SARTRE, Jean-Paul • Sartre, cent ans de liberté. Le Monde des livres (vendredi 11 mars 2005)

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  • 8/7/2019 SARTRE, Jean-Paul Sartre, cent ans de libert. Le Monde des livres (vendredi 11 mars 2005)

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    LITTRATURES ESSAIS

    On commmore, oncommmore. Lesmagazines mettentSartre en couverturetout en se demandant

    sil faut le brler ou en affirmantquil ne suscite plus que lindiffren-ce, quand ce nest pas les deux enmme temps. Bref, ce mort insup-porte encore beaucoup. Pour laffi-che de lexposition de la Biblioth-que nationale de France, on a choisiunSartre sansson habituellecigaret-te la main, comme sil risquait deprcipiter encore une fois la jeu-nesse dans le vice ou au moins dansla transgression. Luvre, Dieu soitlou, reste lindex. Mais comme

    elleest voue loubli,on seconten-te dappeler mdiatiquement aurelev des fameuses erreurs deSartre qui la disqualifient.

    En fvrier 1940, Jean-Paul Sartre,jeunecrivain prometteur, mobilisen Alsace dans cette drle deguerre qui nclate pas, sinterro-ge sur sa gnration : Y a-t-il euavant la guerre beaucoup de jeunesgens plus solides que nous ntions ?Plus solides que Nizan, que Guille,quAron, que le Castor [Simone deBeauvoir] ? Nous ne cherchions ni dtruire ni nous procurer des exta-ses nerveuses et insenses. Nous vou-lions patiemment et sagement com-

    prendre le monde, le dcouvrir etnousy faire uneplace. () Ceuxden-tre nous qui voulaient changer lemonde et qui furent, par exemple,communistes, le devinrent raisonna-blement, aprsavoirpesle pour etlecontre. Et ce que je me rappelle lemieux, ce que je regretterai toujours,cest latmosphre unique de force etde gat intellectuelles qui nous enve-loppait. On a dit que nous tions tropintelligents. Pourquoi trop ? (Car-nets de la drle de guerre.)

    Oui, formidable gnration intel-lectuelle, dont cette anne marquele centenaire.Certes,Sartre la domi-ne, mais quon noublie pas Geor-ges Canguilhem, Daniel Lagache,

    ses camarades de promo-tion. Et PaulNizan, bien sr,fauch par une balle alle-

    mande en 1940, avant davoir putenir toute sa place ; et RaymondAron qui, une fois Nizan et Camusdisparus, restaen dialogue avecSar-tre. Y eut-il, en effet, y a-t-il aujour-dhui des jeunes gens plus solides,plus travailleurs, plus appliqusquils le furent ? A travers Sartre,cest toute une gnration quelon voudrait ici rendre simplementhommage, ft-ce pour la contester.Elle a puissamment contribu clairer le monde. On nest jamaistropintelligent. Ou bienlintelligen-ce continue-t-elle doffenser ? Maiscelle de Sartre opre-t-elle encorepour notretemps ?

    Jim Crace ;Hubert Mingarelli ; Parti-pris :Philippe Djian,Ys Aillaudpage X

    Michel Onfrayet Rgis Debray,variations sur Dieu ;MoniqueCanto-Sperberpage XI

    RENCONTRES

    Sartre, cent ans de libertUn sicle aprs sa naissance, en 1905, lombre porte du petit homme , comme lappelaient ses amis de jeunesse, demeure considrable.

    Metteurs en scne de thtre et philosophes disent son actualit ainsi que celle de ses deux grands contemporains, Paul Nizan et Raymond Aron

    jacquesdepotier/paris-match

    LIVRES DE POCHE

    Grard Berrebyet laventuredes ditions Allia ;Armand Farrachi et LArt de la Fugue page XII

    FANTASTIQUEMais qui sacharne ainsi sur le Frre Mdard ? Les Elixirs du diable dE. T. A. Hoffmann, chef-duvre absoludu roman noirpage IX

    Vronique Bizot

    Une manire impressionnante de mler

    le vraisemblable et l'absurde, la douleur et

    le cynisme, la cocasserie et la noirceur.

    Bernard Pivot de l'Acadmie Goncourt,

    Le Journal du Dimanche

    Les sangliersD

    avid

    Balicki

    StockNOUVELLES

    a Michel Contat

    DES LIVRESVENDREDI 11 MARS 2005

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    L'tre et le Net

    De toutes les figures de Jean-Paul Sartre le penseur,lauteur, lhomme daction

    et dengagement , cest celle delcrivain que la Bibliothque natio-nale deFrance(BNF)a choiside pri-vilgier. Dune part, Sartre estdabordun hommede lcriture. Toutau long de sa vie, il na jamais cessdcrire,sauf lafin lorsquilest deve-nu aveugle. Dautre part, la BNF pos-sdeun fondsexceptionnel de manus-crits , explique Mauricette Berne,commissaire de lexposition.

    La prsentation suit ce chemindcriture, par tapes chronologi-ques, depuis la jeunesse jusqulaboutissement, L I diot de la

    famille, publi en 1971. Elle laisseaussi place aux uvres dartistesqui ont inspir Sartre, notammentLe Tintoret, ou ses proches, com-me Giacometti ou Wols.

    Ds lentre lEcole normalesuprieure, en 1924, le jeune hom-menoircit des carnets. Il correspondavec Simone Jollivet (la Camille desMmoires de Simone de Beauvoir),futurecompagne du metteur en sc-ne Charles Dullin. Elle contribue engager Sartre dans laventure duthtre.Dans unelettrede 1926,pr-sente laBNF,il luicrit : Jaisur-tout lambition de crer, () je ne

    peux pas voir une feuille de papier

    blanc sans avoir envie dcrire quel-quechosedessus. A la mme prio-de, le normalien dcide densei-gner la philosophie pour avoir leloisir de se consacrer lcriture : Cette profession secondaire mof-

    frirait le monde intrieur qui seraitle sujet mme de mes ouvrages litt-raires. Il rsume ses ambitions : Je veux tre Spinoza et Stendhal.

    En 1939-1940, il rdige quinzecarnets de son journal de guerre.Plusieurs des sept qui subsistentsont exposs, montrant une critu-re serre couvrant chaque centim-tre du papier prcieux en temps deguerre. A la Libration, Sartre, quia publi La Nauseet les pices dethtre Les Mouches et Huis clos,fait dj partie du Tout-Paris deslettres. Son choix dune littrature engage apparat ds le pre-mier numro de la revue Les Tempsmodernes, paru en 1945.

    Une large slection des uvresqui tmoignent dun engagementsurles questions racialeset colonia-les est prsente dans lexposition.En 1945, les Etats-Unis invitentune douzaine de reporters fran-ais. Sartre y part pour le quoti-dien Combat dAlbert Camus, etaussi pour Le Figaro. A la une de ce

    journal, le 16 juin 1945, on peutlire le dbut de sa srie Retour

    des USA, ce que jai appris du pro-blme noir . Il devient membredu comit de patronage de larevue Prsence africaine, fonde en1947. Plus tard, la guerre dAlgrielui donne loccasion de radicaliserses positions en faveur des cou-rants indpendantistes. Une photomontre son appartement de la rueBonaparte plastiqu en 1962 parlOAS pour la deuxime fois.

    Plusieurs documents des annes1950 nludent pas ladhsion qua-si aveugle de Jean-Paul Sartre auParti communiste franais, jusqula rupture en 1956, aprs lcrase-ment de linsurrection Budapest.Bon nombre de photos tmoi-gnent des voyages de Sartre etBeauvoir sur des lignes de front delpoque : ils sont aux cts d e CheGuevara Cuba, en 1960, ou Gaza en 1967. Lengagement pourla paix au Proche-Orient amnerala publication en 1977 dans LesTemps modernes des actes duncolloque runissant intellectuelspalestiniens et israliens chez lephilosophe Michel Foucault.

    espaces part

    Tout au long de lexposition, laparticipation de Jean-Paul Sartre la vie thtrale est prsente dansdes espaces part, qui, entours

    de tentures rouges, font penser des loges. On y voit des films deses pices, des ditions originales,des livrets de reprsentations.Dans un texte indit extrait desarchives de Charles Dullin, il expo-se sa conception de lenseigne-ment de lart dramatique, axe surle travail de lacteur.

    La BNF prsente aussi un entre-tien indit, recueilli en 1967 pour latlvision canadienne par Madelei-ne Gobeil Nol et Claude Lanz-mann. En une heure, ce document(dit prsent en DVD) constitueuneintroductionvivante aux grandsthmes de luvre de Sartre.

    En exposant de nombreuses pi-ces du fonds Sartre, MauricetteBerne espre que lvnement sus-citera une curiosit qui permettrade faire ressurgir des manuscritsdisparus . Il nexiste par exempleplus aucune trace du manuscrit ori-ginal de LEtre et le nant.

    Catherine Bdarida

    e Sartre, jusquau 21 aot. Biblioth-que nationale de France, quai Fran-ois-Mauriac, Paris-13e. Tl. :01-53-79-59-59.

    e Un catalogue qui suit litinrairede lexposition est publi (BNF/ Galli-mard, 292 p., DVD inclus, 48 ).

    LHRITAGE de Sartre et soncortge de questions hantent lasphre mdiatique. Et, par natu-re, les titres oscillent invitable-ment entre dnonciation ethagiographie. La Toile, quant elle, est plus froide. Elle est proc-

    cupe de lauteur et ne semblepas prise dans lemballement ducentenaire de la naissance delcrivain. Le fidle et imperturba-ble destrier Google, qui dhabitu-de se montre prompt dlivrerdes rponses dans lactualit ,nen fournit aucune. Il se conten-te , e xc use z du p eu , de814 000 rfrences multilingues.Quant Technorati, moteur derecherche pour les blogs, il recen-se quelque 5 272 notes, dont ladernire, au moment de notreconnexion, remontait 38 minu-tes. La raison de cette froideurapparente est simple : sur leWeb, Sartre bouge encore. Lessillons laisss par son uvresont perceptibles, mais ils par-tent en tous sens, de lintroduc-teur de la phnomnologie enFrance lintellectuel engag ou lcrivain.

    influence internationale

    Pour le nophyte, lencyclopdieouverte en ligne Wikipedia nousparat la meilleure ressource. Sonarchitecture de liens permet effec-tivement de faire le tour sinon deluvre, du moins de la biogra-phie de Sartre. Sur le site Alalettregalement, une brve introduc-

    tion cet homme-sicle, de soninfluence sur la philosophie lareprsentation de lintellectueldans la vie publique. Ou encore,pour une premire approche, lesite Philonet rsume, en une sim-ple page, les racines et les apports

    de la philosophie sartrienne. Maislune des meilleures biographies

    en ligne se trouve sur le site qu-bcois Encphi.

    Hors des dbats hexagonaux, leWeb est un bon outil pour mesurerlinfluence mondiale de Sartre. Lundes sites les plus complets estlamricain Sartre Online. Divis ensept rubriques (biographie, cita-

    tions, influences, thses, articles,liens, forum), il brosse un vastetableau de la vie et de luvre delauteur. Il renvoie utilement unautre sitequi sintresse plus spci-fiquement lexistentialisme ettablit une revue critique de cha-

    cun des textes de Sartre. Enfin,leurs forumsde discussionsontplu-

    tt anims. Curieusement, cest enlangueanglaiseque lontrouve faci-lement en ligne Lexistentialismeest un humanisme, sur le siteMarxist.org. Cette confrence don-ne par Sartre en 1946 fait aujour-dhui encore figure de manifeste.En anglais toujours, le site Don-

    johnr rpertorie tous les textes deSartre que lon peut lire sur la Toile.Enfin, lencyclopdie de la philoso-phie de luniversit Stanford propo-se unelecture intressante delcri-vain franais. Sans oublier la trssrieuse North American Sartre

    Society a ne sinvente pas , quirecrute des sartriens de tout poil etdite un journal et une newsletter.

    Surla Toile franaise, il est diffici-le de trouverdes extraitsen ligne.Il

    y a, bien sr, quantit de citations,et le site de Gilles Jobin, avec sonair un peu dsuet, remplit bien cetoffice. Plus srieusement, lessai deBertrand Saint-Sernin sur Pouvoiret figures politiquesdu malchez Sar-tre est lun des rares textes analyti-ques que lon trouve en ligne avecceux du site jpsartre.free.

