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« S’il vous plaıˆt, dessine-moi un cancer ! » D. Gros Unite ´ de Se ´ nologie, Pavillon Chirurgical B, Ho ˆ pitaux Universitaires, 67091 Strasbourg, France Correspondance : e-mail : [email protected] Ce jour-la `, a ` Saint-Germain, au hasard de mes pe ´ re ´ grinations dans les librairies de livres anciens, j’avais de ´ couvert La gue ´ rison du cancer au sein. Date ´ de 1693, l’ouvrage e ´ tait e ´ crit par un certain Houppeville, chirurgien a ` Rouen. J’aime a ` lire ces livres des me ´ decins d’autrefois. A ` chaque fois, ils me font rede ´ cou- vrir combien les confre ` res qui nous ont pre ´ ce ´ de ´s ont e ´ te ´ expe ´ rimente ´s et intelligents avant nous ; a ` chaque fois, ils participent a ` gue ´ rir un peu plus mon arrogance d’homme moderne tente ´ de conside ´ rer le passe ´ comme lieu d’obscurite ´ et ignorance. D’avance, donc, je me re ´ jouissais de pouvoir lire cet ouvrage et, sans attendre, commen- c ¸ ai sa lecture. Au troisie ` me chapi- tre 1 , un mot e ´ trange m’intri- gua : saratan. Je ne l’avais jamais rencontre ´ , il ne figurait pas dans mes dictionnaires. « L’ide ´e de cancer est une ide ´e terrible, e ´ crivait l’auteur. Les termes de Noli me tangere, de Loup, de saratan, et ge ´ ne ´ ralement les termes de carcinome et de cancer causent de l’horreur ». Le sens e ´ tait clair : saratan de ´ signait le cancer. Je connaissais de ´ ja ` Noli me tangere et Loup utilise ´s a ` l’e ´ poque comme synonymes de cette maladie mais saratan demeurait une e ´ nigme. D’ou ` pouvait venir ce mot ? Long- temps, je cherchai a ` identifier son origine, sans succe ` s. Examinant un jour une femme alge ´ rienne qui consultait pour des douleurs aux seins, j’eus l’ide ´ e de lui demander comment se disait can- cer en arabe. Sans en e ˆ tre su ˆ r, il me semblait que cette langue devait avoir un mot spe ´ cifique. Afin de ne pas l’inquie ´ ter inutilement, j’at- tendis de l’avoir comple ` tement ras- sure ´ e et je lui posai ma question. D’emble ´e, elle me re ´ pondit cancer. Un peu de ´c ¸u, insatisfait, soupc ¸ on- nant une contamination linguistique par le franc ¸ais, je re ´ ite ´ rai ma ques- tion. Alors, he ´ sitante, avec un sou- rire me ˆ le ´ de crainte, cette femme me lanc ¸a saratan. De ´ sireux de voir le terme noir sur blanc, je l’invitai a ` l’e ´ crire. Aucun doute, c’e ´ tait le mot utilise ´ par Houppeville en 1693. Dans cette Europe du XVII e sie ` cle, il figurait parmi les synonymes du cancer dans le langage populaire et me ´ dical. Depuis que j’ai de ´ couvert le sens de ce mot, je connais aussi une manie ` re simple et efficace d’apaiser une patiente inquie ` te qui parle arabe et maı ˆtrise mal le franc ¸ ais. Si elle craint a ` tort d’avoir un cancer au sein, pluto ˆ t que de me lancer dans des explications alambique ´es et approximatives, je pre ´ fe ` re lui dire avec force en la regardant joyeuse- ment dans les yeux : « Pas de sara- tan ! » Aussito ˆ t, un sourire e ´ panoui apparaı ˆt sur son visage et l’inquie ´- tude s’envole. Cette femme d’Alge ´ rie m’apprit autre chose. En arabe, saratan ne de ´signe pas seulement le cancer. Il indique aussi un animal marin pourvu de pinces : le crabe. Ainsi, les europe ´ens ne sont pas les seuls a ` user de cette association symbo- lique. Pour beaucoup de peuples du monde, le crabe habite l’imaginaire social comme figure du cancer. Exemple : les langues indo-euro- pe ´ ennes, parle ´ es par pre `s de la moitie ´ de l’humanite ´ . Malgre ´ leur disparite ´ et leur e ´ loignement ge ´ o- graphique, ces langues entretien- nent une myste ´ rieuse mais re ´ elle parente ´ entre elles. A ` cote ´ des crite `res grammaticaux et phone ´ ti- ques, l’une des preuves de cette parente ´ est la permanence d’un stock de vocabulaire d’origine commune qui subsiste, plus ou moins e ´ rode ´, dans chacune de ces langues 2 . Ainsi, franc ¸ais, roumain, sue ´ dois, arme ´ nien, allemand, farsi, kurde, albanais, corse, ne ´ pali font partie de la me ˆ me famille. Que constate-t-on ? Dans toutes ces lan- gues, les mots crabe et cancer sont synonymes. En ne ´ erlandais, da- nois, allemand, portugais, russe, aze ´ ri, sue ´ dois, latin cette maladie se dit respectivement kanker, kraeft, krebs, cancro, rak, rartcheng, kra ¨ fta, cancer qui de ´ signent e ´ galement le crabe. Depuis quand tant de peuples ont-ils adopte ´ cette e ´ quivalence symbolique entre le crabe et le cancer ? Difficile de savoir, la re ´ ponse de ´ pend des sources dispo- nibles. Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire du langage, cette synonymie existait de ´ ja ` voici 2500 ans. Dans la Gre ` ce ancienne, le mot carcinos de ´ signait de ´ ja ` tout a ` la fois le crabe et le cancer. Pourquoi ? Cinq sie `cles avant J.C., le me ´ decin Hippocrate 3 a propose ´ une explica- tion : un cancer ressemble re ´ elle- ment a ` un crabe surtout quand il se de ´ veloppe dans un sein. Tout me ´decin qui vit au quoti- dien dans l’univers de la cance ´ rolo- gie mammaire connaı ˆt la ve ´ rite ´ de cette analogie mentionne ´e par Hippocrate. A ` un moment de son 1 Houppeville, 1693, La gue ´ rison du cancer au sein, Chez la veuve de Louis Behourt, Rouen 2 Malherbe M., Les langages de l’hu- manite ´ , Laffont, Bouquins, 1995 3 Hippocrate, œuvres Oncologie (2006) 8: 518–522 © Springer 2006 DOI 10.1007/s10269-006-0372-8 ONCOLOGIE 518

