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DELEUZE, LA TRANSCENDANCE ET LE SLOGAN Jean-Michel Salanskis Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2008/1 - n° 59 pages 8 à 18 ISSN 1144-0821 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2008-1-page-8.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Salanskis Jean-Michel, « Deleuze, la transcendance et le slogan », Rue Descartes, 2008/1 n° 59, p. 8-18. DOI : 10.3917/rdes.059.0008 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.194.182.102 - 28/04/2013 14h08. © Collège international de Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.194.182.102 - 28/04/2013 14h08. © Collège international de Philosophie

Salanskis - Deleuze, La Transcendance Et Le Slogan

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DELEUZE, LA TRANSCENDANCE ET LE SLOGAN Jean-Michel Salanskis Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2008/1 - n° 59pages 8 à 18

ISSN 1144-0821

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2008-1-page-8.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Salanskis Jean-Michel, « Deleuze, la transcendance et le slogan »,

Rue Descartes, 2008/1 n° 59, p. 8-18. DOI : 10.3917/rdes.059.0008

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JEAN-MICHELSALANSKISDeleuze, la transcendanceet le sloganDeleuze est aujourd’hui revenu comme objet à l’histoire de la philosophie à la française, dontil se fit d’abord connaître comme un orfèvre, on le sait. Simultanément, sa manière philoso-phique est toujours présente : un nombre significatif de jeunes philosophes entrent dans la« carrière » de prétendant à la parole philosophique par un essai deleuzien. Ces deuxtendances du moment se croisent et se composent dans les diverses « thèses » rattachables àDeleuze que nous accueillons ces dernières années, dans l’espace universitaire. Thèses quiprouvent l’exemplarité maintenue d’une pensée, d’un chemin, d’un geste. Telle seraitl’actualité.Les choses ont-elles vraiment changé, d’ailleurs ? Le premier écrit de l’ordre du livre, jamaispublié, que j’osai pour ma part revendiquer en tant que philosophique, était une « reprise »décalée en mode mathématicien du petit livre Rhizome de Deleuze, rédigée dans la foulée demes 25 ans, juste après l’éblouissement ressenti à la lecture de Différence et répétition : je nesaurai ici parler comme quelqu’un d’étranger à l’enthousiasme deleuzien.

HumeurPourtant, c’est surtout depuis une distance que je voudrais ici discuter brièvement sa pensée.Distance – voire incompréhension – qui, je crois, m’habitaient déjà, bien que sous une autreforme, à l’époque de ma plus grande allégeance. À cette époque, je m’attachais plutôt àcontourner la difficulté en interprétant les idées de Deleuze en telle sorte qu’elles serapprochent de « ce qu’il me fallait », si peu ou si mal que je sache le définir.

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De quoi s’agit-il, dans ce que je suis en train de mettre en scène avec embarras comme maréticence ? Je pourrais dire, en toute simplicité : de la transcendance.Lorsqu’on revisite les écrits de Deleuze, la virulence de son « rejet » de la transcendance sauteaux yeux. D’un côté, elle prend toutes les formes d’une exaspération typée : Deleuze« entend » dans la transcendance à la fois la religion, la hiérarchie et la répression. Par exempleil réaffirme, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, l’étrangeté principielle de l’aventure philoso-phique des concepts et de l’élaboration religieuse des figures : une attitude amorcée dans lereligieux n’arrive au philosophique qu’à condition de rompre avec le religieux, dit-il. Parexemple, il dépeint la psychanalyse, rapportant l’expérience psychique à l’arborescenceœdipienne, qui comme telle reconstitue de la transcendance, comme répression du « fairerhizome ». Par exemple, il égalise les autoritarismes historiques à des rigidificationsarborescentes qui seraient, cette fois, l’accomplissement politique de la transcendance. Cequ’il écrit paraît, à un premier niveau de lecture au moins, absolument sans modalisation ourecul dans l’assertion. De plus, il le dit avec l’humeur familière qui s’associe à ce genred’idées : à certains égards, Deleuze ne parle pas autrement qu’un gauchiste convaincu dans cespassages, et cette façon pour sa parole si singulière, si souveraine et exceptionnelle parailleurs, de suivre un tempo alors commun ajoute de la virulence, atteste une sorte deviolence qui fait partie de l’assertion.

