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SARTRE ET BEAUVOIR - imec-archives.com · SARTRE, BEAUVOIR ET LENA ZONINA EN LITUANIE Les deux plus célèbres images de Sartre, nous les devons à des photographes, l’un très

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SARTRE ET BEAUVOIRUN VOYAGE EN LITUANIE Photographies d’Antanas Sutkus

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Exposition proposée dans le cadre de la 22e édition du festival Les Boréales Tous les jours sauf le lundi de 14h à 18h

23 novembre 2013 - 12 janvier 2014IMEC - Abbaye d’Ardenne

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SARTRE, BEAUVOIR ET LENA ZONINA EN LITUANIE

Les deux plus célèbres images de Sartre, nous les devons à des photographes, l’un très connu, l’autre beaucoup moins. En 1946, Henri Cartier-Bresson photographie Sartre sur le Pont des Arts, pipe à la bouche et portant une canadienne qui deviendra comme l’uniforme de l’existentialiste, en compagnie de Jean Pouillon, son jeune ami et collaborateur des Temps Modernes, avec la coupole de l’Institut qui se profile derrière lui, ironiquement peut-être. En 1965, sur une dune de Lituanie où Sartre fait une visite officielle avec Simone de Beauvoir, le jeune photographe Antanas Sutkus, qui a pour mission de couvrir la visite, capte le philosophe avançant seul dans le désert. On dirait une statue d’Alberto Giacometti, et cette image de « l’homme seul », comme Sartre se représentait dans les années 1930, quand il n’était pas encore Jean-Paul Sartre, le penseur de l’engagement, s’est finalement identifiée à lui, ou lui à elle : il est bien Sartre, « tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui », mais un n’importe qui un peu plus n’importe qui que n’importe qui, comme le dira joliment à son sujet son ami Claude Lanzmann.

Une autre photo de Sartre seul, où il paraît contrarié, me rappelle une anecdote que je tiens de lui. Peut-être ne se rapporte-t-elle pas à cette visite en Lituanie, mais elle a en tout cas trait à un voyage officiel dans un pays de l’Est, peut-être cette Avanie populaire où, dans une parodie célèbre de Simone de Beauvoir, Michel-Antoine Burnier faisait un sort à ces voyages par lesquels Sartre voulait croire à la coexistence pacifique et à la bonne foi de Khrouchtchev, héros de la déstalinisation. Il avait demandé à pouvoir jouir chaque jour d’un moment de solitude. Alors ses accompagnateurs, déférents, s’éloignaient pendant une demi-heure, le laissaient à l’écart, seul, et s’emmerdant comme un rat, car il n’était pas doué pour la méditation.Ces années-là, les années du dégel, sont bien les dernières de l’illusion sartrienne sur l’Union soviétique et ses satellites. Il a participé à la fondation de la COMES, un comité des écrivains pour le dialogue Est-Ouest, initié par des intellectuels du Parti communiste italien avec qui il se sent des affinités et poursuit un débat sur la morale et la société. Son idée est que les marxistes se sont rendus incapables de penser la morale à laquelle ils se réfèrent, et que cette morale doit être fondée dialectiquement par une réflexion sur l’histoire. A l’Institut Gramsci de Rome, Sartre donne des conférences et se lance dans des discussions animées.

Mais, comme toujours chez lui, il entre de l’affectif dans ses prises de positions publiques. En 1962, il a accepté une invitation que lui a faite l’Union des écrivains soviétiques. Il ne s’était plus rendu en URSS depuis 1954, date de son premier séjour là-bas : la sanglante répression de l’insurrection hongroise en novembre 1956 avait mis fin à son compagnonnage de route avec les communistes. On lui assigne un guide-interprète, Lena Zonina, qui est aussi sa traductrice. Une belle femme dans la quarantaine, très cultivée, fille d’un bolchévique déporté par Staline. Il tombe amoureux de cette intellectuelle qui connaît tous les rouages du pouvoir, ne se fait guère d’illusions mais veut faire confiance à Khrouchtchev. Elle est chargée d’écrire quotidiennement un rapport sur lui, ses réactions à ce qu’il voit, ses questions, ses curiosités. Elle le lui avoue ; et ils décident, en riant, de rédiger ce rapport ensemble. Simone de Beauvoir qui a assisté à la naissance de cet amour lui donne sa bénédiction et fait mieux : elle le couvre. Au cours des voyages suivants, qui se multiplient jusqu’en 1966, elle accompagne Sartre pour éloigner les soupçons. Si la liaison de Zonina avec Sartre avait été connue des autorités, la guide eût connu de sérieux ennuis. Sartre lui écrit des lettres d’amour, ou plutôt une longue lettre à épisodes, qu’il appelle « Lettre à Mme Z »

où il la tient au courant, de Paris, des détails de sa vie au jour le jour. Un écrivain, Juan Goytisolo, est chargé de les faire parvenir. Le jour où ces lettres seront publiées, on aura une vision différente de Sartre et de ses relations avec les femmes.On le voit sur les photos de Sutkus : Sartre est constamment entouré de ses deux femmes, l’épouse protectrice, la maîtresse fidèle. Lena va jusqu’à adopter le fameux turban beauvoirien, accentuant ainsi le parallèle entre ces deux femmes intelligentes qui ont pour leur Sartre les yeux mêmes de l’affection, de la tendresse. Si Beauvoir connut un moment de jalousie (qu’elle transpose dans une nouvelle, « Malentendu à Moscou »), elle reprit vite confiance en faisant de Zonina une alliée indéfectible.

Ce qui émeut dans ces photos, ce sont les multiples visages de cet homme. Son sourire enfantin. Son regard interrogatif. Sa mauvaise humeur. Son évidente joie. Sa curiosité. Sa naïveté. Sa sagesse. Sa sociabilité. Sa bonne foi. Son infinie bonne volonté. Sa lassitude parfois aussi. Son entrain. Son incertitude.

Antanas Sutkus, avec ces images prélevées sur la vie en noir et blanc, nous a rendu Sartre plus aimable. En ces temps où l’on ne lui veut guère de bien, on peut lui en être reconnaissant.

Michel Contat