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JONAS Thomas ÉTUDE COMPARÉE Le Page disgracié et La Chartreuse de Parme : La boucle des rêves Tristan l’Hermite fut le secrétaire de plusieurs grands hommes de son époque avant d’être au service du roi Louis XIII ; Stendhal travailla comme fonctionnaire au ministère des affaires étrangères et s’ennuya un temps comme ambassadeur ; Tristan l’Hermite, libre-penseur, critiqua beaucoup les pouvoirs politique et religieux et aima peu les hommes de son temps ; Stendhal, écrivant pour les lecteurs « dans trente ans », méprisa ses contemporains et ne respecta rien que lui- même ; l’un naquit François l’Hermite et l’autre Henri Bayle ; Tous deux enfin mêlèrent fiction et autobiographie dans une ou plusieurs de leurs œuvres. On le voit, ce qui rapproche le plus ces deux auteurs est moins à chercher dans leur style que dans le rapport des deux hommes à la société, à leur vie et, plus fondamentalement, au monde. Il est, dans leurs carrières littéraires, une œuvre charnière qui rend compte plus que toute autre de ce rapport au monde, fait d’ironie, d’amertume, de sublimation par l’écriture et marqué surtout par une interrogation constante de l’existence : il s’agit du Page disgracié , roman autobiographique paru en 1643, et de La Chartreuse de Parme , « nouvelle » publiée en 1839. Ces deux romans, proches du genre du Bildungsroman, mettent tous deux en jeu une « quête onirique » par laquelle le héros (ainsi que l’auteur et, par contrecoup, le lecteur) 1

Stendhal, Tristan Lhermite - étude comparée

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JONAS Thomas

ÉTUDE COMPARÉE

Le Page disgracié et La Chartreuse de Parme :La boucle des rêves

Tristan l’Hermite fut le secrétaire de plusieurs grands hommes de son époque avant d’être au service du roi Louis XIII ; Stendhal travailla comme fonctionnaire au ministère des affaires étrangères et s’ennuya un temps comme ambassadeur ; Tristan l’Hermite, libre-penseur, critiqua beaucoup les pouvoirs politique et religieux et aima peu les hommes de son temps ; Stendhal, écrivant pour les lecteurs « dans trente ans », méprisa ses contemporains et ne respecta rien que lui-même ; l’un naquit François l’Hermite et l’autre Henri Bayle ; Tous deux enfin mêlèrent fiction et autobiographie dans une ou plusieurs de leurs œuvres.

On le voit, ce qui rapproche le plus ces deux auteurs est moins à chercher dans leur style que dans le rapport des deux hommes à la société, à leur vie et, plus fondamentalement, au monde. Il est, dans leurs carrières littéraires, une œuvre charnière qui rend compte plus que toute autre de ce rapport au monde, fait d’ironie, d’amertume, de sublimation par l’écriture et marqué surtout par une interrogation constante de l’existence : il s’agit du Page disgracié, roman autobiographique paru en 1643, et de La Chartreuse de Parme, « nouvelle » publiée en 1839.

Ces deux romans, proches du genre du Bildungsroman, mettent tous deux en jeu une « quête onirique » par laquelle le héros (ainsi que l’auteur et, par contrecoup, le lecteur) cherche à transcender l’inanité du réel ; cependant si les deux œuvres mettent en jeu les mêmes motifs-clés tout au long de cette quête, le dénouement est fondamentalement différent : il convient donc de s’interroger sur l’aboutissement de la quête onirique des deux héros, sur le sens (signification et direction) que lui donnent les deux auteurs et ce qu’il reste pour le lecteur une fois le livre fermé.

Nous allons d’abord voir en quoi la personnalité du héros annonce la différence fondamentale entre les deux œuvres ; nous étudierons ensuite la place du narrateur-auteur, puis nous examinerons la dimension comique des deux romans ; enfin nous analyserons le régime en deux parties qui les caractérise et nous nous demanderons en quoi le dénouement est aussi l’aboutissement d’une quête (aspect caractéristique du roman de formation).

