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 La q ue sti o n p ri o ri tai re d e c o ns ti tut i o nn al i té : à l au b e d’une no uve l l e è re p o ur le c o nt e nt i e ux c o nst i t ut i o nne l f ranç ai s… R é f l e x i o ns a p rè s l ’a do p ti o n d e l a l o i o rg an i q ue XAVIER PHILIPPE Re vu ef ran ça i sed eD ro i t c o ns ti tutionn e l, 82, 2010 À en juger par la littérature juridique qu’elle a déjà suscitée 1 , la question prioritaire de constitutionnalité aura décidément fait couler be a ucoup d’ e ncr e a va nt me sa mise e n œ uvr e . E lle a dé jà f a it na ît re des espoirs, des interrogations, suscité des critiques et ravivé certaines controverses entre publicistes que l’on croyait en sommeil pour de nom- Xa vi e r Phi lippe , profe s s e ur de droit pub lic à l’Universi Paul za nne - Aix-Ma rse ille III, directeur de l’Institut Louis Favoreu - GERJC - C NRS UMR 6201. 1. V. no ta m m e nt V. Be rna ud, « Arti c le 61 -1 », i n La Co n sti tuti o n d e la Ré p ub li q uefr a n- ç ai se (s ous la direc t ion de F. L uch a ire, G. Cona c e t X . Prétot), Écono m ica , 2009, 3 e éd., p. 143 8 ; V. Bernaud e t M. F a ti n-Rou ge S téfa ni ni , « La form e du c o ntr ôle de co ns ti tu- ti onna lit é une no uve lle fois e n que s t ion ? Réfl e xions a utour de s a rticles 61- 1 e t 62 de la Cons ti t ution propo s é e pa r le co m it é Bal ladur », ce tte Re vue , 2008, n° ho rs s é rie , p. 169 ; L. Burgorgu e -Lars e n, « Que s ti o n pré judicie lle de co ns ti tut ion na lité et co ntrôle de conve n- tio n n a li», RFDA , 2009, p. 787 ; P. Ca s s ia , « Le re nvo i pré judiciel e n a ppré ci a ti on de co ns ti tutionnali, une que s ti on d’a ctua lité », RFDA, 2008 , p. 877 ; C. Cha ix, « La qu e s- ti on pré judicie lle de co ns ti tut ion na li: f in heure us e d’unee xc e pti o n fran ça is e? », Po li te ia , 20 09 , p. 489 ; D. Chauv a ux , « L’e xc e ptio n d’i nc o ns ti tuti o nn a lité 1 99 0-200 9 : r é fl e xions sur un retard, RD P, 200 9, p. 5 66 ; G. Dra go , « Exc e ptio n d ’inc o ns ti tuti o nn a lité – Pr o lé - gom è nes d’une prati que conte nt ie us e »,  JCP, 20 08 -I-21 7 ; M. Fa ti n-Ro ug e S fa nini, « Le Conseil constitutionnel dans la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 sur la moder- nisa ti o n de s ins ti tuti o ns », c e tte Re vue , 200 9, p. 2 69 ; Y . Ga ud e m e t, « Brouilla rd s ur l e s ins ti tut ion s : à prop os de l’e xc e pti o n d ’i nc o ns ti tut ion na lité », RD P, 200 9, p. 58 2 ; B. de Lam y, « Br è ve s o bs e rva ti onssur la que s t ion pré judi ci e lle de co ns ti t utionna lit é e n a t t e nda nt la lo i o rga ni qu e », D ., 2009 , p. 177 ; B. Ma thie u, « Que s ti o n pré jud ic ie lle de co ns ti tuti o n- nalité – À prop os du projet de loi orga ni que »,  JCP, 200 9, Ac tu., p. 214 ; « La qu e s ti o n pri oritaire de cons ti t uti onn a lit é : l e s a m é liora t ion s a ppo rté e s pa r l ’As s e mbl é e Na t ion a le a u pro je t de loi o rga ni qu e »,  JCP, 200 9, Ac tu., p. 280 ; S . N ic o t, « La qu e stio n p judic ie lle de co ns t it utionna lité, une procé dure euroco m pa t ible? »,  AI JC , 2008, p. 59 ; O. Pfe rsm a nn, « Le re nvo i pré judicie l s ur e xc e pti o n d ’i nc on s ti tution na lité : la no uve lle proc é dure de contrôle concret a p o ste rio ri  », LPA , 19 d éc e mbre 20 08 ; X . Prétot, « Article 62 a l. 2 », in La Co n sti tuti o n d e la Ré p ub li q ue fr a a i se (sous la direction de F. Luchaire, G. Conac et X. Prétot), Éco nomica , 2009 , 3 e é d., p. 147 6 ; D. Rou sseau, « La Que s ti on pré judicielle de c o ns titutio nn a li: un big-ba ng juridicti o nn e l », RD P, 200 9, p. 6 31 ; A. Ro ux , « Le no u- ve a u Co ns e il co ns ti tut ion ne l : ve rs la fi n d e l’e xc e pti on fr a a is e? », JCP, 20 0 8 -I-175 ; F. S udre , « Ques t ion pré judi ci e lledeco ns t itution na lit é e t Conve nti on e uropé ennedes droi t s

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 La question prioritaire de constitutionnalité : à l’aube

d’une nouvelle ère pour le contentieux constitutionnel français… Réflexions après l’adoption de la loi organique

XAVIER PHILIPPE

 Revue française de D roit constitutionnel, 82, 2010

À en juger par la littérature juridique qu’elle a déjà suscitée1, laquestion prioritaire de constitutionnalité aura décidément fait coulerbeaucoup d’encre avant même sa mise en œuvre. Elle a déjà fait naîtredes espoirs, des interrogations, suscité des critiques et ravivé certainescontroverses entre publicistes que l’on croyait en sommeil pour de nom-

Xavier Philippe, professeur de droit public à l’Université Paul Cézanne - Aix-MarseilleIII, directeur de l’Institut Louis Favoreu - GERJC-CNRS UMR 6201.

