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SDER, « Note introductive aux travaux du sous-groupe "filtrage" », octobre 2014 SERVICE DE DOCUMENTATION, DES ETUDES ET DU RAPPORT DE LA COUR DE CASSATION COMMISSION DE REFLEXION SUR LA REFORME DE LA COUR Sous-groupe « filtrage » Aux termes de l’article 604 du code de procédure civile, « le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité du jugement qu’il attaque aux règles de droit ». Les fonctions de ce qui n’était encore que le Tribunal de cassation, conçu par l’Assemblée constituante comme une simple « sentinelle établie pour le maintien des lois », se sont progressivement étendues au cours du XIX ème siècle pour donner à la Cour la physionomie qu’on lui connaît aujourd’hui. La suppression du référé législatif et la loi du 1 er avril 1837, qui conféra à la Cour le pouvoir d’imposer sa jurisprudence au juge du fond en cas de second pourvoi, allaient définitivement asseoir la Cour en tant que juridiction souveraine et faire de celle-ci l’interprète ultime de la loi. Si la Cour a défini et précisé au fil de sa jurisprudence les cas d’ouverture à cassation, elle ne dispose pas pour autant, au contraire des cours suprêmes de Common Law, de la faculté de choisir les affaires qu’elle entendrait juger. Le droit fondamental d’accès au juge contient donc, en germe, celui de saisir la Cour de cassation 1 . Cette caractéristique, conjuguée à un accroissement général du contentieux judiciaire après la fin de la seconde guerre mondiale, a conduit à une inflation incessante du nombre de saisines de la Cour de cassation au cours du siècle dernier, passant ainsi de 1696 pourvois en 1900 à 21 294 en 2000 2 . Le constat de cet encombrement chronique de la Cour est ancien et a donné lieu à de nombreuses tentatives pour parvenir à le résorber. On songe, en premier lieu, à la Chambre des requêtes, héritée du Conseil des parties et maintenue devant le Tribunal de cassation, qui était chargée d’apprécier la recevabilité et le sérieux des pourvois. Néanmoins, cette Chambre, source d’un allongement excessif de la durée 1 Vincent Vigneau, « Le régime de la non-admission des pourvois devant la Cour de cassation », D. 2010, p. 102 2 Jean-François Weber, La Cour de cassation, La documentation française, 2010, p. 22

SERVICE DE DOCUMENTATION, DES ETUDES ET … · La suppression du référé législatif et la loi du 1 er avril 1837, qui conféra à la Cour le pouvoir d

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SDER, « Note introductive aux travaux du sous-groupe "filtrage" », octobre 2014

SERVICE DE DOCUMENTATION, DES ETUDES ET DU

RAPPORT DE LA COUR DE CASSATION

COMMISSION DE REFLEXION SUR LA REFORME DE LA COUR Sous-groupe « filtrage »

Aux termes de l’article 604 du code de procédure civile, « le pourvoi en cassation tend à faire

censurer par la Cour de cassation la non-conformité du jugement qu’il attaque aux règles de droit ».

Les fonctions de ce qui n’était encore que le Tribunal de cassation, conçu par l’Assemblée

constituante comme une simple « sentinelle établie pour le maintien des lois », se sont

progressivement étendues au cours du XIXème siècle pour donner à la Cour la physionomie

qu’on lui connaît aujourd’hui.

La suppression du référé législatif et la loi du 1er avril 1837, qui conféra à la Cour le

pouvoir d’imposer sa jurisprudence au juge du fond en cas de second pourvoi, allaient

définitivement asseoir la Cour en tant que juridiction souveraine et faire de celle-ci l’interprète

ultime de la loi.

Si la Cour a défini et précisé au fil de sa jurisprudence les cas d’ouverture à cassation, elle ne

dispose pas pour autant, au contraire des cours suprêmes de Common Law, de la faculté de

choisir les affaires qu’elle entendrait juger. Le droit fondamental d’accès au juge contient donc, en

germe, celui de saisir la Cour de cassation1.

Cette caractéristique, conjuguée à un accroissement général du contentieux judiciaire après la

fin de la seconde guerre mondiale, a conduit à une inflation incessante du nombre de saisines de

la Cour de cassation au cours du siècle dernier, passant ainsi de 1696 pourvois en 1900 à 21 294

en 20002.

