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REVUE DE THÉOLOGTE ET DE PHTLOSOPHTE ,142 (2OtO),p. t-z} LA CONSTRUCTION NARRATIVE DE LAFIGURE DE MOISE COMME PROPHETE DANS LE DEUTERONOME1 JBaN-Pmnnr SowNpr Résumé Le Deutéronome se termine sur une déclaration qui conJère ò Moae un statut prophétique sans égal dans l'histoire biblique (Dt 34,10). L'étude que voici caractérise la manière dont le récit du Deutéronome instruit le <<dossier» de l'autorite prophetique de Moiise en tant que dispensateur de la Torah, enseignement «de seconde main»», et non oracle «de première main». Le livre, montre-t-on, propose une «théorie narrative»> de cette particularité. Et s'il loue enfinale la grandeur de Moise le prophète, ce n'est pas sansfaire intervenir la figure du «prophète comme Moi'se» annoncé en Dt t8. Le Deutéronome se termine sur une déclaration qui confère à Moise un statut prophétique sans égal dans I'histoire biblique - «plus jamais en Israél ne s'est levé un prophète comme Moi'se, lui que yhwh connaissait face à face» (Dt 34,10). Dans la recherche exégétique récente, l'unité que forme Dt 34,10-12 a été essentiellement abordée sous son aspect génétique, c'est-à-dire en tant qu'ajout de la part d'une rédaction tardive etlou finale du pentateuque, et dans sa fonction «canonique»: la déclaration en question intervient comme un point d'orgue, démarquant le Pentateuque (ou la Torah de Moi'se) d,autres ensembles littéraires, effectifs ou potentiels, au sein du canon de la Bible hébraiQue2. Sans exclure de telles hypothèses, l'enquéte que voici adoptera une perspective différente, proprement nan-ative. La question devient alors: comment I'affirmation du narrateur en Dt 34,10 s'inscrit-elle dans I'intrigue I Ces pages représentent une version abrégée d'une intervention faite le 25 mars 2009 à Lausanne dans le cadre du colloque «Inspiration et Écriture(s) dans l'Antiquite» organisé par I'Institut Romand des Sciences Bibliques. Je remercie C. Nihan, D. Markl et, de manière très particulière, N. Lohfink, précieux interlocuteurs dans l,élaboration de cet essai. 2 Sur le r6le de Dt 34 dans la rédaction d'ensemble du Pentateuque, voir en parti- culier K. Scurrao, «The Late Persian Formation of the Torah: Observations on Deute- ronomy 34>», in; Judah and the Judeans in the Fourth Century t.c.r., O. Lmscuns, G. N. KNomens, R. ArerRrz (éds), Winona Lake, Eisenbraun s, 2007 , p. 237 -251 (et les renvois à la littérature antérieure).

SONNET J.-p. La Construction Narrative de La Figure de Moïse Dans Le Dt

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  • REVUE DE THOLOGTE ET DE PHTLOSOPHTE ,142 (2OtO),p. t-z}

    LA CONSTRUCTION NARRATIVE DELAFIGURE DE MOISE COMME PROPHETE

    DANS LE DEUTERONOME1JBaN-Pmnnr SowNpr

    Rsum

    Le Deutronome se termine sur une dclaration qui conJre Moae unstatut prophtique sans gal dans l'histoire biblique (Dt 34,10). L'tude quevoici caractrise la manire dont le rcit du Deutronome instruit le

  • 2 {EAN-PIERRE SONNETdu Deutronome ? Ou encore: comment le Deutronome instruit-il, entre sonouverture et sa conclusion, le ,in: Manuel d'exgse de I'AncienTestament,M. Brurs, C. NureN (ds), MoBi 61, Genve, Labor et Fides, 2008,p.70-72.Le Deutronome, on le verra, met en jeu chacune de ces dynamiques, qu'il s'agissedu suspense (au sein de l'histoire raconte, I'apostasie du peuple aura-t-elle le derniermot ?), de la curiosit (lorsqu'il annonce un prophte comme Moise>, Yhwh a-t-il ente une prophtie en roue librer> ou une prophtie couple la Torah mosarque ?) ou dela surprise (des lments de l'histoire antrieure, passs sous silence l'insu du lecteur,font l'objet d'une rvlation in extremis de la part du Moise deutronomique, obligeantle lecteur reconsidrer l'ensemble de la rvlation de l'Horeb).

    a Voir N. Lonrnvr, Der BundesschluB im Land Moab. Redaktionsgeschichtliches zuDt 28,69-32,47 (1962), in; 1o., Studien zum Deuteronomium und zur deuteronomisti-schen Literaturl, SBAB 8, Stuttgart, Verlag Katholisches Bibelwerh 1990, p. 53,n 2.

    l.

  • LACONSTRUCTION NARRATTVE DE LAFIGURE DE MOISE 3Les paroles que parla Moiise (v. l)

    Lieu: au-del du Jourdain... (v. l)Temps : il y a onze jours de marche. . . (v. 2)

    Moilse parla... selon tout ce que Yhwh ovait ordonn (v.3)Temps: aprs avoir dfait Sihon... (v.4)

    Lieu: au-del du Jourdain. .. (v. 5)Moise entreprit d'exposer cette Torah en disant (v. 5)

    Employe par le narrateur, la formule selon tout ce que yhwh,/Dieu (lui)avait ordonn apparait ailleurs dans le Pentateuque, renvoyant chaque fois des paroles divines mentionnes prcdemment dans le rcit5. Ainsi que l,critFrangoise Mirguet, Dt 1,3b reprsente un cas trs particulier [...]. Le discoursdivin voqu ici n'a pas t relat antrieurement dans la narration, sauf considrer qu'il s'agit des paroles divines rapportes dans les liwes prcdantle Deutronome6

    - hypothse laquelle la suite du rcit nous fera revenir.