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I- Deux héros qui ne sont pas nés sous la même étoile

1) Entre bonheur et mélancolie   : une «   humeur   » fondamentalement différente

Fabrice est un héros qui part constamment « à la chasse au bonheur » : toute sa vie est marquée par « cette disposition naïve à se retrouver heureux de tout ce qui remplissait sa vie ». Même lorsqu’il est enfermé en prison, la seule possibilité d’apercevoir Clélia lui fait « oublier d’être malheureux ». La journée qu’il passe à rêver sur ses souvenirs d’enfance est pour lui « l’une des plus heureuses de sa vie ». Ce trait de caractère, il le partage avec plusieurs autres personnages : il caractérise ceux qui ont l’âme élevée, supérieure, que le narrateur appelle « primitifs », car leurs âmes sont restées naturelles et n’ont pas été dégradé par le commerce des hommes. Outre Fabrice, il s’agit de l’abbé Blanès, de la Sanseverina, de Ferrante Palla, de Ludovic.

Le jeune page du roman de Tristan l’Hermite est au contraire marqué par la mélancolie : ce terme revient 17 fois tout au long de l’œuvre. Le page semble naturellement prédisposé à cette humeur, sa « disgrâce » peut d’ailleurs s’expliquer en partie par cette défaveur de la nature ; le page est né pour être malheureux. Lorsqu’il songe à toutes ses « infortunes » passées et mesure l’étendue de sa disgrâce par le contraste entre sa naissance, ses prédispositions et sa situation présente, il ne peut qu’être frappé par « une noire mélancolie » qui finit par altérer sa santé. Au fil du texte, d’autres personnages, marqués par le même déséquilibre d’humeur, apparaissent en arrière-plan comme des doubles du page : ainsi l’écuyer amoureux de l’écolière anglaise montre une « mélancolie extraordinaire », le parent chez lequel le page loge quelques jours est un « hôte mélancolique » (un mal de famille ?) et même Gélase paraît mélancolique aux yeux de la boulangère. Par ailleurs l’auteur semble prêter les mêmes sentiments au lecteur, puisque la fin du roman annonce que la suite serait écrite pour « soulager de différentes mélancolies », répondant ainsi à « l’humeur » du lecteur (représenté par Thirinte, le destinataire du récit). D’une façon générale, Tristan l’Hermite semble considérer que cette fonction curative est au fondement de la littérature puisque son héros parle des différents auteurs qu’il a lu comme des sortes de médecins « qui se sont voulu charitablement appliquer à guérir la mélancolie ».

2) La bonne et la mauvaise étoile

Fabrice et le page sont tous deux convaincus de l’influence des astres : mais si le premier a « une confiance illimitée dans les signes qui peuvent prédire l’avenir », qui lui vient de son éducation par l’abbé Blanès, féru d’astrologie, le second regarde les astres comme l’explication a posteriori de ses malheurs ; là où Fabrice tente de déchiffrer et de prévoir (par exemple l’aigle survolant le lac de Côme qu’il reconnaît comme un signe lui annonçant qu’il doit rejoindre Napoléon), le page ne fait que se lamenter sur une fatalité qui s’acharnerait sur lui depuis sa naissance : ainsi la narrateur convie le lecteur à regarder « combien peuvent sur nos courses celles des astres, et le peu qu’avancent les grands d’ici bas en leurs desseins, s’il n’est ordonné de là-haut ». Cette citation, extraite du chapitre 48 de la deuxième partie, montre que ce sentiment de « mauvaise fortune » ne quitte pas le page tout au long du récit, alors que Fabrice finit progressivement par s’approprier les signes, par les mettre en œuvre plutôt que les observer (cet aspect différencie nettement les deux parties de La Chartreuse de Parme).

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Si le personnage du page est une version romanesque de l’auteur enfant, Fabrice est en quelque sorte un double idéalisé de Stendhal. La différence de caractère entre les deux personnages relève donc d’une approche fondamentalement différente de l’existence et la littérature par les deux hommes ; là où Tristan l’Hermite retranscrit un sentiment d’amertume devant la vanité, la futilité de l’existence humaine, Stendhal semble au contraire sublimer cette existence (le terme « sublime » est récurrent chez l’auteur), lui donner un relief nouveau grâce à l’écriture. Aussi nous devons maintenant nous demander en quoi cette approche différente se retrouve chez l’instance de l’auteur-narrateur.

