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Le sociologue et l’insécurité Michel Wieviorka * Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (Cadis), EHESS, 54, boulevard Raspail, 75270 Paris cedex 06, France En politique, le thème de l’insécurité, comme celui de l’ordre, trouve son ancrage à droite, et, plus précisément, du côté de la droite conservatrice, voire réactionnaire. Et plus ce thème envahit l’espace politique, comme ce fut le cas en France tout au long des années 1980 et 1990, et plus les sciences sociales, si elles acceptent d’être interpellées par ce qui anime la vie de la cité, sont appelées à en faire un objet : c’est ainsi que, directement ou indirectement, se développe en France une sociologie de l’insécurité, dont les travaux et les analyses s’organisent pour l’essentiel selon un axe allant de l’expertise à la dénonciation hypercritique. La parole experte prétend rendre compte objectivement des phénomènes d’insécurité, de la délinquance et de la criminalité croissante, elle est éventuellement inquiète, préoccupée par la déréliction de l’État, et se prolonge le cas échéant par des recommandations plus ou moins normatives sur ce qu’il convient de promouvoir pour y faire face – elle s’installe vite alors dans le champ politique, au service de l’ordre et de ses garants, et pas toujours très loin de la pensée juridique dans ce qu’elle peut avoir de plus normatif. La parole hypercritique s’intéresse plutôt à la subjectivité de ceux qui parlent d’insécurité, aux conditions sociales qui favorisent l’expansion du thème, aux médias qui le propagent, elle y voit une idéologie au service de la domination ou de l’exclusion, ce qui l’installe vite aussi dans l’espace politique, mais alors à gauche de la gauche ou comme un supplément d’âme, voire un substitut à la gauche défaillante, car envahie par les catégories de la droite. Depuis mes premiers travaux sur le terrorisme, j’ai constamment croisé la question de l’insécurité, et il m’est arrivé fréquemment d’intervenir dans le débat public sur ce thème. Pourtant, je ne me suis jamais constitué en sociologue de l’insécurité, j’ai toujours refusé d’être tenu pour un expert en la matière, et, sans jamais abandonner, je crois, une posture critique, réflexive, je me suis toujours tenu à distance des chapelles qui montent la garde du soupçon, de la dénonciation et de la vigilance caractéristiques de la pensée * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (M. Wieviorka). Sociologie du travail 44 (2002) 557–569 www.elsevier.com/locate/soctra © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 3 8 - 0 2 9 6 ( 0 2 ) 0 1 2 8 1 - 5

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Le sociologue et l’insécuritéMichel Wieviorka *

Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (Cadis), EHESS, 54, boulevard Raspail,75270 Paris cedex 06, France

En politique, le thème de l’insécurité, comme celui de l’ordre, trouve son ancrage àdroite, et, plus précisément, du côté de la droite conservatrice, voire réactionnaire. Et plusce thème envahit l’espace politique, comme ce fut le cas en France tout au long desannées 1980 et 1990, et plus les sciences sociales, si elles acceptent d’être interpellées parce qui anime la vie de la cité, sont appelées à en faire un objet : c’est ainsi que,directement ou indirectement, se développe en France une sociologie de l’insécurité,dont les travaux et les analyses s’organisent pour l’essentiel selon un axe allant del’expertise à la dénonciation hypercritique.

La parole experte prétend rendre compte objectivement des phénomènes d’insécurité,de la délinquance et de la criminalité croissante, elle est éventuellement inquiète,préoccupée par la déréliction de l’État, et se prolonge le cas échéant par desrecommandations plus ou moins normatives sur ce qu’il convient de promouvoir pour yfaire face – elle s’installe vite alors dans le champ politique, au service de l’ordre et deses garants, et pas toujours très loin de la pensée juridique dans ce qu’elle peut avoir deplus normatif. La parole hypercritique s’intéresse plutôt à la subjectivité de ceux quiparlent d’insécurité, aux conditions sociales qui favorisent l’expansion du thème, auxmédias qui le propagent, elle y voit une idéologie au service de la domination ou del’exclusion, ce qui l’installe vite aussi dans l’espace politique, mais alors à gauche de lagauche ou comme un supplément d’âme, voire un substitut à la gauche défaillante, carenvahie par les catégories de la droite.

Depuis mes premiers travaux sur le terrorisme, j’ai constamment croisé la question del’insécurité, et il m’est arrivé fréquemment d’intervenir dans le débat public sur ce thème.Pourtant, je ne me suis jamais constitué en sociologue de l’insécurité, j’ai toujours refuséd’être tenu pour un expert en la matière, et, sans jamais abandonner, je crois, une posturecritique, réflexive, je me suis toujours tenu à distance des chapelles qui montent la gardedu soupçon, de la dénonciation et de la vigilance caractéristiques de la pensée

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (M. Wieviorka).

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hypercritique. C’est pourquoi l’ invitation de Sociologie du travail à me « mouiller » enrevisitant mon parcours intellectuel des vingt dernières années sous l’angle de l’ insécu-ritéconstitue un défi qui m’apparaît stimulant. Y répondre appelle à l’évidence un ton parmoments personnel, ce qui n’est pas dans mes habitudes, mais, qui, au fond, correspondbien à l’expérience combinée de recherche et d’ implication qui définit le type desociologie auquel je suis attaché : nous autres, chercheurs, ne traitons pas assez de notrerapport ànos objets, des liens entre l’analyse et l’engagement, de nos doutes, aussi, voirede nos crises intellectuelles.