    Mais Internet demeure un hautlieu de drision, et une petite ppi-te se promne sur le rseau. Elleavait t en son temps publiepar un magazine alternatif amri-cain, Utne Reader : le livre derecettes de Sartre. O Jean-Paul,plutt que de philosopher, dci-dait de rvolutionner la cuisine.Ce qui donne : Je voudrais crer

    une omelette qui exprime le nantde lexistence, et au lieu de cela,elle sent le fromage. Je la regardedans lassiette et elle ne merpond pas. Jessaie de la mangerdans le noir. Cela naide en rien.Malraux me suggre dutiliser du

    paprika. Boris RazonLeMonde.fr

    aDU 16 AU 18 MARS, colloque Trente (Italie), divis en trois sec-tions : Philosophie, histoire, her-mneutique ; Littrature etesthtique ; Lexistentialismephnomnologique, Bergson etHusserl ([email protected]).

    a LE 23 MARS, journe dtudes Paul Nizan ; lengagement dunphilosophe , avec plusieurs inter-ventions sur Sartre (Paris-VIII,Dpartement de philosophie, 1, ruede la Libert, Saint-Denis).

    aA PARTIR DU 4 AVRIL, sur FranceCulture : missions et magazinessont consacrs Sartre, notam-

    ment du lundi 4 au vendredi 15avril, de 20h30 21 heures, LesMmorables (srie darchives) ;durant la mme priode, de 11h30 12 heures, Les Chemins de laconnaissance ; samedi 30 avril de15 heures 17 heures, radiolibre avec Sylviane Agacinski,Alain Geismar et Claude Lanz-mann ; srie de dramatiques par-tir des pices, les dimanches 10, 17,24 avril et 8 mai ; les lundis 11, 18,25avril et9 mai,de 1 heure 6 heu-res, srie de Nuits .

    a JUSQUAU 9 JUIN, Paris, laGalerie Lo Scheer, les jeudis de18 20 heures, srie de rencontresautour du thme Le centenaire

    politique de Sartre. A-t-on raisonde se rvolter ? . Le 31 mars, Patri-ce Maniglier, les structures de larsistance ; le 14 avril, SylvianeAgacinski, Conversions partirdeSartre ; le19 mai, AnnieCohen-Solal, Juliette Simon et PatriceVermeren, Sartre et les Etats-Unis ; le 9 juin, Claude Lanzmann, Sartre et les Etats-Unis (14-16,rue de Verneuil, 75007 Paris).

    a LES18 ET 19 MAI, colloqueinterna-tional Amiens, lUniversitPicar-die-Jules Verne, sur le thme Sar-tre, lintellectuel et la politique .

    aDU 14 AU 18 NOVEMBRE, colloque Saragosse (Espagne), Sartre etson temps (Dpartement de phi-losophie, facult de philosophie etde lettres, cit universitaire,[email protected]).

    Litinraire dun crivainCest lhomme dcriture qua choisi de privilgier la Bibliothque nationale de France

    dans la grande exposition Sartre, en exploitant notamment son riche fonds de manuscrits

    QUELQUES MANIFESTATIONS

    JEAN-PAUL SARTRE

    ZOOM

    aSARTRE. LINVENTION DE LA LIBERT,de Michel ContatDivis en neuf sections chronologiques,louvrage illustr, qui parat dans une collec-tion dsormais bien installe, ne se contentepas dune iconographie troitement limite la personne de Sartre mais restitue lpo-

    que, le contexte culturel et politique (la mirede la RTF et la speakerine Catherine Lan-geais dans les annes 1950, lAlgrie,mai 1968). Lalbum dimages se fait alors

    guide de voyage dans notre propre temps historique. Un temps agit,contradictoire et passionn. Mais imaginerait-on Sartre isol derrireun fond blanc et immobile dans le studio dun photographe ? Le textequi accompagne ce parcours est inform et enjou. Mme sil le recou-pe parfois, cet ouvrage complte le catalogue de la BNF.Textuel, Passion , 192 p., 49 .

    aCAMUS ET SARTRE. Amiti et combat, de Ronald AronsonPour cet essayiste, spcialiste de Sartre aux Etats-Unis, Camus et Sar-tre ont en commun davoir t aveugls face aux violences de leurscamps respectifs. Il faut donc les lire pour avoir une vision compltede leur temps. Lauteur a rassembl toute la documentation ncessai-re sur lamiti puis la querelle qui opposa les deux crivainsTraduit de langlais (Etats-Unis) par Daniel B. Rocheet Dominique Letellier, d. Alvik, 2, rue Malus, 75005 Paris, 370 p., 20 ,en librairie le 17 mars.

    aDICTIONNAIRE SARTRE,sous la direction de Franois Noudelmannet Gilles PhilippeDe la parabole sur l Absence de Pierre dansLEtre et le Nant Lena Zonina , que Sartre ren-contra Moscou en 1962, ce dictionnaire comportequelque huit cents notices dues soixante spcialis-tes, embrasse la totalit de lunivers sartrien.uvres, noms, vnements et notions sy ctoientselon les hasards de lalphabet. Comme le remar-quent les auteurs, certaines entres sont plus riches

    que dautres : ainsi Anti (amricanisme, communisme, sartrismes)ou Guerre (froide, de Core, dAlgrie). Erudit et document,louvrage invite la lecture vagabonde et dsordonne.Ed. Honor Champion, Dictionnaires & Rfrences , reli, 542 p., 70 .

    a LA CRMONIE DE LA NAISSANCE, de Benny LvyLes textes rassembls (par Gilles Hannus) dans ce volume tmoignentdu parcours de Benny Lvy en direction du rel juif , aprs son dia-logue de 1980 avec Sartre (LEspoir maintenant, Verdier, 1991). SelonBenny Lvy, ce dialogue constitua, au-del du scandale quil pro-voqua sur le rapport du philosophe avec le judasme, et propos des aveux ( extorqus selon Beauvoir), la fois un acte de naissanceet un arrachement quitter Sartre grce Sartre . Au cours dunsminaire de lInstitut dtudes lvinassienne de Jrusalem(2002-2003), Bny Lvy, propos de ce scandale compltementidiot , qualifia Beauvoir d inintelligente .Verdier, 122 p., 12 .

    a LE CONCEPT DEXISTENCE. Deux tudes sur Sartre,de Franois George MaugarloneReprise, un peu lague, de deux essais philosophiques qui firent datedans les tudes sartriennes lors de leur premire publication en 1976. Jai retranch quelques phallus lacaniens et jai mis de leau aroniennedans mon vin marxiste , crit lauteur.Ed. Christian Bourgois, 300 p., 23 .

    aSARTRE DE LA NAUSE A LENGAGEMENT, dAlfredo Gomez-MullerLauteur, professeur de philosophie lInstitut catholique de Paris,analyse ce quil nommela conversion de Sartre, qui lamena de lin-dividualisme davant-guerre une forme de comprhension renouve-le de la question du sens et de la valeur . Ce nest pas seulement ladimension biographique qui est ici en question mais toute la concep-tion sartrienne du sujet comme universel singulier .Ed. Le Flin, 234 p., 18,70 .

    aSARTRE UN PENSEUR POUR LE XXI e SICLE,dAnnie Cohen-SolalRetoursur lesimages, comment parAnnie Cohen-Solal, biographe de lcrivain (Gallimard, 1985 et Folio-Essais , 1999). En 1977, Gilles Deleuzenotait : Cest stupide de se demander si Sartre est

    le dbut ou la fin de quelque chose. Comme toutesles choses et les gens crateurs, il est au milieu, ilpousse par le milieu. A partir de ce milieu lauteur et les documentalistes qui ont travaill cet agrable volume mettent en lumire une po-

    que qui na pas eu encore le temps de se figer en une nostalgie sansvie. Pourquoi veut-on que le vivant soccupe de fixer les traits du mortquil sera ? , demandait justement lauteur des Chemins de la libert.Gallimard, Dcouvertes , 160 p., 13,90 .

    aSARTRE, LIMPROBABLE SALAUD, de Bernard LallementProche de Sartre, avec lequel il fonda Libration, Bernard Lallement at lun des tmoins de la vie du philosophe, dont il brosse le portrait.Le Cherche Midi, 240 p., 15 , en librairie le 15 avril.

    a LES CHEMINS DE LA LIBERT DE SARTRE. Gense et criture(1938-1952), dIsabelle GrellLauteur sattache tudier la conception et lcriture des Chemins de laliberten lesrapportantaux vnementshistoriqueset auxengagementsdeSartre. Grce diversbrouillons etplans,elle reconstitue cequi auraitpu tre la fin du dernier volume, La Dernire Chance, rest inachev.d. Peter Lang SA, Hochfeldstrasse 32, CH-3000, Berne, 9, 204 p., 44 , enlibrairie en avril.

    SIGNALONS GALEMENT, EN POCHE :Sartre,Stendhal etla morale, oula Revanche deStendhal, de PaulDesal-mand (Pocket, Agora , 112 p.,).Sartre, de Denis Bertholet, reprise dune biographie publie en 2000Perrin, Tempus , 596 p., 11 ; du mme auteur, Sartre, lcrivainmalgr lui(d. Infolio, 1, rue du Dragon, 75006 Paris. 128 p., 11 ).PLUSIEURS DOSSIERS ET NUMROS SPCIAUX DE REVUESparaissent loccasion de cet anniversaire :Magazine littraire, hors-srie, no 7 : Jean-Paul Sartre, la consciencede son temps (6,20 ).La Rgle du jeu, janvier, no 27 : Christian Delacampagne prsente lescommunications dun colloque Sartre qui eut lieu Baltimore enoctobre 2004 (Grasset, 15 ).Revue internationale de philosophie, no 231, janvier : Le thtre de

    Jean-Paul Sartre , avec un texte indit (50, avenue Franklin-Roose-velt, 1050 Bruxelles).Rue Descartes, no 47 : Sartre contre Sartre (revue du Collge inter-national de philosophie, 15 ).Cits, no 22 : Dossier Sartre (PUF, en librairie le 9 avril).

    Slection tablie par P. K.

    LIENS INTERNET

    Colloque de CerisyDu 20 au 30 juillet, Cerisy-la-Salle, un colloque Jean-PaulSartre : Ecriture et Engagement , est organis par Michel Rybalkaet Michel Sicard. Inscriptions et programme complet :Centre culturel international de Cerisy-la-Salle.Une premire dcade consacre Sartre avait eu lieu en 1979,peu avant la mort du philosophe.CCIC, 21 rue Boulainvilliers, 75016 Paris, www.ccic-cerisy.asso.fr

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Paul_Sartrehttp://www.alalettre.com/sartre-intro.htmhttp://mper.chez.tiscali.fr/auteurs/Sartre.htmlhttp://www.cvm.qc.ca/encephi/CONTENU/philoso/Oeuvresartre

    .htmhttp ://www.jpsartre.orghttp://www.dividingline.com/private/Philosophy/Philosophers

    /Sartre/sartre.shtmlhttp://www.marxists.org/reference/archive/sartre/works/exist

    /sartre.htmhttp://members.aol.com/donjohnr/Philosophy/Sartre.html#Textshttp://condor.stcloudstate.edu/~phil/nass/home.htmlhttp://plato.stanford.edu/entries/sartrehttp://www.gilles-jobin.org/citations/?au=319http://www.philagora.net/ph-prepa/sartre1.htmhttp://jpsartre.free.fr/page0.htmlhttp://www-berkeley.ansys.com/wayne/sartre-cookbook.html

    II /LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005

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    Un homme libre, expos au vent de lhistoireJean-Paul Sartre avait conu pour lui-mme ce grand projet : tre la fois Spinoza et Stendhal . Sa vie durant, de La Nause (1938)

    LIdiot de la famille (1971), il prcisera sa vision radicale de lexistence

    Ses amisde jeunesselappe-laient le petit homme ,peut-tre parce quils lesavaient promis la gran-deur.Lui-mme nen dou-

    tait pas, du moment quelle nedpendait que de lui. RaymondAron se souvient quil admirait las-surance de son petit camarade.Kant, Hegel ? Et pourquoi pas ? Ildit aussique les normaliensde cettegnration se demandaient qui deSartre et de Nizan, les insparables,serait clbre le premier et qui leseraitpour toujours.Lui-mmepen-sait que Sartre crerait en philoso-phie et Nizan en littrature.