Transcendance et immanenceBien entendu, l’affaire de la transcendance est aussi traitée par Deleuze au niveau même del’explicitation la plus interne et la plus essentielle de sa philosophie, qui se trouve enl’occurrence être immédiatement une philosophie de la philosophie. Pour lui, en substance,philosopher consiste à affronter le chaos en inventant des concepts, et en instituant suivant lesconnexions des concepts un plan d’immanence. Les concepts sont des thématisationsinfiniment rapides de variations inséparables (c’est bien par où la saisie conceptuelle requiertla plongée dans le chaos), toute leur pertinence réside dans les dynamiques associées de leurramification propre et de leurs valences conjonctives. Le plan d’immanence est le jeu de tellesdynamiques. On ne saurait jamais être assuré qu’il se tienne dans les limites d’un concept, decelui qui est en cause, ni même d’un plan, de celui qui se tisse autour du concept et avec lui :les plans eux-mêmes se pluralisent sur fond d’un plan absolu, figure du dehors correspondantau chaos dans sa capture philosophique.

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En d’autres termes, ce serait de manière tautologique que la philosophie se meut dansl’immanence, par définition du concept et en vertu de l’habitus immanent au jeu conceptuel :il n’y aurait pas une alternative philosophique entre transcendance et immanence, toutephilosophie serait de soi conquête d’une immanence. Imagine-t-on d’objecter qu’« il y a »,selon notre mémoire, maintes assertions de transcendance dans les philosophies léguées ? Ladifficulté est prévue par la pensée de Deleuze, qui reconnaît la tendance, irrépressible, detoute entreprise philosophique à supplémenter d’un datif l’immanence, désignant ce à quoil’immanence est immanente : le terme mis au datif se retrouve par force en position detranscendance, que ce soit Dieu ou le sujet, pour prendre les exemples les plus faciles. Donc ilest peut-être vrai que les philosophies signées dans l’histoire témoignent d’une hésitationentre l’immanence et la transcendance, comme s’il y avait là les termes d’une alternative et lespoints de focalisation d’un débat. Mais en profondeur le débat est plutôt symptomatique de laretombée sans doute consubstantielle au philosopher : ce n’est pas tant la philosophie qui laissese nouer en elle sa discussion, c’est plutôt l’effort d’immanence qui n’en finit pas de buter surson sédiment ou sa déchéance interne, la transcendance.Ce parcours de la pensée de Deleuze est assez connu, je crois, je voudrais simplement ensouligner deux aspects qui me paraissent caractéristiques :1) D’un côté, le « dernier mot » relativisant qui reconnaît l’inexorabilité du moment datif, dela réintroduction de formes ou notions de transcendance dans tout immanentisme, n’entameen fait nullement la puissance axiologique de la mise en perspective d’origine. Quoi qu’il ensoit d’une telle concession, qui nous permettra, en effet, de lire avec sagesse et probitébienveillante des auteurs qui paraissent ne pas se soucier d’immanence, voire accueillird’emblée des sens de transcendance, la vision de la philosophie comme conquête de plansd’immanence et invention de concepts a été imposée, et une évaluation faisant, à ce titre, deSpinoza le « prince des philosophes » a été produite. Nous avons à reconnaître que, dans latexture des philosophies effectives, transcendance et immanence interviennent comme desmoments, mais nous n’avons rien perdu de ce qui rattache l’une à la bonne incandescence dela pensée philosophique, et l’autre à son essoufflement ou son dévoiement.2) De l’autre côté, il ne saurait être question, dans un tel exposé, d’envisager des justificationsà l’estimation différentielle de l’immanence et de la transcendance. La philosophie est unmouvement pour et par l’immanence ; son mode fondamental, celui du concept, estoriginairement inscrit dans un tel mouvement, et un tel faisceau de constats suffit une fois