Ainsi, une page de la vie politique française a été tournée au printemps 2002, avecpour la gauche dite « plurielle » une débâcle qui s’est jouée, entre autres causes, certes,dans son incapacité àmaîtriser le débat que lui imposait la droite et l’extrême droite avecce thème de l’ insécurité. De même que les acteurs politiques doivent à gauche, tout à lafois, faire leur deuil du pouvoir, analyser leur échec, et réfléchir à leur reconstructionintellectuelle et pratique, de même, me semble-t-il, les sociologues qui ont participé àcedébat et qui ont pu se sentir concernés par cet échec, doivent-ils s’ interroger rétrospec-tivement sur les idées qu’ ils ont promues, les recherches qu’ ils ont menées, lesinterventions qu’ ils ont faites. Je le ferai ici en revenant sur certains de mes travauxpassés, en les resituant dans leur contexte, et en soulignant les questions que rétrospec-tivement, ils permettent de mieux formuler ou d’éclairer.

1. La sociologie des mouvements sociaux et l’insécurité

1.1. Le grand renversement

La thématique contemporaine de l’ insécurité a commencé à se mettre en place enFrance au milieu des années 1970. Jusque-là, les menaces principales pesant sur l’ordrepublic étaient plutôt associées par les responsables politiques aux risques de guerrecivile, ou de dérives vers le terrorisme des « années de plomb », elles correspondaient àun climat où pesait lourd, politiquement et socialement, le couple gauchisme/antigauchisme, un antigauchisme qu’ incarnait parfaitement et fébrilement, le ministre del’ Intérieur du moment, Raymond Marcellin.

Tout a changé avec l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de laRépublique. Très vite, en effet, Michel Poniatowski, son ministre de l’ Intérieur, déclare(en 1975) souhaiter que son ministère s’appelle « le ministère de la Sécurité desFrançais » et explique que la liberté, « c’est aussi, dans les grandes villes, de pouvoirsortir après 8 h du soir ». Puis le rapport de la commission Peyrefitte de 1977, « Réponsesà la violence », précise cette inflexion, qui se concrétise par le vote de la loi du 2 février1981 sur la sécurité et les libertés : la thématique majeure de toute la fin du siècle estlancée, l’ insécurité devient un grand sujet de société en se lestant des inquiétudes quesuscitent les premières violences urbaines, « rodéos », « étés chauds » et autres conduitesémeutières apparues à la fin des années 1970 mais perçues et médiatisées surtout à partirde 1981. En même temps, les projets révolutionnaires sont délaissés par les intellectuels,le gauchisme et, plus largement, les idéologies marxistes-léninistes entrent dans unephase de déclin, et la violence a partout mauvaise presse – on s’éloigne de l’époque,pourtant proche, où un Jean-Paul Sartre pouvait débattre avec des responsables maoïstestentés par la violence en leur disant « on a raison de se révolter » (Gavi et al., 1974).

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S’ouvre ainsi une ère nouvelle, dans laquelle la violence devient tabou, et où laquestion de l’ordre ne renvoie pas seulement à l’État, en tant que garant du lien socialrisquant d’être plus ou moins dépassé ou débordé, mais aussi, de plus en plus, auxpersonnes et aux individus singuliers, qu’affectent dans leur existence propre le spectacleet plus encore la crainte de diverses violences, et qui se sentent victimes, actuelles oupotentielles.

1.2. L’éclairage qu’apporte l’hypothèse du mouvement social en creux

Au début des années 1980, j’étais au plus loin de pouvoir faire mienne une thématiquede l’ insécurité. D’une part, dans l’espace politique, elle était portée par la seule droite etpar ses secteurs les plus « durs », les moins modernisateurs, les moins ouverts – ce n’étaitassurément pas mon camp, même si je n’ai jamais confondu mon travail de sociologueavec une quelconque activité partisane. Et d’autre part, les problèmes de société quim’apparaissaient les plus cruciaux appelaient de toutes autres catégories, même s’ ilspouvaient renvoyer à diverses inquiétudes que commençait à fédérer l’expressiond’« insécurité ».

Nous étions, Alain Touraine, François Dubet et moi-même, au terme d’un programmede recherche dont l’objectif principal avait été d’envisager la naissance d’un nouveautype de société, postindustrielle, avec ses nouveaux mouvements sociaux et la sortie dela société industrielle, dont le mouvement social, le mouvement ouvrier, déclinait. Etnous avions conscience que nos travaux démontraient beaucoup mieux la fin d’une ère,que l’entrée dans une nouvelle, qu’ ils validaient l’hypothèse de l’épuisement historiquedu mouvement ouvrier, bien plus nettement que celle de l’essor des « nouveauxmouvements sociaux », en fait bien décevants (Touraine et al., 1978 ; Touraine et al.,1981 ; Touraine et al., 1980 ; Touraine et al., 1984).

La crise des quartiers populaires, qui avaient été bien souvent des « banlieuesrouges », les difficultés des cités ouvrières se soldaient par des conduites délinquantesdes jeunes, de la violence, du racisme aussi – et ce fut le mérite de F. Dubet de lancerle premier chantier important de recherches sur ces questions (Dubet, 1987). Ladécomposition du communisme et l’exacerbation des idéologies ouvriéristes s’étaientsoldées, dans la retombée des mouvements de mai 1968, par la montée en puissance dugauchisme et, de là, dans certains cas, de la violence politique – et je me donnai alorspour programme l’étude du terrorisme, d’abord d’extrême gauche, puis ensuite informépar d’autres significations, nationales en particulier1.