    Quoi qu'il en soit de cette fonction rtrospective, l'ensemble du verset 3 apar ailleurs une indniable valeur prospective, puisqu'il annonce les dvelop-pements discursifs

    - les discours mosaiiques

    - qui vont suivre. D'emble, le

    narrateur fait ici preuve de son omniscience. Avant que Moi'se n'ait dit un seulmot, le narrateur annonce en effet que la communication mosaiique fut unecommunication russie (du moins de la part de son locuteur). Et elle le futselon un critre proprement divin (c'est ici la pointe de l'omniscience): selontout ce que Yhwh lui avait ordonn leur propos. D'emble, nous savons queles discours qui suiwont ne seront pas une tentative gnreuse eUou approxi-mative de la part de Moi'se mais une transmission effective, conforme en toutpoint un mandat divinT. Dans ce commentaire autoris, il importe par ailleursde relever l'incidence d'une prposition, marque par une simple consonne:comme/suivanUselon (:) tout.... Cette modalisation a quelque chose desurprenant. Le lecteur aurait pu s'attendre une phrase du type Moise dittout ce queYhwh Iui avait dia, ou mme Moise dit toutes les paroles qurcYhwh lui avait dites>> (cf. Ex 4,30: Aaron dit toutes les paroles que yhwhavait dites Moise, cf. galement Jr 30,2). Le narrateur ne nous annonce pasune transmission d'oracles transmis verbatim, parole pour parole 8, mais unecommunication conforme des instructions divines. Il y a l une formalitsingulire que la suite du rcit permettra d'lucider.

    s La formule apparait onze fois dans le Pentateuque (Gn 6,22; j ,5 ; Ex 39,32b.42;40,16;l{b1,54;'2,34;8,20;9,5;30,1;Dtl,3);lanarrationn'yrecourt[...]quepourdiriger l'attention du lecteur vers une parole divine dj nonce (F. Mncurr, L,a rpr-sentation du divin dans les rcits du Pmtateuque. Mdiations syntaxiques et narratiyes,VTSup 123, Leiden, Brill, 2009, p. 1 53).

    6 Mncurr, Reprsentation,p. 154.7 Voir ce propos L. Prru-nr, Deuteronomium, BK, AI Y, Lfg. l-2, Neukirchen-

    Vluyn, Neukirchener Verlag, 1990, p. 17; l.-P. SoNmr, The Book within the Book:Writing in Deuteronomy,Biblnt 14, Leiden, BnlJ,,1997,p. 10, 25, 198, 243; K.FrNsrrn-eusctr, Weisungfi)r Israel. Studien zu religisem Lehren und Lernen im Deuteronomiumund seinem Umfeld, FAT 44;Tbingen, Molir Siebeck, 2005, p. I19.

    8 Voir FnrsrtRBuscu, Weisung, ll9.

  • 4 JEAN-PTERRE SONNETEn Dt 1,3, le narrateur engage ainsi d'emble son autorit, se portant garant

    de la conformit de la communication mosaiQue avec le mandat divin dont elleprocde: selon tout ce que Yhwh lui avait ordonne. Une question surgit ds'lors: avons-nous affaire ici un pur argument d'autorit de la part du narrateur ?Aurons-nous droit une explicitation de cette affirmation, et une expositiondu mandat en question ? Pour repondre ces questions, il suffira de suivre larapparition d'expressions runissant les lments Yhwh>>, ordonna (nu auplel), Moise (dans le discours du narrateur), ou Yhwh m'ordonna (dans lediscours de Moise)to.

    Une premire occurrence de la combinaison des lments en question selit en Dt 4,5: Vois, je vous enseigne les lois et les coutumes, conme (lu))Yhwh monDieu me l'a ordonn (':'tl), pour que vous les mettiez en pratiquelnrr15) quand vous serez dans le pays o vous allez entrer pour en prendrepossession. C'est prsent Moise qui parle (et non plus le narrateur) et faitcho lui aussi un mandat divin (m'a ordonn), sans l'expliciter pour autant'Cette intervention contribue par ailleurs construire ce qui sera bientdt unparadigme: Moise associe l'ordre divin le verbe ln5 aupiel,11,et prcise la finalit de cet enseignement: la mise en pratique (le faire, nup)des lois et coutumes enseignes. Uoccurrence suivante du paradigme en Dt4,12-14 ajoute au noyau dj rencontr un lment important; il nous methasur la piste d'une scne fondatrice.

    b. Une scne.fondatrice en ce temps-l[2] Et Yhwh vous a parl du milieu du feu: une voix parlait, et vous l'entendiez,mais vous n'aperceviez aucune forme, il n'y avait rien d'autre que la voix. [13] Il

    e Venant au seuil du livre, I'affirmation du narrateur est ds lors cratrice depuissantes et endurantes premires impressions. En psychologie de la perception, laloi des premires impressions (trtrimacy effect) tabbt que ce qui vient en tte dans lacommunication d'un message, et singulirement d'un rcit, s'imprime en profondeurdans l'esprit de celui qui aborde l'ouvre, et oriente la rception de ce qui suit. VoirM. Smmrrnc, Expositional Modes and Tbmporal Ordering in Fictior, Baltimore, JohnsHopkins University Press, 1978, p.93-102; M. Prnnv, Literary Dynamics: How theOrder of a Text Creates its Meaning, Poetics Tbday, l, 1979, p. 35-61. Par ailleursil convient de remarquer que le Deutronome inverse la situation communicationnelleillustre jusqu' prsent dans le Pentateuque (ie dois cette observation N. Lohf,nk);le lecteur y dcouvrait les paroles divines lorsqu'elles taient communiques par Dieu Moiise, ovant qe ce demier ne les transmette au peuple; le lecteur se trouve prsentalign sur les destinataires de Moiise, dcouvrant avec eux l'enseignement conformeau mandat divin. Cautionne par le narrateur en Dt 1,3, l'autorit de Moiise se trouvegalement accentue par cette situation communicationnelle indite.

    t0 Outre Dt 1,3, la combinaison se prsente en4,5.14 et 6,1 (o le pronom dsignantMoi'se se trouve lid); dans un contexte diffrent, cf. 10,5 et28,69.

    rl Le verbe ln) au piel, enseignen>, a fait son entre en Dt 4,1, sur les lvres deMoiise: Et maintenant, IsraI, coute les lois et les coutumes que je vous enseignemoi-mme mettre en pratique (cl les emplois et 4,5.14;5,31 et 6,1).

  • LACONSTRUCTION NARRATIVE DE LAFIGURE DE MOISE 5vous a co[tmuniqu son alliance, les dix paroles qu'il vous a ordonn de mettre enpratique, et il les a crites sur deux tables de piene. [14] Et moi,yhwh m'a ordonnen ce tempsJ (Nli;l nrf ;I;'t' ;'rr

    'nNl) de vous ers eignerleslois et les coutumes pourque vous les metliez en pratique dans le pays o vous allez passer pour en prendrepossession (Dt 4,12-14).