«S’il vous plaît, dessine-moi... un cancer!»

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Page 1: «S’il vous plaît, dessine-moi... un cancer!»

« S’il vous plaıt, dessine-moi� un cancer ! »

D. Gros

Unite de Senologie, Pavillon Chirurgical B, Hopitaux Universitaires, 67091 Strasbourg, France

Correspondance : e-mail : [email protected]

Ce jour-la, a Saint-Germain, au

hasard de mes peregrinations dans

les librairiesde livres anciens, j’avais

decouvert La guerison du cancer au

sein. Date de 1693, l’ouvrage etait

ecrit par un certain Houppeville,

chirurgien a Rouen. J’aime a lire

ces livres des medecins d’autrefois.

A chaque fois, ils me font redecou-

vrir combien les confreres qui nous

ont precedes ont ete experimentes

et intelligents avant nous ; a chaque

fois, ils participent a guerir un peu

plus mon arrogance d’homme

moderne tente de considerer le

passe comme lieu d’obscurite et

ignorance. D’avance, donc, je me

rejouissais de pouvoir lire cet

ouvrage et, sans attendre, commen-

cai sa lecture. Au troisieme chapi-

tre1, un mot etrange m’intri-

gua : saratan. Je ne l’avais jamais

rencontre, il ne figurait pasdansmes

dictionnaires.