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pour toutes à la justification. C’est assez de participer suffisamment du mouvement pourentendre qu’il est celui de l’immanence, et pour se détourner de la transcendance, ne plus sesoucier d’elle que dans la mesure où on la reconnaît comme la forme typique de l’échec. Unélément enveloppé dans la conception deleuzienne est que construire un plan d’immanence,c’est le prôner de manière irrésistible : l’immanence n’est-elle pas par excellence ce dontl’exposition enrôle, ce qui, comme mouvement, efface la distinction entre décrire et êtred’un côté, décrire et justifier de l’autre, décrire et prescrire enfin ?

Prescription et sloganC’est de cela que je voudrais au fond surtout parler : du rapport que peut entretenir une tellepensée avec la prescription. La difficulté est principalement la suivante : dès lors que latranscendance est associée au commandement et à la répression, une tentation évidente de laphilosophie immanentiste est de désavouer (sans même avoir à le dire, depuis le fait même del’immanence qu’elle agit et qu’elle est) toute prescription, toute énonciation qui s’empareanticipativement des comportements.Toute prescription, sera-t-on porté à juger, est commel’esquisse d’une verticalité dans le monde commun, du rassemblement des comportements etdes choses sous une transcendance qui systématise une telle verticalité.Mais la philosophie deleuzienne est-elle dans l’abstention à l’égard de la prescription ?À cela, deux réponses.D’un côté, celle qui était déjà contenue dans la remarque 1) ci-dessus. On y faisait état, surl’exemple du rapport entre immanence et transcendance dans les philosophies, d’un scénarioconstant de l’exposition deleuzienne. Ramené à une forme symbolique, ce scénario est lesuivant : produire une distinction entre A et B, dans un langage tel que tout l’excitant, leprestigieux, l’émancipatoire, va du côté de A, et tout le borné, l’emprisonné, l’autoritaire,l’ennuyeux, le sot, va du côté de B ; puis expliquer que la dichotomie qui égalise A au bien etB au mal est trop simple, que l’affirmer serait encore sacrifier à A, que dans les faits bien sûr Aet B sont toujours inextricablement mêlés dans l’expérience, que A engendre son B et que Bengendre son A, et que c’est à chacun de poursuivre A en faisant fond sur B juste assez pouréviter les pires. Nous avons à peu près ce discours à propos de transcendance et immanencedans Qu’est-ce que la philosophie ?, à propos de rhizome et arborescence dans Rhizome, à proposdes agencements nomades schizo et de la vie organique policée de L’Anti-Œdipe à « Commentse faire un corps sans organe ? », à propos de machine de guerre et appareil d’état dans Mille

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plateaux, etc. Je ne vois pas le moyen de nier que ce scénario, envisagé sur le plan pragmatique,fonctionne « tout de même » en fin de compte comme la prescription de A. Les diverscorrectifs élaborés dans la seconde phase du scénario (qui, en fait, ne reviennent guère dans leprincipe sur la « valorisation » de A relativement à B), n’ont jamais la force suffisante poursuspendre le prône implicite de A : la manière dont A et B ont été campés reste le message leplus fort, ce par quoi l’on a été surtout instruit, et ce dont dérive toute option pratiquepossible. Deleuze a donc mis au point, en quelque sorte, dans ce parcours-type, sa façon deprescrire.Autre réponse : Deleuze ne dédaigne pas, éventuellement, le pur et simple slogan. De cela,l’exemple nous est donné par la coda de Rhizome, que je reproduis ici :« Écrire à n, n-1, écrire par slogans : Faites rhizome et pas racine, ne plantez jamais ! Ne semezpas, piquez ! Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais lepoint ! La vitesse transforme le point en ligne ! Soyez rapide, même sur place ! Ligne dechance, ligne de hanche, ligne de fuite. Ne suscitez pas un Général en vous ! Faites des cartes,et pas des photos ni des dessins ! Soyez la Panthère rose, et que vos amours soient comme laguêpe et l’orchidée, le chat et le babouin 1. »La liste est bien présentée comme une liste de slogans. Impossible, bien entendu, de négligerl’ambiance ironique et joueuse. L’intention de l’auteur est au moins autant d’imposer lajubilation heureuse et légère de la pensée que de « sérieusement » faire passer les slogans. Enmême temps, les slogans énumérés correspondent vraiment aux différents points quel’opuscule a abordés. Les prescriptions incorporées par chaque slogan sont en effet celles quirecommandent, à chaque fois, le A de la distinction inventée par Deleuze contre le B.Observons encore le glissement de l’infinitif à l’impératif, pour marquer la différence entreles méta-slogans « Écrire à n, n-1, écrire par slogans » et les slogans effectifs introduits pareux, qui sont à l’impératif bon teint.La question est, bien sûr : qu’est-ce qui distingue ces façons de prescrire du jeu detranscendance ? Que le tour de la distinction puissamment dissymétrique corrigée opère toutseul, ou qu’il soit ponctué par un « lâchage » parodique de slogans, qu’est-ce qui rend de tellesprocédures meilleures que celle du commandement attaché à l’idéalité, s’effaçant derrièreelle autant qu’il en est l’intervention et le hors-être même ?Sans doute, dans un tel débat où chaque voix ne rencontre jamais que ses propres critères, parforce, Deleuze répondrait-il par l’immanence, à nouveau. Pour lui l’élément parodique suffit