    Le paradigme est nouveau illustr ( partir du mandat divin, cette fois),et l'lment nouveau est le syntagme Nl;'i;l nrf, en ce temps-l. Le mandat aeu une scne fondatrice en ce temps-l, c'est--dire lors de la thophanie del'Horebr2. La formule en ce temps-l apparat plusieurs reprises dans leDeutronoms au sein d'une stratgie de rvlation surrogatoire de lapart duMoise deutronomique, en forme de surprise narrative. La formule a la valeurd'un en fait, l'poque, permettant Moise, seul tmoin des vnementsfondateurs, de rvler son auditoire des lments ou des aspects dterminantsde l'histoire en question jusqu' prsent passs sous silence 13. Moi'se, cepoint, raconte les choses sur le mode du telling

    - en rsumant lui-mme les

    faits, sans les mettre en scne devant nos yeux. C'est dans le chapitre 5, et donc l'intrieur du discours de la Torah (Dt 4,44-28,68), que Moi'se revient surl'affaire en mode showing ou scnique, nous faisant assisteo la scne endonnant la parole aux protagonistes de I'action. Effray par I'aspect terrifiantde la thophanie, le peuple, raconte Moi'se, lui adressa alors une requte:

    [25]Et maintenant, pourquoi mourir dvors par ce grand feu? Si nous continuons entendre la voix de Yhwh notre Dieu, nous mourrons. [26] Est-il jamais arriv un homme d'entendre cofllme nous la voix du Dieu vivant parler du milieu du feu,et de rester en vie ? [27] Approche, toi, et coute tout ce que Yhwh notre Dieu tedira: toi, tu nous diras (lllr) tout ce que Yhwh notre Dieu t'aura di, (lf.r') et nousl'couterons, nous le mettrons en pratique. [28] Yhwh a entendu la voix de vosparoles quand vous me parliez; Yhwh m'a dit: J'ai entendu la voix des paroles quece peuple te disait; ils ont bien fait en disant to]ut cela.129) Si seulement leur cceurtait dcid me craindre et observer tous les jours tous mes commandements,pour leur bonheur et celui de leurs fils, jamais ! [30] Va leur dire : ..Retournez vostentes !" [31] Et toi, tiens-toi ici avec moi; je dbai (al:lxt) tout le commandement,1es lois et les coutumes que tu leur enseigneras (o'laln) pour qu,ils les mettent enpratique dms le pays que je leur donne afin qu'ils en prennent possession.>>

    Deux lments du paradigme (fu enseigneras pour qu' ils mettenten pratique) se retrouvent dans le v. 3l; le verbe du mandat (ordonnen>)est absent, pour la simple raison que le mandat est, cette fois, l'vnementracont (les v. 30-31 mettent sur la bouche de Dieu, l'adresse de Moi'se, deuximpratifs

    - va leur dire, tiens-toi ici

    - et surtout un inaccompli valeur

    d'impratif -

    tu leur enseigneras).

    12 VoirFNsrmsuscu,Weisung,p. l19 et 155-157.13 Voir SoNNpr, Book, p.66-67, n.77 (voi ainsi les emplois en 1,9.16.18; 4,14;

    5,5 ; 9,20 ; I 0, I ). Le lecteur se trouve ici dans une situation analogue celle des destina-taires de Moise, puisque le narrateur de l'Exode, du Lvitique et des Nombres ne I'a pasinform des donnes prsent rvles par Moise.

  • 6 JEAN-PIERRE SONNETLa scne fait reviwe un moment de la thophanie rapport au chap. 20 de

    l'Exode: aprs la rvlation des dix paroles, le peuple supplia Moise de faireoffice d'intermdiaire dans la suite de l'vnement de rvlation. Dans le rcitde I'Exode, en20,19,le peuple utilise deux reprises le verbe parle (r::):Ils dirent Moise: "Parle-nous (r:'l) toi-mme et nous entendrons; mais queDiet ne nous parle pas ('t::'), ce serait notre mort !')> Dans le rcit que Moisefait de l'incident dans le Deutronome, le prophte fait cho ce double verbe,en toffant le compte rendu des changes. Le peuple lui a dit: Approche, toi,et coute tout ce que Yhwh notre Dieu te dira: toi, tu nous diras (r::n) tout ceque Yhwh notre Dieu t'aura dit (lll') et nous l'couterons, nous le mettronsen pratique (5,27). Dans les deux versions de la scne, celle de I'Exode etcelle du Deutronome, la demande du peuple tait donc que Moi'se dise ceque Dieu aura dit: paroles pour paroles. Continuant son rcit, le Moise deut-ronomique rvle ce que le narrateur de l'Exode a pass sous silence. Dansl'intervention divine restitue par Moise, le point important se lit au v. 31,qui fait assister une subtile reformulation de la demande du peuple de la partde Dieura. Le peuple avait demand Moise de lui redire ce que Dieu lui auraitdit. Lorsque Dieu fait sienne la demande du peuple, il en dplace l'un destermes: Et toi, tiens-toi ici avec moi; je dirai (;r::xt) tout le commandement,les lois et les coutumes que tu le:ur enseigneras (o'la)n) pour qu'ils les mettenten pratique dans le pays que je leur donne afin qu'ils en prennent possession.>C'est ici que Dieu introduit avec astuce le mandat qui fonde le Deutronome,en faisant jouer le principe l'homme propose, Dieu dispose: le peuple avaitpropos: tu nous diras ce qu'il t'aura dit; Dieu repond: fu leur enseignerasce que je t'aurai ditrs. Le verbe 'TD), au piel, rvle la nature illocutoire dela communication mosaiique qui suivra dans le Deutronome: il s'agit d'unenseignement, normatif et prescriptif, sur base d'une rvlation antrieure16.

    ra Voir ce propos Sor.iNEr, Book,p.37-38 et47-48; cf galement B. M. LemrsoN,L'hermneutique de I'innovation. Canon et exgse dans I'Isral biblique, Le livre etle rouleau 24, Bruxelles, Lessius, 2005, p. 49,n.43. L'argument est repris par Fn.rsrrr-ausca, Weisung, p. I 66- I 69.

