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« S’il vous plaıt, dessine-moi� un cancer ! »
D. Gros
Unite de Senologie, Pavillon Chirurgical B, Hopitaux Universitaires, 67091 Strasbourg, France
Correspondance : e-mail : [email protected]
Ce jour-la, a Saint-Germain, au
hasard de mes peregrinations dans
les librairiesde livres anciens, j’avais
decouvert La guerison du cancer au
sein. Date de 1693, l’ouvrage etait
ecrit par un certain Houppeville,
chirurgien a Rouen. J’aime a lire
ces livres des medecins d’autrefois.
A chaque fois, ils me font redecou-
vrir combien les confreres qui nous
ont precedes ont ete experimentes
et intelligents avant nous ; a chaque
fois, ils participent a guerir un peu
plus mon arrogance d’homme
moderne tente de considerer le
passe comme lieu d’obscurite et
ignorance. D’avance, donc, je me
rejouissais de pouvoir lire cet
ouvrage et, sans attendre, commen-
cai sa lecture. Au troisieme chapi-
tre1, un mot etrange m’intri-
gua : saratan. Je ne l’avais jamais
rencontre, il ne figurait pasdansmes
dictionnaires.
« L’idee de cancer est une idee
terrible, ecrivait l’auteur. Les termes
de Noli me tangere, de Loup, de
saratan, et generalement les termes
de carcinome et de cancer causent
de l’horreur ». Le sens etait clair :
saratan designait le cancer. Je
connaissais deja Noli me tangere
et Loup utilises a l’epoque comme
synonymes de cette maladie mais
saratan demeurait une enigme.
D’ou pouvait venir ce mot ? Long-
temps, je cherchai a identifier son
origine, sans succes.
Examinant un jour une femme
algerienne qui consultait pour des
douleurs aux seins, j’eus l’idee de lui
demander comment se disait can-
cer en arabe. Sans en etre sur, il me
semblait que cette langue devait
avoir un mot specifique. Afin de ne
pas l’inquieter inutilement, j’at-
tendis de l’avoir completement ras-
suree et je lui posai ma question.
D’emblee, elle me repondit cancer.
Un peu decu, insatisfait, soupcon-
nant une contamination linguistique
par le francais, je reiterai ma ques-
tion. Alors, hesitante, avec un sou-
rire mele de crainte, cette femme
me lanca� saratan. Desireuxdevoir
le terme noir sur blanc, je l’invitai a
l’ecrire. Aucun doute, c’etait le mot
utilise par Houppeville en 1693.
Dans cette Europe du XVIIe siecle, il
figurait parmi les synonymes du
cancer dans le langage populaire et
medical.
Depuis que j’ai decouvert le sens
de ce mot, je connais aussi une
maniere simple et efficace d’apaiser
une patiente inquiete qui parle
arabe et maıtrise mal le francais. Si
elle craint a tort d’avoir un cancer au
sein, plutot que de me lancer dans
des explications alambiquees et
approximatives, je prefere lui dire
avec force en la regardant joyeuse-
ment dans les yeux : « Pas de sara-
tan ! » Aussitot, un sourire epanoui
apparaıt sur son visage et l’inquie-
tude s’envole.
Cette femme d’Algerie m’apprit
autre chose. En arabe, saratan ne
designe pas seulement le cancer. Il
indique aussi un animal marin
pourvu de pinces : le crabe. Ainsi,
les europeens ne sont pas les seuls
a user de cette association symbo-
lique. Pour beaucoup de peuples du
monde, le crabe habite l’imaginaire
social comme figure du cancer.
Exemple : les langues indo-euro-
peennes, parlees par pres de la
moitie de l’humanite. Malgre leur
disparite et leur eloignement geo-
graphique, ces langues entretien-
nent une mysterieuse mais reelle
parente entre elles. A cote des
criteres grammaticaux et phoneti-
ques, l’une des preuves de cette
parente est la permanence d’un
stock de vocabulaire d’origine
commune qui subsiste, plus ou
moins erode, dans chacune de ces
langues2. Ainsi, francais, roumain,
suedois, armenien, allemand, farsi,
kurde, albanais, corse, nepali� font
partie de la meme famille. Que
constate-t-on ? Dans toutes ces lan-
gues, les mots crabe et cancer sont
synonymes. En neerlandais, da-
nois, allemand, portugais, russe,
azeri, suedois, latin� cette maladie
se dit respectivement kanker, kraeft,
krebs, cancro, rak, rartcheng, krafta,
cancer� qui designent egalement
le crabe.