Le constat de cet encombrement chronique de la Cour est ancien et a donné lieu à de

nombreuses tentatives pour parvenir à le résorber.

On songe, en premier lieu, à la Chambre des requêtes, héritée du Conseil des parties et

maintenue devant le Tribunal de cassation, qui était chargée d’apprécier la recevabilité et le

sérieux des pourvois. Néanmoins, cette Chambre, source d’un allongement excessif de la durée

1 Vincent Vigneau, « Le régime de la non-admission des pourvois devant la Cour de cassation », D. 2010, p. 102

2 Jean-François Weber, La Cour de cassation, La documentation française, 2010, p. 22

des procédures, présentait plus d’inconvénients que d’avantages et fut supprimée en 1947.

On songe, ensuite, à la création de nouvelles chambres civiles puis, en 1979, de la formation

restreinte à trois juges qui, avant de devenir une formation de jugement à part entière statuant «

lorsque la solution du pourvoi s'impose », avait pour unique fonction de rejeter les pourvois irrecevables

ou manifestement infondés.

Ces réformes, quoique salutaires, ne suffirent pas toutefois à mettre fin à « l’encombrement

croissant de la Cour de cassation »3.

Cette situation ont conduit des auteurs à s’interroger sur le périmètre du contrôle opéré par la

Cour. Dans un article remarqué4, le président Bel proposait d’abandonner le contrôle pour

manque de base légale, estimant « que la véritable réforme serait que la Cour de cassation ne rende que des

arrêts « de principe », une centaine par an et non une dizaine de mille ». Cette opinion a toutefois suscité de

vives critiques de la part d’une partie de la doctrine qui estime que ce cas d’ouverture à cassation,

apparu en 1808, est « indispensable à la fonction de cassation pour éviter que le contrôle de la Cour régulatrice

du droit ne soit qu’un vain simulacre (...) »5.

D’autres réformes ponctuelles ont suivi.

L’article 1009-1 du code de procédure civile, issu du décret n° 89-511 du 20 juillet 1989,

autorise le Premier président, à la demande du défendeur, et après avoir recueilli l’avis du

procureur général et des parties, à retirer une affaire du rôle lorsque le demandeur ne justifie pas

avoir exécuté la décision frappée de pourvoi, à moins, précise le texte, « qu’il ne lui apparaisse que

l'exécution serait de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives ou que le demandeur est dans

l'impossibilité d'exécuter la décision ».

La loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique énonce à l’article 7, alinéa 3, qu’ «

(…) en matière de cassation, l’aide juridictionnelle est refusée au demandeur si aucun moyen de cassation sérieux

ne peut être relevé »6.

Plus récemment, la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 a instauré une procédure de

non-admission permettant à la formation de jugement de déclarer non admis les pourvois

irrecevables ou non fondés sur un moyen sérieux de cassation7. Cette réforme s’est accompagnée,

à partir de l’année 2004, d’une intégration progressive des technologies de l’information et de la

communication dans les méthodes de travail de la Cour de cassation conduisant, en plusieurs

étapes, à la dématérialisation totale des procédures devant les chambres civiles.

3 Isabelle Corpart, « L’encombrement croissant de la Cour de cassation », Petites affiches, 6 février 1995, n° 16,

p. 4 4 Jean Bel, « Le bicentenaire de la révolution, retour aux sources pour la Cour de cassation », D. 1989, chron., p.

105 5 Jacques Boré, Louis Boré, La cassation en matière civile, Dalloz action, 2009/2010, n° 78.06

6 Sur la conventionalité du dispositif, V. CEDH, 19 septembre 2000, Gnahoré c. France, n° 40031/98

7 Art. 1014 du code de procédure civile

Mais la question du nombre des pourvois à traiter doit être posée aujourd’hui en d’autres

termes, susceptible de positionner la Cour de cassation comme une véritable Cour suprême

régulant sa saisine d’une façon plus drastique.

Le groupe de travail mis en place par le Club des juristes8 sur « la régulation des contentieux

devant les cours suprêmes » relève ainsi dans son rapport, publié le 2 octobre dernier, que « ces

réformes ont, face à l’augmentation constante des recours, aujourd’hui épuisé leurs effets propres. Le nombre

d’affaires reçues chaque année par la Cour de cassation a à nouveau augmenté de 26 595 en 2005 à 30 165 en

2012 (+ 13,5 %) (…) »9.