    Sartre raconte quil se pensaitcomme un grand homme au futur,vivait sa jeunesse comme celle du jeune Sartre que dtailleraientles biographies. Mieux encore, ilavait conu ce grand projet : tre la fois Spinoza et Stendhal .Quand Simone de Beauvoir le ren-contra, au printemps de 1929, ellefut frappe par cette belle convic-tion, par linpuisable jaillissementdides et de thories quil produi-sait, mais aussi, quand il lui fit lireses premiers essais, par leur mala-dresse. Il tait arriv Sartre uneaventure mtaphysique : il taitn. Cet accident arrive tout lemonde, mais chez lui la naissanceprit un tour vritablement ontolo-gique : elle tait pure contingence.Autrement dit, elle aurait pu aussibien, sentait-il, ne pas se produire.Plus tard, quand il interprta lesconditions particulires de sonenfance, dans Les Mots, il crivit : Ma chance fut dappartenir unmort : un mort avait vers les quel-ques gouttes de sperme qui font le

    prix ordinaire dun enfant et ilsen flicita : orphelin de pre,cest ce mort en bas ge quildevait de ntre pas rong par le

    chancre du pouvoir et de ne pasavoir de surmoi. Il tait donc detrop et ce caractre surnumrairedevait lui donner lintuition quecest l le propre de lhomme. Som-me toute, il tait de naissance lephilosophe de la libert parce quilavait vcu ds la petite enfancenotre condition dtres sans desti-nation autre que celles que nouspouvons nous donner nous-mmes. Cela vous assure une cer-taine avance dans la vie.

    Encore faut-il trouver la formequi confrera cette dcouvertevaleur de vrit universelle. Sartre ymit du temps. Aron, arm de lida-lisme kantien, avait dmoli une une ses thories, sans le convaincre.Il creusait son sillon, obstinment,sr davoir raison parce quil vivaitce quil pensait, quand Aron allaiten lgant jouer sur des courts detennis. Pendant que son camarade

    Nizan, fort de son engagement auxcts des damns de la terre inscritsau PCF, donnait dans des romansvirulents la charge contre la classeennemie du genre humain, la bour-geoisie, Sartre, emptr dans unnoclassicisme hritde Valry, pro-posaitdes mythes sur la Lgende dela vrit en essayant den reconsti-tuer lhistoire. Puis, sur le conseil du

    bon Castor, ainsi quil appelait sacompagne, il se dcida donner laforme dun roman lexprienceconstitutivede sa personne. Modes-tement, il nomma cette entrepriseson factum sur la Contingence .Le Castor torditle nez quandelle enlut une premire version, criteau Havre o il enseignait la philoso-phie : cela sentait encore trop sonprof. Ne pouvait-il y mettre un peudu suspense quils aimaient au cin-ma et dans les romans amricains ? Berlin, o il tait all dcouvrirHusserl et Heidegger dans le texte,en 1933-1934, pendant quun cer-

    tain Adolf Hitler consolidait sonpouvoir, il reprit le factum de fonden comble.

    Beauvoir, quil dcrivit plus tardcomme un des tmoins sourcilleuxqui ne[lui] passent rien , ne fut pasencore convaincue. Il remit doncson manuscrit sur ltabli, rabota,polit, resserra. Mais ce manuscritamlior, intitul Melancholia ,neut pas lheur de plaire aux lec-teurs de Gallimard. Sartre se sentitrefus dans son tre mme, et com-me une jolie jeune personne quilconvoitait le refusait aussi, il plon-geadansla dpression,secrut pour-suivi par des langoustes et des cra-bes, se pensa victime dune psycho-se hallucinatoire chronique, augrand agacement de sa compagnequi trouvait quil se complaisaitdans la folie. Il cessa donc dtrefou, fit intervenir Charles Dullinauprs de son ami Gaston Galli-mard ; celui-ci accepta ltrangeroman, proposa pour titre La Nau-se, etSartre consentitde bonnegr-ce ldulcorer quelque peu de sesaspects populistes et obscnes. Onconnatla suite.Succs critique, prixGoncourt manqu de peu, publica-tion de nouvelles et darticles reten-tissants dans La NRF, dont un surMauriac qui plongea le romanciercatholique dans un silenceperplexe.

    Quest-ce que Sartre a apport aumonde littraire avant la guerre etqui clatera vritablement aprs ?Une vision radicale de la conditionhumaine. Non pas politique, maisontologique : ltre humain est livr langoisse ds quil considre sonexistence dans sa vrit. Il est cequil nest pas et nest pas ce quil

    est, et cette distance soi, cetteimpossibilit de concider avec soinest rien dautre que la libert de laconscience.

    Husserl a appel cette projectionde la conscience vers les chosesl intentionnalit . Lhomme esttout entier dehors, dans le monde,expos au grand vent du rel. Il nya pas dintriorit, ce quon appellela vie intrieure est une mystifica-tion, une vaine complaisance auxmythes de la personne unique etexquise. La phnomnologie nousdlivre de Proust et de la psycholo-gie. Limagination est cette facult

    de nantiser qui est propre laconscience et lui confre la libert.Celle-ci na rien dun cadeau, toutaucontraireelleengage larespon-sabilit, dautant plus quil estimpossiblede la fuir,sauf mentirsoiet auxautresparla mauvaise foi.Mais elle permet aussi la grandeuren quoi consiste une vie assumecommelibert, contre tousles dter-minismes, y compris celui de lin-conscient.

    Ces thmes de lexistentialismesartrien ou de lexistentialismeathe (par opposition lexistentia-lisme chrtien qui a sa source chezKierkegaard) et qui seront formali-ss, conceptualiss dans LEtre et leNant (1943), sont dj en placedans les crits que Sartre publie aucours des annes 1930. La guerre valui servir les approfondir, lesdvelopper.

    La guerre est la grande chance desa vie, peut-on dire au risque dunscandaleux paradoxe. la Libra-

    tion, Sartre commencera son articlesur La Rpublique du silence par cette phrase devenue clbre : Jamais nous navons t plus libresque sous lOccupation allemande. Libres parce quexposs, dans unesituation-limite, la vrit de lacondition humaine et confrontsaux choix les plus extrmes. Il estsouvent reproch Sartre, surtoutdepuis quil est mort, de navoir past fusill ou au moins tortur,davoir rsist en crivant au lieu dele faire les armes la main. Denavoir t ni Jean Cavaills ni Ren

    Char. En somme davoir t Sartre.Davoir crit Les Mouches, Huis clos,LEtreetle Nant, aulieudavoir des-cendu des Allemands ou fait sauterdes trains. Que lui se le soit repro-ch, aprs, on peut le comprendre ;que dautres, surtout ceux qui lontlu, lui fassent le reproche davoircrit,cest farce.La rsistance dcri-vain et de philosophe de Sartre estirrprochable.

    Les reproches, si on tient lui enfaire, portent sur la manire dont ila justifi et argument ses choixpolitiques de laprs-guerre et desannes 1950 et 1960. On peutaujourdhui prfrerles objectifsdu

    Rassemblement dmocratique rvo-lutionnaire qu il anime en1948-1949 (donner un contenuconcret aux droits abstraits de ladmocratie par la cration duneEurope socialiste et rvolution-naire) aux attendus de la positionde compagnon de route quil prenden faveur du Parti communiste de1952 1956 (dfendre le parti parcequil reprsente les intrts de laclasse ouvrire et quil est rprim,dfendre le bloc sovitique dans laguerre froide parce quil est moinsarm que le bloc atlantique et a

    donc plus de raisons de vouloir lapaix).

    Mais ces positions ne sont jamaisque de la politique et ce qui nousimporte est ailleurs, dans le fait queluvre que Sartre poursuit dansles annes litigieuses (aux yeuxde Bernard-Henri Lvy, par exem-ple) est proprement parler celledun gnie.LesChemins dela libert,cette mise lpreuve de la libertelle-mme parlexprimentationlit-trairedans laligne duromanam-ricain et de son ralisme subjectif.Saint Genet, cette prodigieuse psy-chanalyseexistentielledun crivainpar un autre crivain. Les Mains

    sales, Le Diable et le Bon Dieu, LesSquestrs dAltona, ces interroga-tions passionnes sur ce que nousfaisons quand nous sommes prispar lhistoire. La Critique de la rai-son dialectique, cet effort gigantes-que pour comprendre comment lalibertse mue en contre-finalit dslors que lacte sinscrit dans le mon-de matriel et comment le groupeseptrifieparle serment dese conti-nuer une fois passes les conditionsde son surgissement. Les Mots, cettefaon ironique de se congdier soi-mmeen dmystifiant cequi vous aconstitu. LIdiot de la famille, cette

    entreprise danthropologie totali-sante o lindividu Flaubert et sonprojet de verser le monde toutentier dans limaginaire deviennentune saga de lcriture dans un mon-de historique rendu intelligible.Autant duvres qui donnent unevue sur lhomme o les mystres sedissipent sous les feux de lintelli-gence la plus agile et vigoureuseque le XXe sicle ait connue.

    On peut tre fier davoir tcontemporain de cet homme-l,

    Jean-Paul Sartre, mouvant, drle,fraternel. Il avait 60 ans quand jelai connu, il tait couvert de gloire un point quaucun crivain fran-ais navait connu avant lui, il irra-diait de dynamisme, il exaltait envous tous les refus, tous les espoirs,tousles projets.Il ignorait complte-ment quil tait Sartre, cet Autreque les jurs du Nobel avaient vou-lu ptrifier en statue de lui-mme,tout ce dont il avait horreur. Ilaimait la vie, ne se mentait pas, nedisait pas la vrit, dans lintimit, celles qui ne voulaient laccepter ; ilne sen dsolait pas, ne se rongeaitpas de culpabilit. Il allait delavant, je lai toujours connu ainsi,mme diminu, sans souci de cequil laissait derrire lui, dlivr decequi entrave tant leshommes : lin-trt. Fidle au beau mandatdtre infidle tout , libre il a t,libre il reste,exposau vent delhis-toire, au souffle pais et brlant dumonde. Un grand vivant qui nestpas mort, car il sest transform ence quil tait, un appel la libert.

    Jamais nous navons t plus libresquoccups des ides de Sartre.

    Michel Contat

    DATES

    bridgem

    an/giraudon

    1905 : Sartre nat Paris, le21 juin.

    1929 : sort premier lagr-gation de philosophie. Simo-ne de Beauvoir est deuxi-me.

    1933-1934 : Berlin, lit Hus-serl et Heidegger.

    1934-1936 : professeur dephilosophie au Havre.

    1937 : professeur au lycePasteur, Neuilly.

    1939 : La guerre a coupma vie en deux.

    1941 : libr de captivit.1951 : Le Diable et le Bon

    Dieu.1952 : se dclare compa-

    gnon de route du Parti com-muniste.

    1959 : Les Squestrs dAlto-na, contre la torture.

    1964 : Les Mots. Refuse leprix Nobel de littrature.

    1971 : LIdiot de la famille.1980 : meurt le 15 avril

    Paris. Il est enterr par unefoule de 50 000 personnes..

    UNE BIBLIOGRAPHIE SUBJECTIVE

    YVESM

    ANCIET/RAPHO

    archive

    sditionsgallimard

    JEAN-PAUL SARTRE

    Ci-dessus, gauche : Sartre lpoque de son service militaire (1929-1931). En haut droite, le philosophe attabl avec Boris et Michle Vian et Simone de Beauvoir, en 1946.En bas droite : avec Simone de Beauvoir, Tamanrasset, dans le dsert algrien (1950)

    Ltre humain est livr langoisse

    ds quil considre son existence

    dans sa vrit. Il est ce quil nest pas

    et nest pas ce quil est

    La Nause, Gallimard, 1938. Sa plus grande russitelittraire. Toujours dcapant.

    Esquisse dune thorie des motions, Hermann,1938. La meilleure introduction la pense de Sartre.On se met en colre , ce qui veut dire quon choisitcette motion pour rpondre (mal) une situation.