« L’idee de cancer est une idee

terrible, ecrivait l’auteur. Les termes

de Noli me tangere, de Loup, de

saratan, et generalement les termes

de carcinome et de cancer causent

de l’horreur ». Le sens etait clair :

saratan designait le cancer. Je

connaissais deja Noli me tangere

et Loup utilises a l’epoque comme

synonymes de cette maladie mais

saratan demeurait une enigme.

D’ou pouvait venir ce mot ? Long-

temps, je cherchai a identifier son

origine, sans succes.

Examinant un jour une femme

algerienne qui consultait pour des

douleurs aux seins, j’eus l’idee de lui

demander comment se disait can-

cer en arabe. Sans en etre sur, il me

semblait que cette langue devait

avoir un mot specifique. Afin de ne

pas l’inquieter inutilement, j’at-

tendis de l’avoir completement ras-

suree et je lui posai ma question.

D’emblee, elle me repondit cancer.

Un peu decu, insatisfait, soupcon-

nant une contamination linguistique

par le francais, je reiterai ma ques-

tion. Alors, hesitante, avec un sou-

rire mele de crainte, cette femme

me lanca� saratan. Desireuxdevoir

le terme noir sur blanc, je l’invitai a

l’ecrire. Aucun doute, c’etait le mot

utilise par Houppeville en 1693.

Dans cette Europe du XVIIe siecle, il

figurait parmi les synonymes du

cancer dans le langage populaire et

medical.

Depuis que j’ai decouvert le sens

de ce mot, je connais aussi une

maniere simple et efficace d’apaiser

une patiente inquiete qui parle

arabe et maıtrise mal le francais. Si

elle craint a tort d’avoir un cancer au

sein, plutot que de me lancer dans

des explications alambiquees et

approximatives, je prefere lui dire

avec force en la regardant joyeuse-

ment dans les yeux : « Pas de sara-

tan ! » Aussitot, un sourire epanoui

apparaıt sur son visage et l’inquie-

tude s’envole.

Cette femme d’Algerie m’apprit

autre chose. En arabe, saratan ne

designe pas seulement le cancer. Il

indique aussi un animal marin

pourvu de pinces : le crabe. Ainsi,

les europeens ne sont pas les seuls

a user de cette association symbo-

lique. Pour beaucoup de peuples du

monde, le crabe habite l’imaginaire

social comme figure du cancer.

Exemple : les langues indo-euro-

peennes, parlees par pres de la

moitie de l’humanite. Malgre leur

disparite et leur eloignement geo-

graphique, ces langues entretien-

nent une mysterieuse mais reelle

parente entre elles. A cote des

criteres grammaticaux et phoneti-

ques, l’une des preuves de cette

parente est la permanence d’un

stock de vocabulaire d’origine

commune qui subsiste, plus ou

moins erode, dans chacune de ces

langues2. Ainsi, francais, roumain,

suedois, armenien, allemand, farsi,

kurde, albanais, corse, nepali� font

partie de la meme famille. Que

constate-t-on ? Dans toutes ces lan-

gues, les mots crabe et cancer sont

synonymes. En neerlandais, da-

nois, allemand, portugais, russe,

azeri, suedois, latin� cette maladie

se dit respectivement kanker, kraeft,

krebs, cancro, rak, rartcheng, krafta,

cancer� qui designent egalement

le crabe.

Depuis quand tant de peuples

ont-ils adopte cette equivalence

symbolique entre le crabe et le

cancer ? Difficile de savoir, la

reponse depend des sources dispo-

nibles. Aussi loin que l’on puisse

remonterdans l’histoiredu langage,

cette synonymie existait deja voici

2500 ans. Dans laGrece ancienne, le

mot carcinos designait deja tout a la

fois le crabe et le cancer. Pourquoi ?

Cinq siecles avant J.C., le medecin

Hippocrate3 a propose une explica-

tion : un cancer ressemble reelle-

ment a un crabe surtout quand il se

developpe dans un sein.