Depuis quand tant de peuples
ont-ils adopte cette equivalence
symbolique entre le crabe et le
cancer ? Difficile de savoir, la
reponse depend des sources dispo-
nibles. Aussi loin que l’on puisse
remonterdans l’histoiredu langage,
cette synonymie existait deja voici
2500 ans. Dans laGrece ancienne, le
mot carcinos designait deja tout a la
fois le crabe et le cancer. Pourquoi ?
Cinq siecles avant J.C., le medecin
Hippocrate3 a propose une explica-
tion : un cancer ressemble reelle-
ment a un crabe surtout quand il se
developpe dans un sein.
Tout medecin qui vit au quoti-
dien dans l’univers de la cancerolo-
gie mammaire connaıt la verite de
cette analogie mentionnee par
Hippocrate. A un moment de son
1 Houppeville, 1693, La guerison ducancer au sein, Chez la veuve de LouisBehourt, Rouen
2 Malherbe M., Les langages de l’hu-manite, Laffont, Bouquins, 19953 Hippocrate, œuvres
Oncologie (2006) 8: 518–522© Springer 2006DOI 10.1007/s10269-006-0372-8
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evolution, un cancer du sein fait
facilement songer a un crabe. Tout
d’abord, survient un premier signe
palpable : l’induration. Un change-
ment de consistance, perceptible
sous les doigts, apparaıt dans un
endroit du sein. A lamain, ce durcis-
sement se traduit par une boule,
une grosseur. Plus tard, se mani-
feste un signe visible : la fossette. Il
s’agit d’un creux apparaissant sur la
peau a proximite de cette grosseur.
La convexite cutanee devient
concave comme si une force incon-
nue l’attirait vers le dedans du sein.
Autour de cette fossette naissent
des froncements cutanes, des plis
longilignes disposes en rayons. A
ce stade, la comparaison avec le
crabe se fait spontanement.
Comment Hippocrate eut-il
connaissance de cette ressem-
blance entre le crabe et le cancer ?
Tout simplement par l’observation
et l’experience. Il exercait a Cos et
dans l’antiquite cette ıle fut un haut
lieu de lamedecine grecque. Autour
du celebre sanctuaire d’Asclepios
s’etalait un immense espace de
consultations et de soins encore
visible aujourd’hui. Les malades s’y
rendaient nombreux. Pretres, gue-
risseurs et medecins s’y cotoyaient.
Comme d’autres confreres, Hippo-
crate examinait, observait, soignait,
enseignait. Comment aurait-il pu ne
pas voir de femmes affectees d’un
cancer du sein ? De tous les cancers
feminins, c’est le plus frequent, le
plus anciennement decrit, le plus
observable. C’est un cancer difficile
a cacher : a soi-meme, a son
conjoint, au medecin, aux autres. Il
siege sur une partie du corps qui se
voit, se touche, se palpe.
Mais me direz-vous, en dehors
des medecins, rares sont celles ou
ceux qui ont observe un cancer du
sein au stade ou il ressemble a un
crabe. Pourquoi cette perennite du
symbole ? Les points communs
sont nombreux entre cette bete
marine et le cancer. Surgi de nulle
part, le crabe saisit sa proie de facon
inattendue. Il pince inopinement,
sans prevenir. Une fois accroche, il
s’agrippe sans lacher prise facile-
ment. Ses pattes possedent
l’etrange propriete de repousser
meme une fois coupees. Sa pro-
gression est bizarre : il marche de
travers, avance, recule, accelere,
ralentit, s’arrete, repart. Pour nom-
mer le cancer dans la langue des
signes, les mal-entendant font le
geste de la pince : le pouce et
l’index s’ouvrent et se ferment
alternativement.
