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SOCIÉTÉS VERTICALES ET CLASSES MOYENNES Author(s): Alfred Sauvy Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 16 (Janvier-Juin 1954), pp. 68-86 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688872 . Accessed: 15/06/2014 02:23 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.73.250 on Sun, 15 Jun 2014 02:23:38 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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SOCIÉTÉS VERTICALES ET CLASSES MOYENNESAuthor(s): Alfred SauvySource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 16 (Janvier-Juin 1954),pp. 68-86Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688872 .

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par Alfred Sauvy

Lorsque vous soumettez à une pression concentrique divers éléments placés sur un plan horizontal (par exemple, une dizaine de dés serrés par une ficelle), ils peuvent rester quelque temps sur le même plan, si fortement comprimés soient-ils, appuyés en somme les uns contre les autres. Mais à la première inégalité, ou rupture légère, cet équilibre est totalement détruit et ces éléments pressés ont tendance à se superposer. Leur surface étant réduite, ils n'ont en somme d'autre ressource que de gagner sur la troisième dimension, s'ils ne veulent pas être écrasés.

De même, les urbains, agglomérés en grand nombre sur un petit espace, cherchent vers le haut l'espace et l'oxygène qui leur manquent et construisent des maisons de plusieurs étages.

Pour des raisons analogues, mais qu'il faut expliciter un peu, une population qui, se multipliant sur un territoire, se trouve à l'étroit, est amenée à rechercher une hiérarchie verticale des conditions sociales et à recourir notamment à une forte inégalité des revenus ; les classes moyennes ne peuvent y prendre qu'une faible extension. Inversement, l'obtention de conditions meil- leures rend caduque la superposition antérieure et permet aux conditions moyennes un certain développement. Tel est lé sujet que nous nous proposons de traiter (1).

L'égalité horizontale. - A priori, le manque de subsistances devrait, semble-t-il, dicter une égalité aussi parfaite que possible. En pénurie de guerre ou dans une ville assiégée, les autorités s'efforcent d'assurer la vie de tous par un rationnement égalitaire. Toute entorse à cette répartition vitale peut être meurtrière pour les personnes qui reçoivent une nourriture inférieure à leur part, déjà insuffisante.

Effectivement, la parfaite horizontalité fournit une bonne

(1) Les bases fondamentales sont exposées dans notre Théorie générale de la population, vol. I : Economie et population (P. U. F., 1952).

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solution théorique de la population maximale. Si 1 ha. de terre suffît à peine à assurer la subsistance d'une famille, une terre de 1.000 ha. ne pourra nourrir 1.000 familles que si 1.000 lots aussi identiques que possible sont attribués à celle-ci. Mais il s'agit là d'un équilibre instable et précaire, analogue à celui des éléments horizontaux, cités plus haut. Les hommes étant inégaux devant la science et devant l'effort, les familles n'ayant pas toutes le même nombre d'enfants, l'équilibre initial se rompt fatalement, commandant la recherche de la superposition verticale. On cite bien peu d'exemples d'une persistance de l'horizontalité. Les deltas d'Extrême-Orient abritent certes des familles dans des lots minimes ; mais ils appartiennent à une collectivité autori- taire et, en outre, la verticalité reparaît dans la famille elle-même.

Le souverain et les sujets. - Pas plus que le parfait libéralisme, dans des sociétés plus au large, la parfaite égalité, dans ces popu- lations pressées, ne pourrait être maintenue sans une autorité de fer. A tous le moins faudrait-il au chef suprême quelques soldats pour maintenir à la fois l'ordre total et l'égalité dans la misère qui permettrait de nourrir le nombre d'hommes le plus élevé possible. Et pour respecter le plus possible l'horizontalité et le souci de nourrir plus d'hommes, ce chef devrait être lui-même très frugal. Mais l'autorité du chef ne s'exerçant pas sur lui-même avec la même rigueur que sur ses sujets, il ne saurait se proposer un objectif et une solution qui exigent de telles auto-contraintes. L'autorité divine ellermême ne suffit pas à maintenir un degré de sagesse suffisant.

A la maximation du nombre d'hommes se substitue fatalement, dans l'esprit du souverain, un autre objectif : la maximation du revenu de l'État et de la puissance. La nécessité de défendre la collectivité contre l'extérieur et la concurrence même des diverses collectivités voisines renforce encore cet objectif. Nous voyons ainsi cette concurrence, disons la menace de guerre, exercer, elle aussi, une pression horizontale qui pousse à la verticalité. Mais l'objectif puissance est lui-même compromis par l'absence de frontières nettes avec l'objectif richesse (« l'État, c'est moi »), qui rend plus irrésistible encore la tentation d'utiliser une partie de ces ressources à des satisfactions personnelles.

Le souverain et le nombre. - Gomme, à ce jeu, les sujets risquent de succomber à la tâche, ou du moins de diminuer de nombre, sous l'effet de privations excessives, comme cette éventualité se produit de temps à autre, après deux ou trois mauvaises récoltes, ou au souffle de quelque épidémie, le souverain se propose cons- tamment d'accroître ce nombre et paraît avoir pour objectif cette maximation, alors qu'il ne cherche à maximer, en fait, que sa puissance.

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Pendant une durée indéfinie, les deux objectifs semblent se confondre en un inaccessible et vague horizon. Conscience de ce besoin a été prise, ou du moins exprimée, au xvie siècle avec Bodin (« II n'est de richesses que d'hommes »), puis au xvne absolutiste et surtout au xvme avec divers dominateurs attardés, parmi lesquels se détache l'étonnante figure de Turmeau de La Moran- dière, celui qui écrivit : « II faut multiplier les sujets et les bestiaux » et qui, malgré sa foi très vive, préconisait le retour des protestants au moyen de l'argument suivant : « Ils travailleront et nous jouirons. »

II est rare que des doctrines chargées d'arrière-pensées soient assez clairement exprimées pour ôter toute ambiguïté. C'est pourquoi de La Morandière nous éclaire mieux que 10 auteurs plus relevés. En aucun écrit, cet objectif du dominant n'apparaît avec plus de cynisme et d'ingénuité que chez ce gentilhomme esclavagiste peu connu, qui ne figure dans aucune biographie (1). Chez d'autres apparaît tout au moins le souci de nourrir suffisam- ment le travailleur pour en tirer un rendement satisfaisant ; « Le menu peuple est utile, il faut donc veiller à sa conservation », disait Boulainvilliers, le premier en date, semble-t-il, des promo- teurs de la Sécurité sociale... L'esclave ou la bête domestique est souvent mieux traité que le travailleur libre.