Tout medecin qui vit au quoti-

dien dans l’univers de la cancerolo-

gie mammaire connaıt la verite de

cette analogie mentionnee par

Hippocrate. A un moment de son

1 Houppeville, 1693, La guerison ducancer au sein, Chez la veuve de LouisBehourt, Rouen

2 Malherbe M., Les langages de l’hu-manite, Laffont, Bouquins, 19953 Hippocrate, œuvres

Oncologie (2006) 8: 518–522© Springer 2006DOI 10.1007/s10269-006-0372-8

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evolution, un cancer du sein fait

facilement songer a un crabe. Tout

d’abord, survient un premier signe

palpable : l’induration. Un change-

ment de consistance, perceptible

sous les doigts, apparaıt dans un

endroit du sein. A lamain, ce durcis-

sement se traduit par une boule,

une grosseur. Plus tard, se mani-

feste un signe visible : la fossette. Il

s’agit d’un creux apparaissant sur la

peau a proximite de cette grosseur.

La convexite cutanee devient

concave comme si une force incon-

nue l’attirait vers le dedans du sein.

Autour de cette fossette naissent

des froncements cutanes, des plis

longilignes disposes en rayons. A

ce stade, la comparaison avec le

crabe se fait spontanement.

Comment Hippocrate eut-il

connaissance de cette ressem-

blance entre le crabe et le cancer ?

Tout simplement par l’observation

et l’experience. Il exercait a Cos et

dans l’antiquite cette ıle fut un haut

lieu de lamedecine grecque. Autour

du celebre sanctuaire d’Asclepios

s’etalait un immense espace de

consultations et de soins encore

visible aujourd’hui. Les malades s’y

rendaient nombreux. Pretres, gue-

risseurs et medecins s’y cotoyaient.

Comme d’autres confreres, Hippo-

crate examinait, observait, soignait,

enseignait. Comment aurait-il pu ne

pas voir de femmes affectees d’un

cancer du sein ? De tous les cancers

feminins, c’est le plus frequent, le

plus anciennement decrit, le plus

observable. C’est un cancer difficile

a cacher : a soi-meme, a son

conjoint, au medecin, aux autres. Il

siege sur une partie du corps qui se

voit, se touche, se palpe.

Mais me direz-vous, en dehors

des medecins, rares sont celles ou

ceux qui ont observe un cancer du

sein au stade ou il ressemble a un

crabe. Pourquoi cette perennite du

symbole ? Les points communs

sont nombreux entre cette bete

marine et le cancer. Surgi de nulle

part, le crabe saisit sa proie de facon

inattendue. Il pince inopinement,

sans prevenir. Une fois accroche, il

s’agrippe sans lacher prise facile-

ment. Ses pattes possedent

l’etrange propriete de repousser

meme une fois coupees. Sa pro-

gression est bizarre : il marche de

travers, avance, recule, accelere,

ralentit, s’arrete, repart. Pour nom-

mer le cancer dans la langue des

signes, les mal-entendant font le

geste de la pince : le pouce et

l’index s’ouvrent et se ferment

alternativement.

D’autres animaux que le crabe

peuplent le bestiaire imaginaire du

cancer. Les tahitiens indiquent

cette maladie en disant ea qui

designe aussi les tentacules du

poulpe etale sur un rocher. Quel-

ques jours avant sa consultation de

surveillance, Therese fait un cau-

chemar : « J’avais une enorme

araignee sur le ventre. Ses pattes

velues m’entouraient complete-

ment. Elle me devorait ». Quant a

Jeanne, elle compare son cancer a

une taupe : animal noir, aveugle,

imprevisible. Sans s’annoncer,

sans bruit aucun, il creuse et

avance. Au matin, on apercoit la

pelouse gonflee de monticules

epars, signe avere des galeries

souterraines. Tout comme le

malade decouvre un jour que son

mal a progresse, s’est deplace. Du

sein, le cancer a creuse vers le

poumon, le foie, les os.