1. V. notamment V. Bernaud, « Article 61-1 », in  La Constitution de la République fran-çaise (sous la direction de F. Luchaire, G. Conac et X. Prétot), Économica, 2009, 3e éd.,p. 1438 ; V. Bernaud et M. Fatin-Rouge Stéfanini, « La réforme du contrôle de constitu-tionnalité une nouvelle fois en question ? Réflexions autour des articles 61-1 et 62 de laConstitution proposée par le comité Balladur », cette  Revue, 2008, n° hors série, p. 169 ;L. Burgorgue-Larsen, « Question préjudicielle de constitutionnalité et contrôle de conven-tionnalité »,  RFDA , 2009, p. 787 ; P. Cassia, « Le renvoi préjudiciel en appréciation deconstitutionnalité, une question d’actualité »,  RFDA , 2008, p. 877 ; C. Chaix, « La ques-tion préjudicielle de constitutionnalité : fin heureuse d’une exception française ? », Politeia,2009, p. 489 ; D. Chauvaux, « L’exception d’inconstitutionnalité 1990-2009 : réflexionssur un retard,  RDP, 2009, p. 566 ; G. Drago, « Exception d’inconstitutionnalité – Prolé-gomènes d’une pratique contentieuse »,  JCP, 2008-I-217 ; M. Fatin-Rouge Stéfanini, « LeConseil constitutionnel dans la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 sur la moder-nisation des institut ions », cette  Revue, 2009, p. 269 ; Y. Gaudemet, « Brouillard sur lesinstitutions : à propos de l’exception d’inconstitutionnalité »,  RDP, 2009, p. 582 ; B. deLamy, « Brèves observations sur la question préjudicielle de constitutionnalité en attendantla loi organique », D ., 2009, p. 177 ; B. Mathieu, « Question préjudicielle de constitution-nalité – À propos du projet de loi organique »,  JCP, 2009, Actu., p. 214 ; « La questionprioritaire de constitutionnalité : les améliorations apportées par l’Assemblée Nationale auprojet de loi organique »,  JCP, 2009, Actu., p. 280 ; S. Nicot, « La question préjudiciellede constitutionnalité, une procédure eurocompatible ? », AIJC , 2008, p. 59 ; O. Pfersmann,« Le renvoi préjudiciel sur exception d’inconstitutionnalité : la nouvelle procédure decontrôle concret a posteriori »,  LPA , 19 décembre 2008 ; X. Prétot, « Article 62 al. 2 », in  La Constitution de la République française (sous la direction de F. Luchaire, G. Conac etX. Prétot), Économica, 2009, 3e éd., p. 1476 ; D. Rousseau, « La Question préjudicielle deconstitutionnalité : un big-bang juridictionnel »,  RDP, 2009, p. 631 ; A. Roux, « Le nou-veau Conseil constitutionnel : vers la fin de l’exception française ? »,  JCP, 2008-I-175 ;F. Sudre, « Question préjudicielle de constitutionnalité et Convention européenne des droits

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breuses années… Alors même que la révision constitutionnelle du23 juillet 2008 a modifié plus d’un tiers du texte constitutionnel de laVe République, l’article 61-1 a focalisé les attentions et à l’aube de sonentrée en vigueur sur la scène juridique française, quelques questions etpistes de réflexion sur son devenir peuvent être évoquées sans nécessaire-ment reprendre l’intégralité de la réforme déjà largement commentée.L’adoption de la loi organique relative à l’article 61-12 ainsi que la déci-sion du Conseil constitutionnel du 3 décembre 20093 ont levé le voilesur certaines interrogations et organisé nombre de dispositions procédu-rales importantes pour la « vie quotidienne » de la question prioritairede constitutionnalité.

On se souvient que l’origine de la réforme de 2008 avait été motivéepar la volonté présidentielle de permettre au justiciable de défendre sesdroits et libertés fondamentaux constitutionnellement garantis à l’occa-sion d’un litige porté devant les juridictions ordinaires, pour peu quecette question ait une incidence sur la solution du litige. Cette idée debon sens, largement partagée par nombre de juridictions constitution-nelles – notamment européennes –, a cependant dû affronter les affrestechniques d’un système juridique complexe et rompu à des procéduresanciennes qui ont rendu plus difficile la concrétisation de cette volonté.La question préjudicielle devenue question prioritaire – tout en n’en res-

tant pas moins préjudicielle4 – de constitutionnalité a cependant vu le jour après de longs mois de gestation de la loi organique nécessaire à samise en œuvre. Soumise au Conseil constitutionnel qui l’a déclarée

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de l’homme »,  RDP, 2009 p. 671 ; M. Verpeaux, « Question préjudicielle et renouveauconstitutionnel », AJDA , 2008, p. 1879 ; « La question préjudicielle et le projet de loi orga-nique »,  AJDA , 2009, p. 1474 ; « Le projet de loi organique relatif à la question préjudi-cielle de constitutionnalité » (entretiens avec A. Levade et J. Pini recueillis par M. Fatin-Rouge Stéfanini),  AIJC , 2008, p. 11 ; « Une nouvelle compétence de la Cour de cassation :la question préjudicielle de constitutionnalité », LPA , n° spécial, 25 juin 2009 ; Le contrôle deconstitutionnalité par voie préjudicielle, PUAM, 2009 ; M. Grienenberger-Fass, « Les filtres juri-dictionnels dans la question préalable en appréciation de constitutionnalité, préfigurationd’un contrôle diffus de constitutionnalité ? », LPA , 23 octobre 2009 ; P. Cassia, « Questionsur le caractère prioritaire de la question de constitutionnalité », Tribune,  AJDA , 2009,p. 2193 ; P. Bon, « La question prioritaire de constitutionnalité après la loi organique du10 décembre 2009 », RFDA , 2009, p. 1107 ; C. Baillon-Passe, « Questions pratiques sur laquestion prioritaire de constitutionnalité devant le juge a quo »,  LPA , 19 février 2010.

2. Auquel il faut ajouter l’article 62 alinéa 2 portant sur les effets des décisions duConseil constitutionnel rendues au titre de l’article 61-1 de la Constitution de 1958.

