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Rêve générale - Carré Rouge · François Chesnais CARRÉ ROUGE N° 42 / NOVEMBRE 2009 / 29 RÉFLEXION Rêve générale Quelques réflexions. l'auteur. De cela il ressort que Rêve

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D epuis les grandes mobilisa-tions contre le CPE de février -avril 2006, le « mot d'ordre »

Rêve générale est présent dans toutesles manifestations, sous la forme d'unautocollant arboré par des milliers,voire des dizaines de milliers de ma-nifestants. On évalue à 80 000 les au-tocollants distribués à Paris depuis lemouvement contre le CPE jusqu'à au-jourd'hui. En province aussi Rêve gé-nérale est arboré dans toutes les ma-nifestations. Les comptes rendus dansla presse (y compris étrangère) fontétat à chaque fois de la présence mas-sive de ce slogan phare, lui conférantun caractère proprement embléma-tique.Pourtant un tel succès n'est pas sansétonner, et sauf à le banaliser oul'ignorer purement et simplement, Rê-ve générale résonne comme une inter-pellation. Pour commencer, il y a laforme même de ce slogan, télescopa-ge d'un nom masculin (rêve) et d'unadjectif au féminin (générale), qui eninterdit une lecture simple où généra-le qualifierait rêve. Les deux termesconvoquent chacun des images et dessens autonomes, et leur réunion n'estque disjonction, marquant une ten-sion entre un espace individuel et unespace collectif qui ne se rabattentpas l 'un sur l 'autre. Et en mêmetemps, rêve générale s'est imposé com-

me un tout, loin d'un jeu de mots oc-casionnel qui disparaît aussi vitequ'apparu. Il fait sens même si ce sensn'est pas compositionnel : il fait blocet c'est là une des conditions de sonincroyable durée.

D E S O R I G I N E S

E N C O R E M Y S T É R I E U S E S

Quant à son origine, plusieurs ver-sions circulent, difficiles à vérifier,non contradictoires. D'un côté, ilprendrait son origine dans un jeu demots transformant rave générale enrêve générale. De l'autre, il serait lacréation d'un collectif d'artistes, gra-phistes et chercheurs d'Ivry-sur-Sei-ne, réunis dans l'association Ne pasplier dont le manifeste est : « Pourqu'aux signes de la misère ne s'ajoutepas la misère des signes ». Apparem-ment, c'est dans cet atelier que sontfabriqués les autocollants Rêve géné-rale qui par milliers rythment les ma-nifestations. Autre question en sus-pens : qui en assure la diffusion lorsdes manifestations ? On parle d'uncollectif d'associations. Certaines sec-tions de Solidaires comme Sud Railsont investies dans la diffusion. Maisune chose est claire : aucune organi-sation, parti ou syndicat, n'est à l'ori-gine de ce slogan ; d'ailleurs aucunene se revendique comme en étant

Cet article s'interroge sur le sens de l'apparition dans les mani-festations, depuis les grandes mobilisations contre le CPE de2006, de l'autocollant Rêve générale arboré par un nombrecroissant de manifestants.

Denis Paillard etFrançois Chesnais

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Rêve généraleQuelques réflexions

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l'auteur.De cela il ressort que Rêve Généralen'est la propriété de personne, d'au-cun parti ou autre organisation.D'une certaine façon, de par sa formemême, il résiste à toute forme de ré-cupération. Sa permanence, d'unemanifestation à l'autre depuis plus detrois ans, met en avant un autrepoint : présent massivement danschaque mobilisation, il n'est pas liédirectement aux objectifs et revendi-cations qui sont les objectifs propresde telle ou telle manifestation.Par sa forme, par son mode de pré-sence, Rêve générale dépasse tous lesrassemblements ponctuels, tout en enconstituant un moment essentiel. Cen'est pas un mot d'ordre : Rêve généra-le ne se crie pas, ne formule pas unobjectif ou une revendication précise.Bien plus, il est indissociable de sonsupport : un autocollant que par ungeste individuel on met sur soi, ungeste individuel qui devient collectifparce que des milliers de manifes-tants font ce geste, et cela à chaquemanifestation. La dimension indéter-minée et ouverte, et donc personnel-le, de Rêve générale, laisse chacunlibre d'y mettre son sens à lui. En fait,dans ces deux mots accolés se trou-vent comme inscrits l'histoire, le par-cours et les attentes de ceux qui por-tent l'autocollant.Sur Internet on trouve plusieurs mil-liers de référence à Rêve générale. Sion laisse de côté les nombreuses cita-tions de la presse française et interna-tionale (qui témoignent de la pré-gnance de ce slogan), on ne peut êtreque frappé par la dimension irréduc-tible de ce slogan. En simplifiant, onpeut distinguer trois grandes formesde circulation. La citation pure etsimple, une façon pour l'auteur de re-prendre pour son propos la dimen-sion emblématique du slogan. La ma-nipulation-transformation visant à