La relation entre la servitude et la primitivité technique a souvent été soulignée. Le terme même de galériens souligne combien l'autorité était nécessaire sur un bâtiment exigeant de tels efforts musculaires. Moins connue est la question de la nourri- ture, que nous allons maintenant traiter.

La nourriture. - La nourriture étant à la fois le besoin le plus vital et le produit de la nature le moins transformé par l'homme, nous apporte de curieux sujets de réflexion. Dans une société primitive, ce besoin vital prend évidemment toute son importance et joue dans la structure sociale un rôle essentiel. Mais ce rôle n'a jusqu'ici été qu'imparfaitement mis en valeur, faute de connaissances suffisantes sur la nutrition.

Nous savons aujourd'hui qu'un homme a besoin tous les jours d'un certain nombre de calories de diverses sortes. Pour les aliments comme pour les hommes, existe toute une hiérarchie, allant des calories nobles, sous forme de protéines animales, aux calories modestes ou glucides, végétales le plus souvent, ne fournissant guère que de l'énergie. Celui qui se nourrit presque uniquement des secondes vit très mal, est exposé à divers troubles

(1) Appel des étrangers dans nos colonies ; Rappel des protestants ; Police pour les mendiants, tous écrits vers 1760. Voir à son sujet : Economie et popu- lation : Les doctrines en France avant 1800. I. De Budé à Condorcet (Institut national d'Etudes démographiques, 1954).

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physiologiques, mais parvient cependant à subsister un certain temps. Or, pour produire une calorie animale, il faut environ 6 calories végétales, donc 6 fois plus de sol. Chaque amélioration qualitative entraîne donc une consommation de sol très élevée.

Ainsi, la situation est claire : l'hygiéniste qui serait chargé aujourd'hui de nourrir une importante population, avec un sol insuffisant, aurait le choix entre la férocité sélective (nourrir convenablement la moitié de la population et passer l'autre au fil de l'épée ou à la chambre à gaz) et la férocité généralisée : proscrire presque entièrement la viande, le beurre, etc., et nourrir de céréales la totalité des hommes, au risque de maladies et de carences meurtrières. Il choisirait sans doute la seconde solution, parce que sa responsabilité des décès serait moins directe, étant transmise à la Providence ou au dieu Hasard. Jamais l'alterna- tive n'a été posée, dans le passé, avec une telle rigueur ou plutôt avec une telle franchise. C'est la seconde solution qui a prévalu le plus souvent, du moins dans les pays aujourd'hui pourvus d'une forte population. L'autre n'a été appliquée que de façon moins consciente et volontaire. Plus fréquemment encore, ont prévalu des solutions intermédiaires. > Le souverain qui désire la puissance n'a pas intérêt à compter,

dans sa population, beaucoup de bien nourris, précisons, beau- coup de mangeurs de viande. Ceux-ci absorberaient en effet une quantité trop forte de sol sans lui apporter de ressources en proportion. Les serfs ou sujets n'ont pas davantage intérêt à nourrir convenablement un grand nombre de maîtres. Un souve- rain extrêmement riche les épuise moins que 10 moyens ; si glouton soit-il, il ne consommera guère en effet que, disons, 6 ou 10.000 calories, tandis que les 10 moyens absorberont aisé- ment les 30.000. Maître de revenus surabondants, le souverain consacre tout le surplus à se faire servir par des valets ou courti- sans, qu'on nommerait aujourd'hui tertiaires, et des artisans, dits secondaires, dans la même convention. Au lieu de consommer du sol, il consomme du travail. Grâce à cette dispersion, peut subsister une nombreuse population, excédant largement les

-ressources du territoire. Plus il paie mal ses aides et serviteurs, plus il en fait vivre.

Ainsi l'intérêt du chef suprême rejoint celui des sujets infé- rieurs : limiter les classes moyennes. C'est, sous une forme diffé- rente, mais participant du même principe, le fameux « le roi contre les seigneurs, pour le peuple ». Car ce qui est vrai en termes de nourriture, se retrouve aussi sous d'autres formes, en termes de pouvoir notamment. Mais comme le roi seul avec son peuple serait vite en rivalité avec lui, et se trouverait dans l'impossibilité

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même d'exercer sa grande fonction de rationneur, il doit s'en- tourer d'un certain nombre de bien nourris.

Ces diverses conditions déterminent l'échelle sociale. Une fois connues quelques données techniques telles que les moyens nécessaires au maintien de l'ordre, la capacité de production, etc., on pourrait calculer, de façon assez rigoureuse, la répartition idéale des conditions ou des revenus, dans une société de cette espèce. Nous pouvons tenir pour assuré que les sociétés ont cherché par tâtonnements et parfois approché cette idéale struc- ture verticale, à base de très forte inégalité et d'un nombre réduit de situations moyennes.

Le terme « vertical » pourrait prêter à confusion : si l'on traçait une « pyramide » des revenus ou des conditions sociales, celle-ci aurait une forme évidée, semblable à une Tour Eiffel à très large base. La verticalité ne s'observe en somme que pour une partie assez faible de la population. Mais la superposition est néanmoins totale et pourrait s'exprimer par une autre représentation.