D’autres animaux que le crabe
peuplent le bestiaire imaginaire du
cancer. Les tahitiens indiquent
cette maladie en disant ea qui
designe aussi les tentacules du
poulpe etale sur un rocher. Quel-
ques jours avant sa consultation de
surveillance, Therese fait un cau-
chemar : « J’avais une enorme
araignee sur le ventre. Ses pattes
velues m’entouraient complete-
ment. Elle me devorait ». Quant a
Jeanne, elle compare son cancer a
une taupe : animal noir, aveugle,
imprevisible. Sans s’annoncer,
sans bruit aucun, il creuse et
avance. Au matin, on apercoit la
pelouse gonflee de monticules
epars, signe avere des galeries
souterraines. Tout comme le
malade decouvre un jour que son
mal a progresse, s’est deplace. Du
sein, le cancer a creuse vers le
poumon, le foie, les os.
Combien de personnes assimi-
lent lemal cancereux a une bete qui
ronge ! L’anciennete, la perennite
et l’ubiquite de cette image ne
doivent rien au hasard. Cette mala-
die donne le sentiment de
s’installer inexorablement dans le
corps du malade et de le detruire
par l’interieur. « The canker gnaw
thy heart ! », lit-on dans Shakes-
peare. C’est la terrible invective de
Timon d’Athenes4 a l’egard d’Alci-
biade : « Qu’un cancer te ronge le
cœur ! ». Au-dela du symbolique,
une plaie cancereuse ulceree
simule reellement l’effet de chairs
grignotees. Enmalgache, cancer se
dit homamiadana, qui mange len-
tement ; au Tchad, en dialecte sara,
c’est koure, la bete qui ronge. Dans
l’Europe ou le Maghreb d’autrefois,
appliquer de la viande crue sur une
plaie cancereuse etait un remede
populaire. On disait alors nourrir le
cancer. Il s’agissait de lui donner
une nourriture pour qu’il mange
autre chose que le malade. Le
cancer ressemble a un alien, une
chose vivante, dans une autre
chose vivante. Il naıt, croıt, se multi-
plie. Il peut mourir sous l’effet des
traitements : c’est la guerison.
Quoique coupe par le bistouri,
brule par les rayons ou empoisonne
par la chimiotherapie, il possede
aussi la capacite de renaıtre dans le
corps du malade : c’est la recidive.
D’aucuns s’etonnentde laperen-
nite de ces images de monstres
dans l’univers du cancer. La moder-
nite, disent-ils, devrait nous debar-
rasser de ces reliquats mortiferes
des temps anciens. Ils occultent
Fig. 1.
Margot Knight, Cancer
4 Shakespeare, Timon d’Athenes, IV, 3
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le fait que ces images naissent
spontanement et sont independan-
tes de l’histoire, de la medecine et
des medecins.
Les humains ont des facons a
eux de se representer les monstres.
Voir l’imagerie dumonstrueux dans
les musees, la litterature, le cinema,
la BD, la publicite, les reves. Rien
d’etonnant si l’imaginaire du cancer
usede la figurede labete. Faitesune
experience : donnez a quelqu’un
crayon et papier, priez-le de vous
dessiner un cancer. Expliquez-lui
qu’il s’agit simplement d’esquisser
quelque chose qui le fait songer a
cette maladie. Insistez pour qu’il
griffonne la premiere image qui
germe dans son esprit a la pensee
du cancer. Multipliez cette expe-
rience. Les uns ne dessinent rien
du tout, aucune forme ne s’impo-
sant spontanement. Les autres
crayonnent une tete de mort, un
visage triste, un corps deforme ;
dans Cancer (Fig. 1 , page 301), la
plasticienne Margot Knight5 pro-
pose une inquietante bouche devo-
reuse. D’autres esquissent une
forme munie de prolongements
comme des pinces, des piquants et
autres appendices faits pour saisir,
blesser, torturer ; indeniablement,
ce genre de dessin est tres frequent
comme j’ai pu l’observer moi-
meme avec des bien-portants ou
des malades du cancer. Quelques
exemples, choisis parmi une infinite
d’autres : Il ne faut pas avoir peur
des dragons (Fig. 2), une composi-
tion de l’ecrivain Regine Deforges6.
Des œuvres de femmes soignees
pour cancer :Dedans (Fig. 3) de
Margriet Van Veen7 ou Fabrique de
cancer (Fig. 4) par Elizabeth Hollon8.