donner à tout prix du sens d'une fa-çon ou d'une autre, mais au prixd'une troncation [*] ou d'une refor-mulation. Ainsi, cet appel à la créa-tion d'un collectif Rêve général, la nor-malisation de la forme linguistique(rétablir l'accord) débouchant surune banale proclamation d'un rêvecollectif : « Qui n'a pas rêvé, chacun deson côté, de cette alternative ? Ce rêvene s'est pas réalisé jusqu'alors parceque nous n'avions pas conscience de lamultitude des gens qui le partagent »,ou encore « Nous sommes des milliardsà vouloir nous rassembler pour ce rêveet à vouloir commencer par en déciderensemble sans hiérarchie dès aujour-d'hui ». Rêve générale n'est plus trèsdifférent du mot d'ordre (incantatoi-re) Tous ensemble ! Tous ensemble !Autre exemple de reformulation,mais dans une direction inverse : laréintroduction subreptice entre pa-renthèses d'une petite lettre : (g) rêvegénérale. Elle est le fait de militantsorganisés dans des partis ou desgroupes qui cherchent à faire passerde cette façon le seul mot d'ordrequ'ils comprennent ou qu'ils croientcomprendre. Dans ces deux cas (par-mi d'autres), la reformulation tend àrabattre l'un des termes sur l'autre, latension entre les deux mots apparais-sant à ceux qui s'y livrent de l'une oude l'autre manière comme insuppor-table. Dernier cas : la récupérationpure et simple de Rêve générale auprofit d'une démarche politicienne.C'est à cet exercice que se livre NoëlMamère, dans une longue démons-tration aussi pesante que malhonnê-te, où les Verts seraient aujourd'huiles seuls porteurs d'une nouvelle uto-pie portée dans le passé par la reven-dication de grève générale. À croireque pour Noël Mamère, la contribu-

tion des Verts se ramène à l'efface-ment d'une petite lettre… !

F A Ç O N D ' E N V O Y E R

U N M E S S A G E ,

E X P R E S S I O N

D ' U N M O D E D ' E T R E

Notre propos n'est pas d'ajouter unenouvelle glose. L'entreprise est detoute évidence désespérée et ne peutque rater ce que, peut-être, il y a deplus important. Non pas (sur) inter-préter Rêve générale mais chercher àcomprendre ce dont il est le symptô-me.Pour cela, il faut repartir non pas dela forme, mais chercher à prendre ausérieux le geste individuel qui l'ac-compagne. Il peut avoir des motifs« directement politiques ». C'est unemanière de dire aux organisationssyndicales : « on est venu à la manif,parce qu'aujourd'hui cela nous sem-blait nécessaire et valoir le coup, maisrien n'est moins sûr qu'on vienne àd'autres », mais aussi, « on est y venupour les objectifs décidés par vous,mais aussi parce qu'on a nos propresraisons, nos propres motifs d'y venir ».C'est une façon aussi de s'adresseraux groupes politiques qui lancent àtout bout de champ le mot d'ordre degrève générale dans les manifestationset de leur dire, « nous savons fort bien,peut-être mieux que vous, que la grèvegénérale sera nécessaire ; nous sommesprêts à un moment donné à nous y en-gager, mais à condition que ce soitpour changer vraiment la vie, pour unetransformation radicale ; nous n'avonspas la conviction que ce soit votre cas ».Mais il y a tous ceux de plus en plusnombreux pour qui mettre sur soi cetautocollant revient à donner une si-gnification particulière à sa participa-tion à une manifestation. Il ne s'agitpas de proclamer une appartenance à