Ce groupe de travail observe ainsi que si « la très grande majorité des démocraties occidentales ont mis

en œuvre des réformes profondes pour réguler les contentieux devant leurs Cours suprêmes, la France laisse

ses Cours suprêmes faire face à d’énormes masses contentieuses »10.

Cette possibilité d’évolution vers une régulation plus importante de la saisine s’inscrit dans la

volonté exprimée par le Premier président lors de son audience d’installation, d’engager une

réflexion sur « la place, le rôle et les méthodes de la Cour de cassation ».

Dans sa recommandation n° R (95) 5 adoptée le 7 février 1995, le Comité des ministres du

Conseil de l’Europe a suggéré, à l’article 7 c, que « les recours devant le troisième tribunal devraient être

réservés aux affaires pour lesquelles un troisième examen juridictionnel se justifie, comme celles, par exemple, qui

contribuent au développement du droit ou à l'uniformisation de l'interprétation de la loi. Ils pourraient encore être

limités aux cas qui soulèveraient une question de droit d'importance générale. Il devrait être requis du demandeur

qu'il expose en quoi l'affaire comporte de tels enjeux ».

Le président Sargos relevait en 2006 que « l'effet de masse est nécessairement pervers et destructeur

quant à la mission d'une institution »11, ajoutant que la « mission normative ne peut être remplie si des milliers

de pourvois soulèvent devant une chambre de la Cour de cassation des questions qui ne lui permettent pas de

l'exercer, mais la transforment en une sorte de cour d'appel à vocation nationale l'obligeant à rendre des milliers

d'arrêts de rejet qui non seulement n'ont aucune vocation normative, mais qui par leur aspect trop factuel sont une

source de trouble pour beaucoup de commentateurs (…) »12.

Face à un tel constat, faut-il se résoudre à abandonner le contrôle de la bonne application de

la loi pour ne conserver que la seule fonction d’interprétation, au prix d’un changement de la

8 Le Club des juristes est un laboratoire d’idées (think tank) juridique français créé en 2007. Il est

composé de magistrats, avocats, notaires, professeurs et de représentants d’entreprises. 9 Club des juristes, « La régulation des contentieux devant le cours suprêmes », p. 123. Le nombre d’affaires

reçues a toutefois sensiblement baissé en 2013 pour s’élever à 28 297 (civil et pénal, hors QPC. Cour de cassation, rapport annuel 2013, p. 661). De même, la durée moyenne de traitement des affaires civiles à fortement baissé, passant de 553 jours en 2004 à 395 jours en 2013 (Cour de cassation, rapport annuel 2013, p. 663) 10

Club des juristes, « La régulation des contentieux devant le cours suprêmes », p. 122 11

Pierre Sargos, « L’organisation et le fonctionnement de la chambre sociale de la Cour de cassation : la mission normative au péril de l’effet de masse », Droit social, 2006, p. 48 12

Ibid.

nature même de la Cour de cassation ?

Une conciliation entre ces deux fonctions, passant par une forme rénovée de filtrage, ne

demeure-t-elle pas envisageable dès lors que, ainsi que l’énonçait le Premier président Canivet,

« les principes du procès équitable ne s’opposent pas à une conception raisonnée des voies de recours »13 ?

Quelles réformes engager pour y parvenir ?

Plusieurs pistes de réflexions, internes ou externes à la Cour de cassation, ont pu être

proposées.

Ainsi, par exemple, l’ouverture de la voie de l’appel à l’encontre des décisions de

première instance rendues en dernier ressort, la réforme, dans le prolongement du rapport

remis par le président Lacabarats, des juridictions du travail de même que l’extension de la

représentation obligatoire par les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation sont

autant de mesures susceptibles de faire décroître le nombre de pourvois.

Nombre d’autres possibilités, qui ont des conséquences en termes législatif ou règlementaire,

peuvent être envisagées, une fois rappelés ou reconsidérés les principes qui fondent la place et le

rôle de la Cour de cassation. Les réformes menées par les autres cours européennes ces dernières

années constitueront à cet égard de précieuses sources d’inspiration pour la réflexion qui s’engage

au sein de la Cour de cassation.

13

Guy Canivet, « Comment concilier le respect des principes de qualité du procès équitable avec les flux d’affaires dont sont saisies les juridictions ? », in « La qualité de la justice » (ML Cavrois H. Dalle, JP Jean dir.), La documentation française, 2002