    15 La manire qu'a Dieu de reformuler le propos humain a sans doute son illus-hation biblique la plus fameuse en 2 Sam 7, o l'on voit Dieu reprendre, complteret subvertir le propos de David (de construire une pour Yhwh), mais il estprsent de manire insistante dans l'ensemble du corpus narratif de la Bible; voir montude paraitre , et t1y, piel, ordonnen>,dans le discours de Moise: Prolegomena zu einer Rechtshermeneutik des Pentateuch,

  • LACONSTRUCTION NARRATIVE DE LAFIGURE DE MOISE 7I1 en est question dans l'occurrence ultrieure du paradigme, qui suit presqueimmdiatement la scne du mandat: voici le commandement, les lois etles coutumes que Yhwh votre Dieu fm') a ordonn (;rrr) de vous apprendre(tn\\) mettre en pratique (nrrav)) dans le pays o vous allez passer pouren prendre possession (6,1). I s'agit, pour Moise, non de redire les parolesregues, mais de les enseigneq en les (re)formulant dans une communicationdidactique ordonne leur mise en pratique de l'autre ct du Jourdain,c'est--dire dans la modernit de I'existence sur la terre de la promesse.Err5,25-3l,les destinataires de Moise, et le lecteur avec eux, ont ainsi prisconnaissance de la scne fondatrice voque ds l'ouverture du livre, en 1,3.Cette scne est la scne tiologique de la Torah en tant que Torah, c,est--direen tant que loi prescrite par voie d'enseignement.

    c. Un enseignement canonis

    La reformulation didactique ordonne par Dieu Moi'se, peut-on sedemander, est-elle un exercice d'actualisation transitoire, destine s'effacerdevant d'autres mises jour ? se prtera-t-elle elle-mme des reformula-tions ultrieures, bientdt confies d'autres agents ? A ce point du texte,remarquons que le contraire est plutt affirm. Moise, en effet, fait jouerau bnfice de son propre enseignement la formule du canon> qu'il a faitintervenir propos des paroles du Dcalogue: Ces paroles, yhwh les a dites toute votre assemble [...] avec une voix puissante, et il n,a rien ajout(lo' x)t) (5,22). Cette mme formule du canon

    - en version longue, cette

    fois -

    est associe par Moise ses propres paroles: Toute la parole que jevous commande, vous la garderez pour la pratiquer

    - tu n,y ajouteras rien et

    tu n'y enlveras rien (r:nn yrrn xh r')u 1on-*)) (13,1) t?. Le paradoxe est detaille, car le Moi'se deutronomique ne s'est pas priv d,ajouter aux disposi-tions regues en ce temps-l (et notamment dans le passage immdiatementprcdent, qui porte sur I'autel des sacrificesrE); toutefois, stipule le Moise-enseignant, il n'y a plus ajouter sa propre Torah: I'expansion mosaiqueest elle-mme canonique.

    dans Studien zum Deuteronomium und zur deuteronomisti.schen Literatur I/, SBAB 3g,Stuttgart, Katholisches Bibelwerk, 2005, p. 181-231 ; voir p. 198-199, n. 59.

    r7 Pour une prsentation du phnomne littraire et thologique de la formule ducanoo), voir LerrnvsoN, Hermneutique, p. 15-17 (avec bibliographie). propos desantcdents cuniformes et de l'histoire rdactionnelle de cette formule en Dt 4 ,2 etl3,l,voir B. M. LEvrNsoN, The Neo-Assyrian origins of the canon Formula in Deuteronomyl3:l, in: scriptural Exegesis: The shapes ofculture and the Religious Imagination.Essays in Honor of Michael Fishbane,D. A. Gnrw, L. S. Lrrrrn (ds), Oxford OxfordUniversity Press, 2009, p. 25-45.

    18 Voir B. M. LnvmsoN, Deuteronomy and the Hermeneutics of Legal Innovation,Oxford, Oxford University Press, 1997 , p.23-52.

  • JEAN-PIERRE SONNET

    2. Moise enseignant la Torah: un mandat prophtique ?

    La canonicit d'une parole (ou d'un texte) biblique est troitement lie son inspiration prophtique. De manire trs significative, le verset o Moisemet en jeu la formule du canon (Dt l3,l), est suivi d'un premier ensei-gnement de sa part propos du prophte et de ce qui le qualifie (13,2-6). D'ola question qui nous occupera ce point de I'enqute: lorsqu'il enseigne, etlorsqu'il enseigne propos de l'tre-prophte, Moise est-il lui-mmeprophte ? Le premier Moise, celui que le lecteur a suivi depuis le livre del'Exode jusqu'au livre des Nombres, est manifestement intervenu en tant queprophte; le rcit de sa vocation en tmoigne, au dpart de tant de parolestransmises comme celles de Yhwh. Ce Moise est donc prophte, mme si,comme l'a fait remarquer Lothar Perlitt dans un article classique, le titre defl, prophte, ne lui est jamais appliqu de manire directere. Qu'en est-ildans les discours du Deutronome, et notamment dans le discours de la Torah(4,44-28,69), o la mdiation de Moise prend une forme nouvelle, celle del'enseignement ? Aprs tout, le signe distinctif de la prophtie est celui dela transmission de I'oracle, et nous voyons Moise dvelopper prsent undiscours

  • LA CONSTRUCTION NARRAIIVE DE LA FIGI.IRE DE MOISE

    a. Dt 13,2-6 : le critre de la non-apostasie

    Le portrait du prophte enDt 13,2-6 constitue en fait un portrait par langative, puisque Moi'se met le peuple en garde contre tout (faux) prophteincitant l'apostasie, et qui dirait en substance aux fils d'Isral: >(v. 22) s'opposait la fabrication d'idoles muettes (v. 23). Dans le Deutronome, lesrapports sont intemes et croiss: la communication divine s'avre exempte de toute

  • 10 JEAN-PIERRE SONNET"vraie" et "fausse" prophtie, selon une problmatique chre aux cerclesDtr et prophtiques aprs l'exil (cf. Jr 23,9-32;Ez 13; Mi 3,5-8, etc.)23.Des rferences croises se laissent observer entre les deux instructions sur laprophtie, et la seconde est par ailleurs le point d'orgue de l'enseignement deMoise concemant les offices dans l'Isral venir (16,18-18,22} Le titre deprophte s'y rapproche singulirement de Moise puisqu'il y est question duprophte comme Moise, que Yhwh suscitera au milieu de son peuple

    - le

    prophte comme moi (dit Moise au v. l5), comme toil> (dit Dieu Moi'seauv. l8).

