Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    1/299

    Jo Nesb

    Rouge-Gorge

    Une enqute de linspecteur Harry Hole

    Traduit du norvgien par Alex Fouillet

    Gaa

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    2/299

    Titre original et copyrights

    Titre original :RDSTRUPE

    Jo Nesb et H. Aschehoug & Co, Oslo, 2000.

    Gaa ditions, 2004, pour la traduction franaise.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    3/299

    Citation

    Finalement, il sarma de courage, vola jusqului et retira de son bec une pine qui avait

    pntr dans le front du crucifi. Mais ce faisant,

    une goutte de sang du crucifi tomba sur

    la gorge de loiseau. Elle tomba rapidement et

    stala en colorant les petites plumes fragiles.

    Le crucifi entrouvrit alors la bouche et

    murmura loiseau :

    Pour ta misricorde, reois maintenant ce

    quoi ta famille a toujours aspir depuis la

    cration du monde.

    SELMA LAGERLF,

    Lgendes du Christ

    (trad. Aude Girard)

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    4/299

    PREMIRE PARTIE

    DE LA TERRE

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    5/299

    1

    Page dAlnabru, 1er novembre 1999

    Un oiseau gris passa dans le champ de vision de Harry, qui tambourinait sur le volant.Temps ralenti. La veille au soir, quelquun la tl avait parl du temps ralenti. Cen tait unexemple. Comme le 24 dcembre au soir, lorsquon attend le Pre Nol. Ou sur la chaiselectrique, avant la dcharge.

    Il tambourina de plus belle.Ils taient gars sur le parking dcouvert, derrire les cabines du page. Ellen augmenta

    dun cran le volume de lautoradio. Le reporter parlait dune voix solennelle et recueillie : Lavion a atterri il y a cinquante minutes, et le Prsident a pos le pied sur le sol

    norvgien 6 h 38 exactement. Cest le porte-parole de la commune de Jevnaker qui lui asouhait la bienvenue. Cest une belle journe dautomne, ici Oslo, un joli cadre norvgien

    cette rencontre au sommet. coutons nouveau ce que le Prsident a dit la presse, il y a unedemi-heure. Ctait la troisime rediffusion. Harry imagina encore une fois les journalistes qui se

    pressaient devant les barrages en criant. Les types en costume gris, de lautre ct, qui essayaientsans conviction de ne pas ressembler des agents des Services Secrets, qui haussaient les pauleset les laissaient retomber, tandis quils scannaient la foule, vrifiaient pour la douzime fois queleur rcepteur tait bien plac dans loreille, scannaient la foule, rajustaient leurs lunettes desoleil, scannaient la foule, laissaient leur regard sattarder un peu sur un photographe utilisant untlobjectif un peu long, continuaient scanner, vrifiaient pour la treizime fois que le rcepteurtait bien en place. Quelquun souhaita la bienvenue en anglais et il y eut un moment de silenceavant quun micro ne crachote.

    Laissez-moi tout dabord vous dire que je suis ravi dtre ici dit le Prsident pour laquatrime fois, dans un amricain pais et rauque.

    Jai lu quun psychologue amricain trs connu soutient que le prsident souffre deMPD, dit Ellen.

    MPD ?Syndrome de ddoublement de personnalit. Dr Jekyll et Mr Hyde. Ce psychologue est

    davis que sa personnalit normale navait pas conscience que lautre, la bte de sexe, avaitcouch avec ces femmes. Et cest pour a que la Haute Cour ne pouvait pas le condamner pouravoir menti l-dessus pendant quil tait sous serment.

    Eh bien ! fit Harry en jetant un coup dil lhlicoptre qui tournait, trs hautau-dessus.

    Une voix ayant laccent norvgien prit la parole la radio : Monsieur le Prsident, ceci est la premire visite en Norvge dun prsident amricain

    en exercice. Que ressentez-vous ? Pause. Cest trs agrable dtre de retour ici. Et que les leaders de ltat dIsral et le peuple

    palestinien puissent se rencontrer ici me parat encore plus important. La cl deVous souvenez-vous de votre dernire visite ici, monsieur le Prsident ?Bien sr. Au cours des discussions, aujourdhui, jespre que nous pourrons

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    6/299

    Quelle signification ont Oslo et la Norvge pour la paix mondiale, monsieur lePrsident ?

    La Norvge a jou un rle important. Une voix sans accent norvgien : Daprs le Prsident, quels rsultats concrets est-il raliste dattendre ? Lenregistrement fut interrompu et une voix prit le relais depuis le studio :

    Nous avons bien entendu, donc ! Le Prsident pense que la Norvge a eu un rle capitaldans, euh la paix au Moyen-Orient. En ce moment mme, le Prsident est en route pour Harry gmit et teignit lautoradio. Quest-ce qui se passe, en ralit, dans ce pays, Ellen ? Elle haussa les paules. Point 27 dpass , crachota le talkie-walkie sur le tableau de bord.Harry jeta un rapide coup dil sa collgue. Tout le monde son poste ? demanda-t-il.Elle acquiesa. Alors a ne va pas tarder , dit-il. Elle leva les yeux au ciel. Ctait la cinquime fois

    quil disait a depuis que le cortge avait quitt laroport de Gardermoen. Do ils taient, ils

    pouvaient voir lautoroute dserte stirer depuis le page jusqu Trosterud et Furuset.Le gyrophare tournait paresseusement sur le toit. Harry baissa sa vitre et passa la mainau-dehors pour enlever une feuille jaune fan qui stait coince sous lun des essuie-glaces.

    Rouge-gorge, dit Ellen en tendant un doigt. Rare, en automne.O a ?L-bas, sur le toit de la cabine. Harry se pencha en avant et regarda travers le pare-brise. Ah oui ? Alors tu crois que cest un rouge-gorge ?Ouais. Mais je suppose que tu ne fais pas la diffrence avec un mauvisBien vu. Harry mit sa main en visire. Devenait-il myope ? Cest un oiseau bizarre, le rouge-gorge, dit Ellen en revissant le bouchon du thermos.Pas de doute, rpondit Harry.Quatre-vingt-dix pour cent dentre eux migrent vers le sud, et il y en a quelques-uns qui

    tentent leur chance et qui restent, en quelque sorte.Ils restent en quelque sorte ? La radio grsilla de nouveau : Poste 62 QG. Une voiture non identifie est gare prs de la route, deux cents mtres

    avant la sortie de Lrenskog. Une voix grave rpondit en dialecte de Bergen, depuis le quartier gnral : Un instant, 62. Nous vrifions. Silence. Avez-vous vrifi les toilettes ? demanda Harry en faisant un signe de tte vers la

    station Esso.Oui. La station est vide de clients et demploys. Hormis le chef. Lui, il est boucl dans

    son bureau.Les cabines aussi ?Vrifies. Dtends-toi, Harry, tous les points de contrle ont t cochs. Oui, ceux qui

    restent prennent le pari que lhiver va tre doux, tu vois ? a peut bien se passer, mais sils setrompent, ils meurent. Alors tu te demandes peut-tre pourquoi ils ne partent pas vers le sud,histoire dtre srs ? Est-ce quils sont simplement paresseux, ceux qui restent ?

    Harry jeta un coup dil dans le rtroviseur et aperut les deux gardes de part et dautredu pont de chemin de fer. De noir vtus, casqus, chacun avec son pistolet automatique MP-5 en

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    7/299

    bandoulire. Mme do il tait, il pouvait voir quel point ils taient tendus. Ce quil y a, cest que si lhiver est doux, ils pourront se choisir les meilleures places

    dans les haies avantque les autres ne reviennent, expliqua Ellen en essayant de pousser lethermos dans la bote gants archipleine. Cest un risque calcul, tu comprends ? Tu peux tirer lesuper gros lot ou bien en chier dans les grandes largeurs. Parier ou ne pas parier. Si tu paries, tu

    vas peut-tre tomber de ta branche, une nuit, congel, et tu ne dgleras pas avant le printemps.Si tu te dgonfles, tu ne pourras peut-tre pas tirer ton coup en revenant. C est en quelque sorteles ternels dilemmes, ceux que lon rencontre sans arrt.

    Tu as ton gilet pare-balles, hein ? Harry tourna la tte et regarda Ellen.Ellen ne rpondit pas, se contentant de remonter la route du regard en secouant lentement

    la tte. Tu las, oui ou non ? De ses phalanges elle donna un coup sur sa poitrine en guise de rponse. Lgre ? Elle acquiesa. Et merde, Ellen ! Jai donn lordre dutiliser des gilets pare-balles. Pas ces gilets la

    Mickey Mouse !Tu sais ce que les mecs des Services Secrets utilisent, non ?Laisse-moi deviner. Des vestes lgres.Tout juste.Et tu sais de quoi je me contrefous ?Laisse-moi deviner. Des Services Secrets ?Tout juste. Elle sesclaffa. Harry aussi sourit. La radio grsilla. QG poste 62. Les Services

    Secrets disent que cest leur voiture qui est gare prs de la sortie de Lrenskog.Poste 62. Bien reu.L, tu vois, dit Harry en abattant une main irrite sur le volant. Aucune communication,

    les mecs des Services Secrets font tout dans leur coin. Quest-ce quelle fait l-bas, cette voiture,sans quon ait t informs, hein ?

    Elle vrifie quon fait bien notre travail.Comme ils nous ont appris le faire.Tu as quand mme un tout petit pouvoir de dcision, alors arrte de rler, dit-elle. Et

    laisse ce volant tranquille. Les mains de Harry sautrent bien gentiment sur ses genoux. Elle sourit. Il expira en un

    long chuintement. Ouiouioui. Ses doigts trouvrent la crosse de son revolver de service, un Smith & Wesson calibre 38

    six coups. Il avait en outre sa ceinture deux chargeurs rapides de six coups chacun. Il tapotale revolver, parfaitement conscient quil navait pour lheure pas tout fait le droit de porter cegenre darmes. Peut-tre tait-il rellement aux portes de la myopie, car au terme de quaranteheures de cours, lhiver prcdent, il stait ramass lpreuve de tir. Mme si ce ntaitvraiment pas inhabituel dans la maison, ctait la premire fois que a lui arrivait, et il lavaitvcu on ne peut plus mal. Bien sr, il aurait pu se prsenter la session suivante, il y en avaitbeaucoup qui avaient besoin de quatre ou cinq tentatives, mais Harry, sans trop savoir pourquoi,avait systmatiquement report lchance.

    Dautres grsillements. Point 28 dpass.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    8/299

    Ctait lavant-dernier point du district du Romerike, dit Harry. Le prochain, cestKarihaugen, et ensuite, ils sont nous.

    Pourquoi est-ce quils ne peuvent pas faire a comme nous, dire simplement o est lecortge, au lieu dutiliser ces numros la con ? demanda Ellen dun ton plaintif.

    Devine.

    Services Secrets ! rpondirent-ils en chur avant dclater de rire. Point 29 dpass. Il regarda lheure. O. K., on les a dans trois minutes. Je vais changer la frquence du talkie pour celle du

    district dOslo. Fais les dernires vrif. La radio hurla et siffla tandis quEllen, les yeux ferms, se concentrait sur les

    confirmations qui arrivaient les unes derrire les autres. Elle raccrocha le micro. Tous en place, pars.Merci. Mets ton casque.Hein ? Sincrement, Harry.Tu as trs bien entendu.