Ni F. Dubet, ni moi ne parlions d’ insécurité ou de sécurité, il s’agissait, dans les deuxcas de penser la violence, la délinquance, la « galère » des uns, le terrorisme des autres.Nous étions des sociologues de l’action et non du système et de sa crise, nous nousintéressions à ce qui peut advenir du sujet lorsqu’ il ne peut plus être un acteur plus oumoins porteur d’un mouvement social, ou pris en charge par lui.

Peut-être faut-il le dire autrement : dans le climat du début des années 1980,l’objectivité et la subjectivité de la violence se donnaient comme deux problèmes

1 Ce programme aboutira pour l’essentiel au livre Sociétés et terrorisme (Wieviorka, 1989) et à celui quej’ai écrit avec Dominique Wolton Terrorisme à la Une (Wieviorka et Wolton, 1987).

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dissociés, nous nous intéressions à la production de la violence, aux conduites des acteursdélinquants ou terroristes (d’ailleurs, ces qualificatifs étaient pour nous à bien des égardsproblématiques) bien plus qu’aux perceptions de ces mêmes conduites. L’urgent était decomprendre comment des jeunes circulaient dans l’espace de la « galère », ou commentd’autres devenaient terroristes, il n’était pas d’entrer dans les représentations et lesinquiétudes de ceux au nom de qui on commençait à parler d’ insécurité.

À l’époque, il était question, pour la gauche fraîchement parvenue aux affaires, dedévelopper des politiques sociales, en particulier celles de la ville, mais aussi del’éducation – avec les ZEP (zones d’éducation prioritaire) – et de prendre en charge lesjeunes en difficulté, bien plus que de réprimer la délinquance. Dans son camp, la montéedu sentiment d’ insécurité n’était pas toujours prise au sérieux. Face à un thème qu’elletenait pour idéologique et qu’elle associait à la droite, et même à la droite la plussoucieuse avant tout d’ordre et d’autorité, la gauche pensait régler les problèmes dedélinquance et de violence en traitant mieux le chômage, ou la question du logement eten prenant des mesures préventives plus que répressives.

Ce qui me frappe ici, rétrospectivement, est un certain retard des sociologues, unedifficulté àpercevoir ce qu’ il y avait de plus neuf dans les principaux changements dumoment. Car d’une part, les inquiétudes sociales, en milieux populaires, pour leslaissés-pour-compte de la mutation, et dans des milieux moins démunis, mais soucieuxde construire la plus grande distance possible avec les pauvres et les immigrés,commençaient à alimenter ce qui sera découvert en 1983 : l’essor du Front national,apparaissant soudain non plus comme un groupuscule, mais comme un parti importantà l’occasion d’élections partielles àDreux. Et d’autre part, l’ immigration se transformait,elle devenait de peuplement, elle cessait d’être de travail, selon les mots de StéphaneHessel (Hessel, 1988). En même temps que l’ islam devenait une religion qui occuperarapidement la deuxième place dans notre pays. Dans les deux cas, la sociologie étaitplutôt à la traîne de la philosophie politique ou des sciences politiques qui développaientles premières approches de ces phénomènes qui sont eux-mêmes au cœur des préoccu-pations croissantes dites d’ insécurité.

Celle-ci était en expansion dans une conjoncture historique de mutation dont le pointde départ était la fin de l’ère industrielle classique, le déclin du mouvement ouvrier et,finalement, la perte de centralité et d’ importance du conflit qui en opposant cemouvement et les maîtres du travail, informait et en bonne part organisait l’ensemble dela vie collective. L’ insécurité gagnait du terrain dans une société devenue orpheline deson conflit structurel. Et elle se nourrissait de la hantise de l’ islam et d’un sentiment demenace sur l’ identité nationale.

D’où ma première conclusion partielle : au tournant des années 1970–1980, l’épui-sement du mouvement social d’hier et les carences des « nouveaux mouvementssociaux » ouvraient un espace au sentiment d’ insécurité. Dans cette conjoncture, lasociologie de l’action pouvait en fait se donner pour enjeu d’étudier la nouvelle donnede deux manières distinctes. La première consistait à éclairer des conduites sociales etpolitiques sombres et inquiétantes à la lumière du mouvement social disparu ou absent,comme une perte, un manque, un déficit, en creux – ce fut ma voie et, je pense, celle deF. Dubet. La seconde appelait qu’on s’ intéresse à des phénomènes conjuguant plusévidemment des dimensions culturelles à d’autres, sociales et politiques : l’ islam de

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France, la montée du Front national. Ce sera une voie empruntée, parmi les sociologuesdont je suis le plus proche, par Farhad Khosrokhavar, mais nettement plus tard.

2. Faut-il opposer sociologie de l’insécurité et sociologie du racisme ?

2.1. Disqualification et compassion

Dix ans plus tard, vers la fin des années 1980 et au début des années 1990, le sentimentd’ insécurité est devenu un thème majeur. Il est en bonne part porté par des parties de lapopulation qui sont celles que je commence alors à étudier sous un tout autre angle, celuidu racisme. Car là où le Front national capitalise des peurs, des frustrations, desdifficultés sociales réelles, mais aussi le sentiment d’une perte de l’ identité nationale etde carences croissantes des institutions, mes travaux vont s’ intéresser à un autrephénomène qu’ il faut associer à ces peurs, ces frustrations, etc. : à la montée, en secteurspopulaires et dans les couches moyennes, d’un racisme que j’étudie sur le terrain, trèsconcrètement, avec une forte équipe2.