II- Voix et présence de l’auteur-narrateur

1) La dimension autobiographique

Dans une plus ou moins grande mesure, les deux œuvres font appel aux données biographiques de leurs auteurs. Le roman de Tristan l’Hermite peut se définir comme un roman autobiographique : le premier chapitre pose le pacte de lecture qui présente l’œuvre comme « une fidèle copie », « une réflexion de miroir » de la vie de l’auteur. Mais si l’identité de l’auteur-narrateur-personnage est ainsi posée, le récit conserve une part de romanesque qui permet, outre d’apporter au lecteur le plaisir des péripéties d’un roman picaresque, de rassembler la cohérence d’une vie, de s’approprier le sens de son existence pour l’auteur. En effet la dimension romanesque consiste surtout à rassembler les principaux événements de sa vie dans une durée plus courte qu’elle ne fut en réalité (les 19 premières années de sa vie), de les enchaîner de façon dense afin de mettre en lumière une approche de l’existence comme « jouet des passions, des astres et de la Fortune », et pour montrer l’itinéraire de l’écrivain qu’il est devenu.

Chez Stendhal, toutes ses œuvres mêlent à des degrés divers fiction et réalité. Si La Chartreuse de Parme ne ressort pas du genre autobiographique, comme La vie d’Henri Brulard ou Souvenirs d’égotisme, le roman fait néanmoins appel à de nombreux détails de la vie d’Henri Bayle, qui se trouvent ainsi transfigurés, ou plutôt sublimés. Ainsi il est fait allusion à plusieurs batailles napoléoniennes auxquelles Stendhal a participé ; la comtesse Pietranera emprunte le nom (modifié) d’Angela Pietragrua et les traits de Métilde Viscontini, deux maîtresses de l’auteur ; l’abbé Blanès prend le nom d’un acteur ami de Stendhal et le rôle de précepteur de l’abbé Ryan, homme austère qui éleva l’écrivain dans son enfance ; les orangers et l’Italie sont liés à sa mythologie personnelle et à celle de sa famille  ; le comte Mosca représente sans doute le diplomate idéal qu’il aurait voulu être… Il s’agit donc pour Stendhal, non pas de trouver un sens, mais de créer un sens : les données biographiques ne sont que des éléments parmi d’autres (s’ajoutant par exemple à la trame d’une chronique italienne du 16e siècle, Origine de la grandeur de la famille Farnèse) que l’auteur utilise et transforme pour écrire ce qui est bien un roman ; cette œuvre, l’avant-dernière de sa carrière littéraire, semble même constituer pour lui une sorte d’apaisement, par lequel Stendhal serait parvenu à se détacher du biographique, du réel, pour se tourner entièrement vers la pure création.

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2) L’ironie du narrateur

Les deux œuvres sont marquées par ce que G. Genette appelle les « intrusions d’auteur » et que G. Blin nomme « les interventions du narrateur » ; ces deux expressions montrent le flou, la confusion entre les deux instances, que l’on retrouve même dans La Chartreuse, présentée dans l’avertissement au lecteur comme un récit rapporté. Dans les deux cas l’auteur-narrateur fait souvent preuve d’ironie, mais d’une œuvre à l’autre elle ne semble cependant pas avoir le même sens.

Chez Tristan l’Hermite l’ironie est plutôt tournée contre le page lui-même : l’auteur, relatant sa vie 30 ans plus tard, fait preuve d’une ironie amère à l’égard de sa naïveté passée, de ses illusions d’enfant. Ainsi dans le chapitre 31 de la première partie, le page ayant affirmé avec assurance sa fortune prochaine auprès de sa maîtresse, le narrateur ajoute : « j’étais si simple de me promettre toutes ses prospérités sur la parole de l’alchimiste que je ne revis plus jamais ». Outre la prolepse ironique, qui confirme une évidence quant à l’avenir du page (ne jamais revoir l’alchimiste), le narrateur se moque d’une « jeunesse audacieuse et folle » en affectant d’appeler encore « alchimiste » celui qui n’est manifestement qu’un faux-monnayeur. L’ironie de l’auteur à l’égard de son personnage, si elle semble souvent amère, atténue néanmoins la mélancolie du récit : il s’agit d’une façon d’appréhender la vie, d’une posture qui, tout en amenant le lecteur à ressentir le plaisir du rire (qui relève, selon Bergson, d’une « anesthésie momentanée du cœur »), permet de diminuer le sérieux du récit, de considérer l’existence de loin pour mieux l’affronter. C’est pourquoi à l’ironie s’ajoute la dimension comique du roman.