    Deux aspects de cette disposition mritent d'6tre souligns. D'une part,l'institution du prophte comme Moiise est ancre dans la scne qui a lgitimla mdiation prophtique de Moi'se2a: elle drive elle aussi de la demande dupeuple l'Horeb de ne plus avoir couter, sans mdiation, la voix de Yhwh(cf.5,23-31 etEx2O,l8-2125). D'autre part, la promesse de Dieu, telle qu'elleest rapporte par Moise, fait naitre une question: les paroles que Dieu mettradans la bouche du prophte en question (w. 18-19: mes paroles) sont-ellescouples aux paroles de la Torah (deutronomique) de Moise, ou seront-ellesI'expression d'une rvlation ultrieure, en roue libre, sans lien avec le nouveaucanon mosaiQue26 ? A ce point du discours (et du rcit), il n'y a pas d'lmentqui permette de rpondre la question; l'lment cl, on le verra, sera fourniin extremis par le narrateur.

    Par ailleurs, en finale de ce petit trait, Moiise introduit un second critrequalifiant la parole prophtique2?. Moi'se s'est fait le porte-parole d'une mise engarde de Dieu l'gard du prophte qui aurait la prsomption de dire en [son]nom une parole [qu'il ne lui a] pas ordonn de dire ou qui parlerait au nomd'autres dieux (v. 20). Cette mise en garde fait surgir une question, que Moisemet sur les lwes du peuple: Comment saurons-nous que ce n'est pas uneparole dite par Yhwh ? (v. 21). Moi'se formule alors le critre de l'accomplis-sement: Si ce que le prophte a dit au nom de Yhwh ne se produit pas, si celan'arrive pas, alors ce n'est pas une parole dite par Yhwh, c'est par prsomption

    23 Nm.nN, Un prophte comme Moise, p. 53.2a Voir NnsoN, Deuteronomy, p.235, qui parle d'tiologie de la prophtie

    propos de la scne raconte en 18,16-22; voir galement NnuN, Un prophte commeMoi'se, p. 54.

    25 Dans la version deutronomique de sa demande (telle qu'elle est raconte doncpar le Moiise deutronomique), le peuple souligne par deux fois 1e danger qu'il encourts'il continue (Dt5,25 et 18,16) couter lavoix deYhwh; non sans ironie, Dieurpond cette demande en mettant en place, outre la mdiation de Moise, la mdiationcontinue du prophte comme Moise>>.

    26 Nur,lN, Un prophte comme Moise, p. 55-67, repond cette question enreconstituant une histoire de la rdaction du Deutronome (avec rfrence des tudesantrieures); l'enqute que voici regoit au contraire ses paramtres du rcit canonique duDeutronome, dans sa cohrence narrative.

    27 Ce faisant Moiise reprend un point introduit dans le premier porhait du prophte:et que le signe ou le prodige qu'il t'avait promis se ralise (13,3).

  • LACONSTRUCTION NARRAIIVE DE LAFIGTJRE DE MOiSE IIque le prophte l'a dite (v. 22). Le critre en question rejaillit videmmentsur la communication mosaique: la parole de Moise se qualifie-t-elle (commeprophtique) selon ce critre d'accomplissement ? L enqute pourrait suivrebien des pistes, car Moise a annonc bien des choses dans ses quatre discours(en matire d'exil et de retour d'exil, par exemple). La rponse cette questionviendra elle aussi in extremis: le livre du Deutronome ne se clora pas sansrpondre la question de l'accomplissement de la parole mosaique2s. Cetterponse exigera au pralable des dveloppements proprement dramatiques:tout ce qui est dterminant dans le Deutronome est bel et bien soumis la loidu rcit.

    3. Les legons d'une finale narrative: Dt 31-34Avec le chap. 3 1, le lecteur assiste un renversement reprsentationnel : le

    narrateur prend le dessus sur Moise (comme source d'nonciation), et racontece que Moise n'aurait pu raconter. L'histoire en cours, celle du demier jour dela vie de Moise, y prend en effet le dessus sur l'histoire fondatrice que racontaitMoiie. Un tournant dans f intrigue se produit en 31,14. Pour la premire foisdans le Deutronome, la voix divine retentit en direct sur la scne du rcit, sans6tre prise en charge par Ie discours citant de Moise. Jusqu'ici, tout ce que Moiisea transmis au peuple tait (quant I'origine) ancien pour lui. Le lecteur atteintle point o Moi'se lui-mme apprend du nouveau, et tombe sur la priptie del'histoire raconte2e. Moise avait pris toutes les dispositions ncessaires pourassurer au discours de la Torah, mis par crit et lu de sept ans en sept ans,une rception heureuse, de gnration en gnration: pour qu'ils entendentet pour qu'ils apprennent ('r'in)'), pour qu'ils craignent Yhwh votre Dieu etveillent observer toutes les paroles de cette Torah. Et leurs fils, qui ne saventpas, entendront; et ils apprendront (ll)r)30 craindre Yhwh votre Dieu tousles jours o vous serez en vie sur la terre dont vous allez prendre possession enpassant le Jourdain (31,12-13).

    Survient alors f imprvu dans le scnario mosaique. Convoqu dans latente de la rencontre, Moi'se apprend de Dieu que sa mort sera le signal del'infidlit du peuple: Voici que tu vas te coucher avec tes pres, et ce peupleva se leverpour se prostituer en suivant d'autres dieux (31,16). En d'autres

    28 Un signal est toutefois dj donn, qui manifeste la marge entre Moiise et lefaux prophte en question. Si Moise est celui qui parle selon tout ce que Yhwh lui aordonn (tnx ;rt;r'ily rux )):) (Dt 1,3), le faux prophte est celui qui dit [parle] ce que[Dieu] ne lui [a] pas ordonn (:'n'tr-x) vx) (18,20). Je remercie N. Lohfink qui m'afait part de cette observation.

    2e Ainsi que G. Bna.wx l'a relev (Deuteronomium II, Enhter Verlag, Wtirzburg,t992,p.22r).