Envisager le racisme, c’est porter un regard particulièrement inquiet, voire disquali-fiant, sur certaines personnes. Or les mêmes personnes, lorsqu’elles sont définies par leursentiment d’ insécurité, cessent d’être stigmatisées : vivre dans l’ insécurité, réelle oufantasmée, peu importe, appelle de la commisération, et en tous cas assurément pas unjugement aussi négatif que celui qui accable nécessairement les racistes, aussi compré-hensive que soit l’attitude du chercheur. Une sociologie du racisme tend à rejeter dans laperte de sens, la haine de l’autre et, à la limite, la barbarie, ceux qu’une sociologie del’ insécurité considèrera d’abord avec compassion dans leur souffrance vécue et dansleurs peurs plus ou moins fondées : comment choisir, faut-il opposer les deux perspec-tives, peut-on les concilier ?

Je me souviens, par exemple, d’un couple de Marseillais – ils apparaissent dans monlivre La France raciste – qui habite une maison entourée d’un parc superbe, une« campagne » où la vie est devenue pour eux insupportable car les jeunes de la citémitoyenne, peuplée exclusivement de gitans sédentarisés, les insultent, ont détruit le murde séparation entre leur jardin et la cité, les menacent, etc. Je note chez ce couple unetendance au racisme, d’ailleurs très contenue et limitée – mais une publication d’extrêmedroite qui rend compte de mon livre dit, à leur propos, que je ne veux pas voir leur drame,leur existence gâchée par la violence subie et l’ insécurité au quotidien. Objection forteet intelligemment formulée : mais par une publication avec laquelle le débat est exclu.

2.2. Une diffıcile conciliation

Dans le débat public, l’ insécuritéet, plus largement, les difficultés et les peurs de ceuxqui sont alors désignés par l’expression malheureuse de « Français de souche » sont prisen charge par l’extrême droite, la droite et encore timidement, par la gauche, pluscommuniste que socialiste, tandis que la dénonciation du racisme est portée plutôt par la

2 Cf. La France raciste (Wieviorka et al., 1992). Ont principalement participé comme chercheurs à cestravaux Philippe Bataille, Daniel Jacquin, Danilo Martuccelli, Angélina Péralva, Paul Zawadzki.

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gauche et l’extrême gauche. Dans le débat intellectuel, où les sociologues sont présentsen tant que tels, avec d’autres, philosophes, politologues notamment, un tel clivagen’opère guère. Mais je m’ intéresse au racisme, j’étudie les racistes, et, dès lors, je suisparfois soupçonné de me livrer à un militantisme antiraciste aveugle et sourd auxdifficultés croissantes d’une partie de la population ou bien encore taxé de naïveté : nesuis-je pas en fait, comme l’a écrit à l’envi un journaliste, un casseur de la République(Jelen, 1997) – comme si analyser la crise des institutions faisait de moi un de sesresponsables ?

Au début des années 1990, le Front national, dans son discours, conjugue un racismeanti-immigrés explicite avec une thématique de l’ insécurité, il table bien sur les deuxphénomènes, qui sont effectivement portés souvent par les mêmes personnes. Laradicalisation vers le racisme est alors indissociable d’appels à la sécurité, l’ insécuritéestprojetée sur une cible bien précise : les immigrés, surtout s’ ils sont jeunes, de sexemasculin et d’origine maghrébine. Mais ce que fait le Front national, fusionnant deuxregistres en un même discours, la sociologie ne peut pas le faire. Au contraire, le savoirici s’est construit en dissociant les deux phénomènes, alors même qu’ ils étaient souventportés par les mêmes personnes et amalgamés par l’extrême droite.

Ce qui m’amène à une deuxième conclusion partielle. Plus la sociologie del’ insécurité s’ intéresse à la subjectivité malheureuse de ceux qui vivent un sentimentd’ insécurité, plus elle aborde les processus de domination, d’exclusion, de négation quifabriquent ce sentiment, autant sinon plus qu’elle n’aborde la réalité vécue de ladélinquance et des incivilités. Plus elle recherche les figures politiques ou sociales quipilotent ces processus, autrement dit, plus elle s’éloigne d’une sociologie de l’ordre et deses prolongements idéologiques (appels à l’autorité ou au contraire au libéralisme), pluselle me semble pouvoir être complémentaire ou compatible avec une sociologie duracisme qui a elle-même tout à gagner à s’écarter des discours de pure dénonciation etd’une posture fallacieuse de simple combat antiraciste. À l’ inverse, plus elle sepréoccupe de rendre compte de l’ insécurité «objective », ou de la décrire, quitte à entrerdans des polémiques relatives aux données chiffrées et aux évolutions qu’elles suggèrent,plus aussi elle dénonce ou soupçonne ceux qui parlent de l’ insécurité, plutôt qued’étudier concrètement ceux qui disent la vivre et la supporter et plus ses orientations mesemblent s’éloigner de la sociologie du racisme, dans ses fondements mêmes. Pour lesociologue, l’essentiel, me semble-t-il, est de ne pas s’enfermer dans des approchesplutôt expertes, ou plutôt hypercritiques. Je constate d’ailleurs, très empiriquement, quele débat sur le racisme est retombé ces dernières années, tandis que celui sur l’ insécuritéoccupait une place considérable, et certainement pas dans le sens le plus compatible avecla sociologie du racisme telle que je la conçois.