    LEtre et le Nant, Gallimard, 1943. Beaucoup moinsdifficile quon le dit et beaucoup plus important quele dit lUniversit. La philosophie ltat pur dans lavie quotidienne.

    Situation I, Gallimard, 1947. Ses critiques littraires.Faulkner, Dos Passos, Mauriac.

    Le Diable et le Bon Dieu, Gallimard, 1951. Sa plus

    grande uvre dramatique. Le rival athe de PaulClaudel.

    Saint Genet, comdien et martyr, Gallimard, 1952. Laprface (500 pages) aux uvres compltes de JeanGenet.Un chef-duvre hrtique tous points de vue.

    Les Mots, Gallimard, 1964. Son chef-duvre pourceux qui naiment pas trop Sartre.

    LIdiot de la famille, Gallimard, 1971 et 1973. Le Sar-tre qui irrite tout le monde, mme les sartriens, etpourtant la plus dcidment gniale de ses uvres.

    Carnets de la drle de guerre, Gallimard, 1995. Sansconsigne ni contrainte, une criture en totale libert etqui touche tout. Le plus important des posthumes.

    LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005/III

  • 8/7/2019 SARTRE, Jean-Paul Sartre, cent ans de libert. Le Monde des livres (vendredi 11 mars 2005)

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    Tard dans le XX

    e

    sicle, lenom de Jean-Paul Sar-tre trna, souverain, aucentre de la scne intel-lectuelle franaise. Les

    nouveaux venus, sils dsiraient sefaire une situation, devaientdabord prendre leurs marques parrapport lidole existentialiste. Ettenter, si possible, de ne pas touf-fer.Evoquantcette poque, le philo-sophe Jacques Derrida rappelaitquau temps de sa jeunesse, lom-bre de Sartre, il sagissait simple-ment de survivre . Derrida maisaussi Foucault, Deleuze ou encoreBarthes : cest lensemble dunegnration qui sest peu ou prouconstruite contretoutce querepr-sentait () lentreprise sartrienne ,selon les termes utiliss par PierreBourdieu dans un tmoignage pos-thume (Esquissepour unesocio-ana-lyse, Seuil, 2004).

    Quatre dcennies plus tard, ledcor a bien chang. La cohorteaujourdhui dominante est celle-lmme qui vina Jean-Paul Sartreaprs lui avoir rendu hommage.Celui-ci demeure encore prsentparmi nous, certes, mais son uvrenest plus centrale. Elle ne structureplus le dbat dides. A luniversit,le corpus sartrien constitue biendavantage un objet dtude quuneressource thorique. Et sil arriveaux jeunes gens de retrouver sa tra-ce, cest dsormais la marge.

    Chemin oblique, rencontre indi-recte : Dans les tudes littraires, setourner versSartre, cest de lordre dudtour , note Marielle Mac,31 ans, chercheuse au CNRS. Ainsiles tudiants qui sintressent JeanGenetiront-ilsfrquenterSartre parricochet,tout commeceux quiabor-dent la sociologie du champ littrai-re propose par lcole Bourdieu.Cest surtout au lyce que lauteur

    des Mots demeure un passage obli-g, alors que lUniversit, elle, lemobiliserarement entant quetho-ricien de la littrature : Le soupon

    port sur le roman thse et le th-treengaga longtempsdvaloriscet-te uvre, au profit dinterrogations

    plusformalistes.Comme critique litt-raire,Sartrea tclips.Mais depuis

    peu, on constate un certain retour dusouci thique. Et sil y a bien un pointoSartrepeuttreutile, cestsur cettequestion du face--face entrele mon-de et la littrature, sur ce renouveaudun engagement qui appelle uneautre rponse que la seule criture ,note Marielle Mac.

    Ancienne lve de lEcole norma-le suprieure, cettejeune enseignan-te na vraiment dcouvert Sartrequepar raccroc, latoutefinde soncursus universitaire. Cest--dire endoctorat,au cours dun travail sur legenre de lessai au XXe sicle :

    Jaitoutde suitet emporteparleSartre essayiste, qui a su tablir unesolidarit trsneuve entrestyleet pen-

    se, entre criture et concept ,confie-t-elle.

    Et cest cette mme nergie stylis-tique, cette mme confiance dans laprose dide quisduisentle philoso-phe Elie During : LEtre et leNant peut se lire entirement com-me un recueil dexemples, rempli de

    figures et danecdotes. Le garon decaf, le skieur qui dvale les pentesCette prise directe de la philosophiesur les situations les plus ordinaires,

    cest aussi un rapport direct avec lesconcepts. Il y a dans la manire deSartre, en dpit du style dialectique,quelque chose qui sapparente lart brut. Sartre, on na pas besoinde lutiliser pour en avoir besoin. Il estl en cas de coup dur, comme le rap-

    pel ncessaire que la philosophie estpossible sous sa forme la plus libre ,senflamme-t-il.

    Et pourtant : ce normalien de32 ans achve une thse consacre

    au trio Bergson/Wittgenstein/Poin-car, et Sartre en est totalementabsent.Toutcommeil estabsentde

    la plupart des travaux et enseigne-mentsdans lesdpartements de phi-losophie. Lui qui na jamais t donn au programme de lagr-gation, y apparat au mieux commeun acteur secondaire du grand dra-me phnomnologique europen,derrire les premiers rles Husserl,

    Heidegger et Merleau-Ponty. Sar-tre, cest un peu le philosophe pourterminales. Aprs le bac, on se ditquil est temps de passer aux choses

    srieuses, et on a presque honte de leciter , sourit During. Non sansrappeler le curieux statut qui estdsormaiscelui du penseur existen-tialiste, y compris chez les philoso-phes qui sy rfrent : Il est omni-

    prsent,oui, maison netravailleaveclui que sur les bords, la marge.

    Largement dlaiss comme tho-riciende lalittratureet commephi-losophe,Sartre est-il davantagesol-liciten tantquepenseur delman-

    cipation ? Celui qui prtendaitaccompagner partout la lutte desopprims est-il mis lhonneur par

    les savoirs domins , les discipli-nes parias ? Rien nest moinssr. Prenons lexemple des tudesdites postcoloniales , quidcons-truisent les savoirs europens telsquils se sont constitus lge desempires, en liaison troite avec lespolitiques de puissance. Sartre y est

    peu prsent, comme en atteste PapNdiaye, matre de confrences lEcole des hautes tudes en scien-ces sociales (EHESS) : On peut letrouver ici ou l, sous la forme de

    petits coups de chapeaux lintellec-tuel anticolonialiste. Mais les pointsdappui, dans ce domaine, ce sont

    prcisment des auteurs qui lontmarginalis, et dabord Michel Fou-cault et Edward Sad , note cetamricaniste de 38 ans.

    A ses yeux, les textes o Sartreclbra jadis la ngritude sontdailleurs devenus illisibles . Ain-si de la fameuse prface aux Dam-ns de la terre, de Franz Fanon(1961) : Lexaltation de la racenoire sy exaspre dans un quasi-appelau meurtre desEuropens.Unetelle radicalit la isol. Cette prfaceest une sorte de monument, souventcit, rarement visit, incroyablementdat et problmatique. Aux Etats-

    Unis, Fanon est encore lu et discut,alors quen France, on peut dire quila tplombparla prfacedeSar-

    tre. Quand je parle de Fanon destudiants, il faut que jpelle sonnom , tranche Pap Ndiaye.

    Penseur de toutes les domina-tions, sociales et coloniales, maisaussi sexuelles, Sartre ne semblepas beaucoup plus sollicit par lesthoriciennes du fminisme

    contemporain. Exception faite,peut-tre, dun courant venu desEtats-Unis, qui puise dans la Criti-quede laraisondialectiquepourla-borer une doctrine existentialiste(anti-naturaliste et anti-essentialis-te) des identits sexues : Lideest denvisager le fminisme commeun mouvement pluriel, au seinduquel merge un vritable sujet col-lectif : par exemple, le racisme vientmoduler la domination de genre, etune femme afro-amricaine dunmilieu dfavoris ne fait pas la mmeexprience de loppression sexistequune femme blanche de la middleclass. Lessentiel est de comprendreque cette multiplicit des expriencesnempche pasla solidarit entretou-tes les femmes , analyse Elsa Dor-lin,30 ans, quivientde soutenirunethse sur les relations entre sexe,race et mdecine lge classique.Cofondatrice du rseau Efigies ,

    qui regroupe des jeunes chercheursen tudes fministes, genre etsexualits , cette philosophe na

    pourtant jamais tudi Sartre luniversit : En cela, je ne croispas tre un casisol. Jai croisSartre par des chemins dtourns, extrme-ment sinueux. Je lai lu toute seule, et

    par lentremise de Simone de Beau-voir ! , confie-t-elle.

    Mme constat du ct des tudesgaies et lesbiennes, enfin. Tandisque les figures de Derrida, Bourdieuet surtout Foucault y triomphent,Sartre est boud, voire considr,dans sa premire priode, commeun penseur homophobe, ainsi que

    laffirment encore des Entretiens surla question gay qui paraissent ces

    jours-ci aux ditions H & O (168 p.,15 ). Ancien militant du Fronthomosexuel daction rvolutionnai-re(FHAR),JeanLe Bitouxy rappelleaussi, nanmoins, quen 1971, cestdans le journal maoste Tout !, dontSartre tait directeur, que furentpublis les premiers manifestes duFHAR.Bien plus,un spcialistecom-me Louis-Georges Tin, fondateurde la Journe mondiale contrelhomophobie et par ailleursauteur dune thse sur la tragdiepolitique au XVIe sicle, considrequen dernier ressort, lavnement

    dune politique gay et lesbiennedoit beaucoup plus Sartre quFoucault.

    Pour le comprendre, il convientunefoisde plus demprunterun sen-tier dtourn : Analysant lHistoirede la sexualit, Foucault parlaitdune hypothse rpressive, et sem-blait par l mettre mal la basemme du militantisme homosexuel.Sartre, lui, prend bras le corps lesquestions de lalination, de la honte,de lintriorisation du regarddautrui.Ses psychanalysesexistentiel-lespermettentde comprendre lesposi-tions marginales, celles de lartiste, delhomosexuel, du ngre ou du juif. Ce

    faisant, il anticipe sur la notion destigmate chez Erving Goffman, etde violence symboliquechez Bour-dieu. Aujourdhui, tout le monde citeFoucault, mais quand on parledhomophobie, quon sen rendecompte ou non, on contourne un cer-

    tainfoucaldismeordinaire.Et au pas-sage, on rcupre Sartre Jean Birnbaum

    Mai 1968 : Jean-Paul Sartre la Sorbonne

    Beauvoir et son cher petit tre La complicit de lcrivain et de son charmant Castor

    Les dvots de tous bords vou-draient aujourdhui que cettehistoire nait pas eu lieu, que

    ce compagnonnage de toute uneexistence entre Jean-Paul Sartre etSimone de Beauvoir (1908-1986)soit une erreur, voire un menson-ge. Les pieux sartriens aimeraientbien effacer Beauvoir sur la photo,ou tout au moins la relguer dansun petit coin, et ne craignent pasde dire lgamment quelle aemmerd Sartre toute sa vie .

    Quant certaines fministes, ousupposes telles,dsormaistrs cri-tiques lgard de Beauvoir, ellesse demandent comment elle a pudemeurer amoureuse de ce machiste dguis , en outreassez laid, et comment elle a purenoncer, seffaant devant cethomme, sonpropredestin dephi-losophe.

    Evidemment, ce propos desMmoires dune jeune fille rangeleur dplat infiniment : Ctait la

    premire fois de ma vie que je mesentais intellectuellement domine

    par quelquun. () Sartre, tous lesjours, toute la journe, je me mesu-rais lui, et dans nos discussions, je

    ne faisais pas le poids. Aveu defai-blesse, ou lucidit ?