    Mets le tien, alors !Il est trop petit. Une nouvelle voix : Point 1 dpass. Merde, des fois, tu es tellement amateur. Ellen enfona son casque, attacha la bride

    et fit une grimace dans le rtroviseur. Moi aussi, je taime , rpondit Harry tout en examinantla route devant eux, travers

    ses jumelles. Je les vois. La lumire se reflta dans du mtal, tout en haut de la cte de Karihaugen. Harry ne

    voyait encore que la premire voiture de la colonne, mais il connaissait lordre : six motards de lagarde mobile norvgienne, spcialement forms, deux voitures descorte norvgiennes, unevoiture des Services Secrets, puis deux Cadillac Fleetwood similaires, voitures spciales desServices Secrets qui taient arrives par avion, et le Prsident se trouvait dans l une dentre elles.On ne savait pas laquelle. Ou bien peut-tre est-il dans les deux la fois, se dit Harry. Une pourJekyll, et une pour Hyde. Venaient ensuite les grosses voitures : ambulance, voiture decommunications, et dautres voitures des Services Secrets.

    Tout a lair calme , dit Harry. Ses jumelles balayrent lentement le tableau, de droite gauche. Mme par cette frache matine de novembre, lair tremblait au-dessus de lasphalte.

    Ellen vit les contours de la premire voiture. Dans trente secondes, ils auraient franchi lepage, et la moiti du travail serait faite. Et dans deux jours, quand les mmes voitures auraientfranchi le page dans lautre sens, elle et Harry pourraient retourner leurs travaux habituels.Elle prfrait la frquentation des dfunts de la brigade criminelle se trouver trois heures dumatin dans une Volvo glaciale en compagnie dun Harry irritable, manifestement accabl par laresponsabilit quon lui avait confie.

    Exception faite de la respiration rgulire de Harry, un silence absolu rgnait dans lavoiture. Elle vrifia que les tmoins des deux radios taient allums. La colonne de voitures taitpresque au pied de la cte. Elle prit la dcision daller se saouler mort chez Trst[1] aprs leboulot. Il y avait l-bas un type avec qui elle avait chang un regard, il avait des boucles noireset des yeux bruns quelque peu inquitants. Maigre. Il avait lair un peu bohme, intellectuel.Peut-tre

    Nom de D

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    9/299

    Harry avait dj arrach le micro. Il y a quelquun dans la troisime cabine en partant de la gauche. Est-ce que quelquun

    peut lidentifier ? Un silence grsillant fut la seule rponse de la radio, et le regard dEllen fila sur la range

    de cabines. L ! Elle vit le dos dun homme travers le verre brun seulement quarante ou

    cinquante mtres deux. La silhouette se dtachait bien nettement contre-jour. Comme lefaisaient le court canon et son guidon qui pointaient au-dessus de lpaule de lhomme. Une arme ! cria-t-elle. Il a un pistolet automatique !Merde ! Harry ouvrit la portire dun coup de pied, attrapa lencadrement des deux

    mains et sauta de la voiture. Ellen ne quittait pas la colonne de voitures des yeux. Elle ntaitplus qu quelques centaines de mtres. Harry passa la tte dans la voiture.

    Ce nest personne de chez nous, mais a peut tre quelquun des Services Secrets, dit-il.Appelle le Q. G. Il avait dj son revolver en main.

    HarryMaintenant ! Et crase le klaxon si le Q. G. te dit que cest un mec de chez eux. Harry se mit courir vers la cabine et le dos en costume. a ressemblait au canon d un

    Uzi. Lair brut du matin lui brlait les poumons. Police ! cria Harry. Police ! Aucune raction, lpaisse paroi vitre tait tudie pour maintenir le vacarme de la

    circulation au dehors.Lhomme avait maintenant tourn la tte vers la colonne de vhicules, et Harry vit une

    paire de Ray Ban sombres. Service Secrets. Ou quelquun qui voulait leur ressembler.Encore vingt mtres.Comment avait-il pu entrer dans une cabine ferme, si ce ntait pas lun dentre eux ?

    Flte ! Harry entendait dj les motos. Il narriverait pas la cabine.Il ta la scurit et visa tout en priant pour que le klaxon dchire le silence de cette

    trange matine, sur une autoroute ferme la circulation o il navait jamais, aucun moment,souhait se trouver. Les instructions taient claires, mais il narrivait pas faire abstraction deces penses :

    Veste lgre. Aucune communication. Tire, ce nest pas de ta faute. Est-ce quil a unefamille ?

    Le cortge arriva juste derrire les cabines, et il arrivait vite. Deux secondes, et lapremire Cadillac serait la hauteur de la cabine. Du coin de lil gauche, il perut unmouvement, un petit oiseau qui senvolait du toit.

    Parier ou ne pas parier les ternels dilemmes, en quelque sorte.Il pensa lencolure de la veste assez chancre et baissa dun demi-pouce son revolver.

    Le rugissement des motos tait assourdissant.2

    Oslo, mardi 5 octobre 1999

    Cest a, la grande trahison , dit lhomme ras en baissant les yeux vers son manuscrit.Sa tte, ses sourcils, ses avant-bras musculeux, mme ses grandes mains qui tenaient la rambardede la tribune : tout tait ras de frais, bien propre. Il se pencha vers le micro.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    10/299

    Aprs 1945, les ennemis du national-socialisme ont t les matres et se sontdvelopps en mettant en uvre leurs principes dmocratiques et conomiques. Par consquent,le monde na pas vu une seule fois le soleil se coucher sans quil y ait de fait de guerre. Mme enEurope, nous avons connu la guerre et les gnocides. Des millions de personnes meurent de faimdans le tiers-monde et lEurope est menace dune immigration massive avec ce que celle-ci

    entranerait de chaos, de dtresse et de lutte pour la survie. Il sarrta un moment et regarda autour de lui. La pice tait plonge dans un silencetotal, et seul un auditeur applaudit prudemment derrire lui. Lorsquil poursuivit, semballantdans le feu de laction, une petite lumire rouge salluma avec indignation sous le micro pour luisignifier que le magntophone recevait un signal satur.

    Il en faudrait peu pour passer de notre opulence insouciante une situation o nousnaurions plus qu compter sur nous-mmes et la collectivit environnante. Une guerre, unecatastrophe conomique ou cologique et tout cet cheveau de lois qui ont si rapidement faitde nous tous des clients sociaux passifs disparatra brusquement. La prcdente grande trahisondate du 9 avril 1940, quand nos soi-disant dirigeants nationaux se sont tirs face l ennemi poursauver leur peau. En emportant avec eux les rserves dor pour pouvoir vivre dans le luxe,

    Londres. Lennemi est de nouveau l. Et ceux qui devaient dfendre nos intrts nous trahissent nouveau. Ils laissent lennemi construire des mosques chez nous, le laissent dvaliser nosvieillards et mler son sang celui de nos femmes. Ce nest rien dautre que notre devoir deNorvgiens que de protger notre race et dliminer nos propres tratres.

    Il passa la page suivante, mais un raclement de gorge de lestrade situe en face de luile fit sarrter et lever les yeux.

    Merci, je pense que nous en avons assez entendu, dit le juge en regardant par-dessus lesverres de ses lunettes. Le parquet a-t-il dautres questions poser au prvenu ?

    Le soleil entrait de biais dans la salle 17 du palais de justice dOslo, et faisait au ras uneaurole illusoire. Il portait une chemise blanche et une cravate fine, vraisemblablement sur leconseil de son avocat, Johan Krohn, qui tait pour lheure renvers sur sa chaise, faisanttournicoter un stylo entre son majeur et son index. Krohn napprciait que trs peu de chosesdans cette situation. Il naimait ni le tour pris par linterrogatoire du procureur, ni louvertedclaration de programme de son client, Sverre Olsen, ni que ce dernier ait jug bon deretrousser ses manches de sorte que le juge et ses assesseurs puissent contempler les toilesdaraignes et la range de croix gammes tatoues respectivement sur ses coudes et sonavant-bras gauche. Sur le gauche tait tatoue toute une srie de symboles tirs du Moyen geScandinave et VALKYRIA en caractres gothiques noirs. Valkyria tait le nom dun des groupesqui avait fait partie du milieu no-nazi localis autour de Saeterkrysset, Norstrand.

    Mais ce qui chiffonnait le plus Johan Krohn, ctait que quelque chose sonnait faux,quelque chose qui concernait le droulement de toute laffaire, il ne voyait simplement pas quoi.

    Le procureur, un petit homme rpondant au nom dHerman Groth, courba le micro verslui dun auriculaire orn dune bague marque du logo des avocats.

    Juste quelques questions pour conclure, monsieur le Juge. Sa voix tait douce et bientempre. La lampe sous le micro tait verte.

    Quand vous tes entr au Dennis Kebab, dans Dronningens gate, le 3 janvier neufheures, ctait donc avec la ferme intention daccomplir votre part de ce devoir de dfendre notrerace que vous voquez ? Johan Krohn se jeta sur le micro : Mon client a dj rpondu qu ilest advenu une querelle entre lui-mme et le propritaire vietnamien du lieu. Lumire rouge. On la provoqu. Il ny a absolument aucune raison de suggrer quil ait pu y avoir

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    11/299

    prmditation. Groth ferma compltement les yeux. Si ce que dit votre avocat est vrai, Olsen, cest donc tout fait par hasard que vous vous

    promeniez avec une batte de base-ball ?Pour son autodfense, scria Krohn en faisant un geste de dcouragement des deux

    bras. Monsieur le Juge, mon client a dj rpondu ces questions. Le juge se gratta le menton en observant lavocat de la dfense. Il tait de notoritpublique que Johan Krohn Jr. tait une toile montante du barreau, non moins que Johan Krohnlui-mme, et ce fut sans doute cause de cela quil dut admettre avec une certaine irritation :

    Je suis daccord avec lavocat de la dfense. Si le procureur ne souhaite pas aborder leschoses sous un angle diffrent, je propose que nous poursuivions.

    Groth leva les paupires de telle sorte quune mince bande de blanc fut visible au-dessuset au-dessous des pupilles. Il hocha la tte. Puis il brandit un journal, dun geste las.

    Voici Dagbladetdu 25 janvier. Dans une interview page huit, un des allis du prvenudclare

    Je proteste commena Krohn.

    Groth soupira. Un individu de sexe masculin exprimant des points de vue racistes, si vous prfrez. Lejuge acquiesa, mais lana en mme temps un regard davertissement Krohn. Groth

    poursuivit : Cet homme dit dans un commentaire sur lattaque contre le Dennis Kebab que nous

    avons besoin de davantage de racistes comme Sverre Olsen pour pouvoir retrouver la Norvge.Dans cette interview, le mot raciste est employ dans un sens honorifique. Le prvenu seconsidre-t-il comme raciste ?

    Oui, je suis raciste, rpondit Olsen avant que Krohn nait eu le temps dintervenir.Selon le sens que je donne ce mot.

    Et qui est ? demanda Groth avec un sourire. Krohn serra les poings sous la table etleva les yeux vers lestrade, vers les deux assesseurs qui encadraient le juge. Ces trois-l taientceux qui devaient dcider de ce que seraient les annes venir pour son client, et de son proprestatut au Torstrupkjeller pour les mois venir. Deux reprsentants banals du peuple, pour l espritde justice. Juges-jurs , les avait-on appels autrefois, mais ils avaient peut-tre dcouvert quea rappelait un peu trop juges-jouets . Celui assis la droite du juge tait un jeune hommevtu dun costume de travail simple et bon march, qui osait peine lever les yeux. La jeunefemme grassouillette sa gauche paraissait ne suivre que distraitement ce qui se passait, ensappliquant dresser firement la tte de sorte que son dbut de double menton ne soit pasvisible depuis la salle. Des Norvgiens moyens. Que savaient-ils de gens comme Sverre Olsen ?Et que voulaient-ils savoir ?