Faites une autre experience,
cette fois-ci avec des enfants, ils
adorent dessiner. Dites a l’un ou
l’autre : « S’il te plaıt, dessine-moi
un monstre ». Il tracera souvent un
corps central d’ou naissent des
prolongements. Un gribouillis rond
avec des especes de traits ondu-
lants en faisceau, une forme dotee
de tentacules, de pinces� Bref, une
vilaine bete. A un autre moment,
demandez-lui de dessiner un can-
cer. Pour peu qu’il ait deja concep-
tualise cette maladie - et aujour-
d’hui, les enfants sont precoces - il
cree une figure, souvent analogue a
celle deja faite pour le monstre
(Fig. 5). Quant a la tumeur cance-
reuse extirpee par le bistouri, elle
ressemble aussi a un etre tentacu-
laire, a une etoile, a un animal avec
de longues pattes qui s’etendent
dans la chair (Fig. 6).
On l’a bien compris, le cancer
induit un imaginaire social lie a sa
nature de maladie effrayante. Mais
cet imaginaire du cancer, faut-il
l’admettre comme inevitable ou
bien le combattre ? Est-il utile aux
uns et nuisible a d’autres ? Le fait de
percevoir le cancer comme un
monstre peut faire peur et en
meme temps stimuler au combat.
Le cancer, c’est la guerre. Bien-
portants, malades ou medecins,
ecoutons-nousparler. Sansysonger
toujours,notrevocabulaire fourmille
de mots guerriers, de metaphores
militaires, d’images martiales. Le
cancer, c’est l’ennemi : il infiltre,
envahit, progresse, prolifere, se pro-
page, dissemine, colonise, possede
des ramifications, des racines; il est
agressif, evolue, avance. Le malade,
c’est le combattant : il se bat, il veut
se battre. Il doit se battre repete son
entourage qui souhaite le voir
endosser l’habit du bon petit sol-
dat : celui qui fait face et qui gagne.
« Battez-vous ». Avec courage,
energie. Aux Etats-Unis, enAustralie
et dans d’autres pays anglo-saxons,
les femmessoigneespour cancer du
sein se nomment elles-memes des
guerrieres - warriors ; celles qui
sont encore en vie sont des survi-
vantes - survivors. Lesmethodes de
traitements sont assimilees a des
armes. La chimiotherapie utilise des
doses d’attaque pour tuer et eradi-
quer les cellules ; la radiotherapie
brule, sterilise, bombarde. On dit
Fig. 2.
Regine Deforges, Il ne faut pas avoir peur
des dragons
Fig. 3.
Margret Van Veen, Dedans
5 Margot Knight, http://www.margot-knight.com/6 Cent femmes pour la vie, Cataloguede l’Exposition, Artcurial, Hotel Das-sault, Paris, 20037 Holzenspies C, Taal J, Kanker in beeld,School vor Imaginatie, Amsterdam,20038 OncoLink Art Gallery, http://oncolink.upenn.edu/
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strategie, arsenal therapeutique,
cible, destruction,mobiliser, radical.
Le vocabulaire propre aux gestes de
ponctions n’est guere pacifiste ni
rassurant : pistolet, tir, armer, colt,
magnum, trocart, guillotine. Et que
penser de hamecon ou harpon pour
designer les filaments de reperage ?
Ne pourrait-on pas dire simple-
ment fil d’Ariane ? Quant aux acti-
vites de depistage et diagnostic,
elles refletent une atmosphere
menacante : « on ne sait jamais »
vigilance, surveillance, controles. A-
t-on oublie Mars le fameux livre de
Fritz Zorn9 ? C’est le recit autobio-
graphique de sa maladie cance-
reuse. Dans la mythologie des
anciens romains, Mars etait le dieu
de la guerre, incarnation de la force
brutale. Derniere ligne de l’ouvrage
de Zorn : « Jeme declare en etat de
guerre totale ».