    Cettelucidit, quelui dnientcel-les qui la disent soumise Sar-tre , Simone de Beauvoir la raf-firme tout au long de son uvre,notamment dans son travail demmorialiste, o son talent plusque dans les romans est sonmeilleur. Il sagit, rappelle-t-elledans La Force de lge, de faire, en un compte-rendu () dnu detoute proccupation morale , lachronique dune poque et de sapropre vie.

    sa mort nous spare

    A-t-elle vraiment, cause decelui quelle appelle dans ses let-tres son bon petit philosophe ,dsert le domaine de la pense ? Je savais trs bien, prcise-t-elledans La Force de lge, que monaisance entrer dans un texte venait

    prcisment de mon manque din-ventivit. Dans ce domaine, lesesprits vritablement crateurs sontsiraresquil est oiseux de me deman-der pourquoi je nessayai pas de

    prendre rang parmi eux ; Jetenais dabord la vie, sa prsen-

    ce immdiate, et Sartre dabord lcriture. Cependant, comme je vou-lais crire et quil se plaisait vivre,nous nentrions que rarement enconflit.

    Lentente, pendant des annes,dun homme et dune femme danslexercice dune vraie libert estinsupportable. Alors il faut tenterde la nier, caricaturer Beauvoir, cequi est fait constamment avecplus ou moins de talent. Certes, deMmoires dune jeune fille range La Crmonie des adieux (on lui areproch de dcrire Sartre maladeet affaibli),en passant par LesMan-darins, elle na cess daggraverson cas Dans Les Mandarins, prixGoncourt1954, Dubreuilh, person-nage inspir par Sartre, est dcritcomme quelquun qui aura tou-

    jours lair aussi jeune cause de ses yeux normes et rieurs qui dvo-raient tout .

    Mme Simone de Beauvoir sedfend davoir crit un livre clef,crivait en 1954 Emile Henriotdans Le Monde. Ny recherchonsdonc pas des ressemblances trs pr-cises, mais la situation dans laquelleM. Sartre sest trouv est la mme

    que celle des hros du livre, dansune atmosphre analogue. Et ilajoutait : Est-ce donc laffaire descrivains de faire de la politique etde vouloir rformer le monde parcequils savent tenir une plume et sontbons au jeu des ides ? Ou faut-ilquils soientcondamns ne produi-re quune littrature de propagan-de ? Voil le sujet dun grand livre, etcelui de Mme de Beauvoir (580 pages

    de texte serr) en est un ; jusque-l leplus important de lanne.

    A la dernire ligne de La Crmo-nie des adieux, Beauvoir donne sapropre conclusion de laventure : Sa mort nous spare. Ma mort nenous runira pas. Cest ainsi ; il estdjbeauquenosviesaientpu silong-temps saccorder. Des vies quon arevisites, aprs leur mort tousdeux,en dcouvrant leurcorrespon-

    dance.L encore, les interprtationsdivergent, et beaucoup moquent les cher petit tre , cher petit vousautre , mon doux petit , de cellequi signe souvent votre charmantcastor . Cest pourtant bien lusa-ge de codes mystrieux, de mots

    jugs ridicules par les autres ,quon reconnat ceux qui saimentdans la complicit.

    Jo. S.

    Pour la jeune gnration, un claireur la margeIls sont trentenaires, chercheurs et spcialiss dans divers domaines, de la littrature la philosophie en passant par les tudes gaies et lesbiennes.

    Nous leur avons demand si leur itinraire intellectuel avait t marqu par la figure et luvre de Sartre

    claudedityvon

    coll.

    centreaudiovis

    uelsimonedebeauvoir

    JEAN-PAUL SARTRE

    Sartre et Beauvoir,en 1947

    A luniversit, le corpus sartrien

    constitue bien davantage un objet dtude

    quune ressource thorique

    On na pas besoin

    de lutiliser pour

    en avoir besoin. Il est

    l en cas de coup dur,

    comme le rappelque la philosophie

    est possible sous sa

    forme la plus libre

    IV /LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005

  • 8/7/2019 SARTRE, Jean-Paul Sartre, cent ans de libert. Le Monde des livres (vendredi 11 mars 2005)

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    Il enferme ses personnages

    Il nest pas excessif de dire queSartre a domin la scne fran-aise pendant la dizaine dan-

    nes qui commence en 1943, avantdtre doubl sur sa droite par lethtre dit de labsurde (Ionesco,Beckett, Vauthier) et sur sa gau-che par le brechtisme, dont lamon-te en puissance date de la venue Paris du Berliner Ensemble en1954-1956.

    Pendant cette dcennie, Sartreconnut une priode dintense pro-duction : sept pices et autant desuccs. Aprs Les Mouches, sa pre-mire pice, monte par Dullin auThtre de la Cit, ce fut Huis clos,qui triompha en 1944, Mort sansspultureet La Putain respectueuseen 1946, Les Mains sales (joues625 fois daffile) en 1948 ; puis LeDiable et le Bon Dieu en 1951 dans

    la mise en scne de Jouvet, Kean,daprs Dumas, en 1953. Aprsquoi fut cr Nekrassoven 1955 etenfin (ou presque, car il y eut enco-re Les Troyennes, adaptes dEuripi-

    de, en 1965) Les Squestrs dAlto-na en 1959. Nekrassov ne connutquun demi-succs (90 reprsenta-tions) et Les Squestrs furent

    jous 250 fois mais entrrent enconcurrence avec Les Ngres(jous 330 fois), la pice de Jean

    Genet, lauteur de thtre qui, seulde son poque, fascinait Sartre.

    Quant lui, aucune de ses onzepices nappartient au mmegenre et aucun des genres exploi-ts ne lest sans tre adultr ougauchi, notamment dans le sensdune thtralit qui ouvre deshorizons sur bien autre chose queles vieux modles. Pour prendretoute la mesure de limportanceontologique que Sartre accorde la facticit du thtre, il faut voiravec quelle maestria, dans Huisclos notamment, il jongle avec lesinstances canoniques de la drama-turgie (espace, temps, rcit) et lescontraintes techniques de la bote litalienne.

    Totus mundus agit histrionem(tout le monde joue la comdie).Cette maxime lisabthaine, inscri-

    te au fronton du Thtre du Glo-be, Londres, convient parfaite-ment au jeu de rles (autre nomde la mauvaise foi) auquel selivrent maints personnages de son

    thtre en qute ou en fuitedevant eux-mmes. Si dans Huisclos lenfer cest le thtre, dansKean le feu dartifice est plusrjouissant puisquil dmultiplie linfini, comme dans les miroirs deLuna Park, les possibilits de

    construire son tre sur du para-tre, sur du rien.

    Sartre est un dramaturge quimultiplie les paradoxes et les ambi-guts, do rsultrent quelquesmalentendus. Le premier para-doxe est davoir t philosophe authtre et ne pas sen tre cach.

    Paradoxe encore du public bour-geois auquel Sartre sadresse, carses pices se donnent dans degrands thtres de la rive droite(Antoine, Renaissance) o il est debon ton de se runir entre gens dumme monde ; lintelligence neleur fait pas peur condition quel-le reste dans les limites des conve-nances. Or Sartre est inconvenantet fit souvent scandale : les gensquil visait taient la fois sur leplateau et dans la salle ! Nan-moins, il ny avait pas que desbourgeois pour lapplaudir : Sartreet Simone de Beauvoir taient leshros dune jeunesse intellectuellequi ne se laissait infoder aucunparti, politique, religieux oumoral.

    Sartre prend plaisir agacer,voire harceler ses pairs aussi bienculturels que politiques en se pla-ant sur le mme terrain queux,mais de biais. Il sait tout ce quonpeut tirer des vieux mythes en lestransformant en paraboles dou-ble niveau, un pour la consomma-tion de la fable, lautre pour lappli-cation au public du moment : LesMouchesrestent ouvertes toutesles interprtations mais, en mmetemps, doivent le dsir deconclure nettement sur un projetimmdiatement intelligible. On sedoute bien quil y a une obligationde double lecture avec Huis clos,Morts sans spultureou Les Sques-trs, mais on aurait aim, lpo-que, tre guid par des balises

    plus visibles. Morts sans spulture,est-ce une pice sur la Rsistance,et Les Squestrs, sur la guerre dAl-grie ou lAllemagne des annesde plomb ? Sartre ne le dit pas oudnie le sens que ses contempo-rains y voient.

    Ce manque dunivocit na paspeu contribu aux malentendus delauteur avec son public ; il pour-rait, au contraire, susciter lintrtdes metteurs en scne et du publicdaujourdhui, rebelles toutendoctrinement idologique. Cequi compte est moins la multiplici-t des applications que les parabo-

    les sartriennes autorisent que le

    principe de contradiction surlequel elles sont construites. Ilsagit de crer lhomme, non dana-lyser ce quil est : Le paradoxe dela libert : il ny a de libert quensituation et il ny a de situation que

    par la libert. Comment sortir de

    ce cercle ? Par un acte, par lacteque la situation prpare comme unferment de libert dont certains,trop alins, telle la putain Lizzie,ne pourront pas tirer parti. Autre-ment dit, tant que lacte libre quifonde la part inalinable de lhom-me ce qui nest pas en antinomieavec un thtre politique, loin de

    l,mais plaaitSartrepassa-blement en porte--fauxavec les communistes na

    pas t choisi, on peut dire que la

    situation nest pas encore mre : La situation est un appel ; ellenous cerne ; elle nous propose dessolutions, nous de dcider.

    Quelle place pour Sartre dans lepaysage thtral daujourdhui ?Comment faire sauter le verrou

    dune trop belle langue, tropdense, trop tendue pour les capa-cits de rception du spectateurcontemporain ? Affirmer lactua-lit du message et souligner lur-gence dune rflexion sur la liberten acte ne suffit pas sduire. Lesmetteurs en scne qui sy sont frot-ts ont pris avec le texte de trsgrandes liberts. Comme sil fallaitaccepter de rethtraliser un lan-gage dont la force mme est unhandicap. Lintelligence du thtre

    de Sartre est peut-tre ce prix.Dira-t-on que cest dommage ?

    e Historien du thtre, Michel Cor-vin est lun des matres duvre deldition en Pliade du Thtrecompletde Jean Genet.

    Marivaux aussi, cest dat...

    Le thtre semble dabordintervenir dans la vie de Sar-tre comme une grande nces-

    sit, comme un vritable dsir. En1940, il dit vouloir une grande

    pice de thtre avec sang, viol,massacres . Mais, en croire LesMots, cest au cinma que le jeuneSartre doit ses premires mo-

    tions esthtiques. Il a un dsir cer-tain de faire du cinma, et est enga-g par Path comme scnariste. Ilaime les personnages forts,comme le cinma de cette poqueen prsente. Jai toujours ressenti, la lecture de ses nouvelles et deses romans, un sens aigu desquences visuelles trs cinmato-graphiques. Et la plupart de sespices sinspirent de la construc-tion du film policier.

    La difficult, pour un metteuren scne daujourdhui, cestquen de des enjeux apparentsdes pices de Sartre le seul enjeu

    rel de cette dramaturgie semble-rait tre celui de la culpabilit. Lepersonnage se demande sanscesse sil a t un salaud, untratre, ou un hros, un homme.Cest en cela plutt un homme dela volont quun homme du dsir.Les personnages de Sartre sontforts ; ils feignent toujours dtre

    matres deux, dfaut de ltrede lunivers.

    Difficile est aussi pour le met-teur en scne la situation propre ce thtre, qui a principalementpour enjeu la problmatique de lavrit, ou, ce qui est la mmechose, de la libert ; ce qui seheurte directement aux exigencesde la scne thtrale, qui demandeaussi que le personnage mentesans cesse. LAlceste de Molire, lePre dans Six personnages en qutedauteur de Pirandello, revendi-quent la vrit tout prix, maisleur inventeur nous fait compren-dre quils mentent malgr eux.Contrairement ce quil croit, Sar-tre enferme ses personnages danslillusionde leur vrit, qui est, fina-lement, la mme que celle quil asur eux. Redoutable, pour le met-teur en scne, de rendre lhyperlu-cidit de ces consciences.

    Jai commenc lire Sartre verslge de 16 ans. javais travaillavec mes camarades de lyce desscnes des Mains sales (ainsidailleurs que le Caligula deCamus), il y a une quinzaine dan-nes, mais jtais, je lavoue, assezgn par labondance de ses indica-tions scniques.