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1. Cf. Gilles Deleuze, Rhizome, Paris, Minuit, 1976, p.74.

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à faire entendre que ses slogans ne sont que des stabilisations provisoires de l’expérience d’unagir dans la quête de l’ouverture, et ne doivent être suivis que pour autant que et tant que leurrigidification ne fait pas verser dans la fermeture. Les impératifs ponctuels de la liste, formuléspour la plupart avec des ressources lexicales qui ne mobilisent pas l’universel figé et fixé, desressources profanes en quelque sorte, signifient bien la modestie de toute prescription,sollicitée de ne rien faire d’autre en fin de compte qu’exprimer l’auto-élucidation dumouvement dans son mouvoir même.Reste qu’on pourrait se demander si les approches « transcendantes » qui soumettent lemonde au jugement et à l’exigence de l’idéalité ou de la transcendance ne peuvent pas seréclamer d’un pragmatisme et d’un localisme de la même eau, du moins dès lors qu’il s’agitde l’effectuation concrète des exigences, de monnayer les archi-prescriptions en maximesadaptées et exécutoires.Mais laissons cela, revenons à Deleuze, et abordons un dernier motif qui chez lui fait écho à latranscendance, éclairant l’usage de la prescription que nous venons d’évoquer : celui dudehors.

Le dehorsRien n’est plus deleuzien, il me semble, que le frisson du dehors. Lorsque la prose philoso-phique de Gilles Deleuze s’empare de nous et nous bouleverse, son arrivée dans notre âme estcomme le souffle du « vent du large ». À le lire, nous avons le sentiment d’enfourcher unepuissance qui balaye l’inutile, l’étriqué, qui dégage enfin la plaine pour la course splendide del’inattendu aux milles visages. Sa philosophie en appelle au dehors, trouve dans chaque cas lafaçon de le dire et lui donner sens à nouveau, elle prolonge tout arrêt, tout lieu, vers unhorizon de fuite qui est la merveille-même.Mais ce dehors deleuzien, n’est-ce pas simplement « sa » transcendance ? Dehors dit-il autrechose que au delà, dans l’économie même que lui procure la prose deleuzienne ? Deleuze fait-il autre chose que dire la transcendance comme décentrement plutôt que comme échappéeverticale ? On peut être tenté d’accepter une telle formulation, et de soutenir dans la fouléequ’il est important de penser en termes de décentrement plutôt que de verticalité, que telleserait justement la contribution deleuzienne. À s’en tenir à cette vue, il faudrait tout de mêmeconcéder que le dehors deleuzien, comme la transcendance en son concept classique, estprincipe de décentrement à l’égard de tout – de tout item de focalisation concevable –,