    30 La rception de la Torah enseigne (l, piel) s'accomplit cofime appren-tissage (t, qal); voir I'analyse dveloppe de FrNsrrnnusca, Weisung, p.287-294.

  • 12 JEAN-PIERRE SONNETtermes, Moise dcouvre que la logique d'apostasie qu'il dnongait propos dufaux prophte en Dt 13 le rattrape. Ce qui viendra aprs Moi'se, c'est l'apostasiedu peuple: ce peuple se tournera vers d'autres dieux et les servira (31,20).Exactement comme au Sinai, o l'absence de Moi'se sur la montagne avaitplong le peuple dans le dsarroi et l'infidlit du veau d'or, l'alliance qui vientd'tre renouvele au bord du Jourdain, dans les plaines de Moab (voir 28,69)3t,semble destine une rupture sans dlai, c'est--dire ds le retrait de Moise.L'oracle se termine nanmoins par la mise en place d'un ultime dispositif divin:la rvlation du chant, ce chanD), que Dieu ordonne Moise d'crire (Moisedevra donc faire un ajout au texte dj cl6tur) et d'apprendre (tn), piel) aupeupte (31,19)32. Il s'agit du pome t:rt;1, coutez cieux (qu'on lit en Dt32),qui parlera la place de Dieu au moment du retrait divin, aux jours o Dieu. A I'ordre divin rpond le rcit d'excution en34,5:
  • LACONSTRUCTION NARRATIVE DE LAFIGURE DE MOISE 13la finale du Deutronome foumit galement au Pentateuque sa finale narrative 35.La mmoire du lecteur dewa ici, plus encore qu'ailleurs dans le Deutronome,oprer au niveau d'une double cohrence: celle du Deutronome et celle duPentateuque.

    Le cycle de Moise, entre Exode et Deutronome, est en effet scand et unifipar le motif de la bouche

    - en d'autres termes par l'un des phnomnes consti-

    tutifs de l'inspiration prophtique, celui de la mise de I'oracle sur la bouche(;to) du prophte 36. Ce motif est apparu au seuil du cycle mosaiique : cartantl'objection de Moise en Ex 4, I 0 (J'ai la bouche pesante et la langue pesante),Dieu lui a rpondu qu'il est celui qui donne l'homme une bouche (v. ll),et il lui promet d'tre avec [sa] bouche [1] nv]) (v.12; cf.15.16). Ce motif aconnu sa rvlation la plus forte en Nb 12,8, au sein d'une polmique familialeautour de la question qui est prophte ?. Dieu a alors manifest le caractresurminent de la mdiation de Moise: Je lui parle bouche bouche (;ro-)x ;ro).Le motif est ensuite rapparu dans ce qui fait la periptie centrale de cecycle: le pch de Moi'se, qui lui vaut de ne pas passer sur la terre (Nb 20),une scne que Dieu a rsume en Nb 27,14: parce que vous vous tes rebellscontre ma bouche ('l) dans le dsert de Tsin. Mais le motif de la boucheest galement associ une ultime priptie au terme de la vie du prophte.Moiise mourut l [...] sur la bouche [to 5p] de Yhwh (Dt 34,5): on ne pourraitimaginer un accomplissement plus fort de l'existence prophtique. Dans son

    35 Si Dt 34 fait office de finale au macro-rcit de la vie de Moiise entre Exode etDeutronome, le raccord se produit aussi avec la Gense. Non seulemen! ainsi quel'crit T. Rrunn, le dernier discours de Yhwh Moise en Dt 34,4 est une citationlittrale de la premire promesse divine faite Abraham en Gn 12,7>> (

  • 14 JEAN.PIERRE SONNETobissance extrme, Moise retourne la pointe de l'accusation divine suite sonpch aux eaux de Mriba (en Nb 20), et meurt en retrouvant I'immdiatetdu prophte avec son Dieu. De par son lien avec le symbole de la bouche,la carrire de Moise met ainsi en intrigue et en abyme un lment paradigma-tique de l'inspiration biblique 37. I1 y a bien intrigue, car les pripties n'ont pasmanqu dans la trajectoire de Moise en tant que prophte (les dernires prenantplace entre Dt 3 1,14 et 34,5), et c'est ainsi l'ultime ducation d'un prophteque fait assister le Deutronome3s.

    On peut toutefois objecter que ce qui s'accomplit ainsi est la macro-intrigue prophtique de Moise, celle qui se noue dans le livre de l'Exode (voirla rference en Dt 34,11-12 aux signes etprodiges accomplis par Moise enEgypte). Comment tre sr que cette conclusion n'enjambe pas la Torah deut-ronomique, qui a fait jouer un autre registre que celui de l'oracle mis sur labouche ? Le Moise qui meurt en prophte est-il aussi celui qui a reformull'oracle, soumettant la loi donne au Sinai une traduction didactique cons-quente ? Cette question trouve sa rponse en 34,8-9, o l'intrigue lie au Moiseenseignant resurgit et trouve son accomplissement.

    b. Dt 34 en tant que conclusion de I'intrigue le prophte comme Moae

    En Dt 3 4,9, le narrateur rsume proleptiquement l' immdiat aprs-Moise,le temps de Josu3e. La mdiation de Josu, rempli de l'esprit de sagesse4,est on ne peut plus efficace, puisque le narrateur prcise au v. 9: les filsd'Isral coutrent [Josu] et firent selon ce que Yhwh avait ordonn Moise(;un-nx ;'n'i! ;nr lux: u/!r )Nt 'r:f l') ynurr). Ainsi que l'a indiqu MeirSternberg, la mise en scne des actes de rception est un lment constifutif dela potique narrative de la Bible: le point de vue du destinataire (son coute ousa non-coute, sa comprhension du message et sa manire de s'y conformer)joue rgulirement un rle dterminant dans les intrigues bibliquesat, corrmele monte d'ailleurs en pingle Dt 4,12l. Et Yhwh vous a parl du milieu du

    v Voir J.-P. SoNxnr, De Moise et du narrateur: pour une pense uarrative del'inspiration, in: La rception des critures inspires. Exgse, histoire et thologie,P. Gmnnr et C. Trmosat.o (ds), Paris, Bayard-RSR" 2007 , p. 106-109.