    En vrit, jtais surtout habitpar ses romans et ses nouvelles, enparticulier par La Nause : lhom-me livr aux autres hommes, lim-possible transparence, que je res-sentais commeune tentative dses-pre, propre un sicle constitudhorreurs et de situations limites

    qui forcent lhomme assumer undestin. Je garde de ces exprienceslide que les romans de Sartreimpliquent une puissante atmo-sphre de la France et de ses ima-ges, et pourraient fort bien sadap-ter aujourdhui au cinma, cepen-dant que lcriture des nouvellesme semble offrir un mlange inou

    de fantastique et de banali-t dont le thtre devraitbien trouver les acteurs

    capables de le rendre la scne. Ilnous faut, en tout cas, nous dli-vrer des oppositions forces entreles crivains et les penseurs dunemme poque : Camus contre Sar-tre, Sartre contre Ionesco, Ionescocontre Brecht !

    Il est toujours salutaire de sortirde la France pour dcouvrir com-ment des metteurs en scne et desacteurs trangers, plus libres, nousfont entendre des uvres auxquel-les nous sommes devenus sourds.

    Ne dsesprons pas dtre sur-pris, au thtre, par de nouveauxsorciers.

    e Directeur de la Comdie de Reims,Emmanuel Demarcy-Mota a rcem-ment mis en scne Six personnagesen qute dauteur, de Pirandello, etRhinocros, de Ionesco. Il prpareune lecture radiophonique des Mou-ches, de Sartre, pour France-Culture.

    Jean Vilar ( gauche) et Pierre Brasseur dans Le Diable et le Bon Dieu , mis en scne par Louis Jouvet (1951)

    Je me souviens davoir t, toutemon adolescence, furieuse-ment sartrien. Et si les gauchis-tes marseillais des annes 1960

    mes amis dalors souvent semoquaient de ce quils appelaientmon sartrisme, ce qui signifiaitpour eux peu prs idalisme

    petit bourgeois peine dguis en

    marxisme , peu importait : javan-ais. Oh, comme jai pu, des heuresdurant, marcher dans les rues endialoguant muettement avec mon

    Jean-Paul Sartre moi ! Sans lui,

    jamais je ne me serais loign de lavie intellectuellement paresseuseet politiquement convenue que jeconnaissais 15 ans, et jamais jenaurais eu, sans lui, assez de forcepour surplomber les grilles de pen-se quil avait lui-mme labores,et mavancer par la suite vers lestextes de Heidegger, ou ceux deDerrida.

    Alors, un long temps, je lai pres-que oubli, et me suis mme trouvnaf de lavoir tant suivi. Cest que

    je dcouvrais lart du thtre, etque son thtre que je navais luque comme autant de dialoguespour rflchir me paraissait sou-dain, entant quethtre,faible,uni-voque, conventionnel. Dintelligen-tes dramatiques de tl sans plus.Mais je continuais laimer ensecret, et prendre sa dfense si jele voyais attaqu. Je narrivais pas tre tout fait ingrat.

    Et puis je lai relu. Je lai relu lalumire, prcisment, du temps quiavait pass, et de ma presque-infi-dlit. Et de nouveau mais autre-ment, donc jai aim cette critu-re. Autrement : cest que sonuvre avait chang. Il tait, entre-temps, devenu un classique. Sar-tre ? Oh cest dat ! , disent lesparesseux, ceux souvent qui nysont pas mme alls voir. Eh bienoui, cest dat. Mais cest l peut-

    tre la chance de cette littrature.Marivaux aussi, cest dat. EtRacine, et Hugo. Lan 2005 nestplus le temps de Sartre, et voilpourquoi nous pouvons mieux lelire. Toute intentionnalit, relle ouprsume, de lauteur a fondu lpreuve du temps, et ce quil res-te,cestunecriture prciseet flam-

    boyante.La Nause nest plus, plus seule-ment, un manifeste romanc delexistentialisme ; et Le Diable etle Bon Dieu ne sont plus, plus

    seulement, questionnementdune morale existentielle,mais du thtre, cest-

    -direun texte ouvert touslespr-sents venir. Et Gtz, commeRichard III, comme Hamlet, sestenfin mis vivre autrement quecomme une marionnette idesdaprs-guerre. En donnant auxfictions thtrales de Sartre leurchance de pures fictions, en les pre-

    nant au srieux en tant qucriture,on se donne la possibilit dchap-per lunivocit, la simple illustra-tion dune pense et lon se don-ne, par consquent, les moyens derevenir la pense. Y a-t-il moinsde pense chez lauteur dramatiqueShakespeare que chez le philoso-phe Spinoza ?

    Jai voulu monter Le Diable et leBonDieucomme sila pice avait tcrite par un Cervants ou un Sha-kespeare franais dans les annes1950 en France. Jai voulu le lirecomme un classique, comme le tex-te retrouv dune lgende ancienne,gniale, obsessionnelle et nave, etdont la navet mme appelleraitlintelligence et lanalyse : lhom-me qui voulait faire le bien . Sartrenestplus notre contemporain, cestsa chance, et cest la ntre.

    e Daniel Mesguich a mont Le Dia-ble et le Bon Dieu en 2001.

    Un thtre de lambigutDramaturge aux multiples paradoxes, lauteur du Diable et le Bon Dieu

    prend plaisir agacer et brouiller les pistes

    LUVRE DRAMATIQUE EN PLIADE

    JEAN-PAUL SARTRE

    collgeorge-henri

    paris.

    bnf.

    dptdesartsduspectacle

    Il a plus ou moins tout rat

    Sartre est trs lucide et trsconscient de tout, organis. Ila fait tout ce qui est possible

    pour construire limage dun gnie.Ila ditlui-mmequepourcelail fal-lait la fois crire des essais, desromans, des pices de thtre Il amagnifiquement russi son coup.

    Ce que je cherche dmolir, cestla statufication,cette faon de sri-ger en gnie absolu, alors quil aplus ou moins tout rat. Les messa-ges de toutes ses pices sont extr-mement embrouills. Ses formesthtrales sont trs conventionnel-les, reposant sur le personnage, lecaractre, sur lavnement dun faitet ses consquences. Il est pass ct dune vraie invention person-nelle. Dans un entretien avec Ber-

    nard Dort, il dclarait : Je medemande parfois si le thtre nest

    pas en train de mourir. Rien de cequi sest pass depuis dix ou vingtans. Lorsquil dclare cela, noussommes en 1979. 1959, cest lan-ne des Squestrs dAltona, sa der-nire pice. Il est donc en train de

    nousdirequaprs lui il ne sestrienpass : nile LeavingTheater, niKan-tor, ni Grotowski, ni Bob WilsonTout cela est donc nul. Il ne peutsupporter que sa propre produc-tion. Je nepeux pasme laisserpren-dre par tous ces jeux.

    Huis clos, cest presque une picede boulevard. Elle a t crite pour

    tre joue en province, dans desthtres municipaux, pour troisamis lui qui avaient besoin de tra-vailler. Jai relev une phrase deSartre, fatale pour lui : Le thtreest devenu un thtre de metteur enscne, il nest pas un thtredauteur. a, je peux laccepter,

    mais il poursuit : Or lemetteur en scne est unhomme du rel non de lima-

    ginaire. Cest aberrant. Cest jus-tement son travail, au metteur enscne, dtre un homme de limagi-naire. On trouve tout le temps ceschoses premptoires, qui se retour-nent contre lui en fait.

    e Claude Rgy a mont Huis clos laComdie-Franaise, en 1990.

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    ELISABETH BING

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    Dans la prface du volume de la Bibliothque de la Pliade quirassemble le Thtre complet de Sartre, notre collaborateur MichelContat, matre d'uvre de cette dition, prdit : On va redcouvrirsur scne le thtre de Sartre, dans ses uvres vives. Sa tension, sonhumour, ses excs, sa sobrit, sa vive intelligence de notre temps. L'existence de ce volume donnera cette redcouverte , si elledoit advenir, un instrument fiable et exhaustif. Outre les picesconnues, on y trouvera la premire que Sartre ait crite ( la fin de1940, au stalag de Trves), Bariona, une esquisse (La Part du feu) etles documents sur un projet jamais ralis, Le Pari. Dimportantes sc-nes indites, de nombreux documents et annexes clairent la foisla gense et la rception du thtre de Sartre.

    e Gallimard, 1 664 p., 57,50 jusqu'au 30 juin, 65 ensuite

    a Michel Corvin

    a Daniel Mesguich

    a Claude Rgy

    a Emmanuel Demarcy-Mota

    LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005/V

  • 8/7/2019 SARTRE, Jean-Paul Sartre, cent ans de libert. Le Monde des livres (vendredi 11 mars 2005)

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    VI /LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005

    Accompagner sans adhrer

    En leurs vertes annes norma-liennes, au milieu des annes1920, Jean-Paul Sartre et Ray-

    mond Aron avaient, sur le mode dela plaisanterie, conclu un pacte :celui des deux qui survivrait lautre rdigeraitsa noticencrologi-quepour lAnnuairedes anciensl-ves de la rue dUlm. Mais les dcen-nies dun sicle tourment scoul-rent ensuite et dsagrgrent cetteamiti de jeunesse, tel point que,quand le premier partit, enavril 1980, le second crivit dansLExpress : Lengagement ne tient

    plus. Un tel constat ne prenait passeulementla mesure daffinits lec-tives initiales peu peu mtamor-phoses en inimiti durable, il pre-nait surtout acte du foss que lHis-toire avait entre-temps creus. Cartelle estbienla clde cechass-croi-saffectif: ilsestdoubldundsac-cord idologique croissant entre lesdeux hommes, qui, de surcrot,devinrent au fil du second demi-si-cle les figures de proue des deuxcamps idologiques en prsence.Largement leur corps dfendant,ils devinrent les hros ponymesdune guerrede trenteans quidivisale milieu intellectuel franais, de laLibration au milieu des annes1970.

    Raymond Aron lavait, du reste,pressenti ds 1956, observant ds cemoment, dans un article de Preu-ves: Que, dans notre gnration,aucune amiti nait rsist aux diver-gences dopinion politique, que lesamis aient d politiquement changerensemble pour ne pas se quitter, est lafois explicableet triste. Et,de fait,cette gnration de 1905 connutune destine historique trs dense.Certes, elle eut limmense chance,tant ne avec le XXe sicle, dtrepargne, quelques annes prs,par le coup de faux de la Grande

    Guerre. En revanche, ses membresparcoururentensuite le restede leurgeenaffrontanttour tour lamon-te des prils au fil des annes 1930,

    les preuves de la dfaite de 1940 etde lOccupation,puis, sansque lHis-toire reprenne alors son souffle, laguerre froide et la dcolonisation.

    Ce sont ces deux derniers typesde conflits qui constiturent autantde brisants sur lesquels se fracassalamiti Sartre-Aron. Assurment,lhistoire intellectuelle franaise duXXe sicle est jalonne de biendautres relations brises qui setransformrent parfois en duels ainsi Sartre et Camus , et notam-ment lpoque de la guerre froideet des dbats autour du communis-me puis au moment de la guerredAlgrie, mais Sartre et Aronavaient le mme ge et taient issus

    dun mme terreau intellectuel. Ducoup, faire lhistoire de leurs traver-ses respectives du sicle nest passeulement tablir la relation duneamiti brise phnomne, audemeurant, banal dans le milieuintellectuel, et pas seulement partemps de forte houle historique ,maispermet aussila localisationdesgrandes temptes qui ont agit cemilieu.

    Cela tant, ltude du Sartron ne fournit pas seulement ainsi unesorte de papier chimique se colo-rant fortement dans ces phasesaigus de dbats idologiques. Ilconvient aussi dobserver que,quand vint le temps, entre les deuxhommes, dun long affrontement

    des dbuts de la guerre froide auxdsillusions idologiques de la findes annes 1970 , le rayonnementde lun et de lautre ne fut jamais de

    mme intensit au mme moment.Et ce diffrentiel de rayonnementconstitue un autre papier chimique,rendant compte des grandes phasesde dominationidologiquesuccessi-ves dans la France du XXe sicle.

    On le voit, Sartre et Aron existentpar eux-mmes, tant par leur per-sonnalit et leur uvre propres queparce quils sont devenus des figu-res tutlaires de leurscamps respec-tifs, mais ils constituent aussi, tra-vers leur face--face, des indica-teurs tout la fois damplitude dehoule historique et dintensit deradiation idologique.

