Click here to load reader
Upload
phamdiep
View
212
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
Séq
uen
ce1
7• Le romancier, peintre de la réalité
270
Séquence 17
Notes
Balzac1799-1850
La comédie
sociale
S’il était bien peint dans sa lutte avec Paris, le pauvre étudiant fournirait un des sujets les
plus dramatiques de notre civilisation moderne. Madame de Beauséant regardait vainement
Eugène pour le convier à parler, il ne voulut rien dire en présence du vicomte.
– Me menez-vous ce soir aux Italiens1 ? demanda la vicomtesse à son mari.
– Vous ne pouvez douter du plaisir que j’aurais à vous obéir, répondit-il avec une galante-
rie moqueuse dont l’étudiant fut la dupe, mais je dois aller rejoindre quelqu’un aux Variétés2.
– Sa maîtresse, se dit-elle.
– Vous n’avez donc pas d’Ajuda3 ce soir ? demanda le vicomte.
– Non, répondit-elle avec humeur.
– Eh bien ! s’il vous faut absolument un bras, prenez celui de monsieur de Rastignac.
La vicomtesse regarda Eugène en souriant.
– Ce sera bien compromettant pour vous, dit-elle.
– Le Français aime le péril, parce qu’il y trouve la gloire, a dit monsieur de Chateaubriand4,
répondit Rastignac en s’inclinant.
Quelques moments après il fut emporté près de madame de Beauséant, dans un coupé5
rapide, au théâtre à la mode, et crut à quelque féerie lorsqu’il entra dans une loge de face, et
qu’il se vit le but de toutes les lorgnettes6 concurremment avec la vicomtesse dont la toilette
était délicieuse. Il marchait d’enchantements en enchantements.
– Vous avez à me parler, lui dit madame de Beauséant. Ha ! tenez, voici madame de
Nucingen7 à trois loges de la nôtre. Sa sœur et monsieur de Trailles sont de l’autre côté.
En disant ces mots, la vicomtesse regardait la loge où devait être mademoiselle de
Rochefide, et, n’y voyant pas monsieur d’Ajuda, sa figure prit un éclat extraordinaire.
– Elle est charmante, dit Eugène après avoir regardé madame de Nucingen.
– Elle a les cils blancs.
– Oui, mais quelle jolie taille mince !
– Elle a de grosses mains.
– Les beaux yeux !
– Elle a le visage en long.
– Mais la forme longue a de la distinction.
5
10
15
20
25
Le Père Goriot (1835)
Le Père Goriot, classé par Balzac dans les « Scènes de la vie privée » de sa
Comédie humaine, dresse un tableau sans concession des mœurs de la
Restauration, notamment à travers la figure d’Eugène de Rastignac, étu-
diant sans fortune, jeune provincial « monté » à Paris. Dans ce récit d’un
apprentissage du monde, Rastignac est initié à la haute société et à ses règles
par sa cousine, madame de Beauséant.
texte 4
1. Théâtre parisien.2. Autre théâtre de Paris.3. L’amant de madame de Beauséant.4. Écrivain romantique français.5. Voiture à deux places tirée par des chevaux.6. Petites lunettes d’approche portatives.7. L’une des filles du père Goriot, ancien négociant en vermicelle et pâtes, qui a tout sacrifié pourses deux filles, et qui loge misérablement, comme Rastignac, à la pension Vauquer.
– Cela est heureux pour elle qu’il y en ait là. Voyez comment elle prend et quitte son lor-
gnon ! Le Goriot perce dans tous ses mouvements, dit la vicomtesse au grand étonnement
d’Eugène.
En effet, madame de Beauséant lorgnait la salle et semblait ne pas faire attention à mada-
me de Nucingen, dont elle ne perdait cependant pas un geste. L’assemblée était exquisément
belle. Delphine de Nucingen n’était pas peu flattée d’occuper exclusivement le jeune, le beau,
l’élégant cousin de madame de Beauséant, il ne regardait qu’elle.
– Si vous continuez à la couvrir de vos regards, vous allez faire scandale, monsieur de
Rastignac. Vous ne réussirez à rien, si vous vous jetez ainsi à la tête des gens.
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, chap. II, 1835.
30
35
1 En quoi la première phrase fournit-elle une clé delecture pour l’ensemble du passage ?
2 Que révèle le dialogue inséré de la ligne 4 à la ligne14 ? Pourquoi peut-on dire qu’il prépare la suite du récit ?
3 Quels éléments soulignent qu’Eugène découvre lasociété mondaine ? Analysez le rôle joué ici parmadame de Beauséant.
De l’observation à l’analyse
4 Observez le jeu des regards dans cette page. Quemontre-t-il ?
5 Comment se révèle, sous les apparences, la cruautéde ce milieu ? Quelle est la portée critique de cetextrait ?
Repère
❚ Un projet ambitieux
La Comédie humaine est le titre sous lequel Balzacdécide en 1842 de regrouper ses romans. Ce vasteensemble se divise en trois parties qui évoquent claire-ment les ambitions à la fois réalistes et philosophiquesde l’auteur : – « Étude de mœurs » (la plus fournie, comprenant6 sous-parties parmi lesquelles « scènes de la vieprivée », « scènes de la vie de province », « scènes de lavie parisienne »), – Études philosophiques » – « Études analytiques ».
Au total, y figurent 2 000 personnages fictifs, dont460 reparaissent d’une œuvre à l’autre. Par exemple,Rastignac prend naissance dans Le Père Goriot, mais leslecteurs le retrouvent, entre autres, dans La Peau de cha-grin, Illusions perdues et La Maison Nucingen. Se construit ainsi une biographie imaginaire du per-sonnage, tissée d’un roman à l’autre.
❚ L’influence de la pensée scientifique
L’avant-propos de La Comédie humaine souligne l’in-fluence des sciences sur l’écriture romanesque. Balzac yrévèle son projet de réaliser sur la société une étudecomparable à celle de savants naturalistes commeBuffon (1707-1788) et les 36 volumes de son Histoirenaturelle : « Si Buffon a fait un magnifique ouvrage enessayant de représenter dans un livre l’ensemble de lazoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à fairepour la Société ? »
❚ Être le « secrétaire » de son temps
L’autre ambition de l’œuvre est de donner untableau, qui se veut fidèle, de la société de son temps,c’est-à-dire de la première moitié du XIXe siècle. Entrentdès lors dans le roman les détails matériels, les événe-ments sociaux et politiques, l’univers quotidien de Parisou de la province. Toutefois, l’œuvre n’est pas seule-ment la copie du réel : le propos de Balzac est aussi d’éclairer et d’expliquer ce réel, d’en fournir une repré-sentation critique.
La Comédie humaine de Balzac
Chapitre 6 Le roman 271