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principe de décentrement absolu comme la transcendance est principe d’échappement,« franchissement au-delà » absolu : ce qui constitue une affinité non négligeable.On peut aller plus loin et contester que le sens du dehors comme domaine auquel on accèdesuivant le vent du large puisse se passer du thème de l’au-delà, que le dehors puisse éviter unesorte de connivence plus profonde avec la transcendance. Dans sa si belle thèse Espace etexpérience, Pierre Zaoui reprend l’idée du dehors pour en faire le cœur de la notion vraied’espace. Espace au sens pur et au sens fort, pour lui, signifie ce qui n’est pas seulementrevêtement spatial d’un monde, coordonnée extensive, mais qui est plutôt annonce du dehorsdans une expérience, donc depuis un dedans : toute véritable expérience est expérience d’undehors à partir de la construction d’un dedans, évasion et réversion depuis la pratique mêmequi tisse le dedans, comme Pierre Zaoui le montre avec talent à propos de plusieurs cas, quivont de la dramaturgie picturale de Fra Angelico à la cure analytique selon Freud, en passantpar la fondation des abbayes cisterciennes au cœur des forêts (« au désert ») 2. Ne faut-il pas,outrepassant les descriptions de Zaoui, comprendre que le dehors est tout de même, à chaquefois, l’élévation inappropriable qui émane en quelque sorte de l’immanence agie, qu’il n’y ajamais de dehors qui s’abstienne de « monter » pour s’excepter ? Parce que, au fond, ledécentrement au sens deleuzien requiert l’arrachement aux coordonnées qui rabattent sur leplan, et seule une évasion orthogonale peut cet arrachement. En termes d’histoire de laphilosophie : le dehors deleuzien est, ultimement, dépendant de l’évasion levinassienne ; sansautrement qu’être et sans transcendance, tout résonnera toujours comme dedans en fin decompte.Mais cette réflexion sur le dehors deleuzien, nous l’avions dit, est aussi une autre façond’interroger le statut du prescriptif chez lui : on pourrait dire que Deleuze accepteimplicitement et explicitement un prescriptif unique et pour lui suffisant, qui serait« Bouge ! ». Cette injonction serait la seule juste et la seule irréprochable, parce qu’ellen’excéderait pas sur le principe d’immanence, n’en appellerait pas à un supplémentimpossible à son égard, et se confondrait dans chaque cas avec le geste, l’invention revenant duchaos pour débouter l’opinion.Reste l’objection et la difficulté : un prescriptif, comme tel, trahit l’immanence. Il demandecertains mondes possibles plutôt que d’autres, il oblige donc à se tenir dans la suspensiongénérale de l’être, d’envisager sa variation suivant une dimension introuvable qui est ladimension d’accueil des mondes parallèles. Cette dimension au-moins est « par définition »

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2. Cf. Pierre Zaoui, Espace et expérience, thèse de doctorat de l’Université Paris X, juillet 2000.

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orthogonale à toute dimension de monde. Donc la fameuse orthogonalité, que Deleuzeidentifie fort justement comme attachée à toute conception de transcendance, et qu’il tentede conjurer en nous maintenant et se maintenant à la surface du « plan », est déjà là avec lamoindre prescription, du moins selon l’analyse que nous avons proposée. Bien sûr Deleuzerefuserait cette notion du possible, à laquelle il opposerait plutôt une pensée bergsonienne duvirtuel comme inclus dans le réel. Mais le virtuel d’espèce bergsonienne, comme version dupossible, justifie-t-il la prescription ? Quel sens y a-t-il à enjoindre ce qui est déjà là ? À ajouterà la pression du virtuel une déclaration de son « avoir à s’accomplir » ? Et, après tout, Deleuzelui-même souhaite ne pas se priver de la notion de monde possible, il l’évoque.La dernière station de ce débat consistera pour moi à rapporter en substance dans quelstermes je réintroduisais le prescriptif et sa fonction dans une optique deleuzienne, dans monessai clandestin d’il y a trente ans.

