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81 GÉRER ET COMPRENDRE MARS 2004 N°75 L es sociologues et, plus généralement, les tenants des sciences humaines et sociales, aiment à souli- gner leurs appartenances. Solidement campés sur une discipline (sociologie, ethnologie, psychologie, psychanalyse, démographie…), se référant à un para- digme dominant (l’actionnisme, le structuralisme, le constructivisme génétique…), privilégiant tel ou tel concept (l’acteur, le système, l’agent, la structure, l’ac- tant, le réseau…), mobilisant une méthodologie aux frontières claires (l’entretien clinique, le question- naire…), les uns et les autres s’emploient à faire école. Ici l’analyse stratégique (M. Crozier-E. Friedberg), là la sociologie de l’expérience (F. Dubet), l’analyse ins- titutionnelle (R. Lourau- G. Lapassade), l’école des conventions (L. Boltanski-L. Thévenot), ailleurs, encore, la psychanalyse (E. Jaques-D. Anzieu…) : tous veulent marquer leurs frontières, délimiter leurs terri- toires. Ce souci, pour compréhensible qu’il soit dans le champ académique où il convient de poser avec force son identité pour obtenir des postes, des budgets et autres reconnaissances pratiques de ses états de grandeur, est totalement inadapté à la pratique de l’in- tervention. En effet, lorsque le chercheur, sollicité par un commanditaire quelconque, est en situation de proposer un éclairage, une analyse et, éventuellement, quelques recommandations à celui ou ceux qui ont fait appel à lui, il ne peut plus guère se soucier de la pureté des écoles théoriques auxquelles il se réfère pour construire son regard. Son approche n’est plus marquée, dès lors, par l’intention de faire vivre un courant d’analyse au sein duquel il puise la totalité de ses références mais, bien plutôt, par l’intention de multiplier les perspectives, les entrées analytiques. Si la posture adoptée enfreint bel et bien quelques règles canoniques des sciences sociales (dont celle qui consis- te notamment à affirmer qu’on ne peut faire tenir ensemble des axiomatiques incompatibles), privilé- giant, par exemple, le «tout est bon» cher à P. Feyerabend, elle n’en répond pas moins à quelques SOCIOLOGIE D’INTERVENTION : SOCIOLOGIE PLASTIQUE Métis et métissage A l’aide d’une illustration, nous suggérons qu’une sociologie, soucieuse des usages sociaux qui peuvent être faits d’elle-même au sein des entreprises et des organisations, gagne à ne pas s’enfermer dans un seul type de modèle théorique. Articuler entre elles les disciplines, les approches, les notions, les méthodes… tel est le programme de ce que nous croyons pouvoir nommer une sociologie d’intervention, à la fois plastique et métisse. PAR GILLES HERREROS, CREA, LYON II (1) EN QUÊTE DE THÉORIES (1) Merci à P. Bernoux , à F. Laplantine et à V. de Gaulejac pour leurs conseils avisés.

SOCIOLOGIE S E I D’INTERVENTION : SOCIOLOGIE … · une discipline (sociologie, ethnologie, psychologie, psychanalyse, démographie…), se référant à un para- digme dominant

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Les sociologues et, plus généralement, les tenantsdes sciences humaines et sociales, aiment à souli-gner leurs appartenances. Solidement campés sur

une discipline (sociologie, ethnologie, psychologie,psychanalyse, démographie…), se référant à un para-digme dominant (l’actionnisme, le structuralisme, leconstructivisme génétique…), privilégiant tel ou telconcept (l’acteur, le système, l’agent, la structure, l’ac-tant, le réseau…), mobilisant une méthodologie auxfrontières claires (l’entretien clinique, le question-naire…), les uns et les autres s’emploient à faire école.Ici l’analyse stratégique (M. Crozier-E. Friedberg), làla sociologie de l’expérience (F. Dubet), l’analyse ins-titutionnelle (R. Lourau- G. Lapassade), l’école desconventions (L. Boltanski-L. Thévenot), ailleurs,encore, la psychanalyse (E. Jaques-D. Anzieu…) : tousveulent marquer leurs frontières, délimiter leurs terri-toires. Ce souci, pour compréhensible qu’il soit dans

le champ académique où il convient de poser avecforce son identité pour obtenir des postes, des budgetset autres reconnaissances pratiques de ses états degrandeur, est totalement inadapté à la pratique de l’in-tervention. En effet, lorsque le chercheur, sollicité parun commanditaire quelconque, est en situation deproposer un éclairage, une analyse et, éventuellement,quelques recommandations à celui ou ceux qui ontfait appel à lui, il ne peut plus guère se soucier de lapureté des écoles théoriques auxquelles il se réfèrepour construire son regard. Son approche n’est plusmarquée, dès lors, par l’intention de faire vivre uncourant d’analyse au sein duquel il puise la totalité deses références mais, bien plutôt, par l’intention demultiplier les perspectives, les entrées analytiques. Sila posture adoptée enfreint bel et bien quelques règlescanoniques des sciences sociales (dont celle qui consis-te notamment à affirmer qu’on ne peut faire tenirensemble des axiomatiques incompatibles), privilé-giant, par exemple, le « tout est bon» cher à P.Feyerabend, elle n’en répond pas moins à quelques

SOCIOLOGIED’INTERVENTION :SOCIOLOGIE PLASTIQUE

Métis et métissage

A l’aide d’une illustration, nous suggérons qu’une sociologie, soucieuse

des usages sociaux qui peuvent être faits d’elle-même au sein des entreprises et des

organisations, gagne à ne pas s’enfermer dans un seul type de modèle théorique. Articuler

entre elles les disciplines, les approches, les notions,

les méthodes… tel est le programme de ce que nous croyons pouvoir nommer

une sociologie d’intervention, à la fois plastique et métisse.

PAR GILLES HERREROS, CREA, LYON II (1)

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(1) Merci à P. Bernoux , à F. Laplantine et à V. de Gaulejac pour leursconseils avisés.

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postures méthodologiques, théoriques et épistémolo-giques précises. Moins que des règles, il faut voir danslesdites postures des repères, des impulsions, desinflexions. Toutes renvoient à la plasticité du cher-cheur et à celle des cadres qu’il mobilise. Après la miseen récit d’une intervention réalisée à la fin des annéesquatre-vingt-dix au sein d’un établissement semi-public, nous proposerons un rapide examen des prin-cipales caractéristiques de cette sociologie plastiqueque nous nommons sociologie d’intervention.

RÉCIT D’UNE INTERVENTION MOUVEMENTÉE

L’intervention dont il va être question s’est dérouléesur près de deux ans. Décrivons l’organisation et lacommande dont nous étions destinataires, avant delivrer quelques éléments de réflexion sur la situation.