3. Cons. Constit., décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009,   Loi organique relative àl’application de l’article 61-1 de la Constitution, ainsi que le commentaire de la décision auxCahiers du Conseil constitutionnel n° 28 ; B. Genevois, commentaire de la décision du Conseilconstitutionnel 2009-595 DC du 3 décembre 2009,  RFDA , 1/2010, p. 1-14.

4. On écartera volontairement ici la querelle sémantique autour du caractère préjudicielde la question prioritaire de constitutionnalité. Si l’on considère que la question préjudi-

cielle – à la différence de la question préalable – est celle que le juge a quo ne peut pasrésoudre lui-même mais qui conditionne l’issue du litige auquel il doit répondre, la ques-tion prioritaire de constitutionnalité reste une forme de question préjudicielle. Si l’on optepour une autre définition, ce débat n’a pas lieu d’être et n’a de toute façon aucune incidencesur la QPC puisque la loi organique règle elle-même ce sujet.

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conforme à la Constitution sous certaines réserves, elle a vu le jour le1er mars 2010.

Les lignes qui suivent n’ont pas pour objet d’ajouter un nouveaucommentaire complet à l’arsenal de ceux déjà existants mais d’engager laréflexion sur certaines questions liées à la mise en œuvre de la questionprioritaire de constitutionnalité.

1 – LA TRANSFORMATION « PSYCHOLOGIQUE »DU CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ

S’il est possible aujourd’hui de se faire une idée assez précise du cadrede la réforme et des grandes lignes de fonctionnement de la question prio-ritaire de constitutionnalité, il est en revanche beaucoup plus délicat deprédire le succès qu’elle rencontrera ! Il existe – comme à l’égard de toutenouvelle réforme en France – une forte tendance au scepticisme5 alorsqu’elle était largement attendue, un peu comme si l’objet tant convoité neprésentait plus qu’un intérêt limité une fois obtenu ! La sagesse incite tou-tefois à ne pas trop la bouder par avance et à la regarder comme la pre-

mière pierre d’une nouvelle ère dans le contrôle de constitutionnalité deslois en France. L’aspect majeur de la réforme – s’il fallait n’en retenirqu’un ! – et que le débat technique a presque malheureusement occulté,reste l’introduction dans notre pays d’un contrôle de constitutionnalité deslois a posteriori dont l’initiative appartient potentiellement à tout justi-ciable dont les droits et libertés constitutionnellement garantis auraientété méconnus par une disposition législative. Certes, la réforme dresse uncertain nombre de conditions pour la mise en œuvre d’un tel contrôle6

mais elle accepte la remise en cause juridictionnelle d’une loi déjà entréeen vigueur. Il s’agit là pour nous d’un changement radical de conception

du contrôle de constitutionnalité en France, quand bien même la nouvelleprocédure se limiterait à quelques cas par an. S’il y a fort à parier que laphysionomie du contrôle de constitutionnalité des lois en France resteencore marquée par ses origines et la force du contrôle de constitution-nalité a priori, l’ouverture du contrôle a posteriori constitue le point dedépart d’une évolution de la conception même du contentieux constitu-tionnel en France. Il ne sera désormais plus possible de faire machine

 La question prioritaire de constitutionnalité  275

5. Que l’on pourrait partager entre les « sceptico-optimistes » et les « sceptico-pessi-mistes » ! Les commentaires tant de la révision constitutionnelle que ceux portant sur la loi

organique sont rarement neutres ou lorsqu’ils le sont laissent poindre certains regrets.6. Ces conditions figurent dans la loi organique du 10 décembre 2009, à travers notam-ment l’insertion des nouveaux articles 23-1 à 23-7 pour les juridictions ordinaires (incluantles juridictions suprêmes des deux ordres juridictionnels) et 23-8 à 23-12 de l’ordonnanceorganique du 7 novembre 1958 relative au Conseil constitutionnel.

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arrière et il est difficile de prédire aujourd’hui si cette réforme constitueun aboutissement ou la première étape d’un processus qui évoluera encoredans le temps. Quoi qu’il en soit, la réforme a permis de franchir un cap« psychologique » à l’égard du contrôle de constitutionnalité des lois enFrance : le contrôle de constitutionnalité de la loi promulguée n’est plusun tabou et va impliquer un changement de mentalités à l’égard de laConstitution et des droits et libertés constitutionnellement protégés.

2 – L’IMPLICATION DU JUGE ORDINAIRE DANS LE CONTENTIEUXDE LA CONSTITUTIONNALITÉ

L’adoption de la loi organique et de son contrôle par le Conseilconstitutionnel a permis de se faire une idée plus précise du rôle des juri-dictions ordinaires dans la mise en œuvre de la réforme7. Les dispositionsde la loi organique ont concrétisé le filtrage à double étage imaginé parle constituant. Si ce dernier a conservé le monopole du contrôle deconstitutionnalité au Conseil constitutionnel, le rôle des juridictions depremière instance, de celles du second degré et des juridictions suprêmesa radicalement changé. L’ensemble des juridictions françaises – à

quelques rares exceptions près8 – va être amené à jouer un rôle actif dans

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7. «  Art. 23-1. – Devant les juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cas-sation, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertésgarantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct etmotivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d’appel. Il ne peutêtre relevé d’office.

« Devant une juridiction relevant de la Cour de cassation, lorsque le ministère publicn’est pas partie à l’instance, l’affaire lui est communiquée dès que le moyen est soulevé afinqu’il puisse faire connaître son avis.

« Si le moyen est soulevé au cours de l’instruction pénale, la juridiction d’instruction dusecond degré en est saisie.

« Le moyen ne peut être soulevé devant la cour d’assises. En cas d’appel d’un arrêt rendupar la cour d’assises en premier ressort, il peut être soulevé dans un écrit accompagnant ladéclaration d’appel. Cet écrit est immédiatement transmis à la Cour de cassation.