    Longtemps, Sartre figura aufirma-ment : son rayonnement, plusieursdcennies durant, autorise parlerdes annes Sartre , priode desuprmatie idologique des gau-ches intellectuelles, que RaymondAron estima en 1955 grises parlOpium des intellectuels, en dautrestermesle marxisme.Ds 1945, Jean-Paul Sartre, dans la premire livrai-sondes Tempsmodernes, avait tho-ris le devoir dengagement , et sanotorit rapidement acquise luipermit dincarner le type de lintel-lectuel de gauche progressiste, alorsstatistiquement et idologiquementdominant dans ses diffrentesvariantes. Puis vint, la fin desannes 1970, une vritable inver-sion des rles : Aron, la fin de savie, se trouva propuls sur le devantde la scne, au moment o Sartrecommenait connatre un dficitdimage. Car linversion des rlessaccompagnait dun changementdemploi : Sartre, longtemps promuau rle doracle, apparaissait dsor-mais, et pas seulement aux yeux deses adversaires de toujours, commeune sorte de pythie incongrue,ayant souvent diagnostiqu et pro-nostiqu contretemps. Et la seuleligne de dfense de ses sympathi-

    sants en dira long sur ltat de trou-ble profond dans lequel se trouvaitle milieu intellectuel franais cettedate : mieux valait avoir tort avecSartre, proclama-t-on, que raisonavec Aron. Les historiens du futurresteront coup sr perplexesdevant une telle phrase, qui, dem-ble, rduisait nant la lgitimitde la place du clerc, dont lavis avaittconsidrcommeimportant par-ceque procdant,aumoinsen tho-rie, de la raison. Cette phrase, parson excs mme, refltait bien cettesorte de querelles dimages qui, aubout du compte, avait accompagnle dbat franco-franais.

    Ce qui fait, du reste, qu bien desgards le dbat est rest actuel. Lespartisans dAron ont fait valoir que

    sa pense fut sans cesse greffe surlhistoire-se-faisant, et quelle tentade lui donner une signification sanspour autant invoquer un quelcon-que sens de lHistoire. Au reste, lui-mme lcrira en 1983 dans lpilo-

    gue de ses Mmoires : A supposerque quelquun se donne la peine demelire demain,il dcouvrirales analy-

    ses, les aspirations et les doutes dunhomme imprgn par lHistoire. PourSartre, lecas defigureest singu-lirement plus complexe. On doit

    Jacques Audiberti cettejolie formule son propos : Un veilleur de nuitsur tous les fronts de lintelligence .La phrase, assurment, peut tredtourne par les partisans aussibienque parles adversaires du philo-sophe.Lesuns insisteront surla vigi-lance constante du veilleur ,mobilis, trente-cinq ans durant,dans de multiples combats. Les

    autres souligneront quil y a pril enla demeure quand le gardien rveveill, sans prendre vraiment garde la ralit des choses ou commedtachde cetteralit ; oupis,lors-quil est somnambule. Aron aurait

    pens lHistoire, Sartre lauraitrve : lHistoire, donc, non tellequelle est mais telle quelle devrait

    tre.En mme temps, lhisto-

    riendoit se mfier de ce typede formule dfinitive. Ce quensei-gne lanalyse du Sartron , cestaussi que la querelle dimages a tou-

    jours t tributaire du climat idolo-gique et du contexte historique despoquessuccessives.Do deuxpha-ses trs tranches : longtemps Ray-mond Aron souffrit dun rel ostra-cisme de la part dune large partiedu milieu intellectuel,tandis quelas-treSartrey rayonnait.Puis,au dbutdesannes1980, onobservaune sor-te de retour des cendres de Camus lui aussi enpartie ostracisvingt ans

    plus tt , tandis que commenaitpour Sartre une manire de descen-te aux Enfers au moment mme oRaymond Aron, aprs sa mort,gagnait directement le paradis despenseurs.Ce futdonc toujours,mais

    tour de rle, au regard du milieuintellectuel, lhallali pour lun et leWalhalla pour lautre. Lhistoriendoit donc tenir compte du relativis-me de ces images successives. Pourautant, faire un tel constat ne doitpasconduire verserdansune sortedcumnisme lnifiant. Lintellec-tuel engag, se voulant un acteur delHistoire, est ensuite passible nondes tribunaux de lHistoire, quinexistent pas, mais de lanalyse rai-sonne des consquences de sescrits et de ses actes sur la vie etlavis de ses contemporains.

    e Directeur du Centre dhistoire deSciences-Po. Auteur de Sartre et

    Aron. Deux intellectuels dans le sicle ,Fayard, rd., coll. Pluriel , 1999.

    Il sest tromp, toujours tromp :depuis vingt-cinq ans ans, unesartrophobie sest installe dans

    un climat de restauration idologi-que. La dnonciation revancharde aparfois tourn au rvisionnisme insi-dieux transformant Sartre en colla-borateur, stalinien et terroriste. Letribunal de la bonne conscience a

    jet le discrdit sur une uvreimmense et multiple, oubliant queles vritsnont de sens quen situa-tion. A lcart des imprcations, unehistoire sans moralisme permettraitdclairer plus justement des trajec-toires provoques par les chocs dela violence collective.

    La guerre a coup la vie de Sartreen deux. Avant 1939, lindividua-lismedsabus temprait sa sympa-thie pour les dfils du Front popu-laire, son indpendance dcrivainlemportait. La politique alors,ctaitlesnotables de laIIIe Rpubli-que et le jeu opaque des forces ano-nymes. Tout bascule avec la mobili-sation militaire, cette rquisitionbrutaledune existencejetedans laguerre incontrlable. LHistoire col-lective fond sur lindividu soudaindniais par lpreuve dune mise nu. Le philosophe qui avait sage-ment tudi la phnomnologie Berlin en 1933fait brusquement lex-prience de lennemi radical etdune possible solidarit par le bas.Le premier texte politique, issu de

    cette conversion au social, est unepice de thtre dinspiration bibli-que, Bariona ou le fils du tonnerre,destine ses camarades prison-niers. Lironie antipolitique delavant-guerre a laiss place au styleallgorique, mais de retour ParisSartre choue manifesterconcrte-ment son antiptainisme et suppor-te passivement lOccupation.Cest la Libration quilconstruitun enga-gement volontariste dont Les Tempsmodernes constituent lacte fonda-teur.Son objectif dclar est lman-cipation totale de lhomme, que laguerre a confront au Mal absolu :une libration non seulement

    politique mais aussi biologique,conomique et sexuelle !

    Lextrme activisme de Sartredploieune ambition salvatrice, lafois noue une stratgie dhg-monie intellectuelle et en opposi-tionsystmatique toutereconnais-sance institutionnelle. Il assuma parconsquent le dsaveu de lhistoirecomme le risque dun pari public etsolitaire sur lavenir indtermin.Plus anti-anticommuniste que com-muniste, il interrompit spectaculai-rement ses quatre ans de compa-gnonnage avec le PCF en 1956, lorsde linvasion sovitique de la Hon-grie. En 1960, leuphorie cubaine nelempcha pas de prvenir ses amisrvolutionnaires : Vous avez votreterreur devant vous. Et en 1979, ilsoutint les boat people fuyant lecommunisme aprs avoir t lundes plus virulents contempteurs de

    laguerre duVietnam.Sartreaccom-pagne, il nadhre pas. Ses engage-ments accordent un crdit au dsirdmancipation sans interdire laconscience critique : ils tmoignentdun espoir et dune gnrositlivrs aux contradictions des vritsen devenir.

    Mais au nom de quoi Sartre sen-gageait-il, sil ne croyait pas auxvaleursuniverselles ? Assurment, ilsondait lhomme tapi dans le sous-homme, et donnait une parole auxsans-voix. Contre luniversalismeabstrait qui nie les diffrences,contre les idologues de lenracine-ment, il analysa ds 1945 la situa-tion des juifs et dnona lantismi-tismefranaissous sesformes dcla-res ou larves. Quelques annesaprs, cest luniversalisme menteurdes Europens quil attaque dansses nombreux textes contre lacolonisation. Certes, horrifi par latorturedEtat,il nvitapasla suren-chre en justifiant le meurtredmiurgique parlequelle sous-hom-me colonis devient un homme auxdpens du colon. Pour autant, il neparlait pas la place des opprims,et destinait sa fureur verbale auxoppresseurs, dont il ne sexcluaitpas. Sartre ne sort pas alors dunelogique de la violence et de lacontre-violence. On sabuseraittoutefois de croire que lactivismepolitique de Sartre, notammentcelui de ses dernires annes gau-chistes , a tmotiv parla fascina-tion de la terreur. Son soutien aux

    maos franais rvle les deuxmobilesde ses engagements : lanti-autoritarisme et la rvolte morale.

    Si une continuit pouvait trerepre dans les traverses politi-ques de Sartre, elle rsiderait dansson anarchisme. Orphelin de pre, ilna pas appris lobissance. Liber-taire,il prfre larvolte larvolu-tionet nesintressequauxmouve-ments qui pulvrisent la gangue,l en-soi ou la srie .La dimen-sion morale dune telle rbellion nevient donc pas dun idal thique,maisprend sasourcedanslindigna-tion agissante devant linhumain. Etla politique commence ds questassume cette marge de libert quipermet chacun de ne pas rester la place quon lui assigne. Politiquede la relation lautre, du dsir, delaction, de lart, elle engage toutlhommedans le moindredes choix.

    Cette responsabilit absolueappartient-elle une poque rvo-lue ? Elle reste sans doute hantepar la rfrence aux horreurs et auxlchets dela deuximeguerremon-diale.Mais,une foischasssles spec-tres du messianisme politique, len-gagement sartrien nous rappelleque les jeux ne sont jamais faits,quelhistoirehumainene sersumepas cellede lanature,de lastructu-re et de lconomie. Ni modle nipouvantail, une telle politique estlantidote au ralisme cynique toutcommeau prophtisme alarm.Elleconjugue la rsistance linaccep-table et louverture lindit.

    Sartre-Aron, les frres ennemisTrs lis au temps de leurs annes normaliennes, les deux philosophes

    se sont ensuite considrablement loigns

    RAYMOND ARON, 1905-1983

    Sartre et Aron. Dessin de presse ralis par Tim et paru dans lExpress(14-20 fvrier 1981).

    tim/lexpress/editing

    Sur les totsde la rue dUlm.Sartre est assis

    sur la chemine.Nizan et Henriette

    Alphen, quilpousera en 1927,

    sont debout, aupremier plan

    a Jean-Franois Sirinelli

    JEAN-PAUL SARTRE

    Largement leur corps

    dfendant,

    ils devinrent les hrosponymes dune guerre

    de trente ans

    Raymond Aron est n le 14 mars 1905 Paris. Elve lEcole normalesuprieure de 1924 1928, il est dabord proche des Etudiants socialis-tes, avant de rejoindre Sartre dans le groupe des non-engags. Il sou-tient, en 1938, sa thse, Introduction la philosophie de lhistoire. Dsjuin 1940, il rejoint Londres. A partir de 1946 il fait le choix du journa-lisme politique, dabord Combatpuis au Figaro. Elu la Sorbonne en1955, il cre en 1961 le Centre de sociologie europenne. En 1974, il sou-tientValry Giscard dEstaing, puis,quatre ans plus tard, fondela revueCommentaires. En 1977, aprs avoir rompu avec Le Figaro, il inaugure satribune LExpress. Enfin, en 1983, lanne de sa mort (le 17 octobre), lapublication de ses Mmoires parachve son itinraire.

    a Franois Noudelmann

  • 8/7/2019 SARTRE, Jean-Paul Sartre, cent ans de libert. Le Monde des livres (vendredi 11 mars 2005)

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    LE MONDE/VENDREDI 11 MARS 2005/VII

    Mars 1960, Cuba. Sar-tre trace les derniersmots de sa prface

    Aden Arabie, pam-phlet de Nizan bien-

    tt rdit par Franois Maspero.Au dbut de lt, sa srie de repor-tages dans France Soir, Ouragansur le sucre , le montre frapp parl intransigeance des jeunes res-ponsables politiques cubains. Cettemythification de la jeunesse offreune parent avec limage de fidlitet dirrductibilit de Nizan brossedans la prface. Dans ces reporta-ges, cest bien un fantme possiblede Nizan que lon dcouvre sous lestraits de Castro ou Guevara, com-mece futle cas avecAlbert Memmi,Henri Alleg et Andr Gorz, commece le sera avec Frantz Fanon. Lamiti () plus orageuse quune

    passion ,dcritepar Sartredans unroman de jeunesse, clate avec fer-veur dans la prface Aden. Elle ahant toute sa vie.