Ce deluge de metaphores belli-
cistes repond a la violence de la
maladie. Nul ne demeure en etat de
paix face a un adversaire toujours
imprevisible. Ne dit-on pas d’une
tumeur qu’elle est maligne pour
indiquer sa nature cancereuse ? La
malignite, c’est le propre du malin,
alias Satan, le diable, le prince du
mensonge. Que viennent faire ces
figures demoniaques dans le lan-
gage medical ? Le malin est ruse,
trompeur. Pour duper les hommes
et les faire souffrir, il sait prendre
mille traits rassurants. De meme, le
cancer ne cesse de mentir. Pour
mieux tromper, il arbore le visage
de l’ordinaire et du banal, il se
camoufle derriere du benin ou du
normal. Qui n’a jamais eu un petit
bouton ou une tache sur la peau,
une legere toux, unmal au dos, une
fatigue passagere, une boule
quelque part ? Le plus souvent, ce
n’est rien de facheux. Quelquefois,
sans qu’on le sache, c’est deja le
cancer.
Cette rhetorique guerriere est-
elle toujours benefique pour les
malades ? Est-ce qu’elle n’accentue
pas leurs peurs ? Est-ce que leur
vecu ne s’en trouve pas douloureu-
sement affecte ? Exemple patent
parmi d’autres : le leitmotiv du Bat-
tez-vous. A entendre les partisans de
ce discours, on dirait qu’il y a deux
categories de malades : celles et
ceux qui se battent bien et gueris-
sent, celles et ceux qui se laissent
alleretneguerissentpas.N’yaurait-il
que les mauvais soldats qui perdent
la guerre contre le cancer et suffit-il
de bien se battre pour la gagner ?
Repondre oui est faux, inutile, per-
nicieux et cruel. Etre une ame forte,
n’augmente pas les chances de
guerison.Avoirdesmomentsd’abat-
tement et de tristesse n’empeche
pas de guerir. D’ailleurs, quand le
sein est coupe, que les cheveux
tombent par poignees, que la peur
vous assaille, que le cœur chavire,
quidemeure tout a fait fort et serein ?
Ces etats psychologiques sont legi-
times et ne compromettent aucune-
ment l’avenir.
Sans nul doute, un esprit
combatif est utile. Qui soutiendrait
le contraire ? Les patients ont raison
de croire que garder le moral
contribue a mieux assumer l’epre-
uve de la maladie et les difficultes
du parcours therapeutique. C’est
vrai. De la a les persuader que leur
guerison depend de leur psychi-
sme, il y a une marge. Plutot que
d’adherer a la tyrannie du Think
positive et psychologiser a tout crin,
il est plus utile d’offrir une aide
psychologique reelle. D’autant que
j’ai quelque soupcon a l’egard du
Battez-vous si genereusement deli-
vre par les bien-portants. Il traduit
aussi une maniere de mettre a
distance lemalade avec samaladie.
Le Bats-toi peut signifier « Sois fort
et courageux car j’ai peur de ta
peur ». Que nous soyons infirmie-
res, medecins, conjoints, proches,
amis, nous prefererons cotoyer un
malade du cancer tonique et serein.
C’est humain. Et, plus simple pour
nous, moins difficile a gerer qu’un
patient inquiet, triste, larmoyant,
depressif�
Dans les annees 1970, Susan
Sontag fut affectee d’un cancer du
sein. Decouvrant l’omnipresence
des « metaphores qui tuent » dans
l’univers de cette maladie, elle en
mesura les effets pervers sur les
patients et la societe. Dans son
fameux livre10, La maladie comme
metaphore, elle s’eleva vigoureuse-
ment contre l’usage des mots et
images guerrieres. Elle voulut puri-
fier le langage et inviter bien-por-
tants, malades et soignants, a faire
du cancer une maladie comme les
autres. « Aussi longtemps, ecrit-
elle, que l’on considerera une mala-
die comme maligne, comme un
predateur invincible, et non comme
une simple maladie parmi d’autres,
la plupart des cancereux seront
Fig. 4.
Elizabeth Hollon, Fabrique de cancer
Fig. 5.
Chloe, dix ans, Le cancer
Fig. 6.
Piece operatoire, Cancer du sein
9 Zorn F., Mars, Gallimard, 1979
10 Sontag S., La maladie commemetaphore, Seuil, 1979
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plonges dans le desarroi en appre-
nant de quoi ils souffrent ».
Faut-il changer le langage du
cancer ? Refuser les metaphores ?