La façon de vivre. - Parmi les données qu'il faudrait connaître pour effectuer ce curieux calcul, il en est une qui mérite attention : la façon de vivre. Mise en évidence par Cantillon qui explique ainsi la différence de peuplement, et par suite de mœurs, entre l'Europe et la Chine, puis par Effertz et A. Landry, elle a été oubliée ou sous-estimée, ce qui donne lieu à redoutables contre- sens pour la solution de certains problèmes sociaux. Colin Clark et Fourastié ont étudié ce phénomène, mais sous un autre aspect. Reprenons notre société agricole peu évoluée. Nous avons admis que le chef suprême ne pouvait guère consommer qu'une quantité d'aliments imposée par l'organisme, celui-ci ayant une capacité maximale, que même l'extrême saveur des aliments ne permet pas de dépasser. Cependant, ce souverain peut, en dehors de son alimentation propre, consommer plus ou moins de sol, de façon directe ou indirecte : c'est ce qui arrive, en particulier, lorsqu'il entretient une importante cavalerie. Si un cheval consomme disons 20.000 calories, il supprime automatiquement une dizaine d'hommes. De même, lorsque le souverain gaspille le sol, en le transformant en parcs d'agrément, et plus encore en chasses, il réduit le nombre de ses sujets. Mais, là encore, si extravagant soit-il, la société a intérêt à ce que la fortune et le pouvoir soient concentrés entre ses mains, plutôt que dispersés entre 20 « moyens », parce que la saturation de ses besoins en parcs ou en chasse sera plus vite atteinte.

Dans son Utopie, Th. More fait allusion aux « moutons meurtriers », dont l'élevage enlève aux hommes leur subsistance vitale. Sans bien voir la question de l'alimentation, il s'attache surtout à l'aspect « travail » et à l'aspect « prix », toujours plus

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visibles ; « C'est assez d'un berger, ou d'un vacher pour faire paître des bêtes dans cette même terre qui, auparavant, deman- dait plusieurs mains pour être cultivée et ensemencée. Qu'arrive- t-il encore de là ? C'est que les vivres en sont beaucoup plus chers en plusieurs endroits (1). »

Cette non-nocivité des grandes fortunes, dans certaines cir- constances (frugalité relative et entretien d'un nombreux per- sonnel) a fait jaillir au xvme une querelle sur le luxe qui dura près d'un demi-siècle, donnant, malgré Cantillon, le plus magni- fique exemple de malentendus et de questions mal posées. Bien rares sont les auteurs qui ont remonté à la source du revenu, de façon à voir si l'inégalité était légitime. Le plus souvent, tenant cette inégalité pour une donnée de fait, ils en venaient facilement à se demander s'il était bon que les riches dépensent leurs revenus et n'avaient pas de mal à le montrer à des opposants trop épris de morale pour leur opposer des arguments sérieux.

Ces malentendus ont eu leur prolongement de nos jours, sous des formes un peu différentes et ne sont pas près de disparaître. Ainsi, et sous certaines réserves, le souverain oppresseur et les sujets opprimés vivent dans une sorte de symbiose ; cantonnés, le premier dans le qualitatif, les seconds dans le quantitatif, ils ne se concurrencent pas de façon trop directe et trop meurtrière. L'équilibre étant stable, la situation peut durer longtemps et a effectivement longtemps duré, jusqu'à nos jours, en certains pays.

Répartition de biens spirituels. - Ce qui se produit en termes de nourriture se retrouve sous d'autres formes, avons-nous dit. C'est le cas notamment de la science. Celle-ci se confine dans des catégories supérieures très limitées, qui, sans s'identifier totale- ment avec le pouvoir, ont partie liée avec lui. Si menue est la part de loisir que ces sociétés peuvent consacrer à la science, qu'elles préfèrent concentrer cette part sur une très faible mino- rité, plutôt que la répartir entre tous. C'est ainsi que la société médiévale submergée a conservé la tête hors de l'eau, grâce aux moines. Le pouvoir ne s'identifiant pas totalement avec la science, l'équilibre défini par les richesses est un peu altéré et nous voyons sinon poindre la nécessité de classes moyennes, du moins se troubler la pureté de la hiérarchie vue plus haut.

Bien que beaucoup plus délicats que pour les biens matériels, plus aléatoires aussi, et, à vrai dire, d'une utilité contestable, des calculs de répartition optimale des ressources intellectuelles, dans une société verticale, ne sont pas absolument inconcevables. Les plus faciles, les moins coûteuses à répandre sont, bien entendu, les connaissances religieuses, ou, du moins, leurs rudi-

(1) Liv. I, p. 33, de l'édition 1730.

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ments. La connaissance rationnelle ne touche en effet que l'indi- vidu, alors que l'irrationnel attaque, sans effort, la masse. Les dogmes et ce qui les entoure jouent donc, en somme, dans de telles sociétés, le rôle que tiennent les calories végétales dans le domaine matériel. Et comme elles ont pour effet de faire supporter la misère, elles concourent à raffermir l'équilibre. Necker, qui se penchait suffisamment sur les inégalités sociales pour en être incommodé, mais qui ne voulait pas aller vers une société collec- tiviste, que l'on croyait horizontale à l'époque, ne voyait de salut que dans les « opinions religieuses ».

Les entorses à Vidéal : les parasites. - Les sociétés n'ont pu, bien entendu, qu'approcher cette répartition idéale que, même pourvus d'une métrologie beaucoup plus sûre et de l'appréciable avantage de la sereine retrospection, nous ne pouvons qu'entre- voir. Seuls ont à peu près joué leur rôle les humbles aux prises avec une nature mal asservie. Certains d'entre eux échappaient cependant à ce servage, devenant vagabonds, mendiants, ban- dits, etc., c'est-à-dire vivant en parasites. Dans la mesure toute- fois où leurs exactions illégales ne faisaient que réduire la consom- mation excessive des dominants, le caractère de parasite est contestable. On pourrait même soutenir, avec quelque indulgence, que leur population s'ajoutait aux autres. Mais cette justification ne saurait être que très partielle. Non seulement il leur arrivait de détruire ou de consommer de façon excessive, mais il eût mieux valu pour la communauté que leurs forces, si réduites fussent-elles par les privations, fussent consacrées au défriche- ment de nouvelles terres, à de nouvelles conquêtes sur la nature.

Le parasitisme du souverain ou de ses proches, nous en avons déjà parlé : ce n'est pas tant son luxe de domestiques et de soldats que sa consommation de produits du sol, au delà de ce que lui assigne sa fonction. Certes, ces serviteurs surabondants seraient eux aussi plus utiles aux travaux publics et à ce qu'on appelait les « avances » à la terre, mais ce serait aller au delà de l'idéal statique décrit plus haut et chercher un idéal dynamique de population croissante. On conçoit bien que, même si de telles dispositions existent, elles viennent fatalement buter un jour contre l'impas- sible nature, si les moyens de l'attaquer, c'est-à-dire la technique, ne progressent pas au même rythme au moins que les difficultés. N'ayant pas de limite dans leur horizon, voyant des terres en friche, les physiocrates croyaient à la possibilité d'accroître constamment une population agricole à technique constante. Nous allons voir plus loin le cas de l'Egypte ancienne.