3. La crise du modèle républicain d’intégration

3.1. « Républicains » et « Démocrates »

Vers la fin des années 1980, au moment où s’achevait mon programme de recherchessur le terrorisme, la France, secouée par l’affaire dite « du foulard », était agitée par denouveaux débats, dans lesquels s’opposaient, selon la terminologie de Régis Debray, des

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« Républicains » et des « Démocrates ». Les premiers défendaient, selon lui, les valeursfondamentales de la République, l’ idée que l’espace public ne doit être ouvert qu’à desindividus libres et égaux en droit, les seconds n’étaient rien d’autre, dans la perspective« républicaniste », que les fourriers du communautarisme, négateurs des droits del’ individu, facteurs de guerre civile ou, tout au moins, d’une américanisation de la sociétéfrançaise – on commençait à parler du multiculturalisme et à parfois le disqualifier enprécisant : « à l’américaine ».

L’ image de l’ insécurité se précise alors : elle résulte de changements culturels et d’unecrise institutionnelle, elle ne procède pas seulement des difficultés sociales du moment.De plus, elle semble se nourrir de menaces associées à des forces aussi bien extérieuresqu’ intérieures : au dehors, la construction européenne, mais aussi la mondialisation(même si le mot n’est guère usitéen France avant le milieu des années 1990) sont vécuespar des franges croissantes de l’opinion comme autant de dangers affectant la nation danssa souveraineté politique et son intégrité culturelle, et au dedans, la présence de l’ islam,ainsi que la poussée de divers particularismes culturels inquiètent, en même temps quese développe le sentiment, à bien des égards fondés, d’une panne des institutionsincarnant la République et supposées tenir concrètement ses promesses d’ intégration.

Le thème de l’ insécurité vient ainsi fédérer des peurs diverses, sociales, institution-nelles, culturelles. En même temps, il renvoie à un large panorama de violencessupposées objectives : il inclut, en effet, non seulement la délinquance, effectivementcroissante depuis les années 1950, mais aussi les conduites d’émeute, de rage et decolère – « la haine », selon le titre du film de Mathieu Kassovitz, d’une jeunesse qui sesent non reconnue, méprisée, exclue socialement, traitée de manière raciste par lasociété ; il prend en charge également le terrorisme, de plus en plus associé àl’ image demenaces arabes ou musulmanes – l’adjectif « islamiste » commence à s’ imposer.

L’ insécurité, finalement, est le sentiment qui se développe lorsque les registres social,institutionnel et culturel, d’une part se transforment chacun et pour l’essentiel dans lesens de la dégradation ou des difficultés croissantes, et, d’autre part, se séparent, commesi le pays vivait le déclin historique de ce qui fut sa principale caractéristique : la fortecorrespondance de la société, de l’État et de la nation. Or précisément, les recherches quej’ai lancées au milieu des années 1990 vont permettre d’éclairer ces questions, etnotamment celle de la crise des institutions républicaines.

3.2. Les diffıcultés des institutions de la République

À cette époque, en effet, la RATP m’a demandé d’étudier la montée de la violence etdu sentiment d’ insécurité, en général, et même au-delà de la France, sans me limiter à sazone de desserte, la région parisienne, ni à sa seule sphère d’activité, le transport public,mais sans non plus m’en désintéresser. C’est ainsi que j’ai été amené, notamment, àétudier la violence scolaire, dans des collèges de Saint-Denis, et le fonctionnement de laRATP face au problème précis de la violence visant ses bus.

Parmi les résultats de cette recherche3, l’un des plus démonstratifs renvoie au rôle decoproduction des grandes organisations républicaines dans les difficultés qu’elles sont

3 Publiée sous le titre Violence en France (Wieviorka et al., 1999).

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amenées àcombattre. S’ il existe de la violence à l’école, ce n’est pas seulement parce queles nouvelles classes dangereuses l’envahissent ou l’agressent du dehors, c’est aussiparce que l’ institution scolaire connaît une triple crise : ses personnels doutent d’eux-mêmes, de leur statut, de leur fonction sociale, sont tentés par la défense d’ intérêtscatégoriels, plus ou moins égoïstes ; les efforts de modernisation, d’ introduction plusconséquente de la contrainte économique ou de nouvelles formes de management seheurtent à des difficultés qui font qu’un ministre a parlé de « mammouth » pour décrirece système ; enfin, les finalités mêmes de l’éducation se sont brouillées, le sens du servicepublic n’est plus aussi clair que par le passé. Dans ces conditions, les personnels, mal àleur aise, inadaptés, inquiets deviennent autant de facteurs d’une crise qui se solde parfoispar des conduites suscitant elles-mêmes la violence des élèves. On peut montrer qu’ il enest de même si l’on considère les transports publics, ou bien encore la police ou la justice.L’ insécurité, de ce point de vue, n’est plus seulement un problème extérieur auxinstitutions de la République, qui les affecterait uniquement de l’extérieur, elle a à voiravec leurs difficultés internes, leurs tensions, les problèmes de leur personnel, leurinadaptation croissante aux défis de l’époque.