    Huit tmoins avaient vu Sverre Olsen entrer dans ce fast-food avec une batte de base-ballsous le bras, et aprs un bref change dinvectives, en donner un coup sur la tte du propritaire,Ho Dai, un Vietnamien dune quarantaine dannes arriv en Norvge en 1978 avec les boatpeople. Si fort que Ho Dai ne remarcherait jamais plus. Quand Olsen prit la parole, Johan KrohnJr. stait dj mis rflchir ce quil dirait en appel.

    Le race-isme, lut Olsen quand il eut trouv ce quil cherchait dans ses papiers, est uncombat permanent contre les maladies gntiques, la dgnrescence et lextermination, enmme temps quun rve et un espoir dune socit plus saine avec une meilleure qualit de vie.Le mlange des races est une forme de gnocide bilatral. Dans un monde o il est prvu

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    12/299

    dtablir des banques gntiques pour prserver le moindre coloptre, il est communmentadmis quon puisse mlanger et dtruire des races humaines qui se sont dveloppes sur desmillnaires. Dans un article de lminente revueAmerican Psychologistde 1972, cinquantescientifiques amricains et europens ont mis en garde contre les omissions volontaires delargumentation thorique sur la gntique.

    Olsen sarrta, balaya dun regard la salle 17 et leva lindex droit. Il stait tourn vers leprocureur, de sorte que Krohn pouvait voir le ple tatouage Sieg Heil sur le bourrelet ras quijoignait larrire de la tte la nuque, un cri muet en contraste trange et grotesque avec la calmerhtorique. Dans le silence qui sensuivit, Krohn entendit que la salle 18 avait dcrt la pausedjeuner. Les secondes passrent. Krohn se souvint de quelque chose quil avait lu : Hitler,pendant ses discours, pouvait faire des pauses durant trois minutes. Quand Olsen poursuivit, ilmarqua la mesure avec son doigt, comme sil voulait enfoncer chaque mot et chaque phrase dansle crne de ses auditeurs :

    Ceux dentre vous qui essaient de faire croire quil ny a pas de lutte des races sont oudes aveugles, ou des tratres.

    Il but une gorge du verre que le greffier avait plac devant lui. Le procureur intervint :

    Et dans cette lutte des races, vous et vos partisans, dont une bonne partie sont prsentsdans cette salle, devriez tre les seuls avoir le droit dattaquer ? Sifflets de la part des skinheads assis dans le public. Nous nattaquons pas, nous nous dfendons, dit Olsen. Cest le droit et le devoir de

    toutes les races. Dans le public, quelquun cria quelque chose quOlsen saisit et retransmit avec un

    sourire : Une personne de race diffrente peut se trouver tre un national-socialiste soucieux des

    questions raciales. Rires et applaudissements pars dans le public. Le juge rclama le silence avant

    dinterroger le procureur du regard. Ce sera tout, dit Groth.La dfense souhaite-t-elle poser des questions ? Krohn secoua la tte. Alors je demanderai au premier tmoin de laccusation de venir la barre. Le procureur fit un signe de tte un greffier qui ouvrit une porte tout au fond de la salle,

    passa la tte dans lentrebillement et dit quelque chose. On entendit le bruit dune chaise quontire, la porte souvrit compltement et un grand type entra rapidement. Krohn remarqua que cethomme portait une veste de costume un peu trop petite, un jean noir et de grosses Dr. Martens dela mme couleur. Les cheveux coups hypercourt et la silhouette mince et athltique indiquaientun dbut de trentaine. Mais les yeux injects de sang, les poches qui apparaissaient dessous et lapeau ple parseme de fins vaisseaux qui stendaient et l en petits deltas rouges allaientplutt vers la cinquantaine.

    Inspecteur Harry Hole ? demanda le juge quand lhomme eut pris place dans le box destmoins.

    Oui.Votre adresse personnelle ne figure pas, ce que je voisConfidentielle. Hole pointa un pouce par-dessus son paule. Ils ont essay d entrer

    chez moi. Encore des sifflets. Avez-vous dj prt serment, Hole ? Sur lhonneur, je veux dire ?Oui.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    13/299

    La tte de Krohn partit vers le haut comme celle des chiens en plastique que certainspropritaires de voitures se plaisent avoir sur la plage arrire. Il se mit chercher fbrilementdans ses documents.

    Vous travaillez comme inspecteur la brigade criminelle, cest bien a, Hole, dit Groth.Pourquoi vous a-t-on confi cette affaire ?

    Parce que nous avons commis une erreur dapprciation, rpondit Hole.Ah ?Nous navons pas pens que Ho Dai survivrait. Ce nest gnralement pas le cas quand

    on a le crne ouvert et une partie du contenu lextrieur. Krohn vit les assesseurs faire involontairement la grimace. Mais a navait plus

    dimportance. Il avait trouv la feuille sur laquelle taient inscrits les noms des assesseurs. Etcest l quelle tait : lerreur.

    3

    Karl Johans gate, 5 octobre 1999

    Tu vas mourir. Ces mots rsonnaient encore dans les oreilles du vieil homme au moment o il sortit et se

    retrouva sur les marches, aveugl par le soleil acr de l automne. Il respira profondment,lentement, en se cramponnant la rampe tandis que ses pupilles se rtrcissaient lentement. Ilcouta la cacophonie de voitures, de tramways, la pulsation aigu des feux de signalisation. Etdes voix des voix excites et heureuses qui passaient toute vitesse, dans des chaussures quiclaquaient. Et la musique ; avait-il dj entendu autant de musique ? Mais rien ne parvenait couvrir le son de ces mots : Tu vas mourir.

    combien de reprises stait-il trouv l, sur les marches du cabinet du docteur Buer ?Deux fois par an depuis quarante ans, ce qui devait faire quatre-vingts. Quatre-vingts joursbanals comme celui-ci, mais jamais auparavant il navait remarqu quel point la rue regorgeaitde vie, dallgresse et du dsir gourmand de vivre. On tait en octobre, mais a aurait aussi bienpu tre une journe de mai. Le jour o la paix avait clat. Exagrait-il ? Il entendait la voix de lafemme, il voyait sa silhouette sortir en courant du soleil, et les contours de son visage quidisparaissaient dans une aurole de lumire blanche.

    Tu vas mourir. Tout le blanc se colora et devint Karl Johans gate. Il descendit les marches, sarrta pour

    regarder droite et gauche, comme sil ne savait pas dans quelle direction partir, et se plongeadans ses penses. Puis il sursauta comme si quelquun lavait rveill et se mit en marche vers lePalais Royal. Son pas tait hsitant, ses yeux baisss, et sa silhouette maigre recroqueville dansce manteau de laine un peu trop grand.

    Le cancer a gagn du terrain, avait dit le docteur Buer.Bon , avait-il rpondu en regardant Buer, et en se demandant si le fait quun mdecin

    retire ses lunettes pour annoncer quelque chose de srieux tait un geste qu on leur apprenait lcole de mdecine, ou bien si ctait le geste dun mdecin myope qui voulait viter de voirlexpression que le patient avait dans les yeux. Il commenait ressembler son pre, le docteurKonrad Buer, maintenant que la racine des cheveux avait amorc un repli et que les poches qu ilavait sous les yeux lui donnaient un peu de laura dinquitude de son pre.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    14/299

    En clair ? avait demand le vieux de la voix de quelquun quil navait pas entendudepuis plus de cinquante ans. Le son caverneux et rauque mis par le gosier d un homme dont lapeur fait frmir les cordes vocales.

    Eh bien, cest donc une question deSil vous plat, docteur. Jai dj vu la mort de trs prs.

    Il avait hauss le ton, marqu le vouvoiement, choisi les mots qui obligeaient sa voix tre ferme, telle quil voulait que le docteur Buer lentendt. Telle que lui-mme voulaitlentendre.

    Le regard du mdecin avait parcouru le plateau de son bureau, le parquet fatigu et lepaysage qui stendait de lautre ct des vitres sales. Il sy tait cach un moment avant derevenir et de rencontrer celui de lautre. Ses mains avaient trouv un chiffon qui essuyait seslunettes, encore et encore.

    Je sais ce que tuVous ne savez rien, docteur. Le vieux stait entendumettre un petit rire sec. Nele

    prenez pas mal, Buer, mais a, je peux vous le garantir: vous ne savez rien.Il avait vula confusion semparer de Buer, et remarqu au mme instant que le robinet

    au-dessus du lavabo sur le mur oppos fuyait, un son nouveau, comme s il avait de faon aussisoudaine quincomprhensible retrouv une perception de jeune adulte.Buer avait alors remis ses lunettes, lev un papier devant lui comme si les mots quil

    allait prononcer y taient crits, stait clairci la voix avant de dire : Tu vas mourir. Le vieil homme aurait prfr quil lui dise vous .

    Il sarrta proximit dun attroupement, entendit la guitare et une voix qui chantait unechanson certainement vieille pour tout le monde, sauf pour lui. Il lavait dj entendue, srementvingt-cinq ans auparavant, mais il lui semblait que ctait la veille. Tout lui faisait cetteimpression Plus a se trouvait loin dans le pass, plus a lui semblait proche et rcent. Il taitcapable de se remmorer des choses dont il ne stait pas souvenu depuis des annes, et peut-tremme jamais. Ce quil lui avait fallu relire dans ses journaux intimes datant des annes deguerre, il lui suffisait de fermer les yeux pour le voir dfiler comme un film projet sur sa rtine.

    Il devrait au moins te rester un an. Un printemps et un t. Il voyait chaque feuilledore dans les arbres de Studenterlunden, comme sil avait de nouvelles lunettes, plus puissantes.Ces mmes arbres taient dj l en 1945, non ? Ils navaient pas t particulirement nets, cejour-l, rien ne lavait t.

    Les visages souriants, les visages cumant de rage, les cris qui l atteignaient tout juste, laportire qui claquait, et il avait peut-tre eu les larmes aux yeux, car quand il se remmorait lesdrapeaux avec lesquels couraient les gens, ils taient rouges et flous. Leurs cris : Le princehritier est de retour !

    Il remonta la cte vers le Palais Royal, devant lequel des gens staient runis pourassister la relve de la garde. Lcho des cris de la garde, le claquement des crosses de fusils etdes talons de bottes rsonnaient contre la faade jaune ple. Des camscopes bourdonnaient, et ilsaisit quelques mots en allemand. Deux jeunes Japonais enlacs regardaient la scne d un illgrement amus. Il ferma les yeux, essaya de sentir lodeur des uniformes et de lhuile pour lesarmes. Sornettes, rien ici navait lodeur de sa guerre lui.

    Il ouvrit de nouveau les yeux. Que savaient-ils, ces petits soldats vtus de noir qui taientle corps de parade de la monarchie sociale, et qui effectuaient des mouvements symboliques

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    15/299

    quils taient trop innocents pour comprendre et trop jeunes pour pouvoir ressentir. Il repensa ce jour, ces jeunes Norvgiens habills en soldats, ou en soldats sudois, comme il les avaitappels. Dans ses yeux, ils avaient t des petits soldats de plomb, qui ne savaient pas commentporter un uniforme, et encore moins comment manipuler un prisonnier de guerre. Apeurs etbrutaux, le clope au coin du bec et la casquette de traviole, ils avaient treint leurs armes

    nouvellement acquises et essay de dominer leur peur en mettant des coups de crosse dans leslombaires dune personne quils avaient arrte. Encul de nazi ! avaient-ils dit en frappant, comme pour obtenir le pardon immdiat

    de leurs pchs.Il inspira, gota cette chaude journe automnale, mais au mme moment surgit la

    douleur. Il fit un pas chancelant en arrire. De leau dans les poumons. Dans douze mois,peut-tre avant, linflammation et linfection produiraient de leau qui saccumulerait dans sespoumons. Ils avaient dit que ctait a, le pire.