Les catégories moyennes sont, elles, typiquement parasitaires, dès qu'elles dépassent l'effectif assez modeste, assigné par les conditions d'équilibre. Leur concurrence avec la classe inférieure

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est si directe qu'elle s'exprime en termes de vies humaines. Ce parasitisme, parfois vraiment inconscient, peut être le fait de personnes moralement fort estimables ; mais, se heurtant sinon à d'autres parasitismes, du moins à la recherche empirique et tâtonnante de l'équilibre et de la maximation du nombre, il s'use ou du moins est contenu dans d'étroites limites. Et s'il l'emporte par sa force, c'est la mort d'une partie de la population, ou son émigration, tel l'essaimage hellénique.

L'Egypte, Vinde, V Amérique. - Le cas de l'Egypte ancienne est particulièrement intéressant : le désert commençait à la limite même ou finissait l'eau, c'est-à-dire la crue du Nil. Pas de terres moyennes, de hauts plateaux, de défrichements possibles. C'est le tout ou rien. Dans une telle situation, un homme supplé- mentaire n'apporte au delà d'un certain effectif qu'un concours absolument nul. Aucun marginalisme, aucune transition. Peu de voisins, aussi. La terre se trouvant aussi limitée qu'elle l'eût été par des murailles abruptes, la population ne pouvait venir s'user et s'émousser sur les bords, dans une lutte ingrate et consommatrice d'hommes et d'efforts. Situation tout à fait propice à l'extension verticale de la société. L'énergie vitale était, en somme, condamnée à s'exercer dans la seule direction libre, c'est-à-dire en hauteur. En outre, l'absence de relief phy- sique réduisait les pertes dues à des frictions diverses, à l'exercice de l'autorité, etc. Ces dispositions étaient éminemment favorables à la civilisation verticale qui devait atteindre des sommets qui confondent encore notre imagination.

Extrêmement peuplée, eu égard à ses ressources, l'Inde s'est accommodée du régime de castes et d'une extrême inégalité des conditions. On attribue souvent à la douceur de caractère des habitants la rigueur des dominations qui se sont succédé. L'enchaînement est, en réalité, un peu plus complexe. La douceur de caractère a pu favoriser la domination qui, à son tour, a permis la multiplication. Mais on peut dire aussi qu'elle a permis une multiplication dans la misère tout à fait propice à une hiérarchie verticale. Le respect des animaux qui est une des marques de cette douceur est du reste une des causes de la misère et de sa persistance. De même, dans divers pays d'Extrême-Orient, existe tout un complexe cohérent : pression démographique, hiérarchie féodale, autorité paternelle, culte des ancêtres, etc., dont il est difficile et peut-être vain de chercher le facteur initial.

Dans l'Amérique du Nord, aujourd'hui anglo-saxonne, vivaient, au temps de la découverte, des populations dispersées, peu hiérarchisées et divisées en tribus, pratiquant la chasse, la cueillette ou une culture très extensive ; la forte mortalité n'aurait sans doute pas suffi à empêcher la multiplication et la

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recherche de la verticalité, sans diverses pratiques peu favorables à la natalité, parmi lesquelles l'avorteraient. Société presque horizontale, mais, de ce fait, peu nombreuse et vulnérable.

Relâchement de la pression. - Nous pouvons concevoir et observer deux sortes de détente, de relâchement : le surpeuple- ment étant une disproportion entre le contenant et le contenu, il peut se produire une réduction de la population ou un accrois- sement des subsistances.

Mais une réduction progressive de la population entraîne diverses dégradations sociales qui ne permettent pas d'observer le phénomène à l'état pur. Au lieu de suivre la marche des mala- dies, nous devons observer les blessures, c'est-à-dire nous en tenir aux réductions brutales, accidentelles, non accompagnées de destructions matérielles, ce qui exclut les guerres. Le plus fameux exemple historique est la peste noire du xive siècle en Angleterre, qui provoqua une mortalité importante, non accompagnée de destructions. On vit alors un certain affranchissement des serfs et même une difficulté, pour la noblesse foncière, de trouver des serviteurs ou des travailleurs de la terre. La société n'avait plus besoin de sa verticalité. Dans la suite, les choses rentrèrent dans « l'ordre » ; la pression démographique reprit son importance et son rôle. Plus complexe, mais plus fréquent aussi est le relâche- ment progressif, par développement économique.

Développement économique. - Lorsque l'économie entre en mouvement, dans le sens du progrès continu, toutes les structures sociales sont compromises et appelées à une révision plus ou moins prochaine. La question qui nous préoccupe ici est de savoir si le développement contribue à réduire ou accroître la pression horizontale. C'est, sous une forme à peine différente, la vieille question du chômage technologique. Montesquieu déjà montrait quelque méfiance vi^-à-vis des moulins à eau. Les métiers Jacquard furent détruits par ceux qui se croyaient détruits par eux.

C'est un sujet d'étonnement, parmi d'autres, que cette question capitale, si souvent débattue dans les pamphlets et réunions publiques, ait été étudiée si superficiellement par les économistes. C'est, le plus souvent, le sentiment, sinon le dogme qui donne la réponse ; même lorsque ces sentiments ou dogmes s'appuient sur l'expérience ou ce qui en tient lieu, il s'agit d'obser- vations peu profondes, sommairement analysées.

Sismondi semblait admettre que la machine éliminait effecti- vement l'homme, si bien qu'il imaginait, au bout de cette évolu- tion, le roi d'Angleterre resté seul dans son île et s'assurant un niveau de vie extrêmement élevé, en maniant un jeu perfectionné de manettes et de leviers. Quelques années après, Marx parvenait,

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après des raisonnements un peu guidés, à des conclusions assez voisines : le progrès technique élimine l'homme en régime capi- taliste, accumule le capital et accroît la domination de la classe propriétaire. Les propriétaires eux-mêmes se mangent récipro- quement, de sorte que la société parvient à un tel état de vertica- lité et de pression que l'explosion est inévitable.