Ici, un souvenir m’est particulièrement douloureux. La recherche qui vient d’êtreévoquée non seulement a été commandée par la RATP, mais aussi y a été bien accueillie.Lorsqu’elle fut achevée, il m’a été demandé d’en diffuser largement les résultats eninterne, et un chercheur de mon équipe, Éric Macé, a été salariépar la RATP précisémentpour y diffuser pendant plusieurs semaines, à tous les niveaux, les principales leçons dece travail. Il est exceptionnel qu’une recherche soit à ce point bien reçue, surtout lorsqueses résultats ne vont pas de soi pour l’ institution concernée – après tout, il s’agissait,notamment, de faire passer l’ idée d’une part de responsabilité de la RATP dans laviolence qu’elle combat. J’étais un chercheur heureux, jusqu’au jour où l’on a appriscomment avait été traité par la RATP la mort en service d’un de ses agents de sécurité.Les premières informations faisant état d’une agression, les personnels se sont mis engrève, convaincus qu’enfin le décès d’un des leurs, victime d’une violence et d’uneinsécurité qu’ ils dénonçaient sans relâche, venait leur donner raison. La direction leur aembrayé le pas, soucieuse avant tout d’éviter une trop longue paralysie du réseau, et toutle discours public de l’entreprise, toutes les annonces de la direction à l’attention despersonnels, toutes les mesures promises pour mettre fin à l’ insécurité sont venuessignifier exactement le contraire de ce que ma recherche impliquait comme conséquencespratiques. Un vent sécuritaire soufflait, irrésistible, en sens opposé à des analyses quivenaient d’être largement écoutées et apparemment acceptées – alors même qu’ il étaitassez rapidement établi que la mort de l’agent de la RATP n’avait rien à voir avec unequelconque agression. Ce qui apporte une contribution plutôt sombre à la réflexion surce qu’est la démonstration en sciences sociales et sur les rapports du chercheur à ceuxqu’ il étudie : il a suffi d’une crise aiguë déclenchée par l’annonce d’une fausse nouvellepour que tout ce que je pouvais penser et dire de l’ impact d’une recherche surl’organisation qui l’avait commandée se défasse.

Ce qui me mène à une troisième conclusion partielle. Dans le débat public, lesmesures qui sont proposées pour faire reculer l’ insécurité tendent le plus souvent àpromouvoir pour les institutions ou bien un retour plus ou moins autoritariste au passé(un passé largement mythifié) – plus de policiers, plus de gardiens de prison, plus

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d’autorité, plus de sanctions, etc. – ou bien la mise en œuvre de moyens autres querépressifs destinés àpermettre aux personnels de ces institutions de mieux accomplir leurmission sans les modifier nécessairement en profondeur. Si mes analyses sont pertinen-tes, elles devraient déboucher sur de toutes autres réponses, sur des efforts de réforme del’État, en général, et de ces institutions, en particulier. Mais politiquement, qui peutenvisager de telles réformes ? La gauche, dont l’électorat est largement identifié à l’Étatet aux institutions tels qu’ ils fonctionnent aujourd’hui ? La droite, qui sait que cesréformes, si elles viennent d’elle, peuvent susciter de puissants mouvements deprotestation ?

4. Insécurité et politique

4.1. Un consensus politique

Arrivée aux affaires en 1981, la gauche a évolué de manière finalement spectaculaire.Elle commence par admettre assez vite la gravité de l’accroissement de la délinquanceet des violences urbaines et même, d’une certaine façon, à s’approprier la notiond’ insécurité. En 1989, Pierre Joxe, ministre de l’ Intérieur, crée l’ IHESI (Institut deshautes études de sécurité intérieure), qu’ il dote d’une revue, Les cahiers de la sécuritéintérieure et en 1997, Lionel Jospin, le nouveau Premier ministre, affirme dans sadéclaration de politique générale tenir la sécurité pour la deuxième priorité de songouvernement, juste après le chômage. Quelques semaines plus tard, Jean-PierreChevènement, ministre de l’ Intérieur, parachève ce parcours menant au quasi-consensusavec la droite lors de son discours au colloque de Villepinte « Des villes sûres pour descitoyens libres ».

La gauche, en 2002, ne conteste donc plus l’ idée d’un lien entre violence objective etsentiment d’ insécurité, lien qui lui semblait, dans un passé pourtant proche, grossiidéologiquement par la droite. Il est vrai que tout l’a encouragée à aller dans ce sens. Lanouvelle donne politique, certes, puisque la cohabitation, jusqu’aux élections de 2002,n’a pas favorisé l’affirmation des différences d’orientation. Mais également les statisti-ques disponibles, qui indiquent, aussi contestables soient-elles, que l’ insécurité objectiveest à la hausse.

Ce consensus politique et idéologique a certainement joué au détriment de L. Jospin,candidat malheureux à la présidence en avril 2002 et de la « gauche plurielle », tentanten vain de remporter les élections législatives quelques semaines plus tard. Car il signaitle triomphe de la pensée et des catégories de la droite et même de l’extrême droite. Maisles responsables politiques de gauche étaient-ils obligés de s’y abandonner entièrement ?Les sciences sociales pouvaient en fait leur apporter les moyens d’y résister.

4.2. Violence objective, violence subjective

Il est vrai que depuis quelques années, la recherche semblait conforter les thèses de ladroite. Les enquêtes de victimation, introduites récemment, en interrogeant par exempleun échantillon bien choisi dans la population, et en lui demandant de faire part de sonexpérience de violence subie, même s’ il n’y a pas eu de déclaration, peuvent rendrevisibles diverses formes de violence ignorées ou minorées dans les données habituelles

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(Robert et Zauberman, 1995). Les enquêtes de délinquance autorapportée, comme celleproposée récemment par Sebastian Roché (Roché, 2001) apportent des connaissances dumême genre. Par ailleurs, l’apparition, là aussi dans les années 1990, du thème desincivilités, jusque-là absent des travaux de recherche, permet d’associer plus étroitementla violence objective et ses perceptions. Les incivilités (agressivité verbale, injures,crachats, vandalisme, dégradations, tapage nocturne, tags, etc.) ne relèvent pas néces-sairement des tribunaux, ne sont pas nécessairement réprimées par la loi et empoisonnentla vie quotidienne de ceux qui les subissent ou en sont témoins ou spectateurs. Or autantil est difficile de postuler une relation entre l’évolution dans le temps des formes les plusgraves ou les plus spectaculaires de violence, le terrorisme, l’émeute ou même le crimede sang, et le sentiment d’ insécurité, autant la relation devient plus nette lorsqu’onévoque les incivilités, qui alimentent d’autant plus l’ inquiétude qu’elles sont nombreuseset fondent les représentations d’une société dans laquelle se défait le lien social.