Combien de personnes assimi-

lent lemal cancereux a une bete qui

ronge ! L’anciennete, la perennite

et l’ubiquite de cette image ne

doivent rien au hasard. Cette mala-

die donne le sentiment de

s’installer inexorablement dans le

corps du malade et de le detruire

par l’interieur. « The canker gnaw

thy heart ! », lit-on dans Shakes-

peare. C’est la terrible invective de

Timon d’Athenes4 a l’egard d’Alci-

biade : « Qu’un cancer te ronge le

cœur ! ». Au-dela du symbolique,

une plaie cancereuse ulceree

simule reellement l’effet de chairs

grignotees. Enmalgache, cancer se

dit homamiadana, qui mange len-

tement ; au Tchad, en dialecte sara,

c’est koure, la bete qui ronge. Dans

l’Europe ou le Maghreb d’autrefois,

appliquer de la viande crue sur une

plaie cancereuse etait un remede

populaire. On disait alors nourrir le

cancer. Il s’agissait de lui donner

une nourriture pour qu’il mange

autre chose que le malade. Le

cancer ressemble a un alien, une

chose vivante, dans une autre

chose vivante. Il naıt, croıt, se multi-

plie. Il peut mourir sous l’effet des

traitements : c’est la guerison.

Quoique coupe par le bistouri,

brule par les rayons ou empoisonne

par la chimiotherapie, il possede

aussi la capacite de renaıtre dans le

corps du malade : c’est la recidive.

D’aucuns s’etonnentde laperen-

nite de ces images de monstres

dans l’univers du cancer. La moder-

nite, disent-ils, devrait nous debar-

rasser de ces reliquats mortiferes

des temps anciens. Ils occultent

Fig. 1.

Margot Knight, Cancer

4 Shakespeare, Timon d’Athenes, IV, 3

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Page 3: «S’il vous plaît, dessine-moi... un cancer!»

le fait que ces images naissent

spontanement et sont independan-

tes de l’histoire, de la medecine et

des medecins.

Les humains ont des facons a

eux de se representer les monstres.

Voir l’imagerie dumonstrueux dans

les musees, la litterature, le cinema,

la BD, la publicite, les reves. Rien

d’etonnant si l’imaginaire du cancer

usede la figurede labete. Faitesune

experience : donnez a quelqu’un

crayon et papier, priez-le de vous

dessiner un cancer. Expliquez-lui

qu’il s’agit simplement d’esquisser

quelque chose qui le fait songer a

cette maladie. Insistez pour qu’il

griffonne la premiere image qui

germe dans son esprit a la pensee

du cancer. Multipliez cette expe-

rience. Les uns ne dessinent rien

du tout, aucune forme ne s’impo-

sant spontanement. Les autres

crayonnent une tete de mort, un

visage triste, un corps deforme ;

dans Cancer (Fig. 1 , page 301), la

plasticienne Margot Knight5 pro-

pose une inquietante bouche devo-

reuse. D’autres esquissent une

forme munie de prolongements

comme des pinces, des piquants et

autres appendices faits pour saisir,

blesser, torturer ; indeniablement,

ce genre de dessin est tres frequent

comme j’ai pu l’observer moi-

meme avec des bien-portants ou

des malades du cancer. Quelques

exemples, choisis parmi une infinite

d’autres : Il ne faut pas avoir peur

des dragons (Fig. 2), une composi-

tion de l’ecrivain Regine Deforges6.

Des œuvres de femmes soignees

pour cancer :Dedans (Fig. 3) de

Margriet Van Veen7 ou Fabrique de

cancer (Fig. 4) par Elizabeth Hollon8.

Faites une autre experience,

cette fois-ci avec des enfants, ils

adorent dessiner. Dites a l’un ou

l’autre : « S’il te plaıt, dessine-moi

un monstre ». Il tracera souvent un

corps central d’ou naissent des

prolongements. Un gribouillis rond

avec des especes de traits ondu-

lants en faisceau, une forme dotee

de tentacules, de pinces� Bref, une

vilaine bete. A un autre moment,

demandez-lui de dessiner un can-

cer. Pour peu qu’il ait deja concep-

tualise cette maladie - et aujour-

d’hui, les enfants sont precoces - il

cree une figure, souvent analogue a

celle deja faite pour le monstre

(Fig. 5). Quant a la tumeur cance-

reuse extirpee par le bistouri, elle

ressemble aussi a un etre tentacu-

laire, a une etoile, a un animal avec

de longues pattes qui s’etendent

dans la chair (Fig. 6).