Bien que les raisonnements pessimistes plus ou moins appa- rentés aux précédents revoient périodiquement le jour à chaque dépression économique et notamment en France 1954, l'évolution effective paraît bien différente. C'est, au contraire, un affranchis- sement général qui a été observé, plus ou moins poussé, plus ou moins rapide, plus ou moins régulier, selon les pays et les circons- tances (1).

En particulier, l'exploitation plus intense de la nature et au premier rang l'accroissement de la production d'aliments réduisent la puissance de la propriété et, par suite, la domina- tion. On voit peu à peu s'accroître la part du métayer, apparaître la viande sur la table du travailleur agricole, disparaître ou s'émanciper la domesticité. Le mouvement s'accentue d'autant plus que survient un autre affranchissement : la stérilité volon- taire que nous allons retrouver plus loin. Voyons tout d'abord l'attitude du dominant devant le développement.

Attitude de la classe supérieure. - Vu sous l'angle précédent, le progrès devrait être redouté par la classe supérieure, puisqu'il remet en question certains monopoles, diminue le privilège de la propriété et affranchit, dans une certaine mesure, les sans-avoir.

Mais la collectivité n'a que rarement eu conscience ou du moins prescience de cette évolution ; au contraire, le sophisme du chômage technologique a souvent retenu l'attention des proprié- taires, industriels, etc., qui ont espéré, grâce à la machine, disposer d'une main-d'œuvre plus vile : le calcul a même été présenté parfois sous une forme aussi brutale par certains auteurs, mais, plus souvent, ont été employés les euphémismes dans lesquels excelle toujours la classe conservatrice : « parer au manque de main-d'œuvre », par exemple, ou « réduire le coût des produits, en vue de faciliter l'exportation ». Du reste, dans l'optique locale, celle de l'entreprise, le calcul est juste et le profit certain. Quant à l'optique nationale, elle fait apparaître aussi des avantages pour la collectivité : des recettes publiques majorées, une armée accrue. Dans la mesure où la classe des propriétaires s'identifie avec l'État, sous une forme ou une autre, son sentiment national lui commande de désirer le progrès.

(1) Nous renvoyons, ici encore, le lecteur, aux démonstrations données dans l'ouvrage cité plus haut.

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En conséquence, elle se soucie moins de limiter le progrès que d'en freiner les conséquences et particulièrement l'affranchisse- ment qui en résulte. La classe des propriétaires s'efforce alors de reporter sa concurrence sur la durée du travail ; en allongeant cette durée, l'entreprise gagne doublement : d'une part, sur le profit de la douzième ou treizième heure de la journée, d'autre part, en contrecarrant l'affranchissement général, par le chômage ou la difficulté de placement qui doit en résulter. D'autre part, la classe supérieure voit avec méfiance la diffusion de la richesse intellectuelle, la science.

Mais l'affranchissement qui résulte du développement général et de la concurrence entre propriétaires, la tendance vers une société plus horizontale, ou du moins plus étalée, modifient l'attitude du dominant devant le nombre des hommes. Déjà au xvme siècle, Townsend s'insurge contre la loi des pauvres, estimant que la pression de la faim est nécessaire pour décider les gens à exécuter certains travaux. Malthus voit, plus humaine- ment, un moyen de conserver le privilège des propriétaires : la loi des pauvres coûterait moins cher, si ces ayants droit ne se multipliaient avec autant d'imprévoyance. Altruisme et égoïsme se mêlent si intimement dans son sentiment qu'il est presque vain de chercher à déterminer leurs parts respectives.

A partir du moment où la verticalité a été perdue, où l'auto- rité n'est plus totale, où le sans-avoir a tout au moins des droits, le souci de voir se multiplier ceux qu'on ne peut plus appeler les sujets cède place à des phénomènes plus complexes : cette multiplication a toujours son aspect favorable : une main-d'œuvre abondante et à bon marché ; mais les satisfactions ou espoirs qui peuvent résulter de cet avilissement sont contrecarrés par l'ampleur des charges : il faut secourir les faibles, les impro- ductifs, les chômeurs, les vieillards, les malades, leur construire des hospices, des hôpitaux, voire des logements. Un sentiment de prudence se fait jour, qui s'oppose au comportement classique.

Les deux attitudes, les deux courants trouvent aujourd'hui un excellent champ de bataille, sur le terrain des allocations familiales. Sans doute, est-il bon, pense-t-on, que la classe ouvrière se renouvelle et s'accroisse même, mais par contre, ces futurs travailleurs entraînent des charges financières assez lourdes qu'il convient de modérer.

Le courant malthusien l'emporte aujourd'hui chez ceux qui se livrent aux seules spéculations économiques, tandis que l'autre conserve le dessus chez ceux qui restent attachés à la morale traditionnelle, même sans religion.

Ces observations n'excluent pas, bien entendu, la possibilité de vues plus altruistes chez de nombreux individus ou groupes,

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l'altruisme pouvant lui-même être en quelque sorte égoïste, à base d'un certain respect humain, d'une pudeur extérieure ou bien participer d'un sentiment profond et sincère d'humanité. Toujours est-il que l'abandon de la verticalité exerce de profonds changements et troubles dans l'esprit de la classe dominante. Son attitude se retrouve à une échelle plus large, dans le cadre international, depuis la seconde guerre, et à une échelle plus réduite dans le cadre familial.

Hiérarchie des nations. - Une certaine hiérarchie des nations ou des races a été imposée par les Européens dès les premiers temps de la colonisation : les populations qui ne se soumettaient pas et n'acceptaient pas de travailler pour les colons étaient progressivement éliminées. Seules ont résisté certaines popula- tions fortement constituées comme le Japon et la Chine. La domination était suffisante pour que le dominant souhaite la multiplication des hommes soumis ou du moins pour que cette multiplication ne cause aucun souci. La crainte n'est venue, au début, que des populations non soumises, avec l'expression « péril jaune », qui eut quelque fortune avant la première guerre. En même temps, les colons attribuaient volontiers leur supé- riorité à des qualités héréditaires, ce qui donnait une sorte de justification à leurs exactions.

