par définition problématiques à produire. Il n’est dès lors pas très honnête de comparer ces productions limitées aux produits de grande série réalisées ailleurs ».

66. « Réponses aux questions des membres du Conseil d’entreprise », 20 octobre 2004, archives syndicales privées.

selon leurs origines sociales (en valorisant les cadres fils d’ouvriers) et leur respect des ouvriers, tandis que Dimitri les juge selon leurs provenances géographiques (en valorisant les Liégeois d’origine) et leurs capacités techniques. Ce dernier insiste sur les savoir-faire des ouvriers de son usine – un laminoir –, présentés comme des « Harry Potter », capables de réaliser une très large gamme de produits dans la même journée. Dans l’industrie, en particulier l’industrie automatisée comme ici, la maîtrise des processus techniques est très difficile pour les productions non-standardisées. Jean-Claude quant à lui s’intéresse peu à la technique et aux produits, et considère que les petites séries sont surtout porteuses d’intensification du travail. Ce sont deux modalités très différentes d’une pensée ouvrière fondée sur l’expérience concrète.

Dans le premier cas, Jean-Claude se concentre surtout sur la condition de la classe ouvrière (rému-nérations, conditions de travail, conditions d’emploi). On peut le lire dans les annotations des fiches de poste et les procès-verbaux de réunions le long travail de négociation poste par poste avec la direction de l’usine pour redéfinir les attributions de chacun et leur niveau de salaire64. Cette posture protestataire est souvent celle des plus jeunes ouvriers actifs dans les mobilisa-tions, disposant d’un capital scolaire élevé (enseigne-ment secondaire) et provenant d’un milieu ouvrier mili-tant. Elle est partagée par des ouvriers qui s’identifient peu au métier, notamment dans les quelques usines de Cockerill où l’activité de travail consiste principalement à surveiller des processus automatiques (sans interven-tions) comme je l’avais observé dans les années 1990 sur une ligne de recouvrement d’acier très automati-sée et réalisant un produit standard. D’autres se sont désengagés du métier suite à des reclassements successifs et de changements de postes ou encore à des freins à la carrière :

Ainsi, Denis, 35 ans, diplômé de l’enseignement technique comme son père (mère employée), entre dans la sidérurgie par interconnaissance sans en connaître les rouages. Il est limité dans l’accès à la maîtrise parce qu’il est réputé rusé et râleur. Il se montre désengagé du travail, recherchant les postes planqués. Il n’est pas pour autant désin-téressé. Il s’informe régulièrement sur le contexte de la sidérurgie, par les médias ou la voie syndi-cale. Denis a participé aux différentes mobilisations, « je n’en ai pas raté une » dit-il, dont les actions les plus dures (« on a tout cassé au Luxembourg » en 2003), mais il est désabusé tant par la direction

de plus en plus lointaine que les organisations syndicales qu’il estime insuffisamment combatives. S’il continue à participer aux manifestations et aux piquets c’est « encore pour montrer aux jeunes qu’il faut être là […]. Et ça fait du bien de se retrouver après la gifle qu’on a prise (annonce de la fermeture définitive en 2011) ».

Les ouvriers de ce premier pôle de protestation ont des trajectoires diverses, mais ont en commun de percevoir le monde social selon des clivages de classe et de porter des revendications prioritairement sur la défense des conditions d’emploi des ouvriers. En revanche, d’autres ouvriers s’appuient plutôt sur la défense d’un savoir-faire technique ouvrier. Ils remettent ainsi en question la construction même des indicateurs utilisés pour établir les classements entre usines légi-timant souvent la fermeture d’un site. Plus largement, ils déplorent une division de l’intelligence de travail qui ne reconnaîtrait que le savoir expert, ici des ingénieurs, et sous-estimeraient l’autonomie d’action des ouvriers.

Dimitri précise ainsi : « J’étais opérateur moi. On va beaucoup soi-même dans le process. On ne fait pas attention à ce que l’ordinateur demande. Les Français (des usines ArcelorMittal en France), ils ne peuvent pas changer même s'ils ratent leur opération. Ici on réoriente les réglages informatiques. Le fait d’accé-lérer, le temps de traitement, c’est pour ça qu’on est arrivé à de bons chiffres. […] Ailleurs, ils font parfois des jours entiers avec la même séquence. Nous toutes les quatre heures on change. […] Il y a des produits coriaces ici, qu’on ne sait pas faire ailleurs. Tout ce qui est emboutissage. Le problème, c’est que, quand ils calculent homme/tonne, c’est pas en fonction de l’acier qu’on réalise. Ils ne regardent pas. »

Ce type d’argumentaire est rarement repris au niveau des permanents du syndicat, bien qu’il apparaisse dans les derniers rapports du consultant Syndex65 et sur-tout dans les confrontations des délégués d’usine avec la direction au conseil d’entreprise66. Il repose sur un savoir ouvrier de première main, et sur un usage détourné des voyages entre usines depuis l’internationalisation de l’en-treprise auxquels participent des ouvriers. Alors que ces voyages visent à récompenser des performances d’équipes afin de construire une « culture d’entreprise » partagée ou à former les ouvriers, ils sont de facto utilisés pour comparer des pratiques de travail en situations, loin des indicateurs agrégés proposés par les classements. Cela se redouble d’une mise en cause des rapports entre usines dans l’entreprise et des conditions de production :

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67. Jean-Claude Passeron, « Portrait de Richard Hoggart en sociologue », Enquête, 8, 1993, p 79-111. 68. Pour une critique de l’expertise sur les risques au travail, voir Yves Clot, Le Travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2010.