Au contraire chez Stendhal l’ironie du narrateur ne semble pas avoir d’objet particulier, ou plutôt se tourner contre tout, sur tous les plans : moquerie à l’égard des personnages (« nous avouerons que notre héros était fort peu héros à ce moment là »), satire politique (« la politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert »), raillerie contre lui-même (« des passions qu’il [le narrateur] ne partage point, malheureusement pour lui »), critique des mœurs françaises (« les cœurs de ce pays-là diffèrent assez des cœurs français : les Italiens sont sincères, bonnes gens et non effarouchés »)… On retrouve ici, mais débarrassée de son amertume, l’attitude qui caractérise le narrateur du Page disgracié ; cependant celui de La Chartreuse de Parme va plus loin : là où le premier atténue la vanité du réel, le second parvient au contraire à se détacher du monde par cette posture ironique, par ce ton perpétuellement narquois, et à entraîner le lecteur avec lui grâce au lien de complicité qu’il crée. En effet, comme le remarque Jankélévitch, « l’ironie ne veut pas être crue, elle veut être comprise » : en se construisant un « éthos de supériorité railleuse » (selon la formule de Crouzet) le narrateur crée une connivence avec les lecteurs et les convie à former avec lui une communauté d’élites, d’âmes supérieures, en marge du monde, celle des « happy few », entièrement tournée vers la création littéraire.

3) L’enseignement du narrateur

Les interventions du narrateur sont souvent, dans Le Page disgracié, l’occasion d’une réflexion partagée avec le lecteur. Enchaînant sur un élément du récit, la voix narrative prend en effet de temps à autre le ton du moraliste et livre, au présent de vérité générale, une leçon, un enseignement dont le récit est l’illustration. Cet enseignement, teinté de la libre-pensée de l’auteur, fait souvent preuve du même pessimisme que le ton ironique : ainsi à la fin du chapitre 14 de la seconde partie, qui relate le don ostentatoire que fait l’avare libérale dans une église, le narrateur conclue par une sorte de sermon où il affirme que « c’est l’intérêt qui anime et qui fait mouvoir la plus grande partie des hommes, qui ne sont point inspirés de

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l’esprit de Dieu ». De la même manière, après avoir rapporté une histoire tragique écossaise, le narrateur analyse la force des émotions littéraires comme effet de « ce ressort qu’on appelle amour de nous-mêmes ». A travers ces deux exemples nous pouvons voir que l’apprentissage que le page fait du monde, et que le narrateur communique au lecteur, tend fortement vers une vision du monde et des hommes très pessimiste, et même quasi misanthropique.

Ce n’est pas du tout le cas chez Stendhal : si son narrateur fait preuve « d’un irrespect total, et pour tout », il n’est néanmoins pas le vecteur d’un enseignement ni même d’une réflexion sur le monde. Ne songeant qu’à raconter, qu’à se retirer du monde par la création littéraire, Stendhal « se refuse à construire un sens définitif, le monde apparaît comme un théâtre du jeu, de la métamorphose sans que le romancier donne le fin mot de son ironie », ainsi que l’analyse M. Bardèche. Stendhal ne commente pas le monde mais le construit  : plus qu’un univers imaginaire, l’auteur présente un monde repassionné, recoloré par le pouvoir de l’écriture.

Cette présence, cette voix de l’auteur-narrateur qui s’élève dans les deux œuvres révèlent donc une approche de la littérature et de son rapport à la réalité fondée sur la dérision, l’ironie, voire la dépréciation du réel ; il s’agit d’un rapport qui présente dans les deux cas la littérature comme un palliatif à la réalité, une revanche sur le monde. Cet aspect explique alors la dimension comique des deux œuvres.

III- «   L’illusion comique   »

1) Des personnages de comédie

Dans chacune des œuvres, les deux auteurs usent de ficelles propres à la comédie, et présentent notamment toutes une galerie de personnages comiques. Dans la Chartreuse de Parme nous voyons par exemple Ranuce-Ernest IV, stéréotype du petit despote orgueilleux et ridicule, qui affecte de prendre la même position que Louis XIV sur le portrait accroché derrière lui ; le fiscal général Rassi, avec son visage « marqué par la petite vérole », sortant d’une « porte secrète » lorsque son maître a besoin de lui, est le type même de l’âme damnée, sans morale ni dignité ; Gonzo, affublé de son chapeau à plume, est la caricature du courtisan stupide, heureux quand un grand homme lui adresse la parole pour lui dire « taisez-vous Gonzo, vous êtes un sot ». Avec ces types comiques, issus de diverses traditions (la Commedia dell’arte par exemple), Stendhal marque bien son éloignement par rapport au réel et son désir d’amuser le lecteur, de le distraire et de lui être agréable avant tout. Il s’agit de mettre en scène une « illusion comique », propice au plaisir du divertissement et au détachement du monde, à l’enfermement du lecteur dans un rêve (phénomène également recherché par le héros).