Direcancer, c’estdejaentrerdansun
monde inquietant. Parmi les mala-
des, les uns prononcent le mot
d’emblee, des le premier jour de
leur maladie ; les autres ont besoin
d’un an, deux ans ou plus, pour
arriver a le dire et usent de peri-
phrases ; d’autres ne le diront pas, il
demeurera a jamais imprononcable.
Et alors ?Unepersonnemalade n’a-
t-elle pas raison de faire ce qui lui
convient et l’aide a mieux vivre.
Pourquoi forcer un malade a dire
cancer si, sachant parfaitement la
nature de sa maladie, il prefere dire
kyste, tumeur ou ne rien dire du
tout ? Une chose est sure et cer-
taine, toute cette thematique mar-
tiale, utilisee autant par les patients
que les soignants, disparaıtra un
jour spontanement et facilement.
Quand ? Le jour ou la medecine
saura guerir le cancer, tous les
cancers.
L’urgence n’est pas de changer
les mots ni le langage du cancer
mais la maniere d’en parler. Le
terme cancer n’est jamais neutre ni
pur. Il manque de pertinence, il
n’equivaut pas a la chose meme
qu’il designe. Qu’entend le sujet
malade quand le medecin dit can-
cer ?L’un rassemble ses forcespour
guerir, cet autre songe a sa mort,
celui-ci redoute de souffrir. Que
percoit l’oreille d’une patiente
quand le chirurgien lui ditmastecto-
mie ? Trou dans sa poitrine, fuite de
son conjoint, reconstruction ulte-
rieure ? Quelles images surgissent
dans son esprit quand l’oncologue
dit alopecie ? Femmes tondues a la
liberation, prisonnieres chauves des
camps de concentration nazis ? Le
systeme conceptuel humain ne
fonctionne pas sans metaphores ni
symboles. Les images sont une
tentative pour reduire le manque
de pertinence des mots. Necessai-
rement, elles introduisent du sub-
jectif. Chacun remplit le mot cancer
avec un peu de lui-meme et de sa
vie. Il y met une partie de son
histoire, de son savoir, de ses opi-
nions, de sa maniere de penser.
Le soignant lui-meme n’echappe
pas a cette loi.
« Des mots, des mots� » Tout
est dans la facon de les dire et de les
expliquer. Il y a tant de manieres
d’annoncer le cancer, tant de
manieres aussi de l’entendre. « Ma
cancerologue a ete parfaite. Elle sait
nous parler, on comprend tout ce
qu’elle dit ». Simples, les malades
reclament des mots simples, des
mots de tous les jours. Nous
l’oublions trop souvent, nous autres
soignants qui usons d’un langage
compris de nous seuls. « J’ai pose
une question au medecin, j’ai cru
qu’il me repondait en chinois. Alors,
je n’ai plus eu envie de poser des
questions et je suis partie avec mes
angoisses ».
Le medecin doit a la personne
qu’il examine, soigne ou conseille,
une information « claire, loyale,
adaptee »11. Sachant que l’artmedi-
cal vit dans la singularite, la meme
verite ne s’enonce jamais de la
meme maniere. Annoncer un can-
cer, une ablation ou une chimiothe-
rapie, c’est chaque fois dire et
expliquer les choses autrement.
Cela requiert au prealable d’ecouter
et regarder le patient, de compren-
dre ses questions, de s’adapter a sa
temporalite, de saisir ce qu’il veut
entendre et comprendre. C’est la
pour nous, medecins, un effort
quotidien, necessaire, difficile, sou-
vent epuisant.
Commentdesimples soufflesde
voix, des vibrations dans l’air
peuvent-ils induire peur et desarroi
ou, au contraire, confiance et sere-
nite ? « La parole qui guerit », que
signifie cette etrange et millenaire
formule ? Chaque medecin connaıt
la reponse. Les mots seuls ne gue-
rissent de rien. Ils sont inutiles, voire
nuisibles, s’ils viennent uniquement
de la science, de la raison ou de
l’autorite. Pour exercer son pouvoir
deguerison, touteparole requiertde
naıtre et vivre dans un espace ou le
patient existe comme sujet. Et non
pas comme objet. A cette condition
seulement, l’annonce de la maladie
ou des traitements devient un dia-
logue et un echange constructif,
porteur d’espoir sur le chemin
seme d’embuches et d’incertitudes
de la guerison.
11 Code de deontologie medicale,Article 35
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