On l’a bien compris, le cancer

induit un imaginaire social lie a sa

nature de maladie effrayante. Mais

cet imaginaire du cancer, faut-il

l’admettre comme inevitable ou

bien le combattre ? Est-il utile aux

uns et nuisible a d’autres ? Le fait de

percevoir le cancer comme un

monstre peut faire peur et en

meme temps stimuler au combat.

Le cancer, c’est la guerre. Bien-

portants, malades ou medecins,

ecoutons-nousparler. Sansysonger

toujours,notrevocabulaire fourmille

de mots guerriers, de metaphores

militaires, d’images martiales. Le

cancer, c’est l’ennemi : il infiltre,

envahit, progresse, prolifere, se pro-

page, dissemine, colonise, possede

des ramifications, des racines; il est

agressif, evolue, avance. Le malade,

c’est le combattant : il se bat, il veut

se battre. Il doit se battre repete son

entourage qui souhaite le voir

endosser l’habit du bon petit sol-

dat : celui qui fait face et qui gagne.

« Battez-vous ». Avec courage,

energie. Aux Etats-Unis, enAustralie

et dans d’autres pays anglo-saxons,

les femmessoigneespour cancer du

sein se nomment elles-memes des

guerrieres - warriors ; celles qui

sont encore en vie sont des survi-

vantes - survivors. Lesmethodes de

traitements sont assimilees a des

armes. La chimiotherapie utilise des

doses d’attaque pour tuer et eradi-

quer les cellules ; la radiotherapie

brule, sterilise, bombarde. On dit

Fig. 2.

Regine Deforges, Il ne faut pas avoir peur

des dragons

Fig. 3.

Margret Van Veen, Dedans

5 Margot Knight, http://www.margot-knight.com/6 Cent femmes pour la vie, Cataloguede l’Exposition, Artcurial, Hotel Das-sault, Paris, 20037 Holzenspies C, Taal J, Kanker in beeld,School vor Imaginatie, Amsterdam,20038 OncoLink Art Gallery, http://oncolink.upenn.edu/

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Page 4: «S’il vous plaît, dessine-moi... un cancer!»

strategie, arsenal therapeutique,

cible, destruction,mobiliser, radical.

Le vocabulaire propre aux gestes de

ponctions n’est guere pacifiste ni

rassurant : pistolet, tir, armer, colt,

magnum, trocart, guillotine. Et que

penser de hamecon ou harpon pour

designer les filaments de reperage ?

Ne pourrait-on pas dire simple-

ment fil d’Ariane ? Quant aux acti-

vites de depistage et diagnostic,

elles refletent une atmosphere

menacante : « on ne sait jamais »

vigilance, surveillance, controles. A-

t-on oublie Mars le fameux livre de

Fritz Zorn9 ? C’est le recit autobio-

graphique de sa maladie cance-

reuse. Dans la mythologie des

anciens romains, Mars etait le dieu

de la guerre, incarnation de la force

brutale. Derniere ligne de l’ouvrage

de Zorn : « Jeme declare en etat de

guerre totale ».

Ce deluge de metaphores belli-

cistes repond a la violence de la

maladie. Nul ne demeure en etat de

paix face a un adversaire toujours

imprevisible. Ne dit-on pas d’une

tumeur qu’elle est maligne pour

indiquer sa nature cancereuse ? La

malignite, c’est le propre du malin,

alias Satan, le diable, le prince du

mensonge. Que viennent faire ces

figures demoniaques dans le lan-

gage medical ? Le malin est ruse,

trompeur. Pour duper les hommes

et les faire souffrir, il sait prendre

mille traits rassurants. De meme, le

cancer ne cesse de mentir. Pour

mieux tromper, il arbore le visage

de l’ordinaire et du banal, il se

camoufle derriere du benin ou du

normal. Qui n’a jamais eu un petit

bouton ou une tache sur la peau,

une legere toux, unmal au dos, une

fatigue passagere, une boule

quelque part ? Le plus souvent, ce

n’est rien de facheux. Quelquefois,

sans qu’on le sache, c’est deja le

cancer.