Le Page disgracié, « où l’on voit de vifs caractères d’hommes de tous tempéraments et de toutes professions », se veut aussi la présentation d’une galerie de personnages dont la diversité « pourra plaire ». Cependant il faut noter que les personnages proprement comiques apparaissent particulièrement dans la seconde partie : un avare libéral « bossu devant et derrière », un nain espion aussi méchant que le veut la convention littéraire (et dont le pire ennemi est un dindon), Gélase le Rieur, Maigrelin sa victime, un « vieux cavalier crotesque » « fol achevé », un singe alcoolique… Si la première partie présente des personnages moins ridicules, et en quelque sorte plus crédibles (le précepteur, l’alchimiste, l’écolière anglaise),

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c’est que dans la seconde la désillusion du page, sa confrontation à la vanité du monde (par l’expérience du mal, de la tromperie, de la séparation amoureuse, de la guerre) conduit le narrateur à conduire lui-même son récit de plus en plus comme une comédie, comme une farce. Le monde dans lequel le héros évolue est ainsi progressivement représenté comme une scène de théâtre, où des personnages grotesques entrent et sortent continuellement ; cet élément baroque du roman permet ainsi de mettre en avant l’inconstance, la vanité du monde, et le jeu social, fait de vices et d’hypocrisie, des hommes.

2) Une seconde partie «   spectaculaire   »

Dans les deux romans la seconde partie est placée sous le signe du spectacle. Dans Le Page Disgracié, par un effet de mise en abyme, le héros met en scène des « espèces de comédies » pour l’un de ses maîtres, de même que le narrateur pour son lecteur ; il lui lit également des histoires propres à « guérir la mélancolie », détail que l’on peut considérer comme de nature métatextuelle. Ce maître, qui entretient toute une « cabale de rieurs » à laquelle le page appartient, est très souvent décrit comme riant « jusques aux larmes ». Ce trait de caractère est représentatif de la seconde partie, placée sous le signe de la farce, et le maître pourrait être vu comme une image du lecteur. C’est en tout cas dans son entourage que la frontière s’abolit entre la scène comique et le monde ; c’est par exemple lui qui envoie le page auprès du chevalier crotesque, pour lui donner « occasion de voir un personnage si ridicule » (les termes mêmes renvoient à l’univers théâtral). C’est aussi lui qui emploie le nain Anselme, « qui n’était pas une petite pièce pour le ridicule » et qui livre un duel à mort contre un dindon, affublé d’une « vieille rondache de comédie ». Parmi la cabale qu’il entretient se trouve Gélase (dont le nom signifie « rire » en grec), lequel semble, avec Maigrelin, former « deux personnages » de comédie, le malicieux et sa victime (schéma que l’on peut retrouver dans la Commedia dell’arte avec Scaramouche et Pantalon par exemple). Enfin, lors de la « comédie ridicule » de l’accouchement mise en scène par le page, sa femme se scandalise d’une parole du cuisinier et ne manque pas de « feindre d’en être malade » par « des grimaces ridicules » ; cette scène du chapitre 29 de la seconde partie est emblématique d’une frontière troublée entre le monde et le théâtre : les termes employés pour qualifier la maîtresse, la reprise du qualificatif « ridicule » montrent que la comédie commencée sur scène se poursuit à travers les spectateurs.