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* Troncation : suppression d’une ou de plu-sieurs syllabes au début ou à la fin d’un mot

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quelque parti ou organisation syndi-cale mais de donner à sa présenceune signification qui excède l'événe-ment lui-même. Autrement dit, nonseulement un mode de présence maisun mode d'être. Cette démarchemarque un engagement individueldans un espace collectif qui n'est pasune simple présence avec beaucoupd'autres rassemblés autour d'une mê-me revendication. Elle met en avantle rapport crucial entre autodétermi-nation individuelle et autodétermina-tion collective. Celui qui la porte si-gnifie que sa présence, par-delà l'évé-nement, renvoie à une exigence fon-damentale de transformation dumonde, situation paradoxale où l'es-pace collectif se construit par une dé-marche individuelle en résonanceavec des milliers d'autres. L'article deSamuel Holder sur le livre de OskarNegt se termine sur une citation quientre en résonance profonde avec Rê-ve générale : « Celui qui se livre complè-tement au présent est condamné à ré-agir sans cesse à des faits accomplis[…] Par ailleurs, celui qui ne trouvepas la force de rêver ne trouvera pointla force de lutter. L'encouragementquotidien à viser au-delà de l'horizond'une seule journée s'applique aussi àla science. Celui qui n'a pas la force rê-ver ne trouvera pas non plus la force devraiment saisir les choses ».Le port de l'autocollant est aussi unefaçon d'exprimer une radicalité (entous les cas une forme d'engagementdans laquelle l'individu s'expose defaçon particulière, personnelle et aurisque d'encourir des sanctions éta-tiques) qui excède l'actualité du mo-ment de telle ou telle manifestationou rassemblement. Le besoin d'expri-mer un engagement de ce type estd'autant plus fort qu'il s'agit de luttesdont les syndicats et les partis appe-lant à la manifestation n'ont pas eul'initiative et assez peu soutenu ensui-

te (réseau Éducation sans frontière),qu'ils ont complètement ignorée (fau-cheurs volontaires OGM), ou mêmeimplicitement désapprouvé (mouve-ments des « désobédiants » chez lesenseignants du primaire). En tantqu'autodétermination individuelle re-vendiquée, elle inscrit dans le tempsde l'événement une autre temporalité(ce qui n'est en rien contradictoireavec une présence pleine et entière àl'événement en cours, bien aucontraire), qui est celle de la nécessi-té de construire un autre monde. Dé-passer le moment de l'événement enl'inscrivant dans une durée qui estcelle de la transformation du monde,traduit la volonté permanente d'élar-gir à chaque fois l'horizon des luttes,une permanence qui est trop souventconsidérée comme l'apanage du mili-tant organisé.

U N E E X P É R I E N C E

P O L I T I Q U E C O M M U N E

E T D ' A U T R E S

P L U S P A R T I C U L I E R E S

Dans le cas précis de la France et deson histoire politique et sociale récen-te, tant le besoin de lancer des « mes-sages politiques » que d'exprimer unengagement individuel fort sur desquestions et avec des formes de mili-tantisme qui ne sont pas seulementceux de la manifestation mais quisont souvent négligés ou même com-battus par les organisations la convo-quant, nous paraissent traduire desprocessus subjectifs qui remontentpeut-être dans pas mal de cas, aucombat en 2005 contre le Traitéconstitutionnel européen et pour lavictoire du Non au référendum.Celles et ceux qui se sont engagésdans son combat ont vécu deux expé-riences consécutives. L'expérienced'abord du plaisir de militer en-