Cette rhetorique guerriere est-

elle toujours benefique pour les

malades ? Est-ce qu’elle n’accentue

pas leurs peurs ? Est-ce que leur

vecu ne s’en trouve pas douloureu-

sement affecte ? Exemple patent

parmi d’autres : le leitmotiv du Bat-

tez-vous. A entendre les partisans de

ce discours, on dirait qu’il y a deux

categories de malades : celles et

ceux qui se battent bien et gueris-

sent, celles et ceux qui se laissent

alleretneguerissentpas.N’yaurait-il

que les mauvais soldats qui perdent

la guerre contre le cancer et suffit-il

de bien se battre pour la gagner ?

Repondre oui est faux, inutile, per-

nicieux et cruel. Etre une ame forte,

n’augmente pas les chances de

guerison.Avoirdesmomentsd’abat-

tement et de tristesse n’empeche

pas de guerir. D’ailleurs, quand le

sein est coupe, que les cheveux

tombent par poignees, que la peur

vous assaille, que le cœur chavire,

quidemeure tout a fait fort et serein ?

Ces etats psychologiques sont legi-

times et ne compromettent aucune-

ment l’avenir.

Sans nul doute, un esprit

combatif est utile. Qui soutiendrait

le contraire ? Les patients ont raison

de croire que garder le moral

contribue a mieux assumer l’epre-

uve de la maladie et les difficultes

du parcours therapeutique. C’est

vrai. De la a les persuader que leur

guerison depend de leur psychi-

sme, il y a une marge. Plutot que

d’adherer a la tyrannie du Think

positive et psychologiser a tout crin,

il est plus utile d’offrir une aide

psychologique reelle. D’autant que

j’ai quelque soupcon a l’egard du

Battez-vous si genereusement deli-

vre par les bien-portants. Il traduit

aussi une maniere de mettre a

distance lemalade avec samaladie.

Le Bats-toi peut signifier « Sois fort

et courageux car j’ai peur de ta

peur ». Que nous soyons infirmie-

res, medecins, conjoints, proches,

amis, nous prefererons cotoyer un

malade du cancer tonique et serein.

C’est humain. Et, plus simple pour

nous, moins difficile a gerer qu’un

patient inquiet, triste, larmoyant,

depressif�

Dans les annees 1970, Susan

Sontag fut affectee d’un cancer du

sein. Decouvrant l’omnipresence

des « metaphores qui tuent » dans

l’univers de cette maladie, elle en

mesura les effets pervers sur les

patients et la societe. Dans son

fameux livre10, La maladie comme

metaphore, elle s’eleva vigoureuse-

ment contre l’usage des mots et

images guerrieres. Elle voulut puri-

fier le langage et inviter bien-por-

tants, malades et soignants, a faire

du cancer une maladie comme les

autres. « Aussi longtemps, ecrit-

elle, que l’on considerera une mala-

die comme maligne, comme un

predateur invincible, et non comme

une simple maladie parmi d’autres,

la plupart des cancereux seront

Fig. 4.

Elizabeth Hollon, Fabrique de cancer

Fig. 5.

Chloe, dix ans, Le cancer

Fig. 6.

Piece operatoire, Cancer du sein

9 Zorn F., Mars, Gallimard, 1979

10 Sontag S., La maladie commemetaphore, Seuil, 1979

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plonges dans le desarroi en appre-

nant de quoi ils souffrent ».

Faut-il changer le langage du

cancer ? Refuser les metaphores ?

Direcancer, c’estdejaentrerdansun

monde inquietant. Parmi les mala-

des, les uns prononcent le mot

d’emblee, des le premier jour de

leur maladie ; les autres ont besoin

d’un an, deux ans ou plus, pour

arriver a le dire et usent de peri-

phrases ; d’autres ne le diront pas, il

demeurera a jamais imprononcable.