Contexte et dispositif de la recherche

L’organisation commanditaire (2) compte plusieursdizaines de salariés bénéficiant d’un statut d’interve-nant-chercheur, répartis sur tout le territoire nationalet qui, pour la plupart, interviennent comme consul-tants au sein d’entreprises. Le travail qu’ils prennenten charge comporte des activités de conseil, mais il estaussi censé donner lieu à des productions écrites : rap-ports, notes et éventuellement ouvrages ou articles. Levolume et la qualité de ces publications sont pourtantjugés insatisfaisant par la direction de l’établissement.Afin de bénéficier d’une analyse extérieure lui per-mettant de comprendre pourquoi cette activité n’estpas à la hauteur de ses attentes, la direction a décidéde nous solliciter (3). D’emblée, deux difficultésmajeures nous semblent affleurer. La première est liéeà la commande elle-même : exprimant très explicite-ment l’insatisfaction des dirigeants quant à « la pro-duction écrite » des salariés, elle risque, ainsi libellée, desusciter à notre encontre une forte hostilité des per-sonnels, qu’on peut aisément imaginer agacés par une«appréciation» aussi négative de leur travail. La secondedifficulté est liée au fait que les professionnels de cetorganisme, se trouvant être des spécialistes de sciencessociales intervenant dans les organisations, peuventchercher à développer, entre eux et nous, des jeux de

rivalités (méthodologiques et/ou symboliques) peuféconds.Les premières rencontres vont donc être consacrées àcontenir ces deux difficultés. Pour cela, nous déci-dons, dans un premier temps, de reformuler la com-mande. Plutôt que de rechercher les causes d’unhypothétique dysfonctionnement de sa productionécrite, nous proposons d’analyser quelques «produits »identifiés et déjà évalués (positivement ou non) ausein de l’organisation. Pour ne pas apparaître, quellesque soient les précautions prises, comme des «audi-teurs-censeurs », nous faisons part de notre souhait detravailler sur des «produits finis », ayant déjà fait l’ob-jet d’appréciations convergentes de la part de la direc-tion et des personnels. «Pourquoi et comment tel rap-port, tel ouvrage a-t-il (ou non) été réalisé ? ». Une foiscette reformulation de la commande acceptée, nousdécidons de réaliser cinq «monographies » sur les pro-cessus ayant porté lesdits « produits finis ».Parallèlement, nous décidons de mettre en place undispositif permettant aux membres de l’organisation(eux-mêmes spécialistes de l’intervention) d’être actifsdans le déroulement de la recherche. Deux collectifsvont ainsi être constitués. Le premier, nommé groupede pilotage, est composé de l’équipe de direction (ledirecteur et ses adjoints), de consultants et de repré-sentants des organisations syndicales. Le second, bap-tisé groupe technique, rassemble cinq salariés, choisispour leurs compétences par les membres du comité depilotage. Ce dernier collectif réalisera une des cinqmonographies projetées. Ainsi constitué, le disposi-tif permettra, dans le même temps, d’ériger le pro-cessus d’intervention en « analyseur » de l’organisa-tion. Le groupe technique étant chargé de produireun texte, cela doit rendre possible d’observer sousquelles formes s’opèrent (ou non) les fabrications(écrites) des personnels de l’établissement et d’ou-vrir des instances d’échange d’un nouveau type ausein de l’organisation.

L’intervention comme analyseur

Une observation ethnographique, conduite tout aulong de l’intervention, va permettre de collecter unensemble de petits-riens, événements en apparencemineurs, mais qui vont s’avérer essentiels à la compré-hension des enjeux.

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(2) Il est très difficile de donner des précisions sur l’établissement enquestion sans faire disparaître l’anonymat de celui-ci. Retenons l’idéequ’il n’y avait pas de crise ouverte de cette structure. En nous sollicitant,ses dirigeants souhaitaient accompagner une démarche d’approfondisse-ment de la qualité des prestations fournies ; ils inscrivaient dans unedémarche à moyen et long terme.

(3) La direction de cet établissement avait sollicité, avant de nous contac-ter, quelques collègues parisiens. Tous avaient décliné la proposition d’in-tervention. Connus de quelques professionnels de cette organisation,pour avoir eu l’occasion, dans un passé récent, de travailler avec certainsd’entre eux, nous fûmes interpellés en troisième lieu. Ce n’est qu’aprèsquelques fortes hésitations (alimentées par la réputation qu’avaient leslieux de n’être pas des plus faciles à appréhender) que nous nous sommesdécidés à accepter l’intervention. Elle fut réalisée en compagnie d’un col-lègue enseignant-chercheur.

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Dès la négociation de la commande, la direction del’établissement a manifesté son désir de voir notre tra-vail rapidement conduit : pour des raisons qualifiéesde stratégiques (4), nos interlocuteurs attendent nosconclusions dans les quatre mois. De telles échéancesindiquent, d’une part, que notre travail est « priori-taire » et, d’autre part, qu’on ne badine pas, en ceslieux, avec le temps. De tels délais étant à l’évidenceintenables, quelles que puissent être les prouessesméthodologiques mises en œuvre, une telle attente dela part de professionnels de l’intervention ne va passans nous surprendre. Voudrait-on limiter nos investi-gations ? Y aurait-il là l’expression d’une habitude derythmes de travail dont nous serions incapables ?Notre présence devrait-elle se réduire à un simpleexercice de figuration répondant à quelques enjeuxsymboliques nous échappant ? Les hypothèses sontmultiples mais nous aurons bientôt quelques élémentsde réponses. Constatant que le temps passe, que nousne tiendrons pas les délais souhaités et que leséchéances « stratégiques décisives » vont être dépassées,la direction se met soudain à ne plus considérercomme essentielle la question du temps. Trois moisaprès notre arrivée, on nous laisse entendre que nouspouvons désormais travailler dans la durée. Dès lors,notre intervention va connaître des problèmes derythme. Alors qu’initialement, c’est au pas de courseque devaient être envisagés les réunions et les entre-tiens avec les personnels, le temps semble désormaisentièrement dilaté. Obtenir à intervalles réguliers desmoments de rencontre, que ce soit avec la direction,les groupes techniques et de pilotage ou les person-nels, s’avère un exercice compliqué. Ainsi, telleréunion dûment prévue est annulée, les ordres du jourdes réunions de direction où nous sommes invitéssont modifiés au dernier moment, nous privant ainside notre espace de parole ; ou encore les participantsattendus pour une rencontre que nous organisons neviennent pas ou sont trop peu nombreux. Le déroule-ment de la recherche devient arythmique.Parallèlement et dans le même ordre de logique, lesinvestigations censées être accomplies par les membresdu groupe technique sont différées, incomplètes oucarrément oubliées. Agaçantes, diluant nos investisse-ments, ces situations ne traduisent pas tant le refus decoopération des uns et des autres que la manifestationd’une conception collective du temps et de sonemploi. En effet, nous découvrons là une constante del’organisation : soumis à la pression d’événementsimmanquablement présentés comme «décisifs », « stra-tégiques », voire «historiques », sommés régulièrementpar la direction de ne se consacrer qu’à leur prépara-tion en différant toutes les autres échéances, les per-sonnels se savent pris dans une spirale permanente de