semble avec d'autres et de se retrou-ver avec eux aussi bien pour étudierun texte obscur et en déchiffrer lesimplications, que pour faire des ré-unions, écrire et diffuser des tracts.Plaisir retrouvé pour ceux qui avaientmilité dans les années 1960 et 1970.Plaisir tout nouveau pour ceux pourqui le mitterrandisme avaient été unrepoussoir, voire une chape deplomb. L'expérience également biensûr d'auto-organisation, conscientechez certains moins chez d'autres,mais expérience incitatrice dans tousles cas. Puis ensuite il y a eu l'expé-rience, bien moins agréable mais toutaussi formatrice, de s'être fait dépos-séder politiquement. Au sens étroitdu terme évidemment par le jeu despartis et organisations avec la comé-die de la « candidature unique » et du« programme antilibéral ». Mais aussien raison de la participation peu ouprou de tous ces partis et organisa-tions au processus par lequel a été re-foulé le mouvement tendant vers l'au-to-organisation qui avait commencé àpoindre et même à chercher à se cen-traliser nationalement, au printemps2005.L'expérience de la bataille pour la vic-toire du Non, dans ses différents as-pects positifs et négatifs, a pu entreren résonance avec la manière dontdes combats ignorés ou même désap-prouvés par les syndicats, les partis etmême les organisations révolution-naires, avaient commencé à être lan-cés même avant 2005 et se sont déve-loppés depuis. Il ne s'agit pas d'en fai-re l'inventaire ni d'analyser chacuncomme il le mérite. On rappellerad'abord celui des faucheurs volon-taires des parcelles semées du maïstransgénique Monsanto. Il commenceen 2003, mais il s'est poursuivi en2004, 2005 et 2006. Il a permis lamobilisation de gens de professionstrès diverses, aux côtés d'agriculteurs

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de la Confédération paysanne, autourd'une cause commune, et de menerune modalité particulière et nouvelled'action directe en s'exposant à desarrestations et des poursuites judi-ciaires. Pour Isabelle Stengers, la« mise en cause des OGM comme pro-grès permis par la science, porteur decroissance et bénéfique pour l'humani-té » est un moment clef dans la relan-ce de débats qui confluent aujour-d'hui sur la question de la crise écolo-gique [1]. Mais elle y voit surtout unexemple « d'expérimentationcollective », de « production de savoir,de pratiques d'alliance et de conver-gences de lutte qui secouent les rou-tines ». Ici sa conclusion a une portéegénérale de grande importance. Faceà une question donnée, la réponseparticulière compte moins que la ca-pacité à fabriquer collectivement desréponses. « Une réponse n'est pas ré-ductible à la simple expression d'uneconviction. Elle se fabrique ».L'action des faucheurs volontairesavec son contenu très fort de « déso-bédiance », puisqu'elle inclut l'attein-te à la propriété privée, faite au nomde convictions politiques dans le sensfort du terme, se retrouve (atteinte àla propriété en moins) dans le mou-vement des « désobédiants » des en-seignants du primaire. Le premier ac-

te en est la lettre d'Alain Refalo, en-voyé le 6 novembre 2008, à son ins-pecteur de circonscription de l'acadé-mie de Marseille, pour lui dire qu'ilentrait en désobéissance pédago-gique contre la mise en œuvre des ré-formes du ministre de l'Éducation na-tionale. Bastien Cazals de Montpelliera envoyé une lettre similaire à Sarko-zy le 25 novembre. L'appel qui a don-né naissance au Collectif des ensei-gnants en résistance date du 3 dé-cembre 2008. Les deux enseignantsen question et d'autres qui ont agi demême ont fait l'objet de procéduresdisciplinaires et de sanctions (allantjusqu'à la rétrogradation avec pertede salaire et de niveau de retraite).Comme le dit Véronique Druker, dansle premier texte sur la question missur le site du NPA le 7 novembre2009, la FSU a été « apathique », tanten ce qui concerne le contenu des ré-formes que dans la défense des ensei-gnants « désobédiants ». Même chosepour le fichage. « Dans le même temps,des directeurs d'école, des parents et desenseignants vont s'opposer à la mise enplace du fichier “base élèves”, clé devoûte d'un système de fichage qui iden-tifie chaque élève et chaque parcoursscolaire, de la maternelle à l'université,pour constituer un portfolio qui se sub-stituera sans élision possible au CV.Même situation générale : les syndicatssont apathiques, voire pour certainsplutôt favorables à ce système ».Le Réseau Éducation sans frontières(RESF), créé fin juin 2004 pour sou-tenir les élèves majeurs « sans pa-piers » et les familles sans papiersayant des enfants mineurs scolariséssous le coup de mesures d'expulsion,est bien connu et assez largementsoutenu. Ici les syndicats enseignantset les associations de parents en sontmembres ès qualité. Mais c'est de l'en-gagement individuel des parents etdes enseignants de chaque école que