On trouve une scène semblable dans La Chartreuse de Parme : ce procédé éminemment baroque est employé de la même façon dans la seconde partie du roman, où la Sanseverina, qui organise alors « des soirées charmantes » au palais du nouveau prince, entre elle-même sur scène durant ces spectacles avec Ranuce-Ernest V, qui prend « le rôle d’un amoureux de la duchesse ». Si le rôle du prince est ici plus réel que celui qu’il tient dans la réalité, contraint par la morale de ne pas montrer ses sentiments pour une femme sur le point de se marier, le véritable jeu est alors, par un contraste comique, celui qui se joue dans la salle, où les « femmes âgées […] applaudissaient toujours » par esprit courtisan. La comédie se prolonge ensuite en dehors de la scène, lorsque le prince et la duchesse quittent le spectacle pour se rendre dans le cabinet de la princesse, afin de débattre du dossier de Rassi sur l’assassinat d’Ernest IV : la Sanseverina prenant « grand soin de ne mettre en avant aucune idée » et le prince et la princesse cherchant « un prétexte pour se fâcher contre quelqu’un », le narrateur nous précise alors que « pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette scène ennuyeuse ne sortirent pas des rôles que nous venons d’indiquer ». Ainsi, de même que dans Le Page disgracié, les frontières entre le monde et le théâtre se trouvent abolies, cet aspect atteignant son paroxysme dans une scène-clé de la seconde partie, placée dans les deux œuvres sous le signe des spectacles.

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Si ce trouble des frontières semble un élément commun aux deux romans par bien des aspects, il n’a néanmoins pas tout à fait le même sens dans l’un et dans l’autre : dans Le Page disgracié le côté farcesque participe plutôt d’un regard ironique, voire désabusé, du narrateur sur le monde, tandis que Stendhal cherche avant tout à élever son lecteur au-dessus du monde pour qu’il puisse le regarder d’un autre point de vue, lui donner plus de relief à travers le filtre de la création littéraire. Or cette différence fondamentale se retrouve de façon emblématique dans l’itinéraire que suivent les deux héros à travers les deux parties des romans de Tristan l’Hermite et de Stendhal.

IV- Un régime en deux parties, ou le rêve de Picaro

1) La «   quête onirique   » des deux héros

La première partie du Page disgracié est marquée par les illusions et les rêves de l’enfance : une atmosphère onirique accompagne la plupart de ses aventures. Ainsi lorsque notre héros arrive à la Cour du roi, c’est pour y être « tout ébloui de la magnificence et des beautés du Palais, […] de la splendeur qui sortait de ces deux divines personnes » : le jeune page, âgé de trois ou quatre ans, perçoit ce monde fastueux comme un décor de conte, dont il est déjà un grand lecteur. De la même manière, si le page met souvent la main à l’épée dans cette première partie, c’est parce que « la lecture des romans avait rendu [son] humeur altière et peu souffrante » ; le narrateur, analysant son comportement à posteriori, confesse non sans autodérision, qu’il croyait alors devoir « tout emporter de haute lutte », comme s’il était « quelqu’un des héros d’Homère, ou pour le moins quelque paladin, ou chevalier de la table ronde », lorsqu’il avait « quelque légère contention avec [ses] pareils ». A travers ces citations, nous pouvons voir que les lectures du page sont au centre de sa quête onirique : la littérature semble le médium privilégié de l’enfermement dans le rêve. Peut-être peut-on y voir là quelque chose du don Quichotte de Cervantès, qui, pour avoir trop lu de romans de chevalerie, devient tout à fait fou et confond les auberges avec des châteaux et les moulins avec des géants. Lorsque le page « fut pris pour un magicien », c’est d’ailleurs après réalisé une expérience de chimie trouvée dans un livre (intitulé Magie naturelle). Ce passage est emblématique de l’attitude du page, qui transforme constamment la réalité en un monde onirique par tout les artifices qui s’offrent à lui ; le narrateur retranscrit et opère à son tour cette transmutation du réel en décrivant la scène, où le précepteur apparaît comme un « fantôme épouvantable » par le « trait de magie » mis en œuvre par le héros. Par la suite le regard du page donne un relief particulier à un personnage dont l’importance est grande dans le récit : il s’agit de l’alchimiste. N’ignorant rien des écrits hermétiques, le page le considère « après Dieu pour l’auteur et la cause de toutes [ses] félicités à venir ». Une mythification de ce personnage, qui a pourtant fait faux bond au héros et paraît à l’évidence aussi charlatan que chimiste, s’opère tout au long du roman, et son ombre continue de planer au-dessus du récit longtemps après sa rencontre avec le page (au chapitre 50 de la seconde partie il est encore question de « ce philosophe, qui pouvait augmenter ou produire l’or et qui mettait ce secret au-dessous de beaucoup d’autres plus excellents »). Cette figure essentielle est le symbole de la quête onirique et de son échec : par l’espérance longtemps gardée du page de le revoir et sa déception, l’alchimiste représente « l’illusion perdue », la fin et le regret du rêve, la confrontation brutale à la réalité. Alors qu’il semblait la promesse de richesses et de félicités infinies, il est même, par une ironie du sort, à l’origine des malheurs du page : sa correspondance avec Londres est interprétée comme un complot et va le forcer à fuir en

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Norvège, quittant sa maîtresse anglaise sans espoir de retour (la place, également essentielle, de cette dernière dans la quête onirique du page sera analysée dans la partie V).