l’impératif : la pression se déplace continuellement, lesportant d’un événement à l’autre ; le prochain étanttoujours prioritaire sur le précédent. Pour gérer cettesituation, les salariés ont fini par inventer un tempobien particulier : sachant que telle priorité sera bienvite supplantée par une «priorité des priorités », il leursuffit d’attendre sans paniquer le passage d’un impé-ratif à un autre. Du coup, l’urgent se trouvant dissoutet le temps, dilaté, s’étalant, les objectifs de travails’inscrivent dans une conception très élastique de « cequi importe ». Ainsi, cette recherche, qui nous avait –un temps – été présentée comme une priorité, s’ins-crivait à notre insu dans un rythme auquel les person-nels étaient, quant à eux, parfaitement habitués !Une deuxième série d’événements mineurs va attirernotre attention sur les caractéristiques des relationshiérarchiques au sein de cet établissement. Derrière letutoiement et le prénom de rigueur, la convivialité deséchanges, l’absence de formalisme dans les contacts,vont se profiler des rapports tendus entre subordon-nés et cadres. Lors des regroupements entre person-nels (réunions thématiques ou géographiques ouencore stratégiques, ayant pour objectif de concevoirdes projets, de suivre des opérations, de dresser desbilans…), les prises de parole des uns et des autresnous paraissent, le plus souvent, très convenues. Riende ce qui nous a été dit en privé ne transparaît lors desréunions ou des rencontres formelles. Dans ces ins-tants, chacun récite les attendus de la direction oureste mutique. Livrant (lors d’échanges individuels)notre surprise, nos interlocuteurs vont évoquer, pourexpliquer leurs comportements, leur crainte d’être(mal) jugés, tant par les membres de la direction et lescadres que par leurs collègues, en cas d’expression«non conforme » : en réalité, la «qualité » apparente desrelations reposerait sur la non-expression des diffé-rences de points de vue. Comprenant mal une telleattitude, nous allons bientôt faire l’expérience de ceque peuvent occasionner de périlleux et de doulou-reux les prises de parole dissonantes. À mi-parcours,alors que nous restituons une note intermédiaire (elleévoque la dilution des emplois du temps dans l’infla-tion des priorités successives, le malaise des person-nels), la direction de l’établissement, par la voix de sonpremier représentant, va nous exposer, en aparté, saréaction. Il juge notre texte incomplet et, surtout, luireproche de contenir des développements ris-quant – toujours de son point de vue –, de nuire àl’organisation ou, à tout le moins, de la fragiliser.Peut-être même qu’exploité par des esprits mal inten-tionnés, notre travail pourrait menacer jusqu’à l’exis-tence de l’établissement, nous expliquera-t-il. Le tonavec lequel ces remarques nous sont adressées restecelui de la complicité, du genre : «Nous sommes prochesintellectuellement, nous avons une culture commune,vous comprendrez donc que, pour des raisons stratégiques,ce que vous écrivez doive être tempéré… ». Par la mêmeoccasion, nous sommes invités à ne pas voir dans ces

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(4) Une réunion rassemblant les différentes instances de l’organisationétait prévue à quelques mois de là. La direction souhaitait avoir notreétude pour ce « grand rendez-vous ».

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objections une quelconque intention de pression :simplement y a-t-il là un échange entre spécialistesd’un même domaine, autorisant la franchise au nomd’une proximité professionnelle. Les remarques for-mulées nous éloignent beaucoup du propos qu’il noussemble impor-tant de dévelop-per au regard desmatériaux accu-mulés. Nousdécidons doncd’enregistrer lesréserves émisessans pour autantchanger de cap.Ainsi, au fil dutravail, nousn ’ h é s i t e r o n sjamais à faireapparaître le côté«dépressif » (arrêtsmaladie, dépres-sion nerveuse,départ pourincompatibilitéd’humeur, anes-thésie profession-nelle, sentimentde déqualifica-tion…) que nousrencontrons cheznombre desmembres du per-sonnel. Le milieunous semblantt o t a l e m e n tpathogène (rares sont ceux qui, au sein de l’établisse-ment, vivent leur activité dans la sérénité), nous insis-tons sur cette dimension, n’hésitant pas à souligner lalassitude goguenarde que manifestent les personnelsdevant l’inflation des «dossiers prioritaires » ou face auxréagencements organisationnels incessants mis enœuvre [cf. infra]. Après avoir livré ces constats, parécrit et oralement, dans une phase censée précéder laformulation de nos propositions d’actions, nousallons être enjoints par la direction de « revoir notrecopie ». Par rapport aux premières mises en garde,désormais le ton change : c’est à un florilège de pres-sions que nous allons désormais être soumis. De lacontestation de notre compétence à la mise en causepersonnelle («vous êtes des baba-cool »), de la menaceéconomique («nous ne vous payerons pas ») à l’évoca-tion d’une interdiction d’entrer dans l’organisation,nous allons être soumis à une critique dévastatrice.Nous faisons, de fait, l’expérience de ce que les per-sonnels doivent affronter à chaque fois qu’ils osent ladissonance. Le mode de controverse retenu par ladirection semble destiné à infliger une blessure narcis-

sique : la controverse est conduite de telle façon qu’el-le finisse par atteindre personnellement les contradic-teurs. Les « observations » dont notre production écritefait l’objet, les exigences auxquelles la direction del’établissement entend nous soumettre, révèlent les

modalités pra-tiques à partirdesquelles celle-ci forme et expri-me ses jugementsà propos de cequi est (ou non)publiable. Toutcomme les sala-riés de l’organisa-tion s’engageantdans un travaild’écriture, noussommes soumis àune critique radi-cale quant à larecevabilité denotre produc-tion.Face à ce typed’offensive, des-tinée à nous fairemodifier nosanalyses, nousaurions pu êtredéstabilisés, toutcomme les per-sonnels se retrou-vant dans uneposition ana-logue (5). Nous

touchons là à l’une des explications possibles de ce quiavait été repéré comme une difficulté des profession-nels de l’organisation autour de la question des pro-ductions écrites. À chaque fois que ceux-ci propo-saient un texte dans lequel ils avançaient des points devue «non-conformes », le tir de barrage auquel ilsétaient confrontés les conduisait soit au retrait, soit àla « langue de bois ». Du coup, produire le moinsd’écrits possible et opter, en réunion, pour le mutismeou la récitation de propos convenus, constituaient,pour eux, les stratégies défensives collectives et indivi-duelles les plus sûres. Ainsi, dans cette perspective ettrès logiquement, nous allons constater que le groupetechnique, supposé rédiger l’une des cinq monogra-phies de la recherche, ne produira rien, ses membresse protégeant ainsi des foudres de la direction. Noussommes alors au cœur de mécanismes qui anesthé-sient les personnels. La recherche, dans son déroule-ment même, a rendu visibles quelques-uns des

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Nourrissant le sentiment d'isolement, estimant ne pas pouvoir travailler comme ils l'avaientespéré, nombre d'acteurs éprouvaient une sensation d'échec en retournant contre eux-mêmesla critique.

(5) Rappelons que la commande initiale portait sur « l’insuffisance de laproduction écrite » des personnels de l’organisation.

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rouages « grippés » de l’organisation et, tout particuliè-rement, un mode de management stigmatisant. Lestransferts et contre-transferts (6) qui se sont opéréstout au long de l’intervention nous ont mis sur la pisted’analyses décisives. L’intervention ayant désormaisrempli son rôle d’analyseur, il faut maintenant yadjoindre des éclairages complémentaires.