Mais dans cette délicate question du rapport entre violence subjective et violenceobjective, d’autres arguments vont en sens opposé. Dans mon programme de recherchesur le racisme, au début des années 1990, j’avais mis en place avec Philippe Bataille ungroupe d’ intervention sociologique composé d’une dizaine de policiers de base qui nousavaient expliqué, notamment, comment se font les statistiques, et à quoi elles servent. Lepolicier à qui la hiérarchie demande de « faire des crânes » va, durant une périodedonnée, se consacrer à une activité destinée uniquement à élever le chiffre de telle outelle forme de délinquance. Plus généralement, les données quantitatives du crime et dela délinquance informent sur l’activité policière ou judiciaire et pas nécessairement surles phénomènes dont elles prétendent rendre compte (Aubusson de Cavarlay, 1998). Ledébat ici devrait rester ouvert, entre ceux qui prétendent pouvoir corriger ce biais, et ceuxqui le tiennent pour rédhibitoire. Par ailleurs, si l’ inquiétude est grande face auxincivilités, c’est parce qu’ il y a l’ idée d’un continuum entre ces violences mineures et desfaits plus graves. Or dans la pratique, cette idée ne se vérifie pas toujours, pas plus, cequi est une idée assez proche, qu’ il n’existe de continuité entre les préjugés et les actes,comme l’a établi une recherche de Richard T. LaPiere aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres4 (parallèlement, on peut mettre en doute la stratégie dite de la « tolérance zéro »qui consiste à réprimer la moindre incivilité pour faire reculer l’ensemble de la violenceet de l’ insécurité). Enfin, l’ idée d’un continuum dans les diverses expressions de laviolence sous-estime le poids des médiations, et tout particulièrement des médias,dans laformation et l’évolution du sentiment d’ insécurité – or les travaux que mon équipe derecherche a menés, vers la fin des années 1990, notamment à Strasbourg (F. Khosrokha-var et Nikola Tietze) et au Havre (É. Macé) montrent que les médias ont un rôle décisifdans la production des catégories qui façonnent le sentiment d’ insécurité : ils hiérarchi-sent les faits, en ignorent ou sous-estiment certains, en survalorisent d’autres ; ilsproposent les mots pour nommer les faits ; ils disqualifient certains groupes, certains

4 R.T. LaPiere a traversé les États-Unis en compagnie d’un couple chinois et s’est arrêté dans 184restaurants et 66 hôtels, sans y avoir jamais subi la moindre réaction de rejet. Mais quand il envoie auxrestaurateurs et hôteliers concernés un questionnaire sur leurs attitudes et comportements, 90 % répondent qu’ iln’est pas question pour eux de servir des Chinois (LaPiere, 1934).

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espaces ; ils introduisent ou suppriment des éléments de l’actualité en fonction decontraintes qui leur sont propres, etc.

Une recherche, que j’ai lancée récemment et dont un jeune chercheur de mon équipe,Sylvain Kerbouch, présentera prochainement les résultats, apporte un éclairage complé-mentaire àces remarques. Au départ, il s’agissait, à la demande du directeur du personnelde l’HAD (service d’hospitalisation à domicile) de l’Assistance publique à Paris,d’étudier la montée de l’ insécurité dont se plaignent de plus en plus les personnelssoignants. Mais à l’arrivée, au terme d’une série d’entretiens, d’une observation sur leterrain et d’une intervention sociologique, il apparaît clairement que la violence subie estun phénomène certes réel, mais tout à fait mineur. Les personnels concernés, en effet, seplaignent surtout de changements qui affectent leurs conditions de travail, ils critiquentl’organisation du travail, ils formulent des reproches à l’égard de la hiérarchie, bien plusqu’ ils ne se disent agressés sur le chemin qui mène chez les patients, ou par les patientseux-mêmes : le thème de la violence et de l’ insécurité constitue une manière d’exprimer,indirectement, des difficultés qui sont à l’évidence d’un autre ordre. Il est mis en avantdans une conjoncture où il est omniprésent, et donc légitime. Dans ce cas précis, ilconstitue non pas une idéologie, une représentation artificielle du réel, mais une façon designifier un malaise qui ne se dit pas spontanément ou directement.

D’où une quatrième conclusion partielle, qui peut être formulée assez simplement : ildemeure aujourd’hui comme hier difficile de postuler un lien direct et fort entre la réalitéde la violence, si tant qu’on puisse la mesurer et sa subjectivité, les représentations quien sont produites et qui circulent dans le tissu social.