    38 Voir J.-P. Som.ier, Le rendez-vous du Dieu vivant. La mort de Moise dansI'intrigue du Deuteronome (Dt l-4 et Dt 3l-34), NRT 123 (2001),p.365-369.

    3e Le narrateur reprend ici le fil narratifJosu qui court depuis Dt 1,38; 3,28 et3 1,7-8.23, prolongeantM 27,18-23 (voir notamment le v. 20: Tu lui donneras une partde ta puissance afin que toute la communaut des fils d'Isral l'coute).

    a0 Voir Nb 27,18: Prends Josu, fils de Noun, homme en qui il y a de l'esprit; tuposeras la main sur lui>; l'imposition des mains par Moiise et l'inspiration de Josu sonlrelies en Dt 34,9 sur le mode de la cause l'effet: Josu, fls de Noun, tait rempli d'unesprit de sagesse parce que Moise lui avait impos les mains.

    al Voir c propos M. SrrrNnnnc, The World from the Addressee's Viewpoint:Reception as Representation, Dialogue as Monologue, Style,Zo (1986), p. 295-318.

  • LACONSTRUCTION NARRIffIVE DE LAFIGI.JRE DE MOISE 15feu: une voix parlait, et vous l'entendiez, mais vous n'aperceviez aucuneforme, il n'y avait rien d'autre que la voix (voir aussi 5,28). Le thme del'coute est certes omniprsent dans les discours de Moise (comme injonction,comme possibilit dans le futur, ou encore dans des rapports d'coute et surtoutde non-coute dans le pass), mais nulle part n'avons-nous eu droit, avant Dt34,9, une scne d'coute effective de l'enseignement de Moise dans le rcitenglobant. Il y a ds lors donner tout son poids I'information que donneici le narrateura2, ainsi qu' la forme qu'il lui donne: ces lments ont uneincidence dcisive dans l'intrigue d'ensemble du Deutronome.

    l. L affirmation du narrateur en Dt 34,9 fait apparatre ce qui est Ie grandarc narratif du Deutronome:

    L'inclusion entre Dt 1,3 et 34,9 maintient le dveloppement des trente-quatre chapitres du Deutronome au sein d'un unique acte de communication,entre nonciation et rception, et manifeste qu'il s'agit l d'une communicationrussie. Le lecteur savait depuis 1,3 que l'entreprise mosailque tait un succsquant sa source (Moise a effectivement transmis les choses selon I'ordredivin); il dcouvre en 34,9 qu'elle l'est galement du c6t des destinataires:les fils d'Isral (cf. 1,3) non seulement coutrent, mais firent aussi,

  • 16 JEAN-PIERRE SONNETmot dans l'enceinte du Deutronome, mais l'coute et la mise en pratique del'enseignement mosaique par les fils d'Isral. Le lecteur est donc amen rviser sa comprhension de l'annonce divine en 31,16. L apostasie du peuplesuivra bien la mort de Moise, mais non immdiatement, comme l'avait redoutMoise (et comme l'a imagin avec lui le lecteur) en 31,27 -29 : Car je le sais :aprs ma mort vous allez vous corrompre totalement et vous carter du cheminqueje vous ai prescrit (v. 29). Ainsi que I'explique E. Segal, une telle rvisionillustre une loi fondamentale de la lecture du rcit: Moise, celui queYhwh envoya accomplir (nrruu)) des signes et des prodiges en gypte (v. 11),le Moise qui agit (;ruv) main forte sous les yeux de tout Isral (v. l2). La miseen ceuvre des fils d'Isral n'est pas la mesure du seul haut fait rhtorique et

    a3 E. SEcu, Closure in Detective Fiction, Poetics Today, 3l (2010) 156,synthtisant lo., The Problem of Nanative Closure: How Stories Are Q'tot) Finished,PhD diss., TelAviv University, 2007 len hbreul. L'intrt de l'tude de E. Segal rsidedans sa manire de (re)penser le phnomne de la clture du rcit partir des troisuniversaux (suspense, curiosit, surprise) qui en ont entretenu la tensionr et doncf intrt.

    aa Mme note en Jg 2,7 : (voir W. Gnoss, Richter, HTKAT, Freiburg im Breisgau,Herder,2009, p. 208).

  • LACONSTRUCTION NARRAIIVE DE LAFIGURE DE MOiSE 17didactique de Moi'se le demier jour de sa vie, dans les.plaines de Moab; elleest le pint d'aboutissement des hauts faits initis en Egypte, aux jours de laservitude; elle est la rception pratique de ce que Dieu a mis en cuvre traversMoise ds les origines pour la libration du peuple.

    2. Le verbe utilis par le narrateur au v. 9, les fils d'Isral coutrent[Josu], fait merger rtrospectivement la prsence d'lurr, leitworl - le verbecouten

    - dans les deux instructions sur le prophte, aux chap. 13 et 18'

    La dynamique contraste qu'y met en place l'emploi de ce verbe amorce unemanire d'intrigue autour de la figure prophtique. A propos du prophteapostat, il est dit en 13,4: fu n'couteras pas les paroles de ce prophte(13,4); du prophte comme Moise>>, il est dit par contre: ,ainsi que le manifeste le tableau suivant:

    Le Deutronome est ainsi I'enceinte d'un accomplissement littral et effectifd'une parole annonce par Moise au nom de Yhwh: . Le critre formul ngativement par Moise en 18,22(Si ce que le prophte a dit au nom de Yhwh ne se produit pas, si cela n'arrivepas, alors ce n'est pas une parole dite parYhwh) se vrifie positivement dansle cas de Moilse. La parole qu'il a annonce dans l'enseigrrement cautionn parYhwh se ralise, et cet accomplissement vient confirmer la qualification deMoise comme prophte. Le mme verset se rvle le lieu d'une double dutypuisqu'il permet galement de reconnaitre en Josu le prophte annonc parMoise: Josu est celui dont Moise avait dit lui, vous l'couterez (18,15)45.

    a5 lbr.Ezra (env. 1092-1167) a relev le phnomne d'cho entre 18'15 et 34,9,qui lui permet d'identifier Josu au prophte annonc (voir son commentaire sur Dtf8,15, rpris par Abraham Hazquni ln en 16271). Malgr I'avis contraire de H.MBensreo lThe Understanding of the Prophets in Deuteronomy>>, SJOT 812 ll994l247-248), quli identifie le prophte annonc avec le seul Josu, lire la suite de l'histoiredite deutrnomiste, c'est dcouvrir que Josu est en fait le premier d'une srie deprophtes envoys par Yhwh