Analyses plurielles

Au fil de nos rencontres, nous avons découvert avecsurprise que nombreux étaient ceux qui, soit reve-naient de congés pour dépression, soit manifestaientl’intention de partir (sans trouver l’énergie nécessairepour le faire), soit disaient avoir perdu leur savoir-faire, ne sachant plus très bien ce qui caractérisait leurmétier et regrettant parallèlement de n’être reconnusni par leurs collègues, ni par la direction. Souvent iso-lés dans leurs activités, ils disaient se retrouver seulsface à leurs difficultés. Ayant rejoint l’organisationavec la conviction qu’elle portait un projet socialauquel ils adhéraient, ils se déclaraient égalementdéçus sur ce point. Nourrissant le sentiment d’isole-ment, estimant ne pas pouvoir travailler comme ilsl’avaient espéré, nombre d’acteurs éprouvaient unesensation d’échec en retournant contre eux-mêmes lacritique. Nous étions en présence d’une forme collec-tive de névrose d’échec professionnel (on le sait, cen’est pas l’échec qui produit la névrose mais cette der-nière qui conduit à l’échec), engendrant une apathiegénérale (forme de protection devant un « faire » insa-tisfaisant) et accompagnée soit d’une auto-flagella-tion, soit d’un goût pour la recherche d’« ennemis per-sonnels », autant de pistes permettant à chacund’expliquer son mal-être.Les activités des salariés relevaient de trois grandesorientations. L’une était liée au métier de conseil,l’autre tendait vers le souci d’une production cogniti-ve, la troisième était rattachée à une sorte d’engage-ment social collectif (quasi militant) visant à amélio-rer le sort des individus en milieu organisationnel.Pour résumer, les personnels se vivaient à la foiscomme des consultants, des chercheurs et des mili-tants mais, simultanément, ils n’avaient ni lescontraintes, ni les reconnaissances habituelles de cesactivités. Ils n’étaient soumis ni à des exigences com-merciales fortes, ni aux jeux classiques des univers derecherche où chacun livre ses productions à la critiquede ses collègues. Enfin, leur militantisme n’était pasmesurable à l’aune de ce qui en fait l’une des princi-pales caractéristiques : le bénévolat. Consultants-cher-

cheurs-militants et, en même temps, n’étant rien detout cela, les personnels se retrouvaient dans uneincertitude individuelle et collective pour définir leurprofession, y compris en la nommant. Si certainschoisissaient un des pôles de ce triangle pour se quali-fier, ils ne trouvaient, ni en interne, ni à l’extérieur, lessignes de reconnaissance de cette appartenance reven-diquée. Pour être reconnus comme consultants, mili-tants ou chercheurs, il leur aurait fallu quitter l’orga-nisation mais, fragilisés par le sentiment de n’êtrequ’incomplétude professionnelle, nombreux étaientceux qui portaient un regard très négatif sur leurs pra-tiques ; plus encore, le regard d’autrui était désormaisredouté. À tout cela, il convient d’ajouter qu’un défi-cit notoire de règles susceptibles d’organiser les coopé-rations, la division du travail ou encore la mesure del’efficacité, conduisait à toutes sortes d’errements. Parexemple, les personnels ne parvenaient pas à estimerce que valait le travail collectif (est-ce une perte detemps ou une dynamique positive ?) ou bien encore ilsétalonnaient mal la hiérarchie existant entre la réalisa-tion d’une intervention en entreprise et la productiond’un article. Ramener un gros marché procurerait-illes honneurs ou susciterait-il l’indifférence de la direc-tion ? Cette situation, si elle engendrait un certain« confort », dans la mesure où elle libérait aussi d’uncontrôle tatillon, rendait une partie des effectifsatones dans la mesure où aucune sanction positive ounégative ne venait donner du relief au travail réalisé.Au plan hiérarchique, le malaise, déjà évoqué, étaitmanifeste : l’autonomie très forte des agents, les rela-tions imprégnées d’une apparente décontraction, ladispersion géographique, alimentaient l’idée d’unesouplesse des rapports supérieurs-subordonnés.Pourtant l’idée d’un management hautain, stigmati-sant et discriminant (lié à un système d’affinités sélec-tives pour l’octroi de missions ponctuelles fortementvalorisées) prévalait largement. Au final, cet universorganisationnel était vécu comme cotonneux et étouf-fant. Tout y paraissait possible, aucune sanction for-melle n’étant à craindre mais, comme en même tempsrares étaient les processus donnant du sens à ce quiétait réalisé, il en résultait un flottement individuel etcollectif.La direction, percevant confusément le malaise,essayait de dynamiser les équipes en cherchant à lesresponsabiliser. Ainsi s’était-elle efforcée de multiplierles niveaux et les strates formelles, de façon à ce quechacun puisse avoir un niveau spécifique d’implica-tion et de motivation. Dans cette logique, en unedécennie, l’entreprise (7) s’était complexifiée, au pointd’atteindre un degré d’enchevêtrement impression-nant. Elle se trouvait structurée verticalement en

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(6) Rappelons que le transfert désigne en psychanalyse «le processus parlequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets dans le cadred’un certain type de relation établi avec eux et éminemment dans lecadre de la relation analytique» [in LAPLANCHE et PONTALIS, 1997, p.492]. « Le contre-transfert est l’ensemble des réactions inconscientes de l’ana-

lyste à la personne de l’analysé et plus particulièrement au transfert de celui-ci » [idem, p.103].

(7) Si une entreprise a pour vocation de produire des biens et/ou des ser-vices destinés à un marché où ils trouveront acquéreurs, alors l’organisa-tion dont il est question ici est bel et bien une entreprise.

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départements, lesquels étaient eux-mêmes dotésd’axes thématiques qui devaient être déclinés enorientations prioritaires, sur lesquelles émergeaientdes groupes-pilotes dont la vocation était d’instaurerdes fonctionnements transversaux. Pour faciliter lesliens horizontaux, un dispositif de coordination venaits’ajouter à la structuration verticale et transversalelequel était supposé harmoniser les activités conduitessur tout le territoire national. En toile de fond, unesérie de repères, fixés par une charte et un contratd’objectifs pluri-annuels, complétés par des prévisionsannuelles (lesquelles étaient évaluées selon la mêmepériodicité au travers de bilans d’activité), étaient sup-posés clarifier les missions collectives et donner dusens aux activités des personnels. À cet édifice — lar-gement simplifié ici — venait s’ajouter une structura-tion hiérarchique verticale (un directeur et plusieursdirecteurs adjoints) à laquelle était associée une struc-ture collégiale, dite stratégique, permettant un rayon-nement à l’échelle nationale, ainsi qu’une instancesupplémentaire chargée de réfléchir aux orientationsgénérales de la structure et à laquelle la direction ren-dait des comptes, sans pour autant lui être assujettiehiérarchiquement…

Un tel empilage, justifié par la recherche de l’efficaci-té, donnait à chacun, ou presque, une responsabilitéformelle mais ses résultats les plus tangibles étaientailleurs. Chaque strate produisait ses attendus, sonlexique, tant et si bien que, d’année en année, entre lacharte, les priorités, les axes prioritaires, le contratd’objectifs, les groupes transversaux, verticaux,locaux, nationaux, l’organisation était devenue unmaquis. L’enchevêtrement des différents niveaux, l’in-flation sémantique, rendaient difficilement lisible lefonctionnement de l’entreprise (complexifiant lescoopérations tant internes qu’externes). De surcroît,les multiples découpages organisationnels contri-buaient à l’édification de multiples micro-féodalités.À défaut de pouvoir trouver une signification claire àleurs activités professionnelles et d’être valorisé parelles, nombre de personnels (notamment de cadresintermédiaires) se saisissaient en effet de l’empilageorganisationnel et de l’obscurité que cela engendraitpour déployer d’intenses jeux de pouvoir. S’efforçantde capitaliser des ressources sur des territoires locauxou en appui sur la réalisation de projets spécifiques,nombreux étaient ceux qui n’« existaient » profession-nellement que par ce biais. Conquérir des «positions »

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Après avoir livré nos constats, nous faisons, de fait, l’expérience de ce que les personnels doivent affronter à chaque fois qu’ils osent la dissonance. Lemode de controverse retenu par la direction semble destiné à infliger une blessure narcissique : la controverse est conduite de telle façon qu’elle finit paratteindre personnellement les contradicteurs.