    Tu vas mourir. La toux vint alors, si violente que ceux qui se trouvaient proximit immdiate

    scartrent inconsciemment.

    4Ministre des Affaires trangres,

    Victoria Terrasse

    5 octobre 1999

    Le conseiller aux Affaires trangres Bernt Brandhaug allongea le pas dans le couloir. Ily avait trente secondes quil avait quitt son bureau, il serait la salle de runions au plus tarddans quarante-cinq secondes. Il haussa les paules dans sa veste, sentit quelles lemplissaientbien, sinon trop, et il perut une contraction des muscles de son dos.Latissimus dorsimusclesprofonds. Il avait soixante ans, mais ne semblait pas en avoir dpass cinquante dun seul jour.Non quil ft soucieux de son apparence, mais il tait conscient dtre un homme agrable regarder. Sans quil et besoin de faire grand-chose dautre que poursuivre lentranement quepar ailleurs il adorait, faire quelques pauses au solarium, en hiver, et piler intervalles rguliersles poils blancs dans ses sourcils devenus broussailleux avec les annes.

    Salut, Lise ! cria-t-il en passant devant la photocopieuse ; la jeune stagiaire sursauta eteut tout juste le temps de lui retourner un ple sourire avant quil nait pass le coin suivant. Lisetait juriste frache moulue, et fille dun camarade dtudes. Il ny avait que trois semainesquelle avait commenc. Et partir de cet instant, elle sut que le conseiller aux AE, le plus hautgrad dans la maison, savait qui elle tait. Pouvait-il se la faire ? Vraisemblablement. Sans quea doive arriver. Pas forcment.

    Il entendit le bourdonnement des voix avant mme darriver la porte ouverte. Il regardalheure. Soixante-quinze secondes. Il entra, fit rapidement du regard le tour de la pice, constataque toutes les instances convoques taient prsentes.

    Bien, donc, vous tes Bjarne Mller ? cria-t-il en souriant largement et en tendant lamain par-dessus la table un grand type mince, ct de la chef de la police, Anne Strksen.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    16/299

    Vous tes CdP, cest a, Mller ? Jai entendu dire que vous participez au cross parquipes de Holmenkollen ?

    a, ctait un des trucs de Brandhaug. Trouver une info sur les gens qu il rencontrait pourla premire fois. Quelque chose qui ne figurait pas dans leur CV. a leur faisait perdre leursmoyens. Lexpression CdPlabrviation interne de Capitaine de Policecrait chez lui une

    fiert particulire. Brandhaug sassit, fit un clin dil son vieux camarade Kurt Meirik,directeur du service de surveillance policire, et tudia les autres personnes autour de la table.Personne ne savait encore qui dirigerait les discussions, tant donn que ctait une

    runion entre des reprsentants, en thorie de mme rang, du cabinet du Premier ministre, de lapolice dOslo, des services du contre-espionnage, des troupes en tat dalerte prventive et deson service, les Affaires trangres. Ctait le CPMle cabinet du Premier ministrequi avaitlanc les convocations, mais il ne faisait aucun doute que ce serait la police dOslo, reprsentepar la chef de police Anne Strksen, et le service de surveillance de la police le SSPde KurtMeirik qui seraient oprationnellement responsables le moment venu. Le secrtaire dtat ducabinet du Premier ministre se voyait bien prendre la direction des oprations. Brandhaug fermales yeux et couta. Les changes de banalits sinterrompirent, le bourdonnement des voix se tut

    lentement, un pied de table racla le sol. Pas encore. Des pages froufroutrent, des styloscliquetrent Lors des discussions de cette importance, les diffrents responsables venaientavec leurs secrtaires personnels pour pouvoir se rejeter mutuellement la faute si les choses nefonctionnaient pas comme prvu. Quelquun sclaircit la voix, mais au mauvais endroit de lapice, et pas de la faon dont on le fait avant de prendre la parole. Quelquun dautre prit sonsouffle pour parler.

    Alors allons-y , dit Bernt Brandhaug en ouvrant les yeux.Les ttes se tournrent vers lui. Ctait chaque fois la mme chose. Une bouche

    entrouverte, celle du secrtaire dtat, un sourire en coin de la part dAnne Strksen qui montraitquelle avait compris ce qui stait pass mais part a : des visages vides qui le regardaientsans se douter que le plus dur tait dj pass.

    Bienvenue la premire runion de coordination. Notre tche consiste faire entrer etsortir de Norvge quatre des personnalits les plus importantes au monde, en veillant cequelles restent peu prs vivantes.

    Petits rires polis autour de la table. Lundi 1er octobre, le leader de lO. L. P. Yasser Arafat doit venir, ainsi que le Premier

    ministre isralien Ehud Barak, le Premier ministre russe Vladimir Poutine et, pour finir, cerisesur le gteau : six heures quinze, dans exactement cinquante-neuf jours, Air Force One atterrira laroport dOslo-Gardermoen avec son bord le prsident amricain.

    Le regard de Brandhaug fit le tour de la table. Il sarrta sur le nouveau, Bjarne Mller. Sil ny a pas de brouillard, sentend , dit-il, dclenchant les rires et remarquant avec

    un certain soulagement que Mller oubliait un instant sa nervosit et riait avec les autres.Brandhaug sourit son tour, exhiba ses dents solides qui taient encore un soupon plus blanchesdepuis sa dernire visite cosmtique chez le dentiste.

    Nous ne savons pas encore exactement combien de personnes viendront, dit Brandhaug.En Australie, le Prsident avait une suite de deux mille personnes, et de mille sept cents Copenhague. Des murmures se firent entendre autour de la table. Mais mon exprience medit quon peut certainement faire une estimation plus raliste denviron sept cents.

    En disant a, Brandhaug avait lintime conviction que son estimation serait bienttvrifie, tant donn quil avait reu une heure auparavant un fax lui donnant la liste des sept

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    17/299

    cent douze personnes qui viendraient. Certains dentre vous se demandent certainement ce que le Prsident fabrique avec

    autant de monde autour de lui pour un sommet de seulement deux jours. La rponse est simple. Ilest question de cette bonne vieille rhtorique du pouvoir. Sept cents, si mon estimation est juste,cest exactement le nombre de personnes que lempereur Frdric III avait avec lui quand il est

    all Rome, en 1468, pour expliquer au Pape qui tait

    lhomme le plus puissant au monde. Encore des rires. Brandhaug fit un clin dil Anne Strksen. Il avait trouv la formuledansAftenposten. Il frappa dans ses mains.

    Je nai pas besoin de vous prciser quel point cest court, deux mois, mais a veut direque nous aurons des runions de coordination tous les jours dix heures, dans cette pice.Jusqu ce que ces quatre garons soient hors de notre aire de responsabilit, vous navez qulaisser tomber tout ce que vous faites en ce moment. Vacances et congs compensatoires sontinterdits. Congs maladie itou. Des questions, avant de poursuivre ?

    Eh bien, nous pensions commena le secrtaire dtat.Dpressions comprises, linterrompit Brandhaug, ce qui fit rire Mller plus fort que

    celui-ci ne laurait souhait.

    Eh bien, nous commena derechef le secrtaire dtat.Sil te plat, Meirik ! cria Brandhaug.Hein ? Le chef du SSP Kurt Meirik leva son crne lisse et regarda Brandhaug. Tu voulais nous parler de lestimation que fait le SSP des menaces potentielles ?Ah, a dit Meirik. Nous avons apport des documents. Meirik tait originaire de Troms et parlait un curieux mlange sans queue ni tte de

    dialecte du Troms et de riksml[2]. Il fit un signe de tte ladresse de la femme qui tait assise ct de lui. Le regard de Brandhaug sattarda un instant sur elle. Il est vrai quelle ntait pasmaquille, et que ses courts cheveux bruns taient coups au carr et retenus par une barrette peuseyante. Et sa tenue, un truc en laine bleue, tait ouvertement rbarbative. Mais en dpit du faitquelle stait compos une de ces expressions de gravit exagre quil rencontrait si souventchez les femmes qui craignaient de ne pas tre prises au srieux, il apprcia ce qu il voyait. Sesyeux taient bruns et doux, et les pommettes hautes lui confraient un air aristocratique, presquetranger. Il lavait dj vue, mais elle avait chang de coupe de cheveux. Commentsappelait-elle, dj Quelque chose voir avec la Bible Rakel ? Elle tait peut-trercemment divorce, sa nouvelle coupe pouvait le suggrer. Elle se pencha vers l attach-casepos entre elle et Meirik, et le regard de Brandhaug scruta automatiquement son dcollet, maisson chemisier tait boutonn trop haut pour rvler quoi que ce soit dintressant. Avait-elle desenfants en ge daller lcole ? Aurait-elle une objection contre un dtour par une chambredhtel du centre, en journe ? Le pouvoir lexcitait-elle ?

    Brandhaug : Fais-nous simplement un court rsum oral, Meirik.Bon.Je veux juste dire une chose, avant dit le secrtaire dtat.On laisse Meirik terminer, et tu pourras parler autant que tu voudras ensuite, daccord,

    Bjrn ? Ctait la premire fois que Brandhaug appelait le secrtaire dtat par son prnom. Le SSP estime que les risques dattentat ou dautre acte de malveillance justifient une

    prsence sur place , dit Meirik.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    18/299

    Brandhaug sourit. Du coin de lil, il vit la chef de la police en faire autant. Une filleintelligente, matrise de droit et casier bureaucratique vierge. Peut-tredevrait-il linviter avecson mari manger la truite, un soir ? Brandhaug et sa femme vivaient dans une spacieuse villa enrondins, lore des bois de Nordberg. Il ny avait qu chausser les skis devant le garage. BerntBrandhaug adorait cette villa. Sa femme la trouvait trop sombre, disait que tous ces rondins noirs

    lui faisaient craindre lobscurit, et elle naimait pas non plus les bois environnants. Oui, uneinvitation dner. Il y avait des signaux clairs envoyer. Jose vous rappeler que quatre prsidents amricains sont dcds des suites dattentats.

    Abraham Lincoln en 1865, James Garfield en 1881, John F. Kennedy en 1963 et Il se tourna vers la femme aux hautes pommettes, qui lui articula muettement le nom. Ah, oui, William McKinley en1901, dit Brandhaug avec un sourire chaleureux, avant de regarder lheure.Cest a. Mais il y a eu beaucoup plus dattentats au fur et mesure que les annes ont

    pass. Harry Truman, Gerald Ford et Ronald Reagan ont t victimes de srieux attentats durantleur mandat.

    Brandhaug toussota :

    Tu oublies que le prsident actuel a essuy des coups de feu, il y a quelques annes. Ouen tout cas son domicile.Pas faux. Mais on ne prend pas ce genre dincidents en compte, a en ferait vraiment un

    sacr paquet. Or, jose affirmer que sur ces vingt dernires annes, aucun prsident amricain natravers son mandat sans quau moins dix attentats ne soient dcouverts et que leurscommanditaires soient pris sans que a parvienne jusquaux mdias.

    Pourquoi ? Le capitaine de police Bjarne Mller croyait quil navait fait que penser sa question, et il

    fut donc aussi surpris que les autres dentendre sa propre voix. Il dglutit en sentant les regardsse tourner vers lui, et tenta de garder les yeux rivs sur Meirik, mais il ne put s empcher deregarder Brandhaug. Le conseiller aux AE lui fit un clin dil rassurant.