les actions dépendent, qui ont inclusdepuis 2006 des initiatives consistantà cacher des enfants scolarisés dontles parents étaient menacés d'expul-sion.L'engagement individuel a toujoursété au cœur des grèves. Le processusd'intégration des syndicats à l'État,vécu comme une véritable conniven-ce depuis l'arrivée de Sarkozy à laprésidence de la République, ainsique la législation sur l'exercice dudroit de grève dans les services pu-blics, en ont accentué l'importance.Philippe Guitet de Sud Rail en parledans son entretien avec ChristianeFourgeaud dans le n° 40 de Carré rou-ge. Il y a aussi cette lettre rendue pu-blique par un conducteur lors de lagrève des cheminots sur les retraites àl'automne 2007, où il interpelle lesusagers de la SNCF (le texte de cettelettre est toujours accessible sur le si-te de A l’encontre). Rythmée par l'af-firmation « j'assume », elle est exem-plaire d'une démarche où l'engage-ment individuel dans la grève est re-vendiqué comme articulant la mobili-sation sur des objectifs concrets im-médiats (la réforme des retraites) àun refus de la société actuelle : « Maisplus encore. Cette réforme, comme lesprécédentes, vous coûtera beaucoup, el-le nous coûtera beaucoup à tous. Parceque c'est la solidarité que l'on tue au-jourd'hui. Cette solidarité voulue parnos pères au lendemain de la guerre,cette solidarité insupportable pour quise réclame du libéralisme et du chacun-pour-soi. Cette solidarité dont le sensprofond ne dépasse pas, pour notregouvernement, la notion de l'aumônedominicale. Mais pour moi elle a unsens, parce qu'elle est profondémenthumaine. C'est elle, le ciment de notresociété. À quoi bon vivre comme lesloups où le couple dominant mange enpremier et où le dernier mange ce quireste ? Tous mangent, certes, mais est-

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1- Isabelle Stengers, Au temps des catas-trophes. Résister à la barbarie qui vient,Éditions Les Empêcheurs de penser enrond/La Découverte, Paris 2009. Dans unentretien dans Regards, n° 57, février 2009,elle note : « Beaucoup de gens ont com-mencé à s'intéresser à la manière dont sefont les choix de ce qu'on appelle le déve-loppement, depuis les orientations de la re-cherche scientifique, et tout ce qu'on necherche pas trop à savoir, toutes les ques-tions qu'on ne pose pas, jusqu'aux modesde production agricole en passant par l'em-pire des brevets ».

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ce le modèle que nous voulons pournotre société ? Est-ce l'exemple pour nosenfants ? Ma conviction profonde estque la société humaine ne peut être ba-sée que sur la solidarité, sur l'entraidemutuelle. C'est ce à quoi je crois et c'estpour cela que j'assume ce combat ».Citons un dernier exemple. Lors de lagrève générale de l'université au prin-temps 2009, articulée aux manifesta-tions et à d'autres initiatives collec-tives, il y a eu sur le parvis de l'Hôtelde Ville jour et nuit, pendant plu-sieurs jours, une « ronde des obsti-nés ». Leur « manifeste » exprimait lavolonté de produire un espace collec-tif né de la démarche de chaque en-seignant-chercheur individuel partici-pant à la ronde : « Notre obstinationest totale en raison même des enjeuxque nous défendons et qui dépassent deloin toute lecture catégorielle de ceconflit. Notre obstination est totale car,au-delà des difficultés rencontrées pourcombattre votre politique, nous savonsque la communauté universitaire y estmassivement hostile. Notre obstinationest totale car nous ne sommes en aucu-ne façon disposés à renoncer à la liber-té sans laquelle il ne saurait y avoir nirecherches ni créations. Notre obstina-tion est totale car, à vouloir transfor-mer nos universités en entreprises, vousavez dépassé la limite de ce qui est tolé-rable ».