Lignes de fuite et particules déontiquesDans ce texte, du moins tel en est mon souvenir, j’essayais de comprendre les «séries» ou « lignesde fuite» deleuziennes à la fois en rapport avec un «élément différentiel» – selon la terminologiedeleuzienne – et en rapport avec ce que j’appelais une «particule déontique». Je suivaisl’enseignement deleuzien en posant en amont de toute fuite sérielle, de toute «ex-plication» desérie, une sorte de germe manquant à son identité, pur jet de différence non assignée. Je marchaisencore dans ses pas en proposant de nommer génériquement dx, en mémoire de Leibniz et enrevenant à l’expérience de pensée infinitésimale des origines, cet écart «externe» relativementaux échelles mêmes auxquelles il s’adresse. Chaque fuite sérielle devait donc être envisagéecomme commandée par un tel jet de différence libre, et comme développant en l’explication deses termes l’impulsion donnée par ce jet. Impulsion qui, chez Deleuze, doit aussi être identifiéeavec l’instance de la question, précipitant l’inter-différentiation de singularités qui s’appelleproblème.Mais ce discours, dans son ensemble, me semblait aussi vouloir dire que l’expansion depuissance et de geste qui amenait les séries était le suivi d’une prescription : que l’élémentdifférentiel, le dx, prenait la valeur d’une commande, s’égalait à une « particule déontique ». Jeposais donc, dans une volonté de complétion de la description, que les « lancer » par lesquelsne cessaient de repasser les déploiements constituant le mouvement complexe ne pouvaientpas seulement être pensés de manière intra-ontologique comme jets de différence libre, mais

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Page 10: Salanskis - Deleuze, La Transcendance Et Le Slogan

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se transposaient toujours, de l’aveu même de l’exposition deleuzienne, en une prescription depoursuivre de façon non quelconque, seule capable de garantir l’effectivité de l’agencement, de lamise en œuvre de « lignes de monde » : en vertu de l’orientation empiriste qui est aussi celledu discours de Deleuze, une ligne de fuite est forcément d’abord une ligne de monde. Et, dansla perspective que je ne pouvais refouler, qui s’imposait à moi, une ligne de monde estforcément une ligne d’observance, elle témoigne de la persistance de la praxis dans une figurequ’elle vit comme prescrite.Si l’on accepte une telle reformulation, une telle addition décalante, alors il faut envisagerautrement ce que Deleuze appelle dans Rhizome le principe de rupture a-signifiante. Ce dernier,on le sait, caractérise la modalité non convergente, hétérogène, du jeu mutuel des séries,déterminant le destin aventureux de chaque série. Chaque ligne de fuite du mouvementcomplexe, pour Deleuze, est comme aspirée par une divergence, elle ne se relance que dans etpar un « passage » vers une autre série, une autre ligne, qui est un passage de rupture. Cetterupture doit être conçue comme « a-signifiante » parce qu’il n’est pas question que la nouvellefuite sérielle soit comprise en une formule de sens qui lui présiderait, qui la pré-inclurait dansl’ancienne fuite sérielle et nierait la divergence, le bond incommensurable. Même lorsque deuxfuites sérielles s’apparient, s’accouplent, même lorsque le contact entre deux lignes de fuite estun contact de résonance, il relève encore de la rupture a-signifiante en ceci qu’il est « évolutiona-parallèle » : c’est-à-dire si je comprends bien une double propagation sérielle dans laquellechaque nouveau terme d’une série joue par son mouvement de position sur les termes del’autre série, mais sans pour autant s’identifier à la raison de celle-ci, la « comprendre » ou la« reprendre », sans se laisser contaminer ou affecter de quelque manière par son sens.Dans la reconstruction que je tentais, les « ruptures » de Deleuze ne pouvaient consister qu’enle change de la particule déontique dictant son obstination et son effectivité à la série.Je postulais donc des processus de capture et de conversion déontiques : une particuledéontique était susceptible, dans la confrontation à l’étrangeté portée par le champ descommandements externes, de se convertir en une autre demande, de requérir et prescriredésormais autrement ; ou bien deux particules déontiques associées aux fuites de deux sériespouvaient s’affecter l’une l’autre, et enjoindre des évolutions distinctes et en un certain sensmutuellement indifférentes même si les gestes élémentaires de propagation de l’une et del’autre résultaient de l’altération mutuelle des deux particules déontiques, et passaient les unspar les autres. Les ruptures a-signifiantes de Deleuze devenaient, de la sorte, des modulations