    Oui, comme vous le savez, il est courant quon tienne secrets les attentats djous dit Meirik en tant ses lunettes. Elles ressemblaient celles de Horst Tappert[3], un modleparticulirement pris dans les catalogues de vente par correspondance, et qui noircissent quandvous arrivez au soleil.

    tant donn que les attentats se sont rvls tre aussi contagieux que les suicides.Et de plus, dans notre branche, nous ne souhaitons pas que nos mthodes de travail soientdvoiles.

    Quels projets avez-vous en matire de surveillance ? intervint le secrtaire dEtat.La femme aux pommettes tendit une feuille Meirik, et il remit ses lunettes pour la lire. Huit hommes des Services Secrets arrivent jeudi, et on commencera alors passer en

    revue les htels et les itinraires, donner lagrment tous ceux qui se trouveront proximitdu Prsident et donner des cours aux policiers norvgiens dont nous utiliserons les services.Nous allons appeler des renforts supplmentaires du Romerike, dAsker et de Brum.

    Et quoi vont-ils servir ? demanda le secrtaire dtat.Principalement faire de la surveillance. Autour de lambassade amricaine, autour de

    lhtel quoccupera la dlgation, autour des lieux de stationnement des voituresEn un mot, partout o ne sera pas le Prsident ?a, cest nous, le SSP, qui nous en occuperons. Et les Services Secrets.Je ne pensais pas que vous aimiez monter la garde, Kurt ? dit Brandhaug avec un petit

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    19/299

    sourire.Lallusion provoqua un sourire crisp chez Meirik. Lors de la confrence sur les mines,

    Oslo, en 1998, le SSP avait refus de fournir des gardes compte tenu de sa propre valuation dela menace qui concluait un risque pour la scurit moyen peu lev . Le deuxime jour dela confrence, la direction des services de limmigration avait fait savoir aux Affaires trangres

    quun homme agr par le SSP en tant que chauffeur de la dlgation croate tait un Musulmanbosniaque. Il tait arriv en Norvge dans les annes 70 et avait la nationalit norvgienne depuislongtemps. Mais en 1993, son pre, sa mre et quatre de ses frres et surs avaient t massacrspar les Croates Mostar, en Bosnie-Herzgovine. En fouillant lappartement de ce type, on avaitretrouv deux grenades et une lettre de suicide. La presse navait videmment jamais eu vent delaffaire, mais le nettoyage qui sen tait suivi avait gagn jusquau gouvernement, et la carrirepotentielle de Meirik navait tenu qu un cheveu jusqu ce que Bernt Brandhaug lui-mme sejette dans la mle. Laffaire avait t touffe aprs que linspecteur principal qui taitresponsable des agrments eut rdig sa propre lettre de licenciement. Brandhaug ne se rappelaitplus le nom de cet inspecteur, mais par la suite, la collaboration avec Meirik avait fonctionn laperfection.

    Bjrn ! cria Brandhaug en claquant nouveau des mains. Nous attendons maintenanttous avec impatience ce que tu as nous dire. Vas-y ! Le regard de Brandhaug passa sur la collaboratrice de Meirik, rapidement, mais lui laissa

    le temps de voir quelle le regardait. Cest--dire, elle avait les yeux tourns vers lui, mais ilstaient dnus dexpression et absents. Il pensa soutenir son regard, pour voir quelle expressionapparatrait lorsquelle se rendrait compte quil la regardait aussi, mais il abandonna cette ide.Ctait bien Rakel, son nom ?

    5

    Parc du Palais Royal, 5 octobre 1999

    Tu es mort ? Le vieil homme ouvrit les yeux et vit le contour dune tte penche sur lui, mais le visage

    disparaissait dans une aurole de lumire blanche. tait-ce elle, venait-elle dj le chercher ? Tu es mort ? rpta la voix claire.Il ne rpondit pas, car il ne savait pas si ses yeux taient ouverts ou sil rvait. Ou sil

    tait mort, comme la voix le lui demandait. Comment tappelles-tu ? La tte disparut, et il vit la place la cime des arbres, et du ciel bleu. Il avait rv.

    Quelque chose, dans un pome. Les bombardiers allemands sont passs. Nordahl Grieg. propos du roi qui fuit vers lAngleterre. Ses pupilles se radaptrent la lumire, et il se rappelastre laiss tomber sur lherbe du parc du Palais Royal pour se reposer un instant. Il avait dsendormir. Un petit garon tait accroupi ct de lui, et deux yeux marron le regardaient sousune frange noire.

    Je mappelle Ali , dit le garon.Un petit Pakistanais ? Le garonnet avait un trange nez retrouss. Ali, a veut dire Dieu, dit-il. Et ton nom toi, quest-ce quil veut dire ?Je mappelle Daniel, rpondit le vieil homme avec un sourire. Cest un nom biblique.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    20/299

    a veut dire Dieu est mon juge. Le garon le regarda. Alors tu es Daniel ?Oui. Le garonnet continuait le regarder, et le vieux se sentit gn. Le gamin pensait

    peut-tre avoir affaire un SDF qui dormait l tout habill, avec un manteau de laine en guise decouverture sous le cagnard. O est ta mre ? demanda le vieil homme pour chapper lexamen minutieux auquel

    se livrait lenfant.L-bas , rpondit ce dernier en pointant un doigt. Deux solides bonnes femmes

    basanes taient assises dans lherbe, non loin. Quatre enfants sbattaient en riant autour delles. Alors, je suis ton juge, moi, dit le gamin.Quoi ?Ali, cest Dieu, non ? Et Dieu est le juge de Daniel. Et je mappelle Ali et tu

    tappelles Le vieux tendit la main et attrapa Ali par le nez. Le gosse hurla de peur. Il vit les deux

    femmes tourner la tte, lune dentre elles se levait dj, et il lcha prise. Ta mre, Ali , dit-il avec un mouvement de tte vers la femme qui approchait. Maman ! cria le garonnet. Tu sais, je suis le juge du monsieur. La femme cria quelque chose en ourdou au gamin. Le vieil homme sourit la femme,

    mais elle vita son regard et ne quitta pas son fils des yeux. Il finit par obir et alla lentementvers elle. Lorsquils se retournrent, le regard de la mre passa sur le vieil homme comme s iltait transparent. Il avait envie de lui expliquer quil ntait pas un clochard, quil avait particip la construction de cette socit. Il avait avanc de largent, vid ses poches, avait donn tout cequil avait jusqu ce quil ne lui reste plus rien laisser, hormis sa place, au moment derenoncer, dabandonner. Mais il nen avait pas la force, il tait fatigu et voulait rentrer chez lui.Se reposer, et puis on verrait. Ctait maintenant dautres de payer.

    Il nentendit pas le petit garon lappeler lorsquil sen alla.6

    Htel de police, Grnland

    10 octobre 1999

    Ellen Gjelten leva rapidement les yeux sur lhomme qui venait dentrer en trombe dansson bureau.

    Bonjour, Harry.Merde ! Harry donna un coup de pied dans sa poubelle de bureau, et elle alla claquer contre le

    mur ct de la place dEllen avant de continuer rouler en talant son contenu sur le lino : desbrouillons de rapports (le meurtre dEkeberg), un paquet de cigarettes vide (Camel, tax free), unpot de yaourt vert Salut,Dagsavisen, un billet de cinma oblitr (thtre film, Fear &Loathing in Las Vegas ), un bulletin de loterie inutilis, une peau de banane, un magazinemusical (MOJO, n 69, fvrier 1999, avec Queen en couverture), une bouteille de Coca

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    21/299

    (plastique, 1/2 litre) et un post-it jaune marqu dun numro de tlphone quil eut un instantenvie dappeler.

    Ellen leva les yeux de son PC et observa les objets qui jonchaient le sol. Tu bazardes MOJO, Harry ?

    Merde ! rpta Harry en arrachant son troite veste en jean avant de la lancer l autre

    bout du bureau de vingt mtres carrs quil partageait avec linspecteur Ellen Gjelten. La vesteatteignit le perroquet, mais glissa au sol. Quest-ce qui se passe ? demanda Ellen en tendant la main pour immobiliser le

    perroquet chancelant.Jai trouv a dans ma bote lettres, rpondit-il en agitant un document devant lui.On dirait une dcision de justice.Ouais.Laffaire Dennis Kebab ?Tout juste.Et ?Sverre Olsen prend plein pot. Trois ans et demi.

    Fichtre ! Alors tu devrais tre dune humeur radieuse ?Je lai t pendant une minute. Jusqu ce que je lise a. Harry lui montra un fax. Oui ?Quand Krohn a reu son exemplaire du jugement, ce matin, il a rpondu en nous

    prvenant quil allait invoquer un vice de procdure. Ellen fit la mme tte que si on lui avait gliss quelque chose de pas bon dans la bouche. Eh ben !Il veut que tout le jugement soit annul. Tu ne le croiras jamais, mais ce finaud de

    Krohn nous a coincs sur la prestation de serment.O vous a-t-il coincs, tu dis ? Harry alla se placer devant la fentre. Les assesseurs nont besoin de prter serment que la premire fois quils sont nomms,

    mais il faut que ce soit fait dans la salle daudience avant que laudience ne dmarre. Krohn aremarqu quun des deux assesseurs tait nouveau. Et que le juge ne l avait pas laisse prterserment dans la salle daudience.

    a sappelle une dclaration.Kif-kif. Il ressort de la dcision de justice que le juge stait occup de la dclaration de

    la nnette en coulisse, juste avant que les dbats ne commencent. Il rejette la faute sur lurgenceet sur un changement de rgles.

    Harry froissa le fax et lenvoya en un long arc de cercle qui manqua la poubelle dEllende cinquante centimtres.

    Rsultat ? demanda Ellen en renvoyant dun coup de pied le fax dans la partie debureau appartenant Harry.

    Tout le jugement va tre caduc, et Sverre Olsen est un homme libre pour au moins sixmois, jusqu ce que laffaire ne soit reprise. Et ce moment-l, la coutume veut que la peinesoit bien moins lourde en raison de lpreuve que lattente constitue pour le prvenu bla, bla, bla.Compte tenu des huit mois quOlsen a dj passs en prventive, il y a fort parier pour quilsoit dores et dj un homme libre.

    Harry ne parlait pas Ellen, qui connaissait dj tous les dtails de laffaire. Il parlait

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    22/299

    son propre reflet dans la vitre, en disant les mots tout haut pour voir si a leur donnait davantagede sens. Il passa ses deux mains sur un crne en sueur do les courts cheveux blonds avaientpoint perpendiculairement jusqu rcemment. Car il avait fait couper le peu quil lui restait : lasemaine prcdente, il avait t reconnu. Un jeune vtu dun bonnet noir, de baskets Nike et dunfalzar si grand que le fond lui arrivait entre les genoux tait venu vers lui, pendant que ses

    copains ricanaient derrire, et lui avait demand sil tait ce Bruce Willis en Australie . afaisait trois anstrois ans !quil avait fait la une des journaux et quil tait all dconner dansdes shows tlviss pour y parler de ce tueur en srie qu il avait descendu Sydney[4]. Harrytait illico all se faire raser. Ellen avait suggr la moustache.

    Le pire, cest que je peux jurer que cet avocaillon a pig le truc avant que le verdict netombe, et quil aurait pu le dire pour que la prestation de serment se fasse ce moment-l. Maisil sest content dattendre en se frottant les mains.

    Ellen haussa les paules. Ce sont des choses qui arrivent. Bon boulot de la part de lavocat de la dfense.

    Remets-toi, Harry. Elle parlait avec un mlange de sarcasme et dimpartialit dans son apprciation.