5. Le sociologue, la politique et les médias

5.1. Le chercheur et les politiques

Les chercheurs en sciences sociales connaissent bien ces questions, et ne les esquiventpas entre eux. Mais leurs analyses, même contradictoires n’ informent que peu et mal lavie proprement politique. Il m’est souvent arrivé de présenter le fruit de mes recherchesà des acteurs politiques, à divers niveaux de responsabilité, en public et en privé. Ainsi,à l’ issue des recherches ayant abouti au livre Violence en France, j’ai fait l’effortd’essayer d’en tirer quelques idées concrètes qui pourraient orienter, sinon animerl’action politique. La violence et le sentiment d’ insécurité se nourrissent de l’absence deconflit permettant d’assurer le traitement politique de demandes sociales ? De la crise desinstitutions qui contribuent à sa production, des carences du modèle républicain, etnotamment de son égalitarisme devenu inopérant ? J’en déduisais que les responsablespolitiques, localement ou au niveau national, devraient chercher à conflictualiser la viecollective, et reconnaître les acteurs porteurs de demandes sociales, même formulées entermes quelque peu agressifs ; qu’à l’encontre des discours « républicanistes » arc-boutéssur la défense d’une formule épuisée, mais aussi contre les tenants d’une réductiondrastique de l’État, il était urgent de penser l’aggiornamento des institutions républicai-nes ; je suggérais, enfin, que l’on s’ouvre davantage à des politiques de « discriminationpositive » (expression lourde d’une hostilité qui n’existe pas dans la formulation

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américaine – « affirmative action ») non pas pour substituer l’équité àl’égalité, mais pourque l’on mette la première au service de la seconde. J’ai la conviction d’avoir étégénéralement écouté, compris, apprécié, mais que les exigences de l’action politiquefaisaient de mon propos un discours que l’on entend, en privé, ou lors d’une parenthèse(colloque, conférence…), mais sans plus.

Émanant d’un chercheur, des suggestions, même adossées sur une argumentationsubstantielle, sont nécessairement décalées par rapport aux impératifs qui régissentl’action politique. Les acteurs politiques, même les mieux disposés à l’égard des sciencessociales, prennent leurs décisions et construisent leurs orientations en fonction d’élé-ments qui ne sont pas ceux que le sociologue privilégie dans son analyse, même si elles’efforce d’être très politique.

5.2. Les médias, les sociologues et l’insécurité

Il faut donc admettre que le débat des sciences sociales, même éventuellement relayépar la presse, par exemple dans ses pages de type « Idées » ou « Rebonds », estnécessairement autonome du débat proprement politique.

Il faut ici signaler – et je le fais sans rancœur ni ressentiment, car j’ai dans l’ensembletoujours été bien accueilli par les médias – un phénomène proprement médiatique quijoue avec une grande force. Les médias ont recours aux sociologues, sur un thèmecomme celui de l’ insécurité, en jouant sur deux registres principaux. Ils ont d’une partbesoin d’une parole experte, qui, à la limite, fournisse des diagnostics, voire des conseils,mobilisant un savoir-faire, une compétence quasi-technique et qui peut se parer desplumes de la scientificité. Et ils ont d’autre part besoin de capter et de garder l’attentiondes lecteurs, des téléspectateurs ou des auditeurs, ce qui les fait privilégier une certaineoutrance verbale, et surtout, une radicalisation des positions. Mieux vaut, dans cetteperspective, une parole qui dénonce ou soupçonne qu’une parole qui propose ouconstruit. Il existe une forte connivence entre la pensée hypercritique et le jeumédiatique, même si la première passe une partie de son temps à s’en prendre au second.Le sociologue soucieux d’éviter de céder aux facilités de la démarche hypercritique, sansse muer en consultant ou en expert a moins sa place dans le débat public. Et lorsque,comme ce fut le cas tout au long des dernières années pour l’ insécurité, le vent soufflefort dans un même sens, venu d’extrême droite, porté par la droite et finalement endossépar la gauche, il reste bien peu d’espace pour des analyses et des orientations commecelles que j’aurais pu être tenté de promouvoir. Les médias, dans l’ensemble, s’accom-modent des sciences sociales, les accueillent, mais plus volontiers lorsque leur propos estou bien outré, ou bien expert, ce qui contribue à enfermer encore plus le débat surl’ insécurité dans l’axe déjà évoqué, qui va de l’ordre à la pensée hypercritique

6. Conclusion

Si je devais résumer sommairement le cheminement de ce texte, je dirais qu’ ilcommence avec les mouvements sociaux, qu’ il se prolonge avec l’évocation de leurmarque ou de leur présence en creux, dans les antimouvements sociaux que constituent,

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d’une certaine façon, le terrorisme et le racisme, pour aboutir à une participation jamaisenthousiaste au débat actuel sur l’ insécurité.

La thématique de l’ insécurité est dans l’ensemble étrangère à une sociologie del’action, elle s’ intéresse à un problème social, et non à des acteurs, des sujets ou desmouvements sociaux. Et à l’ issue de cet effort pour « revisiter » mon travail, laconclusion s’ impose à mes yeux : l’enjeu intellectuel que désigne le mot d’ insécurité estaujourd’hui de parcourir comme à rebours, le chemin qui permet de passer du problèmesocial à l’action ; il est de dégager la sociologie qui s’embourbe dans les débatscontemporains sur l’ insécurité (son expansion ou son déclin, sa réalité et ses représen-tations, son impact sur l’ordre et ses dimensions idéologiques) pour retrouver, derrièreces débats, ces peurs et ces interrogations des sujets, éventuellement privés ou interditsd’action, des acteurs et des rapports sociaux. Et ce que la sociologie pourra faire en cesens, je pense, pourrait peut-être apporter une contribution au nécessaire réenchantementde la politique – mais c’est à l’évidence une autre histoire.

Références

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