« Art. 23-2. – La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmis-sion de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassa-tion. Il est procédé à cette transmission si les condit ions suivantes sont remplies :

« 1° La disposition contestée est applicable au lit ige ou à la procédure, ou constitue lefondement des poursuites ;

« 2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispo-sitif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

« 3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.« En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu’elle est saisie de moyens contestant la

conformité d’une disposition législative d’une part aux droits et libertés garantis par laConstitution et d’autre part aux engagements internationaux de la France, se prononcer par

priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d’État ou à laCour de cassation.8. Tel est le cas des juridictions qui ne relèvent du Conseil d’État ou de la Cour de cas-

sation, comme le Tribunal des conflits ou encore de certains organes quasi-juridictionnelsmais qui ne relèvent pas des juridictions suprêmes.

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 La question prioritaire de constitutionnalité  277

la mise en œuvre de ce contrôle de constitutionnalité a posteriori. Le suc-cès de la réforme est à ce prix : chaque juridiction doit prendre la pleinemesure de son rôle dans ce processus car si tel n’était pas le cas, les effetssur l’efficacité de la réforme pourraient être dévastateurs. La tentation deregarder ce contrôle comme l’apanage des juridictions suprêmes et du

  juge constitutionnel est un trompe-l’œil. L’initiation même de cecontrôle reposera sur les parties et le juge a quo qui constitueront lasource initiale de la question prioritaire de constitutionnalité et repré-sentent dans l’édifice bien plus qu’une simple courroie de transmission.À cet égard, la procédure mise en place pour la question prioritaire deconstitutionnalité peut se comparer à une forme « d’opération com-

plexe » dans laquelle chaque intervenant jouera un rôle déterminant. Carsi le juge constitutionnel restera le maître d’œuvre du contrôle de consti-tutionnalité, il ne pourra l’exercer qu’une fois saisi. Tant que la saisinen’aura pas eu lieu, il sera, en quelque sorte, un spectateur ou plutôt unacteur « conditionnel » de la question prioritaire de constitutionnalité.

L’implication du juge ordinaire telle qu’elle résulte de la loi orga-nique appelle plusieurs remarques.

A – Sur l’impossibilité pour le juge a quo de relever d’officeune disposition législative inconstitutionnelleau regard des droits et libertés constitutionnellement garantis

Pour des raisons tenant probablement à la cohérence et à l’efficacitéde l’ensemble du dispositif, la loi organique précise clairement qu’unequestion prioritaire de constitutionnalité ne peut être relevée d’office parle juge. Si l’on peut comprendre l’économie d’une telle disposition, ellecadre cependant mal avec la hiérarchie des normes et les conséquencesqui en découlent. Qu’un juge détecte une inconstitutionnalité poten-tielle dans la protection des droits et libertés fondamentaux et il lui sera

impossible – en l’absence du concours des parties – de susciter une ques-tion prioritaire de constitutionnalité. Ceci peut ne s’avérer gênant quedans un nombre limité d’hypothèses ! Il n’empêche, cette impossibilitése situe en porte-à-faux par rapport au caractère prioritaire de la questionque la loi organique a cherché à mettre en avant. Une telle impossibilitépouvait certes s’appuyer sur le texte de l’article 61-1 de la Constitution9

et n’aurait probablement pas bouleversé la physionomie du contentieuxde la question prioritaire de constitutionnalité, mais elle aurait au moinseu le mérite de respecter la logique de la hiérarchie de normes et peut-être permis de régler plus rapidement la situation de certaines disposi-

9. V. la décision du Conseil constitutionnel 2009-595 DC du 3 décembre 2009, considé-rant n° 9. Le Conseil constitutionnel a ici opté pour une interprétation littérale des termes« il est soutenu ». Cette position peut se comprendre mais le constituant aurait pu choisirune formule plus logique au regard du respect de la hiérarchie des normes.

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tions législatives soupçonnées d’inconstitutionnalité10. De surcroît, il y afort à parier que le juge n’aurait pas fait un usage abusif d’un tel moyen.La vigilance des parties pourra toutefois probablement combler ce vide.

B – Sur la connaissance du contenu des droits et libertésconstitutionnellement protégés et leur interprétation  par la jurisprudence constitutionnelle

Les conditions précisées par la loi organique dans laquelle la questionprioritaire de constitutionnalité pourra être initiée11 imposeront uneconnaissance minimale du contentieux constitutionnel des droits et

libertés fondamentaux garantis par la Constitution. Cette remarque peutfaire songer à une « lapalissade » mais elle constitue en réalité une bonnepartie de la clef du succès de la question prioritaire de constitutionnalité.Les professionnels du droit, qu’ils soient avocats ou juges, auront en effetà présenter leurs requêtes et à les apprécier en toute connaissance desmoyens sur lesquels leurs prétentions sont fondées. En l’absence deconnaissance des textes et surtout de la jurisprudence du Conseil consti-tutionnel, le risque est double : d’un côté, la tentation de poser unequestion prioritaire de constitutionnalité sans connaître la jurisprudenceantérieure du Conseil constitutionnel pour déterminer si celui-ci y a déjà

répondu et si cette solution reste toujours d’actualité risque de se solderpar un échec ; de l’autre, si la pertinence de la question est avérée, il seranécessaire de démontrer qu’elle met en cause des droits et libertés consti-tutionnellement protégés et est susceptible de jouer un rôle déterminantdans la solution du litige. Le travail le plus important se situe doncaujourd’hui à ce stade car il impose l’absorption d’une masse d’informa-tions à l’égard desquelles les professionnels du droit n’ont souventaccordé qu’une importance limitée dans le passé. Nul doute qu’il faudraun certain temps avant que la question prioritaire de constitutionnalité

atteigne son rythme de croisière en raison précisément du temps d’adap-tation nécessaire à l’intégration de la jurisprudence constitutionnelle parles praticiens du droit. Dans cette perspective, la question prioritaire deconstitutionnalité va « démocratiser » le contentieux constitutionnel desdroits et libertés en le faisant passer du stade de la confidentialité à celuid’une large diffusion dans les prétoires. Il s’agit là d’une véritable« révolution culturelle » qui n’est cependant pas à redouter – malgréles apparences – en raison de la faculté d’adaptation de notre système

  juridictionnel déjà éprouvé par le passé. L’inconnue demeure le temps

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10. On peut ici songer notamment aux textes législatifs qui n’ont pas fait l’objet d’uncontrôle de constitutionnalité en raison de leur adoption à l’unanimité et/ou du défaut desaisine du Conseil constitutionnel.