    Harry appuya son front contre la vitre rafrachissante. Encore une de ces chaudesjournes doctobre que personne nattendait. Il se demanda o Ellen, le nouvel inspecteur auvisage ple et doux de poupe, avec sa petite bouche et ses yeux tout ronds, avait pu apprendre tre aussi sre delle. De famille bourgeoise, elle tait selon son propre aveu une fille uniquegte qui tait mme alle en pensionnat de jeunes filles en Suisse. Qui sait, ctait peut-tre uneducation suffisamment dure.

    Harry rejeta la tte en arrire et expira. Il dgrafa le premier bouton de sa chemise. Encore, encore, chuchota Ellen en battant doucement des mains en une sorte de

    standing ovation.Dans le milieu nazi, on appelle ce type Batman.Pig. Batte de base-ball.Bat.Pas le nazi lavocat.Daccord. Intressant. a veut dire quil est beau, riche, compltement citronn, quil a

    des abdos en tablette de chocolat et une voiture cool ? Harry sesclaffa. Tu devrais te dgoter ton propre show tlvis, Ellen. Cest parce quil gagne chaque

    fois quil dfend lun dentre eux. Et puis, il est mari.Cest le seul bmol ?a et quil nous baise chaque fois , dit Harry en se versant un peu de ce caf maison

    quEllen avait apport avec elle quand elle avait emmnag dans ce bureau il y avait bientt deuxans. Linconvnient, cest que le bec de Harry ne supportait plus lhabituelle lavasse.

    Avocat la cour suprme ? demanda-t-elle.Avant davoir quarante ans.Mille couronnes ?Tope-l. Ils clatrent de rire et trinqurent dans leurs gobelets en carton. Je peux peut-tre rcuprer ce MOJO, moi ?Il y a les photos des dix pires poses de Freddy Mercury en pages centrales. Torse-poil,

    cambr et toutes dents dehors. La totale. Je ten prie.Jaime bien Freddy Mercury, moi. Jaimais bien.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    23/299

    Je nai jamais dit que je ne laimais pas. Le fauteuil de bureau crev de Harry qui stait depuis longtemps mis au repos sur le cran

    le plus bas hurla une protestation lorsque son occupant se rejeta pensivement vers l arrire. Ilattrapa un papier jaune coll son tlphone, devant lui, et y vit lcriture dEllen.

    Quest-ce que cest que a ?

    Tu sais lire, non ? Mller veut te voir. Harry partit au trot dans le couloir, imaginant dj la bouche pince et les deux rides deprofonde inquitude que le chef aurait entre les deux yeux en apprenant que Sverre Olsen tait nouveau libre. la photocopieuse, une jeune femme aux joues rouges leva brusquement les yeuxet sourit au moment o Harry passa. Il neut pas le temps de lui retourner son sourire. Srementune des nouvelles secrtaires. Son parfum tait doucereux et lourd, et ne fit que l irriter. Il jeta unil la trotteuse de sa montre.

    Donc, les parfums commenaient lirriter. Quest-ce qui lui tait arriv, exactement ?Ellen lui avait dit quil manquait dambition personnelle, celle qui fait que la plupart des gensremontent la pente. son retour de Bangkok[5], il avait travers une priode tellement noirequil envisageait dabandonner lespoir de remonter un jour la surface. Tout tait froid et

    sombre, et toutes ses impressions comme touffes. Comme sil tait loin sous leau. Quelsilence bni a avait t ! Quand des gens lui parlaient, les mots quils prononaient taientcomme des bulles dair qui schappaient de leur bouche pour remonter toute vitesse vers lasurface. Alors, cest a, se noyer, avait-il pens, en attendant. Mais il ne stait rien pass. Justele vide. Ce ntait pas si mal. Il sen tait sorti.

    Grce Ellen.Elle avait dbarqu dans les premires semaines qui avaient suivi son retour, quand il

    avait d jeter lponge et rentrer chez lui. Et elle avait veill ce quil ne mette pas les pieds aubar, lui avait ordonn de lui faire sentir son haleine quand il arrivait tard au boulot, et le dclaraitapte ou non pour la journe. Elle lavait renvoy chez lui deux ou trois reprises, et avait endehors de a ferm sa gueule. a avait pris du temps, mais Harry ntait pas press. Et Ellenavait hoch la tte avec satisfaction le premier vendredi o ils avaient pu noter que Harry s taitprsent jeun une semaine complte.

    Il avait fini par lui demander ouvertement pourquoi elle, avec ses tudes lcole dePolice et la fac de droit derrire elle et tout lavenir devant elle, stait dlibrment attachcette meule au cou. Ne comprenait-elle pas quil napporterait rien de bon sa carrire ?Avait-elle des difficults se faire des amis normaux, qui avaient russi ?

    Elle lavait regard avec gravit et lui avait rpondu quelle ne le faisait que pourparasiter son exprience lui, quil tait lenquteur le plus dou de la brigade criminelle. Desconneries, bien entendu, mais il stait en tout cas senti flatt quelle prenne la peine de le flatter.Elle tait de plus une enqutrice tellement enthousiaste et ambitieuse quil avait t impossiblede ne pas se laisser contaminer. Durant les six mois qui avaient suivi, Harry stait mme remis faire du bon boulot. Et parfois sacrment bon. Comme en ce qui concernait Sverre Olsen.

    L-bas, devant, il y avait la porte de Bjarne Mller. En passant, Harry fit un signe de tte un policier en uniforme qui ne sembla pas le voir.

    Harry pensa que sil avait fait partie de lexpdition Robinson[6], il naurait pas fallu plusdune journe pour que tous remarquent son mauvais karma et ne le renvoient ses pnates aprsla premire runion du conseil. Runion du conseil ? Seigneur, il commenait penser selon laterminologie de ces missions de merde, sur TV3. Cest ce qui arrivait quand on passait cinqheures chaque soir devant la tl. Lide, derrire tout a, ctait certainement que tant quil tait

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    24/299

    assis devant la bote, chez lui Sofies gate, il ntait en tout cas pas devant un verre chezSchrder.

    Il frappa deux coups juste sous le panonceau de Bjarne Mller, CdP. Entrez ! Harry regarda sa montre. Soixante-quinze secondes.

    7Bureau de Mller, 9 octobre 1999

    Linspecteur principal Bjarne Mller tait plus tendu quassis dans son fauteuil, et unepaire de longues jambes pointaient entre les pieds de la table. Il avait les mains jointes derrire latte, un magnifique exemple de ce que les premiers anthropologues appelaient un crnedolichocphale, et un tlphone tait coinc entre son oreille et son paule. Ses cheveux taientcoups court, en une espce de bol que Harry avait rcemment compar la coupe de Kevin

    Costner dans Bodyguard. Mller navait pas vu Bodyguard. Il ntait pas all au cinma depuisquinze ans. Parce que le destin avait dot ses journes de lgrement trop peu d heures, et lavaitdot lui dun peu trop de sens des responsabilits, de deux enfants et une femme qui ne lecomprenaient que partiellement.

    Daccord, cest entendu , dit Mller en raccrochant. Il regarda Harry par-dessus unbureau surcharg de documents, de cendriers archi-pleins et de gobelets en carton. La photo dedeux garonnets au visage barbouill de peintures de guerre constituait une sorte de centrelogique au chaos gnral de son plan de travail.

    Te voil, Harry.Me voil, chef.Je suis all une runion au ministre des Affaires trangres, en rapport avec le

    sommet qui doit avoir lieu en novembre, ici, Oslo. Le prsident amricain vient Oui, cestvrai que tu lis les journaux. Caf, Harry ?

    Mller stait lev et quelques pas de sept lieues lavaient dj conduit devant un placard archives o une cafetire se balanait au sommet dune pile de papiers et crachait grand-peineune matire visqueuse.

    Merci, chef, mais je Il tait trop tard, et Harry prit la tasse fumante. Jattends avec une impatience toute particulire la visite des Services Secrets, avec qui

    je suis sr que nous pourrons avoir dexcellents rapports au fur et mesure que nous apprendrons nous connatre.

    Mller ne sen sortait pas, avec lironie, il sy emptrait. Ce ntait quune chose parmidautres que Harry apprciait chez son suprieur.

    Mller ramena les genoux lui jusqu ce quils tapent sous le plan de travail. Harry serenversa en arrire pour extraire un paquet froiss de Camel de sa poche de pantalon et leva unsourcil interrogateur lattention de Mller, qui hocha brivement la tte et poussa un cendrierplein ras bord dans sa direction.

    Je vais tre responsable de la scurit des routes autour de Gardermoen. En plus duPrsident, tu sais que Barak doit venir

    Barak ?

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    25/299

    Ehud Barak. Le Premier ministre isralien.Ptard, est-ce quun nouvel et splendide accord dOslo serait en route ? Mller regarda avec dcouragement le nuage de fume bleue qui slevait vers le plafond. Ne viens pas me dire que tu nas pas encore pig, Harry, a ne fera que minquiter

    encore un peu plus. Ctait en une de tous les quotidiens, la semaine dernire.

    Harry haussa les paules. On ne peut dcidment pas compter sur les livreurs de journaux. a fait des gros trousdans ma culture gnrale. Un handicap srieux pour ma vie sociale.

    Il essaya une nouvelle gorge prudente de caf, mais renona et posa la tasse. Et sentimentale.Ah oui ? Mller regarda Harry avec lexpression de quelquun qui ne sait pas sil doit

    se rjouir ou se dsoler de ce quil entend. Indniablement. Qui pense que cest sexy dtre avec un type au milieu de la trentaine

    qui connat la bio de tous les participants lexpdition Robinson, mais qui connat peine lenom dun seul ministre ? Ou du prsident isralien ?

    Premier ministre.

    Tu vois ce que je veux dire ? Mller se retint de rire. Un rien le faisait rire. Et un rien lui faisait apprcier linspecteurlgrement bless par balle, avec ses deux grandes oreilles qui partaient comme des ailes depapillons colores de son crne pratiquement ras. Mme si Harry avait caus Mller plus deproblmes que de raison. En tant que jeune capitaine, il avait appris que la rgle numro un dunfonctionnaire ayant des projets de carrire est de rester couvert. Quand Mller sclaircit la voixavant de poser les questions qui le tarabustaient, quil avait dcid de poser mais qui le faisaientfrmir, il frona dabord les sourcils pour montrer Harry que linquitude quil prouvait taitde nature professionnelle et non amicale.

    Jai appris que tu es toujours rgulirement chez Schrder, Harry ?Je ny ai jamais pass aussi peu de temps, chef. Il y a tant de bonnes choses voir la

    tl !Mais tu y passes du temps ?Ils naiment pas quon passe en coup de vent.Arrte. Tu tes remis boire ?Un minimum.Quel genre de minimum ?Ils vont me lourder si je bois moins. Cette fois-ci, Mller ne put sempcher de rire. Jai besoin de trois officiers de liaison pour garantir la scurit de litinraire, dit-il.

    Chacun disposera de dix hommes venant des diffrents districts de l Akershus, plus quelquescadets de la section suprieure de lcole de Police. Javais pens Tom Waaler

    Waaler. Raciste, salopard et tout destin au poste dinspecteur principal dont la vacanceserait bientt annonce. Harry en avait entendu assez sur les accomplissements professionnels deWaaler pour savoir quil confirmait tous les prjugs, plus quelques autres, que les gens doiventavoir lgard des policiers, lexception dun : Waaler ntait malheureusement pas bte. Lesrsultats quil avait obtenus en tant quenquteur taient si remarquables que mme Harry devaitreconnatre quil mritait son invitable avancement.