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devenait ainsi l’exercice favori de nombreux cadres,alimentant ainsi tensions et clivages entre services etterritoires : avant toute chose, c’est le jeu bureaucra-tique qui se trouvait favorisé par ce dispositif organi-sationnel. En définitive, par effets de ricochets, lacomplexité formelle de l’entreprise, plutôt que dedynamiser les personnels, renforçait l’apathie et lanévrose d’échec.Au final, les « insuffisances de la production écrite » - quiavaient donné lieu à la demande d’intervention - nousapparaissaient comme le résultat d’un enchaînemententre éléments disparates : organisation enchevêtrée,peu lisible, missions plurielles et métiers mal identi-fiés, absence d’un système de gratifications, manage-ment stigmatisant, activité freinée par le souci de pro-tection, névrose d’échec, isolement des personnels etsouffrance psychique, clivages bureaucratiques entrestrates… Le problème posé n’était imputable à aucu-ne variable isolée (la compétence des personnels, lacompréhension des objectifs…) mais résultait d’unespirale mêlant des dimensions psychoaffectives, sym-boliques, technico-organisationnelles, managériales…En restituant ces analyses, nous souhaitions créer unecontroverse, fût-ce au prix d’une mise en crise (mêmemodeste) de l’organisation. Notre vœu allait êtreexaucé. Non seulement la direction allait réagir verte-ment [cf. supra] mais de nombreuses et tumultueusesdiscussions allaient agiter l’organisation. Des réorga-nisations du travail, une mise en cause des comporte-ments attendus, des départs au sein de l’équipe dedirection, seront quelques-unes des conséquencesimmédiates de notre intervention. Évidemment, l’en-treprise ne se trouvera pas pour autant, et à jamais,«bonifiée » mais la gangue dans laquelle elle se trouvaitprise aura été fortement secouée.

CONTOURS DE LA SOCIOLOGIED’INTERVENTION

Tant du point de vue de la forme que du fond, tantsur la démarche que sur le contenu de l’analyse, lesdéveloppements proposés ici ne correspondent àaucun des modèles classiques de la pratique d’inter-vention en entreprise. Ni actionnaliste, ni stratégique,ni institutionnaliste, ni culturel, ni identitaire, nistrictement sociologique (8), ni psychosociologique,ni psychanalytique, le propos emprunte pourtant àchacune de ces constructions théoriques. Il les trans-forme, sans pour autant les dissoudre, il les articule,sans proposer une forme systématique. Cet agence-ment analytique relève de quelques orientations géné-

rales ; elles traduisent la pratique du décadrage, dumétissage méthodologique, l’usage théorique de l’in-discipline et enfin une conception de l’activité scien-tifique qui suppose une mise à distance de la Science.

Le recours au décadrage

À chaque commande, selon le contexte, les attentes, lerapport de force en présence, le dispositif de travail estagencé différemment par le chercheur. Il le négocie entension avec ses interlocuteurs. Sa seule préoccupationréside dans la nécessité de rendre possibles lesmoments et les espaces de controverses tout au longde la recherche. En dehors de cet aspect, il n’y a pasd’invariant méthodologique à la sociologie d’interven-tion telle que nous la comprenons. C’est le même étatd’esprit qui conduit à convoquer des référents théo-riques en provenance d’horizons très différents.La notion d’analyseur, par exemple, a été largement uti-lisée dans le récit qui précède. Importée des travaux desinstitutionnalistes, fortement matinée d’inspiration psy-chanalytique, elle est, le plus souvent, totalement absen-te de la littérature sociologique consacrée aux organisa-tions. Ni les tourainiens, ni les sociologues de l’analysestratégique ou de la régulation ne l’utilisent. Sans doute,la perspective de « se regarder faire», d’ériger la rechercheelle-même en objet d’analyse, de la saisir comme uneaction sur les lieux étudiés, constituent-ils des élémentsde démarche contrevenant aux principes théoriques desauteurs en question. En effet, l’intervention comprisecomme analyseur exige du sociologue qu’il s’inclue dansle jeu qu’il est supposé comprendre: du coup, il ne peutplus prétendre établir avec la situation étudiée un rap-port d’extériorité ou de froide neutralité. Ses émotions,ses sentiments, sont autant de points d’appui à la pro-duction de son regard et, avec eux, ce sont les conceptsde transfert et de contre-transfert (9), tout droit tirés del’univers psychanalytique, qui surgissent. Dans le casrelaté, « l’éprouvé» des chercheurs les mettait directe-ment sur la piste de ce que les personnels de l’organisa-tion vivaient et ressentaient ; il eût été dommageable dene pas mobiliser ces dimensions au prétexte qu’elles rele-vaient plus du champ psychanalytique que du cadresociologique. La notion d’analyseur, suggérant unregard particulier sur la recherche en train de se faire,suppose également un couplage avec une posture eth-nographique. Attaché à l’anecdotique, au secondaire,aux petits-riens, aux « je-ne-sais-quoi», qui font la situa-tion, le sociologue perçoit tout autant qu’il conçoit. Lepercept, autant que le concept, lui sert d’outillage. À ce

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(8) Si la sociologie d’intervention présentée ici n’est pas strictementsociologique - puisqu’elle emprunte des postures, notions et concepts àd’autres sciences sociales et humaines - , elle n’est pas pour autant unedissolution de la discipline. Existe-t-il, d’ailleurs, une seule sociologie, unseul sociologue qui ne fassent pas d’emprunt à d’autres disciplines, exclu-

sion faite donc de toute dimension, philosophique, historique, psychoso-ciale ? La sociologie d‘intervention, elle, assume l’hybridité qui latraverse ; mieux, elle la revendique et la cultive.