L'émancipation totale ou partielle des pays ainsi soumis a créé une attitude différente quant au nombre. La multiplication a paru redoutable dès que, la verticalité cessant, quelque concur- rence a paru possible, en même temps que naissait un certain souci de solidarité mondiale, facilité par le rapprochement phy- sique (suppression des distances), et la création d'organismes internationaux sur un pied d'égalité de droit. Les difficultés rencontrées par les pays capitalistes dans l'écoulement de leur production rendent plus plausibles encore les solutions distribu- tives, et suggèrent, comme à l'intérieur des nations, des craintes chez des possesseurs plus diposés à vendre qu'à donner. C'est en 1946 seulement qu'est posé, pour la première fois, sous sa forme correcte, le problème de population en Afrique du Nord (1). Beaucoup plus accusé et plus fruste apparaît le comportement des nations menacées dans la faim du monde de W. Vogt, ouvrage médiocre, mais qui, trouvant de retentissants échos, soulève des tempêtes en Union soviétique et des paniques parmi les mieux nourris.

L'apparition de ces redoutables adversaires que sont les bouches à nourrir a resserré les liens sociaux à l'intérieur des

(1) Louis Chevalier, Le problème démographique nord-africain, P. U. F., 1947.

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pays anglo-saxons au point de donner à la lutte de classes un caractère tout à fait secondaire. L'ouvrier anglais a appris à l'exercice du pouvoir que son alimentation, son revenu dépendent beaucoup plus des dollars que lui gagnent les Malais producteurs de caoutchouc ou d'étain que des livres à arracher au vieux lord ruiné dans son château délabré.

Moins sensible que jamais au bien dépassé « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », l'ouvrier américain sait fort bien que son niveau de vie est 10 ou 20 fois plus élevé que celui de l'Indien ou du fellah et fait cause commune sur les questions internationales avec le magnat de l'acier. Le noir lui-même, pour peu qu'il soit sorti du trou, a conscience de la possibilité de déchoir lourdement.

Non seulement l'éventail des conditions de vie ouvrières s'est largement étendu depuis vingt ans, mais la dépendance apparaît de plus en plus étroite, en dehors même du colonialisme, du fait de relations commerciales plus suivies, et notamment des besoins des États-Unis en matières premières. La simple juxta- position de la misère et de la richesse est beaucoup moins cho- quante que leur coexistence dans un complexe où fatalement apparaît entre elles une relation causale.

Cette domination relative, c'est-à-dire assortie de quelques devoirs, crée fatalement le même comportement qu'à l'intérieur d'une même nation. Et comme le prestige national ne joue ici aucun rôle (il n'y a pas de prestige mondial), le souci de limiter le nombre des dominés apparaît beaucoup plus vif encore. D'où les efforts importants déployés par les États-Unis pour que soit introduit « le birth-control » dans les pays sous-développés, tandis que les pays européens, qui jouent ici le rôle de classes moyennes, manifestent plus d'indifférence pour cette question.

Le moment est venu maintenant de parler de cette stérilité volontaire qui déjoue avec tant de malice les calculs, les prévi- sions et les spéculations faites à son sujet.

La stérilité volontaire. - La stérilité volontaire n'a jamais donné le départ de l'affranchissement ; elle n'a fait que le suivre et l'amplifier. Elle n'a jamais pris naissance dans un prolétariat oppressé et sans espoir, car elle constitue une spéculation impli- quant esprit de prévoyance et forte volonté. Parmi ses causes, figure la réduction de l'autorité paternelle, résultant elle-même d'un certain adoucissement des conditions, d'une évasion possible du cadre de la famille, d'une réduction de la pression horizontale, le processus se retrouvant à l'intérieur de la famille. Nous avons vu plus haut l'analogie étroite, à propos de l'attitude du domi- nant devant le progrès et le nombre. Une autre cause de la stéri- lité volontaire est l'affranchissement des enfants vis-à-vis du

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travail, affranchissement permis lui-même, sinon commandé par le progrès.

On peut encore citer l'éloignement progressif de la nature (dont l'exode rural n'est qu'une des formes) et la baisse de la mortalité qui accompagne fatalement le développement. Suivant les pénétrantes observations de P. Ariès, la victoire obtenue sur la mort atténue l'esprit de résignation ou de fatalisme et suggère de lutter aussi contre la vie, du moins contre l'exubérance. Nous pourrions multiplier les observations sur ce point ; partout nous trouvons, à l'origine de la stérilité volontaire, l'affranchis- sement social et non l'aggravation des conditions, comme le veut un préjugé commun, qui ne se justifie que dans une optique relative.

C'est l'élevage des enfants qui est devenu plus coûteux, du fait de la scolarité et de la suppression de leur travail. Cette fonction, jadis profitable ou jugée telle, dans certaines professions du moins, est devenue une fonction sociale non rémunérée, qui entraînait une atrophie progressive ; il a bien fallu alors la rému- nérer. Calculant au plus juste, la collectivité compte sur le désir de postérité, le besoin effectif des époux pour assurer le premier enfant. Ce désir et ce besoin diminuant dès cette première naissance, l'aide devient plus importante.

Les classes sociales se différencient devant le phénomène : commençant par le sommet, il s'étend peu à peu aux diverses classes. L'évolution se prolongeant, la classe supérieure résiste davantage, tandis que le minimum s'enregistre dans les classes moyennes, ou du moins certaines d'entre elles (petits employés, petits commerçants).

Deux facteurs interviennent en fin de compté, dans une société évoluée, le désir d'enfants (ou plus exactement la non-volonté de les refuser) et la possibilité de les élever. Ces deux facteurs, qui se combattent dans le haut et dans le bas, ajoutent au contraire leurs effets dans la catégorie des petits employés. Il se trouvent en effet au bas d'une échelle, dont les degrés leur apparaissent matériellement sur les grilles de traitements et dans les tableaux d'avancement. Entièrement conscients et prévoyants, du fait de la netteté, voire de la rigueur des calculs familiaux, qui se pro- filent dans un avenir étroit, ils souhaitent donner à leurs enfants ou à leur enfant l'éducation appropriée. Rien ne prouve que l'évolution doive s'arrêter là, mais elle est suffisamment accusée, actuellement, pour exercer de nombreuses conséquences sociales sur lesquelles nous n'insisterons pas ici et dont certaines sont d'ailleurs en friche.