U N A U T R E M O N D E ,

N O N C O M M E A V E N I R

R A D I E U X D É F I N I P A R

U N P R O G R A M M E , M A I S

C O M M E U R G E N C E

Ces cas très différents présentent uncertain nombre de traits communs : ilne s'agit pas d'une simple participa-tion à un mouvement collectif, maisde l'affirmation d'un engagement per-

sonnel qui donne une autre dimen-sion au mouvement, qui est pensé etvécu comme recherche de nouvellesidentités individuelles et collectives,critique en actes de la société actuel-le. Et donc affirmation de la nécessitéde construire un autre monde, nonpas comme avenir radieux défini parun programme, mais comme urgenceà inscrire dans le cours des événe-ments présents.On peut voir dans ces démarches in-dividuelles et collectives la revendica-tion d'un droit à la politique, à unepolitique qui se pose en rupture cri-tique avec l'espace politique tradi-tionnel tel qu'il est formaté par lespartis et les syndicats au rythme desmobilisations-élections. Mais rupturene veut en aucun cas dire affirmation/revendication d'une extériorité : Rê-ve générale n'a de sens que dans lesmanifestations et autres mobilisa-tions, tout en les inscrivant dans uneperspective qui les excède. Sous cetangle, Rêve générale est aux antipodesdu Tous ensemble ! qui ne résonne quele temps d'une manifestation.Dans cette perspective, Rêve généralepeut s'entendre comme un cri, cri derejet de la société du chacun pour soi,de cette mutilation de la vie vécue auquotidien, d'un manque à vivre insup-portable. Contribuer à transformer cecri en pensée et en prise de conscien-ce renvoie à cette nécessité de repen-ser le politique, comme démarche vi-sant à faire remonter tout ce qui estrefoulé, souffrances endurées maisignorées, résignation, pour en faireune aspiration à d'autres rapports so-ciaux. Ce qui passe par une remise encause du morcellement infini despoints de vue et la prise en comptedes expériences dispersées ou restéeslongtemps (les chômeurs) ou encoremaintenant (les sans papiers) sansréelle visibilité dans l'espace de la po-litique traditionnelle ; une démarche

qui vise à dépasser l'événement pouren faire une expérience partagée,contribution à la construction de cetespace collectif. Comme l'écrivaitJean-Marie Vincent dans son texte Letrotskisme dans l'histoire (un texte re-publié dans Carré Rouge et qui a gar-dé toute son actualité) : « L'unité dy-namique de la théorie et de la pratiquene peut être que conflictuelle, car ellesdoivent sans discontinuer se corrigerpour traquer leurs routines et pour ques'ouvrent de nouveaux champs à lacontestation et à la critique. Elles doi-vent se compénétrer de telle façon quela théorie soit aussi pratique et que lapratique soit aussi théorique (par laproduction de nouvelles connaissanceschez les exploités et les opprimés). Il vade soi que le parti qui s'engage dansune telle voie, ne gère pas un capital etune culture politique. Il doit se faire dé-couvreur de nouvelles pistes de l'éman-cipation, de nouvelles mises en ques-tion de la barbarie du Capital. Il est ex-plorateur collectif, et à ce titre il avanceen terrain peu connu, voire inconnu,pour augmenter le champ despossibles ». Et Yves Bonin de faireécho à Jean-Marie Vincent à la fin deson article de Carré rouge n° 41 :« Globalement, il est devenu vital etpressant de changer d'axe, de pointde vue, et s'il faut créer une sorte de“parti”, ne pas le mettre sur la table,prétendument tout fait et tout armé,qu'il suffirait de rejoindre, ou pour le-quel il suffirait de voter, mais en faireun élément des processus vivants dela résistance, sans cesse à construireet reconstruire, à penser et repen-ser ».Au fil des numéros, l'évolution deCarré rouge a comporté lentementdeux développements politiques etthéoriques. Le premier est un com-mencement de rupture avec ce qui,pendant très longtemps a été un deses réflexes : la dénonciation de la po-