(9) Cf. le rappel de définition de la note 6

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stade, il n’est pas devenu ethnographe, mais il circuledans le champ ethnographique.C’est la même posture qui le conduit à se déplacer d’unmodèle à un autre, d’un paradigme à un autre. Ainsi, lerécit précédent articule des questions relatives aux rela-tions de pouvoir (chères à l’analyse stratégique), auxproductions culturelles (les modes de gestion du temps),à la domination, aux côtés plus ou moins «pervers» dumanagement mis en œuvre. Prises séparément, isoléesles unes des autres, ces dimensions sont insuffisantes.Constater l’existence de micro-féodalités, d’intenses jeuxde pouvoir, se déroulant selon les modalités décrites parles tenants du raisonnement stratégique, présente unincontestable intérêt. Cependant, cet intérêt est large-ment renforcé si on attache à cette lecture l’idée que cespratiques viennent compenser — c’était le cas dans cetteorganisation — les effets d’une névrose collectived’échec. Les jeux de pouvoir en question servaient de«dérivatif» collectif (facilité par l’inflation du dispositifformel de l’organisation) et palliaient, en partie, l’im-possibilité rencontrée par les personnels d’investir tech-niquement et affectivement le contenu même de leursactivités. N’identifiant pas ce métier qui est le leur, ayantle sentiment de désapprendre, d’être peu reconnus, ilssont confrontés à l’alternative suivante: soit ils plongentdans la névrose d’échec, soit ils se réfugient dans lesjoutes bureaucratiques locales susceptibles de leur don-ner les repères (des objectifs, des alliés, des adversaires)dont ils manquent. La névrose d’échec procède ainsi dusentiment personnel de désapprendre, d’un manage-ment stigmatisant, du brouillage de l’activité prise encharge (recherche? conseil ? militantisme?), des clivagesbureaucratiques… via un climat général d’insécurité etune ambiance pathogène. Quant à ceux qui tentent dese protéger des effets de cette dérive névrotique collecti-ve en s’enfonçant dans des jeux de pouvoirs locaux, ilsn’en sont pas entièrement à l’abri. S’ils ne parviennentpas à construire la position attendue au travers d’un jeuintense autour des relations de pouvoir alors, à leur tour,ils sont rattrapés par la névrose d’échec. Cette dernièren’est pas pour rien non plus dans ce que nous avonsrepéré comme une dilatation du temps et de sonemploi. Tout est prioritaire, donc rien n’est prioritaire :l’urgence disparaît et avec elle le risque de ne pas tenirles délais. On éloigne ainsi, en apparence au moins, lespectre de l’échec tout en tout en construisant un rap-port au temps qui va nourrir la spirale de l’agitation (lamultiplication des priorités, l’inflation organisationnel-le) et de l’apathie productive.

L’attachement et l’articulation de notions empruntées àdes univers différents permettent de proposer une ana-lyse ne se focalisant sur aucune dimension particulière.La névrose d’échec (thématique appartenant à la psy-chanalyse) se développant en même tant qu’un climatpathogène (notions empruntées à la psychodynamiquedu travail) est largement alimentée par un managementstigmatisant (axe développé par la sociologie clinique),lequel favorise l’inflation organisationnelle et les rivalitésde pouvoir entre les micro-féodalités locales (raisonne-ment stratégique). La dilution des compétences et desrepères professionnels (analyse culturelle), la dilatationdu temps et la disparition des priorités (approche eth-nographique), nourrissent les interrogations sur l’effica-cité du travail et les moyens de la mesurer (réflexionsproches des préoccupations des sciences de gestion), cequi finit par favoriser le développement de… la névrosed’échec ! L’analyse se boucle ici, en raison même desdéplacements organisés entre univers théoriques diffé-rents. Ces transports méritent d’être justifiés d’un pointde vue théorique plus général.

REPÈRES PRINCIPAUX D’UNE SOCIOLOGIED’INTERVENTION

La démarche proposée requiert des postures (10)méthodologiques, théoriques et épistémologiquesparticulières ; nous pouvons les évoquer brièvement.

Métis et clinique non thérapeutique (11)

La métis (12) est une forme d’intelligence que lesGrecs estimaient moins noble et moins pure que lasophia — qui s’apparente à la sagesse universelle —mais qu’ils estimaient néanmoins nécessaire.Renvoyant à une souplesse qui ne s’assimile ni à laruse, ni à la rouerie, même si elle emprunte à l’uneet à l’autre sa sinuosité, elle s’apparente à ce queDetienne et Vernant appellent « le flair, la sagacité,la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’at-tention vigilante, les sens de l’opportunité, des habile-tés diverses, une expérience longuement acquise » [M.Detienne, J.P. Vernant, 1974, p. 10]. La métis s’ap-plique « à des réalités fugaces, mouvantes, déconcer-tantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure

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(10) La « posture » est à la « position » ce que le mouvement est à l’immo-bilisme. Elle renvoie plus à une grammaire générative, qu’à un corps derègles.

(11) La métis ne s’inscrit pas dans une filiation étymologique avec leterme de métissage même si le cousinage sémantique et phonétique dessignifiants est renforcé, comme nous allons le voir plus loin, par uneproximité des signifiés.

(12) Métis est aussi un personnage de la mythologie grecque ; elle est lapremière épouse de Zeus. Dotée d’intelligence, de prudence, elle saurainventer le breuvage qui permettra à Zeus de vaincre son père, Cronos,contraignant ce dernier à rendre ses enfants qu’il avalait systématique-ment pour qu’aucun d’eux ne le détrône. Enceinte d’Athéna, à laquelleelle va léguer son intelligence, Métis constitue une menace potentiellepour Zeus ; il craint en effet que l’enfant dont elle doit accoucher nevienne le détrôner, tout comme lui-même avait déchu Cronos. Zeusdévorera donc Métis, engloutissant avec elle son intelligence ; il n’auraplus rien à craindre d’Athéna.

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précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigou-reux » [idem, p. 10]. Elle se trouve particulièrementadaptée aux situations d’intervention qui se présen-tent toujours sous des formes troubles, instables,imprévisibles. Lorsque le sociologue reformule lacommande qui lui est adressée, lorsqu’il convaincson commanditaire de travailler sur une autre ques-tion que celle qui lui a été initialement posée, lors-qu’il négocie avec les acteurs des lieux leur attache-ment à la recherche, lorsqu’il s’emploie à créer dessituations de controverses…, il est dans un jeu de

composition marqué par la complexité et les ambi-guïtés ; dans ces instants là, c’est la métis qu’il mobi-lise. Évidemment, la plasticité qu’elle suppose peutinquiéter, des dérives sont possibles. La cliniquemaïeutique est un précieux garde-fou.La notion de clinique (13) provient principalementdes enseignements de la psychologie et de la psycha-nalyse. Ses disciplines lui ont donné des contours thé-rapeutiques. Telle n’est pas l’orientation de la sociolo-gie d’intervention. Si la clinique du sociologueemprunte à celle des psychologues et des psychana-

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La névrose d’échec procède ainsi du sentiment personnel de désapprendre, d’un management stigmatisant, du brouillage de l’activité prise en charge, desclivages bureaucratiques... via un climat général d’insécurité et une ambiance pathogène.

(13) La notion de clinique (provenant du grec Kliné qui signifie littérale-ment « au pied du lit ») fait évidence dans de nombreux champs scienti-fiques, de la médecine à la psychologie. En sociologie, même si desauteurs comme L .WIRTH, membre de l’Ecole de Chicago, ont utilisé

cette notion dès le début des années trente [FRITZ in DE GAULEJAC,1993], le terme reste souvent opaque. Utilisé par des auteurs comme F.DUBET, M. CROZIER, E. FRIEDBERG et même P. BOURDIEU, il n’est vrai-ment défini que par les tenants du courant se revendiquant de l’appella-tion sociologie clinique [E. ENRIQUEZ, V. DE GAULEJAC... ].