11. Articles 23-1 et 23-2 du chapitre II bis de l’ordonnance modifiée du 7 novembre 1958.

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d’adaptation nécessaire qui variera probablement avec l’accueil qui luisera réservé. « Ni trop, ni trop peu ! » serait-on tenté de dire…

C – Sur le « caractère sérieux » de la question prioritairede constitutionnalité 

Le texte de la loi organique prévoit que la question posée, pourautant qu’elle ait satisfait aux autres condit ions, « ne soit pas dépourvuede caractère sérieux ». Sans préjuger de l’appréciation qui sera faite decette condition par le juge ordinaire, il faut remarquer que cette condi-tion donne au juge a quo un pouvoir d’appréciation qui dépasse la mis-

sion d’une simple courroie de transmission. S’il existera probablementdes cas dans lesquels ce caractère sera aisément rempli, il en est d’autresqui exigeront une analyse beaucoup plus fine de cette condition. Si, audépart, le juge pourra se satisfaire d’un doute, l’expérience aidant, ilpourrait se montrer plus pointilleux et apprécier avec plus d’exigence lecaractère sérieux de la question. Cette insertion du juge ordinaire dans lapertinence de la question prioritaire de constitutionnalité l’obligera iné-luctablement à entrer dans l’appréciation de fond de la question, mêmesi sa conclusion ne peut le porter qu’à transmettre la question : cettetransmission révélera cependant ses « soupçons d’inconstitutionnalité ».

L’appréciation de cette condition sera également renforcée par la motiva-tion de la décision de transmission qui devra justifier la décision detransmission comme celle de non-transmission.

3 – LE FILTRAGE EXERCÉ PAR LES JURIDICTIONS SUPRÊMESDE L’ORDRE JUDICIAIRE ET ADMINISTRATIF

Alors que cette question avait fait l’objet de nombreux débats aucours de l’élaboration de la réforme constitutionnelle en raison du che-minement historique de la question prioritaire de constitutionnalité, lefiltrage exercé par la Cour de cassation et le Conseil d’État apparaîtaujourd’hui comme une étape intégrée de cette procédure12. Si la néces-sité technique d’un double filtrage par le juge de première instance oud’appel et la juridiction suprême de chaque ordre juridictionnel peuttoujours susciter l’interrogation, elle fait aujourd’hui partie du paysage

 La question prioritaire de constitutionnalité  279

12. On exclura ici l’hypothèse de l’article 23-5 de l’Ordonnance de 1958 où la question

est posée pour la première fois devant ces juridictions suprêmes. En effet, dans ce cas, cesdernières sont amenées à jouer le rôle de premier et de second filtre en une seule opération.Ce système apparaît d’ailleurs plus rationnel puisque l’appréciation de la pertinence de laQPC est traitée en une seule fois au regard des deux critères du caractère sérieux ou de l’éven-tuelle nouveauté de la question.

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de la question prioritaire de constitutionnalité. La question qui se posedès lors est de savoir si le contrôle exercé par les juridictions suprêmeschangera sensiblement au regard de celui exercé par le juge a quo ? L’ar-ticle 23-4 de l’Ordonnance organique modifiée du 7 novembre 1958 pré-cise que le renvoi est opéré si la question transmise « présente un carac-tère sérieux ou une question nouvelle » au regard de la normeconstitutionnelle13. Cette dernière condition est sans doute la plus simpleà évaluer. En effet, si la question est nouvelle au regard de la Constitu-tion, elle justifie pleinement sa transmission au Conseil constitutionnel.L’interrogation est, en revanche, permise en ce qui concerne le caractèresérieux de la question car l’opération revient à exercer un nouveau

contrôle sur une condition qui aura déjà fait l’objet d’une appréciation parle juge a quo. Certes, la différence de formulation existe. Alors que pourle juge a quo, le texte de l’article 23-2 exige que la « question ne soit pasdépourvue de caractère sérieux », pour les juridictions suprêmes, celui del’article 23-4 exige « qu’elle présente un caractère sérieux ». Mais, entreles deux formulations, il n’existe qu’une différence de degré et non denature : il est en conséquence aujourd’hui bien difficile de déterminerconcrètement où se situe la variation du curseur. Intellectuellement, ladistinction se conçoit et peut se comparer à un contrôle en forme d’en-tonnoir ; en pratique, elle s’avérera beaucoup plus délicate à évaluer… De

cette situation, naît une interrogation : dans quelle mesure ce doublecontrôle est-il utile ? Car de deux choses l’une : soit le juge a quo se satis-fera d’une appréciation sommaire de cette condition : dans ce cas, il y afort à parier pour qu’un afflux de questions prioritaires de constitution-nalité se fasse vite ressentir devant les juridictions suprêmes qui n’aurontpeut-être pas les moyens matériels d’absorber cette tâche dans les délaisimpartis ; soit le juge a quo effectue un contrôle effectif du caractèresérieux du moyen invoqué et hormis les cas d’erreur grave, on voit mal ceque les juridictions suprêmes pourront avoir à ajouter dans l’appréciation

de cette condition. La subtilité d’appréciation de cette condition n’estdonc pas évidente et il restera à évaluer son utilité à l’usage. Il n’en restepas moins qu’en l’état actuel, il apparaît difficile de formuler des pronos-tics sur l’efficacité du système ainsi conçu : on concevrait mal qu’aucunequestion ne soit transmise, tout comme une transmission abondante ris-querait de produire un effet inverse de celui recherché. Il y aura donc àrespecter un subtil dosage d’appréciation des conditions si l’ensemble desacteurs tient à démontrer l’efficacité de la question prioritaire de constitu-tionnalité. Sur ce point, l’observation du fonctionnement du mécanisme dela question prioritaire de constitutionnalité par les commentateurs ser-

vira de baromètre pour mesurer le succès de l’innovation engagée.