Les classes moyennes devant le progrès. - Étant les principales bénéficiaires du progrès, ou plutôt lui devant leur existence, les

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classes moyennes devraient, semble-t-il, éprouver à son égard de la reconnaissance et mettre leur confiance en lui. En fait, la conscience sociale est loin d'être suffisamment développée pour que se généralise une telle attitude.

Pour étudier l'attitude effective, il faut distinguer diverses catégories dans cette masse hétérogène de « moyens ». On pourrait, très sommairement, distinguer les intellectuels et les marchands, ou, en termes plus « économiques », les producteurs indirects et les producteurs directs. Ceux-ci sont le plus souvent propriétaires : commerçants, artisans, agriculteurs d'une certaine condition, tandis qu'un petit nombre de ceux-là sont salariés, et notamment fonctionnaires.

Si personne ne se prononce, ni n'agit contre le progrès, bien différents sont les désirs et les soucis. Celui que nous appellerons le producteur direct en vient aujourd'hui de plus en plus à redou- ter un changement qui risque de mettre en péril sa situation. C'est que la technique veut de plus en plus de producteurs indi- rects, mais élimine les directs, en apparence les plus utiles. C'est dans les feuilles corporatives qu'on voit le plus d'invectives contre les technocrates Imaginatifs, les plans de développement. Tous ces projets respirent aussi une « odeur de fiscalité » qui les fait tenir à l'écart. Le mot « investissement » suffit déjà à mettre l'esprit en défiance.

C'est dans cette classe que se recrutent les plus les adeptes du progrès naturel, non forcé, conforme aux possibilités dégagées après l'épargne, c'est-à-dire le volontariat. Mais l'épargne elle- même n'est que le superflu du budget privé, une fois satisfaite la consommation. C'est ainsi qu'a progressé la machine capita- liste pendant tout le xixe siè< le et le début du xxe. Mais il est clair que le rythme est d'autant plus rapide que l'épargne est plus forte et que l'épargne elle-même est d'autant plus forte que l'inégalité des revenus est plus accusée.

On considère volontiers le « moyen » comme l'épargnant-type, le pourvoyeur du bas de laine. Sans doute, les emprunts publics font-ils toujours largement appel à son nombre. Il n'en reste pas moins que, si l'on excepte quelques grands prodigues, vite au bout de leurs ressources, la proportion du revenu épargné est plus forte, lorsque ce revenu est élevé. Dès lors, pour forcer le développement, il faut tendre à nouveau vers la verticalité, donner le strict minimum, dans le bas, un peu moins mal au milieu et pouvoir disposer dans le haut d'une masse importante de revenus, dont une fraction élevée donnera plus de vitesse à la machine. Nous voyons tous les jours des tendances, des aspira- tions vers cette situation et même des réalisations : dégrèvement des investissements, exonération fiscale des emprunts d'État (ce

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qui revient à donner au très riche un taux d'intérêt deux fois plus élevé qu'au « moyen »), regrets concernant la Sécurité sociale, etc.

Bref, si, du point de vue des revenus, on parvenait à la par- faite égalité, à la société horizontale, il n'y aurait plus d'épargne partant, plus de développement.

Si l'on excepte les intellectuels, au sens assez large du mot, les classes moyennes ne mettent pas cet arrêt de l'évolution au premier plan de leurs craintes. Elles n'ont pas comme l'oligarchie foncière et surtout industrielle une conscience ni une attitude de propriétaire qui désire accroître son bien. Les grands maîtres de forges, et même les grands filateurs de l'ancienne époque parve- naient souvent, sans grand effort, à identifier le souci du dévelop- pement national et la marche de leurs propres affaires. La dilution de la propriété modifie profondément l'optique.

En somme, le progrès tend à développer les classes moyennes qui le freinent une fois parvenues à une certaine dimension. C'est la marque non de quelque illusoire reconnaissance, mais de l'équilibre stable : le mouvement crée une force résistante.

Nous avons exclu les intellectuels des considérations qui précèdent, encore qu'elles puissent s'appliquer à une partie d'entre eux. Un faible souci de développement de la société peut-il chez eux s'expliquer par le reflet d'un comportement individuel ? Faut-il dire avec Jean Prévost qu' « une condition médiocre réussit aux intellectuels » et qu'ils ont besoin d' « un régime sobre et salubre » ? Sans aller aussi loin, il faut bien reconnaître que relégués, confinés parfois, à des positions modestes, soucieux souvent de rester à l'écart des affaires publiques, moins par peur de la chose publique que par éloigne- ment instinctif des « affaires ». Seule une minorité d'entre eux se hisse suffisamment au souci du devenir national pour sacrifier à celui-ci une partie de sa vie.

Faut-il conclure à la nécessité d'une répartition verticale, d'une minorité agissante, active, suffisamment bien pourvue pour rejeter son trop-plein au profit de la nation ? Dans une certaine mesure, c'est bien là le principe du capitalisme, le secret de sa progression passée, la raison de son ralentissement. Dépourvu de pointe, d'un profil pénétrant, il ne parvient pas à mordre convenablement dans la consistance du milieu ambiant. Ses défenseurs ne veulent pas plus reconnaître cette infirmité que ses adversaires réformistes ; même ses adversaires sans merci sont obligés, pour des raisons de tactique immédiate, de lui reconnaître certaines vertus, en admettant que le relèvement du sort des humbles permettra la remise en marche de tout le système et profitera à tous. Harmonieux mécanisme qu'un sys-

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tème qui concilierait si aimablement des objectifs divergents. Le progrès est, en somme, une maladie, disons plutôt une affec- tion qui comporte une non-satisfaction, d'une part, un trop-plein d'autre part. Comme tout mouvement, il exige non la recherche de l'équilibre, mais au contraire d'un certain déséquilibre. Pour conformes qu'elles soient à une certaine morale, les aspirations des moyens tendent vers un équilibre statique.