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CORPUS

historiques de la loi en milieu ouvert, ou des entrelacements de lois et d’observances, dans lemême mouvement. Au vu de la philosophie du sens qui est aujourd’hui la mienne, je diraisvolontiers que mon opération d’alors revenait à dépeindre les ruptures a-signifiantes commedes nœuds de sur-signifiance au contraire : des moments en lesquels le sens s’aiguise et noussollicite à partir de sa ressource éthique, retentissant pour ne pas laisser le mouvement serésoudre à l’être.Cette lecture était abusive, comment en douter ? Elle n’était sans doute pas viable non plus, nimême le point de départ possible pour une pensée différente (parce que trop dépendante dece qu’elle cherchait à infléchir). Je la propose comme expression « interne » et « affectueuse »de la difficulté que cet article étudie.

ÉpilogueL’aversion de Deleuze à l’endroit de toute pensée de la transcendance garde quelque chose demystérieux. On peut, certes, la recevoir comme simplement liée à un contexte de laphilosophie française, fortement marqué par quelques paramètres historiques : l’anti-religiosité (remontant aux postures des « radsoc »), l’anti-idéalisme et le matérialisme(s’originant dans le rejet du kantisme et du spiritualisme universitaire du début du siècle parune génération ayant rencontré le marxisme). Un « immanentisme révolutionnaire » s’imposesans doute comme la pensée à promouvoir dans un tel contexte. Mais il y a quelque chose deplus fort et de spécifique chez Deleuze dans ce rejet, un extrémisme que l’on ne retrouve pas,il me semble, chez ses compères (Foucault, Derrida, Lyotard).Je ressens un rapport entre l’intensité de cette aversion et le fait que la philosophie de Deleuzese soit engagée dans le slogan, de façon parodique lorsque la chose est explicite dans Rhizome,mais de façon implicite dans les flamboyantes expositions de dichotomie donnant lieu auparcours-type évoqué plus haut. Bien que désavouant tout usage philosophique de latranscendance, Deleuze conçoit la philosophie comme ressaisie métaphysique de l’être, etcomme alchimie métaphysique d’un devenir. En sorte qu’il ne peut pas ne pas en appeler àune « conversion métaphysique » : comme l’appel qu’il lance ne saurait se retirer derrière unetranscendance que sa pensée aurait fait parler, il se dépose dans la « brutalité ordinaire » duslogan.Mon ancienne lecture était une tentative de renouer les fils de la transcendance et ducommandement, à la faveur d’un examen interne de la grande pensée deleuzienne de

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l’ouverture complexe, de réconcilier l’élan métaphysique de celle-ci avec ces pôlesd’aversion. Mais la question la plus importante, que ni cet ancien travail ni le présent article nerésolvent, est de comprendre le rapport entre, d’un côté, cette « souffrance de latranscendance » qui affecte la pensée de Deleuze et, de l’autre, sa façon d’être souveraine, denous illuminer de joie intellectuelle : quand, ainsi, en quelques mots dans Qu’est-ce que laphilosophie ?, il raconte Descartes, ou encore quand, dans le même livre, il élabore l’idée de lascience en opposition avec la philosophie comme ralentissement, coupure par les plans deréférence, introduction d’observateurs partiels plutôt que de personnages conceptuels (etmême si l’on n’est pas d’accord), ces deux exemples étant pris parmi tant d’autres. Parfois,souvent, le discours de Deleuze semble une pure expression d’amour de la pensée.Y a-t-il unrapport avec l’agonistique dépeinte dans cet article, celle-ci est-elle la « condition de haine »de cet amour, ou bien les deux aspects sont-ils étrangers ?

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