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13. V. la décision du Conseil constitutionnel 2009-595 DC du 3 décembre 2009, consi-dérant n° 21.

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4 – LE CARACTÈRE « PRIORITAIRE »

DE LA QUESTION DE CONSTITUTIONNALITÉ

L’adoption de la loi organique aura vu émerger un autre aspectimportant du contrôle de constitutionnalité a posteriori en France : sonnom ! La transformation de la « question préjudicielle de constitution-nalité » en « question prioritaire de constitut ionnalité » recouvre plu-sieurs aspects : un symbole ; une volonté de promouvoir la nouvelle pro-cédure ; un souci de faire prévaloir le contrôle de constitutionnalité surle contrôle de conventionnalité. Ces trois aspects appellent quelquescommentaires.

A – Concernant le symbole

Le choix du nom « question prioritaire de constitutionnalité » révèlela volonté du législateur organique de faire prévaloir cette question surtoutes les autres. L’intention est louable mais même sans cette précision,la logique du respect de la hiérarchie des normes suffisait à lui conférer untel caractère ! Si une disposition législative entre en conflit avec une dis-

position constitutionnelle protégeant les droits et libertés fondamentaux,il apparaît logique qu’elle soit en priorité examinée au regard de ce rap-port de normes. Cet argument avait d’ailleurs été de longue date l’une des

 justifications – si ce n’est la justification principale – de la demande d’in-troduction en France d’un contrôle de constitutionnalité des lois a poste-riori. Il n’y a rien de surprenant dans ce raisonnement et le législateur apu faire sien l’adage « deux précautions valent mieux qu’une ! ». Au-delà de cet argument incontestable, il y a également dans cette appella-tion un symbole psychologique qui imposera au pouvoir juridictionnelde traiter cette question avant toutes les autres. Ici encore, le juge l’au-

rait peut-être fait logiquement mais les risques d’incompréhension ou dedissidence ont conduit le législateur organique à évacuer toute ambi-guïté et à rappeler que la Constitution se situait au sommet de la pyra-mide des normes et, qu’ainsi, tout autre moyen, aussi fondé soit-il,devait passer en arrière-plan tant que la question prioritaire de constitu-tionnalité n’était pas tranchée. Le symbole peut donc se comprendre.

B – Concernant la volonté de promotion de la nouvelle procédure

Le choix du nom de la question prioritaire de constitutionnalité secomprend également. La question de constitutionnalité constitue unmoyen nouveau qui doit s’insérer dans un arsenal déjà existant. S’atta-cher à la nouveauté de la procédure peut être tentant mais n’offre aucune

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garantie quant à l’utilisation prioritaire par les acteurs concernés (plai-deurs, ministère public, juge) dès lors qu’il existe d’autres moyens qu’ilsconnaissent et maîtrisent mieux en raison de leur plus grande familia-rité. Parier sur la seule sagesse et lucidité de ces acteurs constituait unrisque. On comprend donc que le nom retenu pour la question priori-taire de constitutionnalité ait également pour fonction d’écarter toutetentation de la part des nouveaux acteurs.

C – Concernant l’articulation entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité 

La loi organique précise sans ambages que le contrôle de constitu-tionnalité doit être prioritaire sur l’examen du contrôle de convention-nalité. Il y a une quarantaine d’années, une telle précision n’aurait sus-cité aucune réaction. Aujourd’hui la situation a profondément changé etla question n’implique pas qu’une question de hiérarchie des normesmais également de compétence juridictionnelle. Le développement desdroits européens (droit de l’Union européenne, droit européen des droitsde l’homme) dans l’ordre juridique interne a connu un développementconstant et a installé la norme conventionnelle dans le paysage juridiquefrançais. Comme le juge a quo peut également être saisi directement de

moyens relatifs à l’inconventionnalité d’une disposition législative, lerisque de compétition entre la question de conventionnalité et celle deconstitutionnalité est né, notamment au regard des catalogues de droitset libertés fondamentaux qui se recoupent dans une large mesure. Lalogique de la hiérarchie des normes impose de traiter la question deconstitutionnalité avant d’examiner celle de conventionnalité : la prioritése conçoit donc aisément et il n’y a d’ailleurs pas à proprement parler decompétition entre les deux formes de contrôle puisqu’ils peuvent s’exer-cer successivement. La difficulté provient de ce que le juge a quo possède

à l’égard du contrôle de conventionnalité un pouvoir qu’il ne possède pasà l’égard du contrôle de constitutionnalité puisqu’il peut lui-même sta-tuer sur le grief d’inconventionnalité. Si la protection d’un droit ou d’uneliberté est donc garantie par les deux normes constitutionnelle et conven-tionnelle, le juge a quo pourrait directement statuer sur le grief d’incon-ventionnalité alors qu’il doit poser une question prioritaire de constitu-tionnalité sur le grief d’inconstitutionnalité. Il est a priori tentant derésoudre la question soi-même plutôt que de la faire régler par un autre

 juge. En obligeant le juge a quo à statuer prioritairement sur la questionde constitutionnalité, la loi organique a donc voulu couper court à un tel

débat et imposer par écrit un ordre de traitement des questions qui, surle plan juridique, était déjà établi. Cette question qui a déjà alimenté lesréflexions de la doctrine est peut-être moins grave qu’il n’y paraît ou plusexactement comporte des risques qui ne se situent pas là où on les attend.

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Si le juge a quo est saisi d’un double grief d’inconstitutionnalité etd’inconventionnalité, il devra examiner les deux mais dans un ordre pré-cis. Est-ce gênant ? Pas nécessairement car les deux contrôles conserventleur utilité même si le contrôle de constitutionnalité a posteriori – nou-veau venu – s’insère dans un paysage juridique déjà largement construitet possédant ses habitudes et réflexes.