Un retour au surpeuplement. - La fin du surpeuplement et notamment la saturation alimentaire avaient permis, nous l'avons vu, une extension des classes moyennes. Mais nous retrouvons de nos jours un aspect du surpeuplement, qui nous ramène aux conditions anciennes. Sans être dû, loin de là, à quelque excédent démographique, le manque de logements n'en est pas moins un déséquilibre provisoire entre le contenant et le contenu.

Pour résoudre dans l'immédiat le problème, on pourrait procéder à une répartition tout à fait égale. Bien délicate sur les revenus, elle n'est pas inconcevable sur les pouvoirs qu'il confère, ce qui signifie la répartition autoritaire des logements disponibles pour donner à chacun son espace vital. Solution très satisfaisante dans l'immédiat, déplorable pour l'avenir, en l'absence de force motrice.

Une autre solution consisterait à répartir les revenus de façon extrêmement inégale : un très petit nombre de bénéficiaires seraient à l'aise, mais leurs besoins étant vite saturés, il resterait encore de quoi loger tous les autres. Mais cette conception pri- mitive d'une société verticale étant révolue, la solution a été cherchée - instinctivement - dans le salut des « moyens ». Faisant pression à la fois sur le marché et sur les pouvoirs publics, ceux-ci ont cherché à couvrir leurs besoins normaux et y sont parvenus le plus souvent, soit par leurs relations personnelles, soit par la possibilité pour eux de payer les commissions occultes ou d'acquérir un logement en co-propriété. Ces dispositions éliminent peu à peu les sans-avoir, élimination qui s'entend parfois même au sens littéral.

Du point de vue individuel, chaque famille moyenne est irré- prochable dans son comportement ; c'est leur nombre qui est fatal aux inférieurs. Nous retrouvons ici la situation classique du surpeuplement. La force des autres secteurs tend heureuse- ment, encore que bien lentement, à chercher l'accroissement du contenant, de préférence à l'amputation du contenu. Mais la partie n'est pas jouée.

Les classes moyennes motrices. - Ainsi, ces classes moyennes, dont la défense est devenue un lieu commun, encourent, sur le plan purement collectif, de sérieux reproches. A leur décharge, valent cependant de forts contre-arguments.

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Si, du fait de leur rotondité, elles freinent la pénétration de la flèche, elles sont, par d'autres aspects, les plus novatrices ou du moins fournissent des éléments moteurs. Ce n'est pas la haute noblesse qui a assuré, sous l'ancien régime, les progrès de la connaissance, celle-ci ne suivant plus, dans cette société plus évoluée, les mêmes lois de répartition que la richesse. Ce sont des « moyens » qui se sont trouvés en même temps pourvus du minimum de loisir et de ressources et du besoin d'employer au dehors ce superflu que de plus hauts savaient parfaitement « consommer ». Sans même parler des extravagances auxquelles peut conduire le pouvoir au sommet d'une société verticale, on peut relever la vertu stérilisatrice, si l'on peut dire, de mainte ascension suprême.

Il se pose aussi une question de niveau général. Si le revenu total est très élevé, le besoin d'épargne peut devenir largement suffisant, même si ce revenu est assez largement réparti. Il peut même devenir difficile d'employer cette épargne, parce que, même bien muni d'elle, il peut être fatigant d'avance vite. L'équi- libre commande alors un sensible aplatissement de la tête.

Ces diverses données permettent de concevoir aussi une répartition « idéale » des richesses et des pouvoirs dans une société capitaliste, évoluée. Simple concept qui défie cette fois non seule- ment les calculs, mais les idées de calcul. La répartition des condi- tions n'est, en tout cas, pas arbitraire. Il est très difficile, nous le savons, de la modifier dans le sens égalitaire. Le jeu démocratique parlementaire permet cependant, si imparfait soit-il, de s'écarter un peu de la répartition « dictée » ; et ceci, du reste, au détriment de la vitesse de l'ensemble. Mais si l'objectif était inverse, des difficultés surgiraient aussi. Une plus forte inégalité rencontrerait des obstacles d'une autre nature, mais non moins efficaces, dans leur discrétion.

Sociétés socialistes. - La société soviétique n'échappe pas à de tels balancements ; désireuse de marcher vite, elle a été obligée au départ de se donner une structure verticale, qui devient, de jour en jour, plus difficile à conserver. En gagnant en ampleur, l'appareil réclame un élargissement ; il est difficile d'empêcher totalement de penser une population instruite ; fatalement, il faut élargir la zone dans laquelle cette pensée peut évoluer sans risque, et satisfaire aussi les besoins qui montent. Si l'adversaire ne presse pas, ne défie pas, le refus ascétique devient de plus en plus difficile, devant la masse de possiblités qui augmente. Les dirigeants peuvent certes parler du moment où la société, devenue communiste, pourra donner à chacun selon ses besoins, du moment aussi où sonnera l'heure de la disparition de l'État et de sa bureaucratie. Ces objectifs proposés sont nobles et moteurs,

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mais il ne faut pas leur demander autre chose, tant que l'ennemi peut essayer d'échapper à son agonie par l'emploi massif de ses forces à la fois contre le communisme et contre la dépression. Dès lors, le caractère opportuniste de la doctrine ne permet pas d'établir de pronostic absolu et rend même celui-ci assez vain pour l'observateur extérieur à cette société.

Ce système en marche, qui se cherche des règles profondes pour masquer précisément son acractère aventureux, échappe à la prévision et, construisant le passé plus encore que l'avenir, ne peut surprendre que ceux qui, restés en dehors, jugent ses changements et ses tournants à travers leur propre stabilité.

Conclusion. - De cet ensemble hétérogène se dégage surtout l'intérêt d'une séparation profonde entre la morale traditionnelle et la science sociale. Des milliers d'irréprochables, en règle avec leur conscience individuelle, peuvent être globalement en oppo- sition biologique avec quelque besoin de la collectivité et voir un jour avec surprise éclater un conflit qu'elles ne peuvent trouver qu'injuste. La nécessité du développement de la conscience sociale n'en apparaît que plus vitale.

Directeur de l'Institut National d'Études Démographiques, Paris.

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