    Onse rappelletoujoursla premi-re rencontre. Elle a lieu en 1917, en5e, Henri-IV. Mais cest en 1920quils deviennentamis.Classeprpa-ratoire Louis-le-Grand (1922),Eco-le normale suprieure (1924) o ilssont co-thurne : on ne sen-nuyait pas, avec eux, du ct de laplace du Panthon jamais les der-niers pour un canular. Nitre-Sar-zan : amis insparables rivalisant delectures et de frocit envers leurscondisciples. Mens par la mmeambition : vouerleurvie lcriture.

    Alors, ils crivent, seuls, deux

    voix, ou en collaboration avecdautres. LaRevuesanstitreaccueilleleurs premires publications, en1923. Une nouvelle ( LAnge dumorbide ), le dbut dun roman,pour Sartre. Deux contes (dont Complainte du carabin qui diss-qua sa petite amie en fumant deuxpaquets de Maryland ), une criti-que littraire, pour Nizan. En rf-rence LAnge du morbide , le

    personnage reprsentant en partieSartredans LeCheval deTroie(1935)sappellera Lange. Quant Sartre, ilrelatera lpisode de La Revue sanstitreet son amiti pour Nizan dansson roman non publi, La Semenceet le Scaphandre(1923).

    Seul Nizan continue publier.Puis, aprs plusieurs mois Aden, iladhre au Parti communiste la fin1927 dcision conditionnant savie, et son destin. A la mme po-que, il se marie avec HenrietteAlphen (tmoins : Sartre et Aron).En1928, lesdeux amis rvisentla tra-duction franaise de la Psychopatho-logie gnrale de Karl Jaspers. En1929, Sartre est premier lagrga-tion de philosophie, Nizan, cinqui-me. Beauvoir, deuxime, est appa-rue dans le groupe quelques mois

    auparavant. Les deux couples pas-sent de nombreux moments samuser. Deux films, tourns vers1932parle frredHenriette,sur desscnarios des deux hommes, pou-vaient en attester : Tu seras cur etLe Vautour de la sierra. Ils ont mal-heureusement t perdus.

    Nizancollabore des revues dim-portance, dont Europe. En 1930, ildevientconseiller littraire de PierreLvy, directeur des Editions du Car-refour, qui publient la revue Bifur.Dans le numro de dcembre figureune bauche du pamphlet LesChiens de garde (1932). Dans celuide juin 1931, un texte de Sartre, Lgende de la vrit , introduitparNizan: Jeunephilosophe.Pr-pare un volume de philosophie des-tructrice.

    Vient lenseignement, en 1931. ABourg-en-Bresse, pour Nizan ;au Havre, pour Sartre. Exprience

    brve pour le premier : la rentre1932, il devient permanent du PC,Dbut dcembre, il signe sa premi-re critique littraire LHumanit.Sa vie sera celle dun journaliste,dun militant, dun crivain. Une viedont Sartre est alors loign. En1934, Nizan part un an en URSS. Le30 juin 1935, il devient rdacteurpolitique LHumanit, puis, enmars 1937, responsable de la politi-

    que trangre Ce soir.Leurs relations sespacent : pour

    cause dun emploi du temps chargde Nizan, assurment ; en raison dumanque dengagement de Sartre,galement. Henriette note que Paulet elle sont plus proches de Malraux

    en 1936, Sartre et Beauvoirleur apparaissant tout

    fait hors du coup . En juillet 1938, les Nizan emmnentSartrevoirun film surla guerredEs-pagne : il crit Beauvoir quils sont emmerdants comme la pluie .

    1938, premier roman de Sartre(La Nause) ; troisime roman deNizan (La Conspiration). Lentre deSartre en littrature inaugure desclinsdil dansleurs uvres respec-tives, tmoignant dune amiti tou-

    jours vivace. Un gendarmeNizan apparat dans La Nause,auquel rpond un commandantSartre dans La Conspiration, puis

    un gnral Nizan dans LEnfancedun chef. 1938, cest galement lesdbuts de Sartre critique littraire, La NRF, en fvrier. Nizan ouvre lebal, dans sa brve rubrique de Cesoir. M. Jean-Paul Sartre, qui est, jecrois, professeur de philosophie ,commence-t-il,complice ;mais sil ysalue le romancier philosophe de

    premier plan , cest pour assurerqueses dons devraientle condui-re sengager dans les grandesdnonciations . Sartre,lui, dvelop-pedans LaNRFunetude minutieu-se du roman. Laudative, elle exaltenotamment son talent dcriture,dans une conclusion aux derniersmots clbres : Un style de combat,une arme.

    Arrive la guerre.Et la dernireren-contre entre les deux hommes, parhasard, sur le port de Marseille. Lafamille Nizan part en vacances enCorse. Sartre et Beauvoir sont la

    terrasse dun caf. Nizan estconvaincu de limminence dunaccord anglo-franco-sovitique : LAllemagne sera genoux ! Quel-quessemainesaprs,il apprend,stu-pfait, la signature du pacte germa-no-sovitique (23aot).Aprs linva-sionde lapartieorientalede laPolo-gneparlURSS,il annoncesadmis-sion du Parti Jacques Duclos parune brve lettre, publie par Lu-vre le 25 septembre. Ds lors, lescalomnies contre cet ex vont semettre en marche.

    Quels furent les changes entreles deux hommes ? Nous nensavons malheureusement presquerien, leur correspondance ayant tperdue. Le 30 mai 1940, Sartre note,enbas dunelettre Beauvoir: Jai

    pe ur q ue Nizan , q ui s ta it habilementfait verserdans le corpsexpditionnaireanglais, nesoit en Bel-gique. Le 23 mai, Nizan a trouv lamort, Recques-sur-Hem, dans lePas-de-Calais. Le 21 juin, Sartre estfait prisonnier et transfr dans unstalag Trves, dont il sera libr enmars 1941. A lautomne 1940, Hen-rietteestpartiese rfugieraux Etats-Unis, avec ses enfants ; elle appren-dra la mort de Paul dbut 1941.

    En janvier 1945, Sartre est auxEtats-Unis,envoy spcialde Combatetdu Figaro.Il fait part Henriette dela rumeurcolporte parle Particom-muniste : Nizantait un tratre.Suite LExistentialisme(1946)dHenri Lefe-bvreet des proposdAragonrepre-nant les calomnies, Sartre rdige uneprotestation, sommant le Conseilnational des crivains de fournir lespreuves de ses allgations. Signepar26 intellectuels, elleparat notam-ment dans Combat en avril 1947.Bien entendu les preuves jamais nevinrent. Dans sa prface Aden, Sar-tre reviendra avec virulence sur cette

    conjuration dinfirmes ayant vou-lu escamoter Nizan.

    Laprs-guerre inaugurela notori-t de Sartre existentialiste, son enga-gement total. Dans sa prface, onrelve : Ctait moi, tout aussi bienquicrivaisdansCesoir les leaders de

    politique trangre. Le Sartre jour-naliste spanouissant aprs guerreempruntera nombre de motifs th-matiques, lexicaux et stylistiques au

    journaliste Nizan. Le militant Nizanne cessera dtre aux cts du Sartreengag, avec plus ou moins de forceet de diffrences suivant la priode.Sa figure inspirera le romancier desChemins de la libert comme le dra-maturge des Mains sales ou deNekrassov. Il manquera toujours, enrevanche, et les traces fictionnes etle tmoignage de Nizan sur son petitcamarade .Lavieenadcidainsi.

    Universitaire, Anne Mathieu dirige larevue Aden-Paul Nizan et lesannes 1930 ainsi que ldition criti-que des articles de Paul Nizan en qua-tre volumes aux ditions Joseph K ;un premier volume vient de sortir surles quatre prvus.

    Limpasse de la morale

    Nitre et Sarzan, la fraternit uniqueIls staient rencontrs en 1917, Henri IV. Jusqu la mort de Paul Nizan, en mai 1940,

    leur amiti fut, selon le mot de Sartre, plus orageuse quune passion

    Si Dieu nexistait pas, tout serait permis. Cette

    phrase de Dostoevski, Sartre en change la pers-pective : Dieu, effectivement, nexiste pas, pour-

    tant tout nest pas permis. Un ciel vide nimplique pasque ma libert dbouche sur la barbarie. Mais pour-quoi ? Et comment ? Au nom de quoi, et sous quelleforme, une morale demeure-t-elle possible ? Cesques-tions nont cess de hanter Sartre, philosophe commeromancier, militant comme dramaturge. De La Nau-se la Critique de la raison dialectique, de Saint Genetau Flaubert, mme srie de proccupations : com-ment une libert peut-elle agir sur le monde, sinscriredans lhistoire, sunir dautres, se perdre dans lesmalentendus,se ressaisir et continuer sinventer tou-

    jours en agissant ?Sartre a bien tourn autour de cet enchanement de

    problmes,mais sans parvenir trouverune issue vrai-ment satisfaisante. En 1943, LEtre et le Nantsachvesur lannonce dun prochain ouvrage : une morale. Cetexte annonc na jamais vu le jour. Sartre a rdig sixcents pages de brouillons, en 1947 et 1948, avant deles abandonner. Ces Cahiers pour une morale, ditsen 1984 titre posthume, indiquent lampleur de satentative autant que son chec.

    Cette impasse sexplique par le nombre de difficul-

    ts et de contraintes rassembles. Se dfaisant de tou-te loi divine,Sartre se dbarrasse galement des mora-les philosophiques fondes sur un ordre divin dumonde, dePlaton aux stociens, ou deDescartes Spi-noza. Refusant toute forme de nature humaine, il sin-terdit aussi le recours aux morales sans Dieu qui, deHolbach Rousseau, ou Stuart Mill, reposent surune nature suppose. Enfin, voulant tenir compte delhistoire concrte et changeante, refusant de rduirela libert une abstraction, dclarant il ny a demorale quen situation , il ne peut adhrer au formalis-me de Kant et lide que toute action doit se rglersur une maxime universelle.

    ralit construire

    La rflexion des Cahiers pour une moraleest centresur les relations entre ma libert et celle de lautre, etsur leur inscription dans laction historique. Sartrecarte le cas o ma libert serait infinie et celle delautre nulle (la violence pure) et celui, symtrique etinverse, o ma libert serait nulle et celle de lautre(Dieu, souverain ou matre) infinie. Seul lappel indique une ralit construire. Si je propose lautredentreprendre avec moi une action prcise (emp-

    cher cette guerre qui menace),je reconnais notre fragi-

    lit et notre finitude communes. Je prends aussi le ris-que de son refus. Quant laction, elle sera ntre etnon mienne, dans une rciprocit concrte.

    La conversion , laquelle Sartre consacre la findes Cahiers, est une notion plus essentielle encore.Cette conversion consiste vouloir le monde, et nonplus les valeurs. Si je subordonne mon acte un butextrieur (faire le bien, ne pas mentir, tre coura-geux), je suis dj alin : je me transforme en moyenpour raliser cette valeur universelle. La libert nexis-te, au contraire, quen se faisant. Elle se dcouvre elle-mme travers ses uvres, et elle assume le monde,mme (et surtout) quand il lui chappe. Je faisais toutpour viter la guerre, mais si elle clate je dois lavivre comme si ctait moi qui lavais dcide . Mieuxencore : je vais considrer cette guerre (mme si jecontinue lutter contre, au risque de ma mort) com-me une chance de dvoilement du monde . Telle estla conversion dont rve Sartre cette poque.Elle est traverse par la joie, comme toute pensedenvergure.

    Cette acceptation totale est aux antipodes de la rsi-gnation : cest par moi que le monde vient ltre. Ain-si, dans lhumilit de la finitude