    Et WeberLe vieux grincheux ?

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    26/299

    et toi, Harry.Say again ?Tu as trs bien entendu. Harry fit la grimace. Tu as quelque chose contre ? demanda Mller.

    Bien sr, que jai quelque chose contre !Pourquoi a ? Cest une sorte de mission honorifique, Harry. Une tape sur lpaule.Ah oui ? Harry teignit sa cigarette en un geste nergique et irrit au fond du cendrier.

    Ou bien est-ce ltape suivante du processus de rhabilitation ?Quest-ce que tu veux dire ? Mller avait lair bless. Je sais que tu es pass outre de bons conseils et que tu tes chamaill avec pas mal de

    monde quand tu mas remis au chaud, mon retour de Bangkok. Et je ten serai ternellementreconnaissant. Mais quest-ce que cest que ce nouveau truc ? Officier de liaison ? a ressemble une tentative de ta part de montrer aux sceptiques que tu avais raison, et queux se trompaient.Que Hole est parfaitement en tat de se lever, quon peut lui confier des responsabilits, etc.

    Alors ?

    Bjarne Mller avait de nouveau joint les mains derrire son crne dolichocphale. Alors ? le singea Harry. Cest a, le lien ? Je ne suis de nouveau plus quune briquedans lensemble ?

    Mller poussa un soupir de dcouragement. On est tous des briques, Harry. Il y a toujours un agenda secret. Celui-ci n est

    certainement pas plus mauvais quun autre. Fais du bon boulot, et ce sera une bonne chose aussibien pour toi que pour moi. Est-ce que a, cest si difficile piger ?

    Harry rencla, faillit dire quelque chose, sarrta, voulut recommencer, mais renona. Ildonna une pichenette son paquet de cigarettes pour en faire sortir une.

    Cest juste que je me sens comme un de ces foutus chevaux de course. Et que je nesupporte pas les responsabilits.

    Harry laissa pendouiller la cigarette entre ses lvres, sans lallumer. Il devait ce service Mller, mais sil merdait ? Est-ce que Mller y avait pens ? Officier de liaison. Il tait aurgime sec depuis un bon moment, mais il fallait quil fasse attention, un jour aprs lautre.Merde, est-ce que ce ntait pas une des raisons qui lavaient pouss devenir enquteur, navoirpersonne sous ses ordres ? Et le minimum au-dessus de lui. Harry mordit dans le filtre de sacigarette.

    Ils entendirent parler quelquun dans le couloir, prs de la machine caf. a ressemblait Waaler. Puis un rire fminin ptilla. Peut-tre la nouvelle secrtaire. Il avait toujours lodeur deson parfum dans les narines.

    Merde , dit Harry.Mer-de, avec deux syllabes qui firent tressauter deux fois lacigarette quil avait entre les lvres.

    Mller avait ferm les yeux pendant que Harry rflchissait, et il les rouvrit demi. Puis-je considrer a comme un oui ? Harry se leva et sortit sans rien ajouter.

    8

    Page dAlnabru, 1er novembre 1999

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    27/299

    Loiseau gris entra et ressortit du champ de vision de Harry. Il appuya le doigt sur la

    dtente de son Smith & Wesson calibre 38, en fixant le dos immobile derrire la vitre par-dessusle bord de son guidon. La veille, la tl, quelquun avait parl du temps ralenti.

    Le klaxon, Ellen. Appuie sur ce putain de klaxon, a doit tre un agent des Services

    Secrets.Temps ralenti, comme le 24 dcembre au soir, avant la venue du Pre Nol.La premire moto tait arrive la hauteur de la cabine, et le rouge-gorge faisait toujours

    une tache noire lextrme priphrie du champ de vision de Harry. Le temps sur la chaiselectrique avant que le courant

    Harry pressa la dtente sur toute sa course. Une, deux, trois fois.Et le temps sacclra violemment. Le verre color blanchit avant dasperger lasphalte

    en une pluie de cristal, et il eut peine le temps de voir disparatre un bras sous le bord de lacabine avant que le chuchotement des coteuses voitures amricaines ne se fasse entendre etdisparaisse.

    Il fixa la gurite du regard. Quelques feuilles jaunies que le cortge avait souleves

    tournoyrent encore en lair avant daller simmobiliser sur le talus dherbe gris sale. Il nequittait pas la gurite des yeux. Le silence tait revenu, et lespace dun instant, sa seule pensefut quil se trouvait sur un page tout fait banal, par une journe dautomne tout fait banale,avec dans le fond une station Esso tout fait banale. Mme lodeur de lair froid du matin taitbanale : feuilles en dcomposition et gaz dchappement. Et une ide le frappa : peut-tre querien de tout a ntait arriv.

    Il avait toujours les yeux rivs sur la cabine quand le son plaintif et insistant du klaxon dela Volvo scia le jour en deux derrire lui.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    28/299

    DEUXIME PARTIE

    GENSE

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    29/299

    9

    1942

    Les feux clairaient le ciel nocturne gris et le faisaient ressembler une toile de tente saletendue au-dessus de ce paysage lugubre et nu qui les entourait implacablement. Les Russesavaient peut-tre lanc une offensive, peut-tre faisaient-ils semblant, ctait le genre de chosesque lon ne savait quaprs coup. Gudbrand tait tendu au bord de la tranche, les jambesgroupes sous lui, tenant son fusil des deux mains, et il coutait le grondement sourd et lointainen regardant mourir les feux. Il savait quil naurait pas d regarder ces feux, qui aveuglaient etempchaient de voir les tireurs dlite russes rampant l-bas, dans la neige du no mans land.Mais il ne pouvait de toute faon pas les voir, il nen avait jamais vu un seul, se contentant detirer en suivant les indications des autres. Comme maintenant.

    Il est l-bas !

    Ctait Daniel Gudeson, le seul citadin de lquipe. Les autres venaient dendroits dontles noms se terminaient en -dal[7]. Des valles larges et des valles profondes, ombrages etdsertes, telles que celle dont tait originaire Gudbrand. Mais pas Daniel. Pas Daniel Gudeson etson front haut et lisse, ses yeux bleus tincelants et son sourire blanc. Il semblait avoir tdcoup dans lune des affiches de recrutement. Il avait dj vu dautres choses que les flancsdune valle.

    deux heures, gauche du buisson , dit Daniel.Buisson ? Il ne devait pas y avoir de buisson dans ce paysage ravag par les bombes. Si,

    peut-tre, malgr tout, car les autres firent feu. Boum, pan, fjjjt. Une balle sur cinq fusait commeune luciole dcrivant une parabole. Balle traante. La balle partait toute vitesse danslobscurit, mais on avait limpression quelle se fatiguait brusquement avant que sa vitesse nedcroisse et quelle natterrisse doucement quelque part au loin. Cest en tout cas cela que aressemblait. Gudbrand pensait quune balle aussi lente ntait pas en mesure de tuer quelquun.

    Il schappe ! cria une voix pleine de haine et damertume. Ctait Sindre Fauke. Sonvisage ne faisait pratiquement plus quun avec sa tenue de camouflage, et ses petits yeuxrapprochs regardaient droit dans les tnbres. Il venait dune ferme retire dans leGudbrandsdal, assurment un endroit encaiss que le soleil natteignait jamais, en juger par sonextrme pleur. Gudbrand ne savait pas pourquoi Sindre stait engag volontairement danslarme allemande, mais il avait entendu dire que ses parents et ses deux frres faisaient partie duRassemblement National[8], quils se promenaient avec des brassards et balanaient lesvillageois quils souponnaient tre des patriotes. Daniel lui avait dit quun jour, ils tteraient leur tour du fouet, les donneurs et tous ceux qui ne faisaient que profiter de la guerre pour lesavantages quelle leur procurait.

    Oh non, dit Daniel tout bas en collant sa joue contre la crosse de son arme. Aucunenfoir de bolchevik ne se sauvera.

    Il a pig quon lavait vu, dit Sindre. Il va descendre dans ce creux.Oh non , rpondit Daniel en visant.Gudbrand scruta lobscurit gris-blanc. Neige blanche, tenues de camouflage blanches,

    feux blancs. Le ciel sclaira nouveau. Des ombres de toutes sortes coururent sur la neige tle.Gudbrand leva nouveau les yeux. Des clats rouges et jaunes sur l horizon, suivis de plusieurs

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    30/299

    dtonations dans le lointain. Ctait aussi irrel quau cinma, si ce nest quil faisait moinstrente et quon navait personne enlacer. Ctait peut-tre vritablement une offensive, cettefois ?

    Tu es trop lent, Gudeson, il sest taill. Sindre cracha dans la neige. Oh non , rpondit Daniel encore plus calmement, sans lcher sa ligne de mire. C tait

    tout juste si des nuages de vapeur schappaient encore de sa bouche.Puis : un sifflement aigu et plaintif, un cri davertissement, et Gudbrand se jeta dans lefond couvert de glace de la tranche, les deux mains sur la tte. Le sol trembla. Il se mit pleuvoir des mottes de terre brunes et congeles dont lune atteignit le casque de Gudbrand et lefit basculer sur ses yeux. Il attendit dtre sr que rien dautre ne venait du ciel, puis redressa soncasque dun geste brusque. Le silence tait revenu, et un voile fin de particules de neige se colla son visage. On dit que personne nentend jamais la grenade qui va le frapper, mais Gudbrandavait vu le rsultat de suffisamment de grenades sifflantes pour savoir que ce n tait pas vrai.Une lueur claira le puits, et il vit les visages blancs des autres et leurs ombres qui semblaientvenir croupetons vers lui tandis que la flamme diminuait dintensit. Mais o tait Daniel ?Daniel !

    Daniel !Jlai eu , dit ce dernier, toujours allong au bord de la tranche. Gudbrand n encroyait pas ses oreilles.

    Quest-ce que tu dis ? Daniel se glissa dans la fosse et se dbarrassa de la neige et des mottes de terre qu il avait

    sur lui. Un sourire rjoui lui barrait la face. Aucun popov ne butera notre claireur ce soir. Tormod est veng. Il planta ses talons

    dans la paroi de la fosse pour ne pas glisser sur la glace. Mon cul ! Ctait Sindre. Mon cul, que tu as fait mouche, Gudeson. Jai vu le Russe

    disparatre dans le creux. Ses petits yeux sautaient de lun lautre comme pour demander si lun dentre eux

    croyait aux fanfaronnades de Daniel. Cest juste, dit Daniel. Mais le jour se lve dans deux heures, et il savait quil lui

    faudrait en tre sorti ce moment-l.Cest a, et donc, il a tent sa chance un peu trop tt, se hta de dire Gudbrand. Il est

    ressorti par lautre ct, cest a, Daniel ?Tt ou pas tt, dit Daniel avec un sourire, je laurais eu de toute faon.Allez, ferme ta grande gueule, maintenant, Gudeson , siffla Sindre.Daniel haussa les paules, vrifia la chambre et rechargea. Puis il se tourna, passa son

    fusil lpaule, donna un coup de botte dans la paroi et se hissa de nouveau sur le bord de lafosse. Passe-moi ta baonnette, Gudbrand.

    Daniel prit la baonnette et se redressa compltement. Dans son uniforme blanc, il sedtachait clairement sur le ciel noir et la lueur qui faisait comme une aurole autour de sa tte.