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litique des organisations (partis etsyndicats). Mode d'affirmation qui re-vient en fait à s'inscrire dans l'espacedu politique tel qu'il est formaté pré-cisément par ceux que l'on dénonce(ceci ne signifie nullement que la cri-tique ne soit pas nécessaire, maisqu'elle ne saurait constituer l'activitéprincipale des révolutionnaires, saufà se vouer à l'impuissance et à l'im-précation). Le second développementest d'assumer enfin le fait que le com-munisme n'est pas inscrit dans unmouvement de l'histoire qui resteraitquelque part celui du « progrès ». Iln'est pas une « nécessité », mais unprojet politique. Il ne pourra être quel'aboutissement d'une constructioncollective.Pour nous, Rêve générale doit êtrecompris comme une invitation à pas-ser d'une critique négative à une cri-tique positive et à introduire cette di-mension essentielle de projet poli-tique et de construction collective.Cela suppose une approche différentepour ce qui est de l'appréciation desmodes d'action et de leur résultat,ainsi qu'une reconnaissance deformes d'organisation « non-clas-siques » distinctes de celle qui estcommune aux partis « de type nou-veau », aux avant-gardes autoprocla-mées et encore un peu à nous-mêmes. Il y a un réflexe auquel il fautprêter une attention particulière. Ce-lui de « jauger » en quelque sorte le

« niveau de conscience » des massesjamais assez élevé (question doulou-reuse : qui peut se considérer commeayant la légitimité pour tenir la jaugemesurant le « niveau de conscien-ce » ?). L'enjeu est d'arriver à com-prendre la radicalité qui se joue dansdes événements et qui les dépasse.Les révolutionnaires (organisés ounon) ne peuvent prétendre être lesdétenteurs exclusifs de cette radicali-téCelle-ci passe aujourd'hui par la remi-se en cause de la déconnexion entrele combat revendicatif et le combatpour la transformation du monde. Ceque souligne à sa manière StathisKouvelakis à la fin de son livre LaFrance en révolte : « En ce qui concernele projet, la difficulté essentielle revientà dépasser la logique, fort prégnanteau sein d'organisations ayant large-ment conçu leur rôle comme celui decaisse de résonance des luttes, quiconsiste à élaborer un “programme” enagrégeant des revendications reprisesaux récentes mobilisations. Program-me auquel peuvent, le cas échéant, sejuxtaposer des discours abstraits et in-cantatoires sur la nécessité d'attaquerimmédiatement le capitalisme ou lesinstitutions de la démocratie bourgeoi-se. Pour le dire autrement, la questionde l'alternative politique ne se pose pasaujourd'hui d'abord comme élabora-tion d'un “programme” supposé pré-munir des renoncements du pouvoir

(ou inversement du maximalisme sec-taire) » (p. 291).La radicalité de Rêve générale ne relè-ve ni d'un programme ni de revendi-cations particulières. Elle tient à cequ'elle inscrit le refus de la barbariecapitaliste et l'exigence d'un autremonde dans la présence des uns auxautres dans les événements courants.Ce refus et cette exigence prennentleur force dans la tension entre « indi-vidu » et « collectif » dans une interac-tion réciproque, ce qui suppose quel'on ne réduise plus le collectif à l'es-pace des organisations ou à un ras-semblement ponctuel de quelquescentaines ou milliers de personnes àl'occasion d'une manifestation.Cette nécessité de repenser l'espacedu politique comme celui où s'expri-me dans le présent l'exigence deconstruire un autre monde signifiequ'il faut renoncer à éluder les ques-tions du présent et ne plus parler del'avenir uniquement en termes géné-raux et abstraits. C'est en ce sens quel'on peut parler de l'actualité du com-munisme. C'est aussi une invitation àredonner un contenu à « l'auto-éman-cipation des travailleurs » vidée deson sens à force d'être répétée sur unmode incantatoire : penser l'autodé-termination individuelle et l'autodé-termination collective comme untout. C'est ce à quoi nous invite Rêvegénérale.

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