Plusieurs raisons expliquent qu’il n’y ait pas lieu de trop s’inquiéter…En premier lieu, toutes les questions prioritaires de constitutionna-

lité n’auront pas nécessairement leur équivalent dans le contrôle deconventionnalité et réciproquement. La question prioritaire de constitu-tionnalité ne peut être invoquée qu’à l’égard des droits et libertés consti-

tutionnellement garantis alors que la contrariété d’une disposition légis-lative à un texte de nature conventionnelle touche potentiellement tousles domaines. Le risque de poser une même question fondée sur la consti-tutionnalité et la conventionnalité existe donc mais est loin d’être systé-matique ! À titre d’illustration, le contentieux des normes communau-taires devant les juridictions ordinaires n’implique pas automatiquementla mise en jeu des droits et libertés constitutionnellement garantis. Lesrisques de conflit ne seront donc pas quotidiens.

En deuxième lieu, si le texte constitutionnel et le texte convention-nel portent sur la protection d’un même droit ou d’une même liberté,

encore faut-il qu’ils portent sur le même objet et sur le même degré deprotection. Or, rien ne dit que cette similitude soit totale. Au contraire,il y a même un avantage à ce que les deux contrôles s’exercent s’ils por-tent sur des champs différents ou concernent des aspects des droits quine se recoupent pas. Il existera probablement des hypothèses où la sub-stance des droits protégés sera la même mais dans un tel cas la prioritédu contrôle de constitutionnalité aura pour effet de renforcer la protec-tion du droit et non de l’amenuiser. Il n’y a pas véritablement de pro-blème à ce qu’un droit soit protégé deux fois. La crainte peut provenir

du fait que le contrôle de conventionnalité exercé par le jeu des recoursdevant les juridictions régionales (Cour européenne des droits del’homme et Cour de justice de l’Union européenne) a parfois eu tendanceà se développer au-delà du standard minimum qu’elles ont en charge defaire respecter. Cet activisme judiciaire, encensé par les uns, décrié parles autres, s’explique également en raison de l’absence de contrôle deconstitutionnalité a posteriori. Le droit a horreur du vide et l’occupationdu terrain par les juridictions européennes peut également s’expliquerpar la nécessité d’apporter une solution aux litiges auxquels elles sontconfrontées. L’exercice de la question prioritaire de constitutionnalité

devrait donc réduire ce risque d’empiétement sur la marge d’apprécia-tion des États et non l’augmenter. Au surplus, si risque de conflit il doity avoir, celui-ci n’est guère plus élevé que celui existant aujourd’hui :d’une part que ce soit au sein de l’Union européenne ou du Conseil de

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l’Europe, nombre d’États membres connaissent ce phénomène de doublecontrôle sans que cela suscite des difficultés insurmontables ; d’autrepart, lorsque des dissensions sont apparues occasionnellement, les juri-dictions ont cherché à concilier leurs positions, sachant que les diver-gences d’interprétation attisent les risques de conflit et ne sont profita-bles ni aux unes, ni aux autres. Le dialogue des juges – qui convenons-enn’a rien de juridique ! – possède ce mérite d’éviter un conflit académi-quement intéressant mais dont le justiciable et la bonne administrationde la justice risqueraient de faire les frais.

En troisième lieu, le juge a quo saisi d’une double question de consti-tutionnalité et de conventionnalité n’aura pas à « choisir » la question

qu’il lui semble préférable de traiter. Il devra se prononcer sur les deuxen appliquant d’abord la procédure de la question prioritaire de consti-tutionnalité tout en continuant à traiter la question de conventionnalité.La réponse apportée à la question prioritaire de constitutionnalité luipermettra de déterminer si la question de conventionnalité reste utile àla résolution du litige. La force de la question prioritaire de constitu-tionnalité réside ici dans l’enserrement des délais dont elle fait l’objetdans la loi organique. En effet, cet aspect procédural permettra au juge aquo d’obtenir une réponse rapide14 qui, dans tous les cas de figure, nedevrait pas empêcher les autres mécanismes de fonctionner. Si de sur-

croît, l’on s’amuse à évaluer les deux procédures en comparant la ques-tion de constitutionnalité et celle de conventionnalité, force est deconstater que le choix de la question de conventionnalité n’est peut-êtrepas le plus efficace en dépit des apparences.

Il appartient, en effet, au juge a quo d’apprécier la conventionnalitéd’une disposition législative mais cette appréciation doit tenir comptedes éventuelles voies de recours. D’une part, le juge national doit inter-préter les dispositions conventionnelles à la lumière de la jurisprudencedes cours supérieures nationales et régionales, ce qui est loin de lui pro-

curer une marge de manœuvre illimitée. D’autre part, il n’est pas certainqu’avec le jeu des voies de recours, le justiciable obtienne une décisionplus rapidement en invoquant le contrôle de conventionnalité qu’eninvoquant la question prioritaire de constitutionnalité. Les apparencespeuvent être trompeuses et alors même que l’avantage du contrôle deconventionnalité semble être la rapidité, l’encadrement de la questionprioritaire de constitutionnalité dans des délais très stricts risque de luiprocurer un avantage décisif en termes d’efficacité. Entre neuf mois pourobtenir une décision devant le Conseil constitutionnel et plusieursannées devant les juridictions ordinaires pour obtenir une décision défi-

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14. Dans un délai maximal qui devrait avoisiner les 9 mois : sans délai interprété par leConseil constitutionnel comme « dans les plus brefs délais » + 3 mois pour les juridictionssuprêmes + 3 mois pour le Conseil constitutionnel.

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nitive, le choix sera vite fait… Ceci ne relègue pas aux oubliettes lecontrôle de conventionnalité mais relativise quelque peu l’impression derapidité qu’il semble offrir.