J’assiste à une discussion entre deux délégués ouvriers et un cadre de l’entreprise après l’annonce de la fermeture d’usines en janvier 2012. Ils se tutoient et l’échange est plutôt cordial. Les deux syndicalistes considèrent que la comparaison du prix de revient avec les autres usines est faussée parce que Liège reçoit des matières premières de plus mauvaise qualité que les usines française et flamande, tout en réalisant des aciers plus difficiles. Un syndicaliste ajoute que, quand on se rend au service logistique, on voit très bien les nombreux changements de programmes, alors que dans d’autres usines visitées on peut réaliser le même produit plusieurs jours. Le cadre considère qu’il faudrait introduire cette dimension dans le calcul du prix de revient et demande aux syndicalistes s’ils ne pourraient pas le calculer. Il ajoute qu’il est sensible au fait que la direction locale ne défende pas bien ses usines dans l’entreprise, singulièrement pour les promotions des cadres de Liège aux postes les plus élevés.

Cette critique reposant sur un principe d’équité, plus que de justice sociale, et un éthos du travail bien fait, peut être portée, notamment, par des délégués syndi-caux qui ont travaillé à des postes complexes néces-sitant des ajustements collectifs, et par des ouvriers qui ne participent pas à des collectifs de lutte :

C’est le cas par exemple de Julien ouvrier de 45 ans, enfant de menuisier salarié, diplômé Bac+3 en électromécanique, entré en sidérurgie par défaut à la fin des années 1980. Mobilisant l’organisation syndicale à de nombreuses reprises, il parvient à obtenir un poste d’ouvrier électricien. Durant l’entretien, il parle avec fierté de l’électri-cité, délivrant de nombreux détails de situations de pannes, et des interventions présentées comme des challenges : « [Avec un collègue électricien] on a fait un duo terrible. Lui il est passé contremaître parce qu’il savait se taire. On mettait parfois des “casquettes” à des gars spécialisés dans des zones [des techniciens]. On aimait bien ». Il se félicite de n’avoir jamais pris un jour d’arrêt maladie, il estime que les jeunes ouvriers sont incompétents, il refuse de voir ses collègues en dehors de l’usine, il interdit à son chef de lui imposer des manières de faire, et demande à travailler seul plutôt qu’en équipe. Il connaît des affrontements directs très vifs autant avec la direction du site à qui il reproche de réduire l’entretien des machines et de ne pas reconnaître son travail en développant la polyvalence, qu’avec les organisations syndicales à qui il reproche tantôt les trop nombreuses grèves tantôt l’absence de réaction sur des sujets variés (fermeture d’une autre usine dans la région par exemple).

Sans être aussi véhéments, ils sont nombreux dans ce cas dans la mesure où les stratégies de diminution de coûts et de personnels ont dévalorisé les savoirs techniques

spécialisés acquis en formation ou sur le tas. Là encore, les trajectoires ouvrières de cette matrice de protes-tation sont diverses.

Bien que numériquement assez nombreuses, ces deux formes de protestation ouvrière sont peu visibles ou peu audibles en dehors de l’usine. Le groupe ouvrier et les savoirs dont il est porteur sont tenus à l’écart de la construction des analyses sur l’avenir et la stratégie de l’entreprise. Ces protestations ouvrières se manifestent, notamment par les nombreux arrêts de travail à Cockerill, mais elles ne font pas l’objet du travail d’abstraction, de généralisation, de mise en cohérence et de présentation nécessaire pour accéder à la légitimité dans un débat qui se place sur le terrain de l’expertise gestionnaire. Cela est vrai de l’expertise de direction et, pour partie, de la contre-expertise syndicale qui s’est professionnalisée et qui répond également à des logiques autonomes (la logique régionaliste dans ce cas). Jean-Claude Passeron soulignait que l’idéologie des classes popu-laires « est toujours moins unifiée et plus sporadique que dans une culture savante ou une culture de pri-vilégiés »67. Et l’on peut faire l’hypothèse que la durée du processus de restructurations répétées de cette usine sidérurgique (35 ans, avec un plan en moyenne tous les trois ans) interdit de facto les alliances entre ouvriers et intellectuels militants externes à l’entreprise qui, pris dans les contraintes de leur propre champ pour conserver leur positions sociales, s’engagent rarement dans le temps long comme ils peuvent le faire à l’occasion de conflits limités.

Au-delà des discours sur la reconnaissance et l’appro pr iation des savoirs ouvriers, le recours systé-matique à l’expertise en management, la financiarisation de l’entreprise et la mobilité géographique des cadres ne font que renforcer cette mise à l’écart. Pour les ouvriers et leurs représentants, les changements répétés d’usines dans le cadre de reclassements, les remplacements de porte-parole dans l’usine suite aux départs en prére-traite et l’investissement de ces mêmes délégués dans les négociations de restructurations à de multiples niveaux participent également des difficultés de la reconnaissance des savoirs ouvriers. Ce n’est pas tant que ces savoirs seraient par nature plus vrais, plus ajustés, parce que vécus, mais ils sont ignorés alors que le cas présenté est plus favorable que d’autres contextes à leur reconnais-sance. Il s’agit en effet d’usines de haute technologie, et d’ouvriers qualifiés, syndiqués, et combatifs. Il faut dès lors probablement y voir le signe d’une relégation ouvrière plus générale par les professions expertes68.

Restructurations industrielles : appropriations et expropriations des savoirs ouvriers

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