© John Feingersh/CORBIS

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lystes (empathie, écoute, prise en compte de la souf-france, transfert et contre-transfert…), elle refusetoute intention soignante. Sur quelle légitimité pour-rait reposer la prétention du chercheur à être le théra-peute d’un collectif, d’une organisation, d’une institu-tion ? Inscrire la démarche sociologique dans une telleperspective, lui donner comme finalité l’administra-tion d’un soin (quand bien même serait-ce sansrecours à une pharmacopée quelconque), serait postu-ler une infection du corps social étudié. Là où il estsollicité, le sociologue n’est pas nécessairementconfronté à une maladie qu’il faudrait éradiquer.S’inscrire d’emblée dans une logique curative, mêmeavec les meilleures intentions du monde, seraitprendre le risque d’être très normatif, de vouloir réta-blir une norme d’équilibre supposée disparue. Lesanalyses et suggestions éventuelles du sociologue d’in-tervention ne se confondent pas avec l’administrationd’une prescription. Si, d’aventure, le corps social étu-dié requiert un traitement, il se l’auto-prescrira et sel’auto-administrera lui-même. C’est à ce stade quesurgit la notion de maïeutique. Chère à Socrate, elledésigne le processus par lequel le philosophe permet àses interlocuteurs d’accoucher de ce qu’ils savent.Personne n’est jamais qu’ignorance : le savoir que cha-cun possède, qu’il affleure ou soit enfoui, ne demandequ’à être stimulé. Il est non seulement la matièremême de ce qui deviendra le savoir sociologique, maisil est, tout autant que ce dernier, porteur de sens etmoteur d’action. La maïeutique exhume une connais-sance ordinaire enfouie, elle n’est autre que la doxa : lesociologue d’intervention n’oppose pas l’épistémè à laconnaissance savante, il organise au contraire une tra-boule (14), un continuum, entre ces deux niveaux. Laclinique maïeutique est ainsi une posture de recherchefavorisant l’expression et l’élaboration d’un savoir pardes acteurs qui, ensuite, s’en saisiront pour accroître lamaîtrise de leur action. Elle s’accompagne d’une incli-nation pour le métissage théorique.

Complémentarisme et métissage

En situation d’intervention, la porosité théorique s’avè-re plus utile que la surveillance des frontières et des ter-ritoires d’une école de pensée à laquelle il conviendraitde rester fidèle. Cette option conduit au métissage [F.

Laplantine, A. Nouss, 2002], notion qui est elle-mêmeun prolongement du «complémentarisme» cher à G.Devereux. Ce dernier proposait d’articuler entre ellesl’ethnologie et la psychiatrie pour mieux saisir ce qui, enprésence d’apparents désordres psychiques, relevait dupathologique ou de la singularité culturelle.L’ethnopsychiatrie devait rendre possible à «un psy-chiatre parisien de traiter avec autant d’efficacité une mar-quise française, un chasseur de phoques esquimau et unpaysan d’Afrique noire» [G. Devereux, 1973, p.106].Dans cette perspective, deux disciplines peuvent se pen-cher sur des faits bruts, sans pour autant en confondreles niveaux distincts et sans non plus se mélanger, ni sedissoudre. L’irréductibilité n’interdit pas la complémen-tarité. A partir d’un tel principe, disciplines, para-digmes, théories ou méthodes peuvent être articulésentre eux. La référence au métissage reprend cette idéepour la prolonger. Une pensée métisse met ainsi en évi-dence, dans les analyses qu’elle avance, le processusinstable et mouvant d’enchevêtrements permanents etde mélanges qui caractérise toute situation. Les compo-sants métissés sont saisis alternativement dans leurstransformations et dans ce qui les rattache encore à leurétat antérieur ; la démarche théorique requise pourrendre compte de ce mouvement relève elle-même dumétissage. On ne peut, pour saisir et dessiner une cour-be ou une sinuosité en train de se faire, s’en remettre àla rectitude d’une règle déjà là. L’inflexion métisse sesitue donc du côté d’une discipline de l’indiscipline, ellese place hors cadres, elle privilégie les déplacements et lestransports (méthodologiques, théoriques, techniques).En se frottant à l’histoire et à l’esprit des lieux où il setrouve immergé, en côtoyant et décryptant les mytheslocaux, en s’offrant comme surface projective aux trans-ferts individuels et collectifs des acteurs qu’il rencontre,en proposant des pistes de réflexion à ceux qui le som-ment de trouver des «solutions» à leurs difficultés, lesociologue d’intervention n’est pas devenu historien, niphilosophe, ni mythologue, ni psychanalyste, ni ges-tionnaire, mais, pourtant, il est aussi un peu de toutcela. Prudemment, sans revendiquer une improbable etdémiurgique synthèse encyclopédique, il œuvre dans lamobilité théorique, transgressant les frontières, tordantles axiomatiques prétendues incompatibles, rendantporeux les cadres qui prétendent enfermer les concepts.Il utilise ces derniers comme des concepts échangeurs(15) autorisant (à l’instar des échangeurs autoroutiers)

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(14) Une traboule (terme utilisé à Lyon) désigne un long couloir, plus oumoins dissimulé, qui permet de passer (via une habitation, une cour)d’une rue à une autre, d’un quartier à un autre. Cette notion de traboulevient du latin trans ambulare, qui signifie se déplacer au travers.

(15) On peut donner un exemple du mode d’usage des concepts échan-geurs à partir de la notion de réseau. Ce terme, tel qu’il est le plus sou-vent défini, met l’accent sur les liaisons qui permettent à des sujets et àdes objets de tenir ensemble et, le cas échéant, de porter des innovations-comme le suggère notamment l’analyse des réseaux socio-techniques.Une telle appréhension qui insiste « sur des propriétés relationnelles et nonsur des substances » [L. BOLTANSKI, E. CHIAPELLO, 1999, p. 218], permet

d’imaginer des proximités analytiques possibles, tant avec la notion desystème (entendu comme l’interaction d’éléments) qu’avec celle de struc-ture (« on sait que le jeu d’échecs où chaque coup déplaçant une pièce modi-fie la valeur positionnelle de toutes les autres pièces en jeu, constitue, depuisSAUSSURE, la métaphore par excellence de l’approche structurale » [L.BOLTANSKI, E. CHIAPELLO, 1999, p. 218]. Pris comme concept échan-geur, le réseau « fluide, continu, chaotique » [idem, p. 219] n’interdit pas àl’analyste de chercher « à déceler les relations plus stables que d’autres, deschemins préférentiels, des frayages » [idem, p. 219], généralement attachés àla notion de structure, ou bien encore d’interroger une dimensioncomme « l’environnement » tout particulièrement associée au raisonne-ment systémique.

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les changements de direction. La posture métisse sup-pose une conception spécifique de l’activité scientifique.