    On dirait un ange, se dit Gudbrand. Mais quest-ce que tu fous, bon Dieu ? ! Ctait Edvard Mosken, leur chef dquipe,

    qui criait. Cet homme rflchi, originaire du Mjndal, haussait rarement le ton envers desvtrans tels que Daniel, Sindre et Gudbrand. Ctaient surtout les nouvelles recrues qui enprenaient un maximum quand ils faisaient ce quil ne fallait pas. Lengueulade reue avait sauvla vie de beaucoup dentre eux. Edvard Mosken fixait prsent Daniel de cet il tout rond quilne fermait jamais. Pas mme quand il dormait, Gudbrand avait pu sen rendre compte de visu.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    31/299

    Mets-toi couvert, Gudeson ! cria le chef dquipe.Mais Daniel se contenta de sourire, et linstant daprs, il avait disparu, ne laissant

    derrire lui quun petit nuage de vapeur qui se dissipa en une minuscule seconde. Puis la lueurdisparut derrire lhorizon et il fit de nouveau noir.

    Gudeson ! cria Edvard en grimpant sur le bord. Merde !

    Tu le vois ? demanda Gudbrand.Barre-toi.Quest-ce quil voulait faire avec ta baonnette, ce timbr ? demanda Sindre en

    regardant Gudbrand.Aucune ide. Forcer les barbels, peut-tre.Pourquoi veut-il forcer les barbels ?Aucune ide. Gudbrand naimait pas le regard fixe de Sindre, il lui rappelait un autre

    paysan. Il avait fini par pter les plombs, avait piss dans ses chaussures, une nuit avant son tourde garde, et il avait fallu ensuite lamputer de tous les orteils. Mais il tait prsent en Norvge,et il ntait peut-tre pas devenu fou en fin de compte. En tout cas, il avait eu le mme regardfixe.

    Il veut peut-tre aller faire un tour dans le no mans land, dit Gudbrand.Je sais ce quil y a de lautre ct des barbels, je demande ce quil va y faire.Peut-tre que la grenade la touch la tte, dit Hallgrim Dale. Il est peut-tre devenu

    idiot. Hallgrim Dale tait le benjamin de lquipe, avec seulement dix-huit ans. Personne ne

    savait exactement pourquoi il stait engag. La soif daventures, pensait Gudbrand. Daleprtendait admirer Hitler, mais il ne connaissait rien la politique. Daniel disait savoir quil avaitfui une fille enceinte.

    Si le Russe est vivant, Gudeson va se faire allumer avant davoir fait cinquante mtres,dit Edvard Mosken.

    Daniel a fait mouche, chuchota Gudbrand.Si cest le cas, cest un des autres qui va descendre Gudeson, dit Edvard en plongeant

    une main dans sa veste de camouflage et en extrayant une fine cigarette de sa poche de poitrine.Ils sont partout, cette nuit.

    Il garda lallumette cache dans sa main tandis quil la frottait rudement contre la boterugueuse. Le soufre prit feu la seconde tentative et Edvard put allumer sa cigarette, il tiradessus et la fit circuler sans un mot. Chacun des gars tirait doucement dessus avant de la passerrapidement au voisin. Personne ne parlait, chacun semblait perdu dans ses penses. MaisGudbrand savait quils coutaient, tout comme lui.

    Dix minutes scoulrent sans quils entendissent quoi que ce ft. Ils vont certainement bombarder le lac Ladoga , dit Hallgrim Dale.Tous avaient entendu les rumeurs disant que les Russes fuyaient Leningrad en traversant

    le Ladoga gel. Mais il y avait pire, la glace signifiait aussi que le gnral Tsjukov pourraitravitailler la ville assige.

    Ils doivent tomber de faim, dans les rues, l-dedans , dit Dale en faisant un signe dette vers lest.

    Mais Gudbrand entendait a depuis quon lavait envoy l, presque un an auparavant, etils taient encore tapis proximit et vous allumaient ds que vous passiez la tte hors de votretrou. Lhiver prcdent, il en tait venu chaque jour vers leurs tranches, les mains derrire latte, de ces dserteurs russes qui en avaient assez et choisissaient de changer de camp pour un

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    32/299

    peu de nourriture et de chaleur. Mais les dserteurs aussi se faisaient attendre, et les deux pauvresdiables aux yeux enfoncs que Gudbrand avait vus venir lui la semaine passe les avaientregards avec incrdulit en constatant quils taient aussi maigres queux.

    Vingt minutes. Il ne reviendra pas, dit Sindre. Il est mort. Comme un hareng marin.Ta gueule ! Gudbrand fit un pas vers Sindre, qui se redressa immdiatement. Mais

    mme sil faisait au minimum une tte de plus, il tait vident quil navait pas tellement enviede se battre. Il se rappelait certainement le Russe que Gudbrand avait tu quelques moisauparavant. Qui aurait cru que le gentil et prudent Gudbrand disposait en lui dune tellesauvagerie ? Le Russe avait russi venir jusqu leur tranche sans tre vu, entre deux postesdcoute, et avant darriver dans leur bunker, il avait massacr tous ceux qui dormaient dans lesdeux autres bunkers les plus proches, respectivement des Hollandais et des Australiens. C taientles poux qui avaient sauvs les Norvgiens.

    Il y avait des poux partout, mais surtout o il faisait chaud, comme sous les bras, sous laceinture, lentrejambe et autour des chevilles. Gudbrand, qui se trouvait le plus prs de la porte,navait pu dormir en raison de ce quils appelaient des plaies de poux sur les jambes, des plaiesouvertes qui pouvaient atteindre la taille dune pice de 5 re autour desquelles les poux

    samassaient pour se rgaler. Gudbrand avait attrap sa baonnette en une tentative drisoire pourles enlever, quand le Russe stait prsent dans louverture pour ouvrir le feu. Il avait suffi Gudbrand de voir sa silhouette pour comprendre que ctait lennemi en voyant les contours duMosin-Nagant que lautre brandissait. Rien quavec sa baonnette mousse, Gudbrand avaitdpec le Russe si soigneusement que celui-ci stait entirement vid de son sang lorsquils lesortirent ensuite dans la neige.

    Relax, les gars, dit Edvard en cartant Gudbrand. Tu devrais aller dormir un peu,Gudbrand, tu as t relev il y a une heure.

    Je vais le chercher, dit Gudbrand.Non, certainement pas !Si, jeCest un ordre ! Edvard lui secoua lpaule. Gudbrand tenta de se librer, mais le chef

    dquipe tint bon. Il est peut-tre bless ! dit Gudbrand dune voix blanche et tremblante de dsespoir. Il

    est peut-tre juste coinc dans les barbels ! Edvard lui donna une tape sur lpaule. Il fera bientt jour, dit-il. ce moment-l, on saura ce qui sest pass. Il jeta un rapide coup dil aux autres types, qui avaient suivi lincident sans un mot. Ils

    recommencrent pitiner dans la neige en se murmurant des choses les uns aux autres.Gudbrand vit Edvard aller jusqu Hallgrim Dale et lui chuchoter quelques mots loreille. Dalecouta et lana un rapide coup dil par en dessous Gudbrand. Celui-ci savait bien de quoi iltait question. De la consigne de le tenir lil. Quelque temps auparavant, la rumeur avaitcouru que lui et Daniel taient plus que de bons amis. Et quil ne fallait pas leur faire confiance.Mosken avait demand sans dtour : avaient-ils dcid de dserter ensemble ? Bien sr, ilsavaient ni, mais Mosken devait penser que Daniel avait profit de loccasion pour se tailler ! Etque Gudbrand allait maintenant chercher son collgue comme ils lavaient prvu dans leurplan pour passer ensemble de lautre ct. Gudbrand fut pris dune envie de rire. Cest vrai quilpouvait tre agrable de rver aux belles promesses de nourriture, de chaleur et de femmes queles haut-parleurs russes crachaient sur le champ de bataille strile dans un allemand sournois,mais de l y croire ?

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    33/299

    On parie quil va revenir ? Ctait Sindre. Trois rations alimentaires, quendis-tu ?

    Gudbrand laissa de nouveau pendre ses bras, et sentit sa baonnette l intrieur de satenue de camouflage.

    Nicht schiefien, bitte ! (Ne tirez pas, sil vous plat !)

    Gudbrand fit volte-face et l, juste au-dessus de lui, il vit un visage couvert de taches derousseur sous une casquette duniforme russe, qui lui souriait depuis le bord de la tranche. Puislhomme sauta et atterrit sur la glace la manire dun sauteur ski qui se rceptionne.

    Daniel ! cria Gudbrand.Ho, dit Daniel en levant sa casquette.Dobrji vjetcher[9]. Les gars le regardaient, comme congels. Edvard, cria Daniel, tu devrais secouer un peu nos Hollandais. Il y a au moins

    cinquante mtres entre leurs postes dcoute, l-bas. Edvard tait muet et aussi mdus que les autres. Tu as enterr le Russe, Daniel ? demanda Gudbrand, le visage brillant dexcitation.Si je lai enterr ? Je lui ai mme lu le Notre-Pre et jai chant sa mmoire. Vous tes

    durs de la feuille ? Je suis sr que vous lavez entendu, de lautre ct. Puis il bondit sur le bord de la tranche, sy assit et leva les bras en entonnant dune voixchaude et profonde :

    Notre Dieu est solide comme un roc Les gars crirent leur contentement et Gudbrand rit aux larmes. Tes un vrai dmon, Daniel ! sexclama Dale.Pas Daniel. Appelez-moi Il enleva sa casquette et regarda lintrieur de la coiffe.

    Urias. Mazette, il savait aussi crire. Oui, oui, ctait quand mme un bolchevik. Il sauta du bord et regarda autour de lui. Personne na rien contre un nom juif qui se respecte, jespre ? Il y eut un instant de silence total avant que les rires ne se dchanent. Les premiers gars

    sapprochrent alors dUrias pour lui donner des tapes dans le dos.10

    Leningrad, 31 dcembre 1942

    Il faisait froid dans le nid de mitrailleuse. Gudbrand portait tout ce quil possdait devtements, mais il claquait pourtant des dents et avait perdu toute sensibilit des doigts et desorteils. Ctait encore pire dans les jambes. Il les avait enroules dans ses nouvelles bandesmolletires, mais ce ntait pas dun grand secours.

    Il fixa les tnbres. Ils navaient pas beaucoup entendu parler dIvan, peut-tre ftait-il lenouvel an. Il mangeait peut-tre quelque chose de bon. Ragot dagneau au chou. Ou bien desctes dagneau. Bien sr, Gudbrand savait que les Russes navaient pas de viande, mais ilnarrivait pourtant pas sempcher de penser la nourriture. Eux-mmes navaient rien eudautre que leur pain et leur soupe de lentilles habituels. Le pain avait un net reflet vert, mais ilssy taient habitus. Et sil moisissait au point de se dsagrger, ils se contentaient den faire dela soupe.

    Le 24, on a quand mme eu une saucisse, dit Gudbrand.

  • 7/27/2019 Rouge-Gorge - Jo Nesbo.pdf

    34/299

    Chut, dit Daniel.Il ny a personne dehors, ce soir, Daniel. Ils mangent leur mdaillon de cerf. Avec une

    sauce gibier brun clair bien paisse et des airelles. Et de la grenaille.Tu ne vas pas te remettre parler de bouffe. Tais-toi et guette.Je ne vois rien, Daniel. Rien.

    Ils saccroupirent, la tte basse. Daniel portait la casquette russe. Son casque en acier dela Waffen-S. S. tait pos ct de lui. Gudbrand comprenait pourquoi. Quelque chose dans lecasque moul faisait que cette sempiternelle neige glaciale passait sous le bord en produisant unpetit sifflement rgulier et horripilant lintrieur du casque, ce qui tait particulirementmalvenu quand on tait en poste dcoute.

    Quest-ce qui ne va pas, avec ta vue ? demanda Daniel.Rien. J