Il reste un point qui peut poser difficulté et que la loi organique– par ses dispositions – empêche de lever. Le choix des moyens revientlogiquement aux parties. Certes, la question de constitutionnalité estprioritaire mais ce sont les parties qui en décideront puisque le juge nepeut relever d’office une question de constitutionnalité et engager delui-même une question prioritaire de constitutionnalité. Le risque que laloi organique n’a pas écarté repose sur la stratégie des parties de souleverou non une question prioritaire de constitutionnalité lorsque pourront

être invoqués simultanément sur un même droit ou une même libertédes griefs d’inconstitutionnalité et des griefs d’inconventionnalité. Siseuls sont invoqués des griefs d’inconventionnalité, le juge devra statuersur ceux-ci même si des griefs d’inconstitutionnalité semblaient pluspertinents. Il n’est pas certain – dans un premier temps tout au moins –que la force de l’habitude ne conduise les professionnels du droit à secantonner à ce qu’ils connaissent. Il y a là un confort bien compréhen-sible mais qui cadre mal avec l’ambition de la question prioritaire deconstitutionnalité. Il est donc nécessaire de communiquer, d’expliquer etde convaincre de l’utilité de la réforme pour que son implantation se réa-

lise dans les meilleures conditions possibles. Ceci est l’affaire de tous lesacteurs, y compris du monde universitaire qui doit intégrer cette nou-velle dimension dans ses enseignements.

5 – L’AUTORITÉ DE CHOSE JUGÉE DES DÉCISIONSDU CONSEIL CONSTITUTIONNEL RÉPONDANTÀ UNE QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

La réforme initiée par l’article 62 alinéa 2 de la Constitution de 1958a immédiatement précisé la portée des décisions rendues par le Conseilconstitutionnel au titre de la question prioritaire de constitutionnalité.La sanction d’une disposition législative déclarée inconstitutionnelle estl’abrogation à compter de la publication de la décision du Conseilconstitutionnel. La solution possède le mérite de la clarté et raye la dis-position en question de l’ordre juridique. Ceci confère à la question prio-ritaire de constitutionnalité un autre avantage sur le contrôle de conven-

tionnalité dans lequel la disposition législative contraire à un texteconventionnel est simplement écartée.Cet effet des décisions du Conseil constitutionnel pourrait d’ailleurs

être immédiatement bénéfique pour les requérants – notamment les

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requérants « institutionnels » – qui y trouveront une façon radicale depurger une disposition inconstitutionnelle de l’ordre juridique. L’arti-cle 62 alinéa 2 a cependant organisé un certain nombre de dispositionsqui permettront au Conseil constitutionnel de moduler les effets de sadécision dans le temps. Dans un souci de pragmatisme, deux tempéra-ments ont été ajoutés, en amont et en aval si l’on peut dire. Toutd’abord, si l’abrogation d’une disposition ne vaut que pour l’avenir – laremise en cause de situations acquises parfois depuis longtemps risque-rait de nuire à la sécurité juridique – le Conseil constitutionnel pourra« déterminer les conditions et limites dans lesquelles les effets que ladisposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». Ceci lui

confère une marge de manœuvre qui peut laisser envisager la rétroacti-vité de la disposition inconstitutionnelle sur certains effets antérieursque la disposition législative aurait pu produire si cela s’avère nécessaire.L’absence d’automaticité doit ici être approuvée. Ensuite, le Conseilconstitutionnel peut différer dans le temps – en aval cette fois-ci – leseffets de l’abrogation en fixant lui-même dans sa décision la date deseffets de sa décision. Cette solution peut, à première vue, sembler surpre-nante au regard de la reconnaissance de l’inconstitutionnalité de la dispo-sition. Elle l’est moins pour peu que l’on regarde la pratique des Coursconstitutionnelles étrangères et les exigences de la pratique qui imposent

de ne pas laisser de vide juridique. L’illustration la plus fréquente de cegenre d’hypothèse est la nécessité pour le législateur de ré interveniraprès une déclaration d’inconstitutionnalité. Le délai différé de l’abroga-tion accorde ainsi aux autorités le temps nécessaire à l’adoption d’unenouvelle mesure compatible avec les exigences constitutionnelles.

Il y a a priori peu de raisons de s’émouvoir de cette situation. Cesmodalités sont destinées à faire vivre le contentieux constitutionnel a posteriori. En revanche, un certain nombre de questions peuvent surgirlorsque la décision d’inconstitutionnalité sera différée. Dans quelle

mesure un juge saisi d’une affaire où se pose une question similairedevra-t-il appliquer la disposition législative déclarée inconstitutionnellemais non encore abrogée ? Se conformera-t-il à une application « méca-nique » de la décision en décidant de respecter la seule logique juridiquede l’abrogation différée ou prendra-t-il soin de différer lui aussi sa déci-sion en décidant de surseoir à statuer jusqu’à ce que la décision d’in-constitutionnalité produise ses effets ? Il y a là un beau débat sur l’ap-plication des normes dans le temps… Mais, on ose espérer que le bonsens l’emportera et que les pouvoirs confiés au Conseil constitutionnelpar l’article 62 aliéna 2 quant aux modulations des effets de ses décisions

ont été conçus pour l’aider à améliorer l’efficacité du contrôle de consti-tutionnalité a posteriori et non à alimenter les divertissements de juristesautour de nouveaux paradoxes dont ils sont toujours friands. Le droitcomparé offre ici un arsenal d’exemples démontrant que le contrôle de

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constitutionnalité a posteriori est destiné à faire vivre le droit, à le trans-former en un instrument accessible et compréhensible. La modulationque les cours constitutionnelles peuvent faire produire à leurs décisionsn’est pas destinée à les transformer en co-législateur ou en co-constituantmais à prévenir les difficultés qui se profilent en faisant précisémentintervenir les acteurs qui ont la responsabilité de cette situation.Gageons que chacun prenne la pleine mesure de sa responsabilité !

L’histoire ne fait que commencer ! Un nouveau chapitre du conten-tieux constitutionnel français est en train de s’écrire. La trame est fixée,

les règles du jeu sont connues, les acteurs sont prêts à intervenir ! La viequotidienne de la question prioritaire de constitutionnalité peut démar-rer… Toutefois ni la Constitution de 1958, ni la loi organique, ni lesdécrets d’application ne peuvent ordonner un élément indispensable àson succès : l’enthousiasme avec lequel les futurs acteurs accueilleront cenouvel instrument au sein de notre système juridique !

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