L’activité scientifique n’est pas La Science

L’épistémologie traditionnelle valorise les notions derupture et de coupure ; rompre avec la connaissanceordinaire, avec les illusions que véhiculent les préno-tions, avec la spontanéité, la subjectivité, couper avecles enseignements de la science passée et ce qu’ilscontiennent d’erreurs, sont autant de directionsconvergentes dont un auteur comme G. Bachelards’est fait le chantre. Déployer toute la rigueur de l’es-prit rationaliste pour dégager l’épistémè de la ganguedoxique pour donner à la connaissance une forme depureté (16), telle était son intention prioritaire. A cescoupures et autres ruptures, l’épistémologie de lasociologie d’intervention préfère les jonctions, lescoutures, les articulations. Aux dévoilements qui pré-tendent révéler et rapprocher de la pureté, elle substi-tue les constructions aléatoires. Si les sophistescomme les pragmatistes américains fournissent desrepères essentiels pour une telle posture (17), lessociologues des sciences demeurent une référenceactuelle incontournable.Plutôt que de voir, au commencement d’une décou-verte scientifique, un travail méthodique sacrifiantscrupuleusement à des règles internes, supposéescontenir les ressorts de la production savante (la vigi-lance, l’objectivité, la recherche de preuve, les tests, lerespect de la logique formelle…), ou bien, tout à l’in-verse, de suggérer qu’il y aurait un total asservissementde la logique de la science à ses conditions socialesexternes de production, les tenants de la sociologie dessciences proposent de comprendre la productionsavante comme étant le résultat d’une fabrication tur-bulente et concomitante d’énoncés et de faits. Seloneux, l’activité scientifique se construit dans un proces-sus enchevêtrant des connaissances de natures diffé-rentes, des sujets et des objets, des techniques et desarguments politiques, économiques et sociaux, le toutdans un mouvement de controverse généralisée. Cesont des oscillations, des circonvolutions, des tour-billons qui constituent ce qu’ils appellent « les circons-tances » de la production scientifique. Avant de débou-cher sur un fait, de s’intégrer «au fond scientifique » enlaissant disparaître silencieusement ce qu’en furent sescoulisses, un énoncé est l’objet d’une multitude demanipulations qui font du laboratoire de recherche«un système d’inscription littéraire dont le but est de

convaincre, parfois, qu’un énoncé est un fait » [B.Latour, S. Woolgar, 1996, p. 91]. Dans cette perspec-tive, les innovations scientifiques sont rendues pos-sibles par la mise en place de réseaux socio-techniques[M. Callon, B. Latour, 1991] qui permettent de dur-cir les « énoncés » en « faits ». Ainsi conçue, l’activitéscientifique est dissociée de «La Science » (18). Cettedernière désigne un ensemble de connaissances dontla légitimité est le fruit d’une construction scientifico-socio-politique qui impose, au travers de l’épistémo-logie (politique), une vision de ce qu’est le monde.Elle opère une série de partitions (vrai/faux,ordre/désordre, réel/représentation, politique/nature,humain/non-humain…) et imagine des procédurescapables de dévoiler le réel, imposant ainsi une lectu-re moniste de l’univers. L’activité scientifique, à l’in-verse, renvoie à des pratiques de recherche qui, carac-térisées par l’action, ne se préoccupent guère destabilisation définitive, se trouvant plutôt condam-nées à produire en permanence une vision de la mul-tiplicité des mondes, d’un plurivers dont il convientde coordonner et d’articuler les éléments entre eux. Lesociologue qui pratique l’intervention ne peut pré-tendre à autre chose. Il fait tenir ensemble, provisoire-ment et par l’analyse, des mondes pluriels qu’aucunsavoir ne peut prétendre « révéler », ni unifier.Confronté à une multitude d’acteurs et de situations,soumis en permanence à leurs sollicitations straté-giques, culturelles, psychoaffectives, l’intervenant sefrotte aux bruits du monde et tente d’en tirer desconstructions susceptibles de fournir des appuis àceux-là même qui en sont à l’origine. Provisoires, fra-giles et aléatoires, produites pour être martyrisées, lesdites constructions se donnent comme malléables.Elles ne sont pas pour autant inconsistantes ; nifausses, ni vraies, elles se veulent avant tout actives,tant au plan cognitif qu’au niveau affectif. Elles doi-vent permettre d’attacher entre eux des savoirs, despulsions, des calculs, des (en) jeux, des médiations,des coopérations, des oppositions, des propositions,des lieux, des techniques, des machines, des process,des chercheurs, des acteurs, des commanditaires, del’argent, des institutions, des organisations. C’est celien tortueux entre entités bigarrées que tente de pro-duire la sociologie d’intervention.Cette sociologie d’intervention que nous avons décri-te peut effrayer les partisans de la pureté disciplinaireou paradigmatique, qui s’efforcent de préserver l’étan-chéité des frontières dont ils se font les gardiens. Demême, elle risque d’être comprise comme une formede relâchement méthodologique par ceux qui pensentla méthode comme la rectitude du (de leur) « chemin »

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(16) Dans les textes que G. BACHELARD consacre à l’image du feu - Laflamme d’une chandelle [1961], Fragments d’une poétique du feu [1988] oubien à celle de l’eau - L’eau et les rêves [1942] - la symbolique du pur, dulimpide, est omniprésente.

(17) Sur ce point, que nous ne pouvons développer ici, voir notre ouvra-ge [G. HERREROS 2002]

(18) « On oppose La Science, définie comme la politisation des sciences parl’épistémologie (politique) pour rendre impotente la vie publique en faisantpeser sur elle la menace d’un salut par une nature déjà unifiée, et les sciences,au pluriel et en minuscule, définies comme l’un des cinq savoir-faire essentielsdu collectif à la recherche des propositions avec lesquelles il doit constituer lemonde commun et chargé du maintien de la pluralité des réalitésextérieures » [B. LATOUR, 1999, p. 361].

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(l’usage du singulier prévalant dans tous les cas). Ellescandalisera, peut-être, ceux qui imaginent que lamétis correspond à l’oubli de tous les garde-fou de l’in-tervenant. Aucune de ces critiques hypothétiques (etanticipées) ne nous semble fondée : le sociologue d’in-tervention, dans sa plasticité, conserve ses points derepères (dont la clinique maïeutique n’est pas lemoindre). Il les gère avec souplesse, certes, mais il neles perd pas de vue pour autant. Ils sont au chercheurce que le phare est au marin : il indique les récifs maisle navigateur a tout intérêt à ne pas se précipiter des-sus, il s’y échouerait.L’évocation du plastique pour caractériser la sociolo-gie d’intervention mérite une dernière précision. Trèscontemporain, ce composé, dérivé de la filière pétro-chimique, n’a pas la grande histoire du fer, ni dubronze ou de la pierre, il n’a pas la grandeur et la pure-té de certains minerais comme l’or ou l’argent. Il pré-sente néanmoins deux avantages essentiels. Il est trèsrésistant, ne s’oxyde ni ne s’érode et, en même temps,il peut se déformer à l’infini : même brûlé, il ne dispa-raît pas. Peu poreux (qualité pourtant essentielle pourpermettre la transgression des limites, le passage desfrontières) dans la plupart des cas, il peut néanmoinsoffrir, si on travaille les polymères en ce sens, des aspé-rités permettant de fragiliser son étanchéité. C’est dece matériau-là dont la sociologie d’intervention secompose.

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GÉRER ET COMPRENDRE • MARS 2004 • N°7592