Et alors ?Unepersonnemalade n’a-

t-elle pas raison de faire ce qui lui

convient et l’aide a mieux vivre.

Pourquoi forcer un malade a dire

cancer si, sachant parfaitement la

nature de sa maladie, il prefere dire

kyste, tumeur ou ne rien dire du

tout ? Une chose est sure et cer-

taine, toute cette thematique mar-

tiale, utilisee autant par les patients

que les soignants, disparaıtra un

jour spontanement et facilement.

Quand ? Le jour ou la medecine

saura guerir le cancer, tous les

cancers.

L’urgence n’est pas de changer

les mots ni le langage du cancer

mais la maniere d’en parler. Le

terme cancer n’est jamais neutre ni

pur. Il manque de pertinence, il

n’equivaut pas a la chose meme

qu’il designe. Qu’entend le sujet

malade quand le medecin dit can-

cer ?L’un rassemble ses forcespour

guerir, cet autre songe a sa mort,

celui-ci redoute de souffrir. Que

percoit l’oreille d’une patiente

quand le chirurgien lui ditmastecto-

mie ? Trou dans sa poitrine, fuite de

son conjoint, reconstruction ulte-

rieure ? Quelles images surgissent

dans son esprit quand l’oncologue

dit alopecie ? Femmes tondues a la

liberation, prisonnieres chauves des

camps de concentration nazis ? Le

systeme conceptuel humain ne

fonctionne pas sans metaphores ni

symboles. Les images sont une

tentative pour reduire le manque

de pertinence des mots. Necessai-

rement, elles introduisent du sub-

jectif. Chacun remplit le mot cancer

avec un peu de lui-meme et de sa

vie. Il y met une partie de son

histoire, de son savoir, de ses opi-

nions, de sa maniere de penser.

Le soignant lui-meme n’echappe

pas a cette loi.

« Des mots, des mots� » Tout

est dans la facon de les dire et de les

expliquer. Il y a tant de manieres

d’annoncer le cancer, tant de

manieres aussi de l’entendre. « Ma

cancerologue a ete parfaite. Elle sait

nous parler, on comprend tout ce

qu’elle dit ». Simples, les malades

reclament des mots simples, des

mots de tous les jours. Nous

l’oublions trop souvent, nous autres

soignants qui usons d’un langage

compris de nous seuls. « J’ai pose

une question au medecin, j’ai cru

qu’il me repondait en chinois. Alors,

je n’ai plus eu envie de poser des

questions et je suis partie avec mes

angoisses ».

Le medecin doit a la personne

qu’il examine, soigne ou conseille,

une information « claire, loyale,

adaptee »11. Sachant que l’artmedi-

cal vit dans la singularite, la meme

verite ne s’enonce jamais de la

meme maniere. Annoncer un can-

cer, une ablation ou une chimiothe-

rapie, c’est chaque fois dire et

expliquer les choses autrement.

Cela requiert au prealable d’ecouter

et regarder le patient, de compren-

dre ses questions, de s’adapter a sa

temporalite, de saisir ce qu’il veut

entendre et comprendre. C’est la

pour nous, medecins, un effort

quotidien, necessaire, difficile, sou-

vent epuisant.

Commentdesimples soufflesde

voix, des vibrations dans l’air

peuvent-ils induire peur et desarroi

ou, au contraire, confiance et sere-

nite ? « La parole qui guerit », que

signifie cette etrange et millenaire

formule ? Chaque medecin connaıt

la reponse. Les mots seuls ne gue-

rissent de rien. Ils sont inutiles, voire

nuisibles, s’ils viennent uniquement

de la science, de la raison ou de

l’autorite. Pour exercer son pouvoir

deguerison, touteparole requiertde

naıtre et vivre dans un espace ou le

patient existe comme sujet. Et non

pas comme objet. A cette condition

seulement, l’annonce de la maladie

ou des traitements devient un dia-

logue et un echange constructif,

porteur d’espoir sur le chemin

seme d’embuches et d’incertitudes

de la guerison.

11 Code de deontologie medicale,Article 35

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