    - mes serviteurs, les prophtes>> Q R 17 ,13.23;' 21,10;

    14,11- ufind,auertir le peuple et d'viter la catastrophe de l'exil; le demier reprsentant.n .it upp."*ment Jrmie (cf. Jr 7,25 ; 25,4 ; 26,5 ; 29,19 TM ; 35, 1 5 ; 44,4). Voirnotammnt J. Br-mrrrNsoee, Prophecy and Canon: A Contribution to the Study of Jewish

    Tu n'couteras (x) vnun)pas les paroles de ceprophte ou les visions dece visionnaire>

  • 18 JEAN-PIERRE SONNETDu coup, le lecteur regoit la rponse la question que soulevait le portrait

    du prophte conme Moise>> en Dt l8 (dans une dynamique de curiosit): lesparoles du prophte venir seront-elles couples ou non aux paroles du Moisedeutronomique ? Dans un beau raccourci, le narrateur fait comprendre en34,9 qu'en coutant la figure post-mosaique (Josu), les fils d,Isral se sontconforms la rvlation mosaique, c'est--dire ce que yhwh avait ordonn Moi'se: Les fils d'Isral l'coutrent, et ils firent selon ce que yhwh avaitordonn Moise (;run-nx ;ll;l! 'is rum). Ce qu,a dit Josu mne terme,dans un bel effet perlocutoire (ils l'coutrent et ils firent), ce que yhwhavait ordonn Moise. Plus exactement encore, fait comprendre le narrateur, lamdiation de Josu permet au peuple d'agir selon ce que yhwh avait ordonn Moise; le selon unitaire (llrxl) de Dt 34,9 repond au \ NRTI I 1 ( I 989), p. 322-344, et particulirement p. 335-336 et 341 -343.

  • LACONSTRUCTION NARRATIVE DE LAFIGI.]RE DE MOISE 19Lors du coup de thtre en Dt 31,14-29, Moiise s'tait fortement mu

    du caractre imminent de la drive idoltrique du peuple (voir v. 26-29\. Cescnario n'a pas eu le dernier mot grce la parole prophtique de Josu, etgrce ce que Dieu a mis en place autour de la transition de Moise Josu, qu'ils'agisse de l'institution du prophte comme Moise>, ou encore, en Dt 3l-32,de l'crihrre de la Torah, ordonne sa transmission au-del du Jourdain, de latransformation de la Torah en tmoin contre le peuple, et de la rvlation duchant (Dt 32), effectivement chante par Moise er Hosha-Josu (32,44)a8. Cesdispositifs n'ont pas t vains, puisqu'ils dbouchent sru une coute effectivedu peuple. L intrigue du Deutronome tient ds lors dans le dplacementqu'elle raconte: la Torah de Moise n'est effectivement entendue qu' travers laparole de son successeur, Josu, et moyennant une srie de dispositifs mis enplace par Moiise lui-mme. Le Deutronome est ainsi l'histoire d'un prophtequi se fait entendre quand il n'est plus (l), mais non sans avoir crit jusqu'aubout (31,24), chant jusqu'au bout (31,30) et achev de parler (32,45)-

    Conclusion

    Au lecteur qui a fait sienne la proposition narrative du Deutronome, ladclaration du narrateur en Dt 34,10 Plus jamais en Isral ne s'est lev unprophte comme Moise apparait comme la conclusion d'une dmonstration.Cet loge surgit immdiatement aprs le rapport d'accomplissement en 34,9,les fils d'Isral coutrent [Josu] et firent comme Yhwh avait ordonn Moise; il sanctionne ds lors la russite de la communication mosaique,relayee par Josuae. Ce rapport d'accomplissement, ainsi qu'on l'a vu, noueplusieurs fils rouges qui ont sous-tendu le rcit, commencer par celui de lafiabilit de Moise, sur lequel s'ouwait le liwe: Moiise parla aux fils d'Isralselon tout ce que Yhwh lui avait ordonn pour eux (1,3). Uenchainementdes v. 9 et l0 manifeste ds lors que f incomparabilit prophtique de Moiisen'enjambe pas le moment deutronomique; l'explicitation de cette incompa-rabitit (v. 10) est au contraire appele par le succs de la communication saigeneris qu'est l'enseignement deutronomique de Moise, port terme parJosu (v. 9). Cet accomplissement permet au narrateur de rcapituler la gestetotale duprophte depuis ses dbuts gyptiens (v. ll-12).

    Par ailleurs, la dclaration du narrateur au v. l0 a t assortie d'une dter-mination cl: Plus jamais en Isral ne s'est lev un prophte conme Moise,

    a8 La profration du chant par Moiise et Josu, dans un contexte qui fait cho l'affaire du veau d'or (voir supran. 3l), occupe structurellement une position analogue celle de I'intercession de Moise lors de cette crise (voir Dt 9,18-29 ; 10,10- 1l). La scneassocie donc Moiise et Josu dans une commune intercession prophtique.

    nt Cf.Ag l,l2-14, pour une rception similaire de la parole prophtique. Vorr' encontexte galement prophtique, la mise en abyme de la fecondi de la parole en Is55,10-1 1 et de son irrversibilit en Is 45,23.

  • 20 JEAN-PIERRE SONNETlui que Yhwh connaissait face face (n,:o-)N D'lD) (Dt 34,10). Le statutprophtique sans gal de Moi'se drive de la manire dont Dieu a connu sonprophte, comme en vis--vis. Ce motif du face--face, toutefois, n'est pasinconnu du lecteur du Deutronome, puisqu'il est intervenu

    - au profit cette

    fois du peuple -

    dans le rcit qu'a fait Moise de la scne fondatrice de I'Horeb.Yhwh a parl avec vous face face (a,:o: o':o) sur la montagne, du milieudu feu, a expliqu Moise ses interlocuteurs (5,4); l'immdiatet de l,inter-locution des fils d'Isral avec Yhwh, a par ailleurs prcis Moi'se, a t renduepossible par une mdiation prophtique, la sienne propre : et moi, je me tenaisalors entre Yhwh et vous, pour vous communiquer la parole de yhwh (5,5).L interlocution divine a ainsi pris la forme d'une