Dans La Chartreuse de Parme, c’est au contraire la seconde partie qui est placée sous le signe du rêve : auparavant Fabrice, heureux de tout, se laisse glisser sur l’existence, comme un héros picaresque. C’est sa rencontre avec Clélia, et plus encore leur amour empêché, qui va lui permettre de créer et de se retrancher dans un monde de signes. Il s’agit en quelque sorte d’une réécriture du mythe d’Amour et Psyché : l’amour persiste tant qu’il reste quelque chose à imaginer. De même que Psyché est condamnée à ne pas voir le corps de son amant, et donc à se l’imaginer, Fabrice et Clélia atteignent le plus haut degré de bonheur au sommet de la tour Farnèse, lorsqu’ils ne peuvent communiquer que par des alphabets et des morceaux de musique, sans possibilité de se rencontrer ni de se parler. Par la suite le vœu de Clélia à la Madone, qui lui interdit de voir Fabrice (comme pour Psyché), peut être interprété comme une tentative de retrouver cette situation où l’empêchement, la séparation est propice à créer un monde de signes, par lesquelles l’imagination transfigure le monde. Ceci doit être rapproché de l’essai de Stendhal intitulé De l’amour, où il théorise le phénomène de cristallisation : celui-ci consiste en « ces opérations de l’esprit qui tirent de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections », c’est-à-dire en un processus par lequel l’imagination, par l’interprétation de signes extérieurs (qu’elle élit elle-même comme signes : gestes, paroles, circonstances…), se projette sur l’être aimé et sur le monde, leur donnant un relief supérieur, un enchantement nouveau. C’est ainsi que pour Stendhal « en amour tout est signe ». Et le monde est bel est bien touché par ce phénomène de cristallisation, car selon l’auteur l’amour ainsi considéré « ouvre l’âme à tous les arts, à toutes les impressions douces et romantiques […], en un mot au sentiment et à la jouissance du beau ». C’est pourquoi, par exemple, une fois enfermé dans sa cellule, Fabrice se laisse charmer par le « paysage sublime » qu’il aperçoit depuis sa fenêtre, et qui est pour lui « le monde ravissant [où] vit Clélia Conti ».

2) La dimension picaresque des deux œuvres

Le « mythe de la passion » vécu par Fabrice avec Clélia est donc ce qui le détourne d’un itinéraire auparavant proche de celui du héros picaresque. La première partie du roman est en effet marquée par les pérégrinations du personnage principal, qui se laisse porter par les événements et diriger par les gens qui l’entourent. Le personnage de Fabrice est caractérisé par une indétermination constitutive (bâtardise, pas d’éducation, pas d’idée morale ou politique) qui lui permet de réagir de façon purement affective aux sollicitations extérieures (douleur, joie). C’est un personnage spontané, « esclave de l’instant » tout comme sa tante, qui ne se retourne pas sur le passé. Il s’agit là du type du héros picaresque, disponible et toujours en fuite du fait de son indétermination. S’il semble chercher l’amour dans cette première partie, c’est moins parce qu’il mène déjà sa quête que pour fuir les sentiments gênant de sa tante : ce sont donc bien les circonstances extérieures qui le guident (jusque dans les bras de Marietta ou de la Fausta), il n’agit que par réaction. Le récit de sa vie jusqu’à son emprisonnement dans la tour Farnèse est une succession d’épisodes, une juxtaposition de rencontres ; comme le note J.-P. Richard « il vit au jour le jour, selon la couleur de l’heure et le hasard de la rencontre ».

C’est au contraire dans la seconde partie du Page disgracié que l’on trouve le plus nettement cette dimension picaresque : après la désillusion, l’échec du rêve (doublement représenté par l’alchimiste et l’écolière anglaise) le page se laisse guider par le hasard, suivant tantôt un Irlandais jusqu’en Norvège (« je pris congé de mon hôtesse, pour aller faire un voyage auquel je ne m’attendais nullement »), tantôt une traînée d’étoiles vers Saint Jacques

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de Compostelle (qu’il n’atteindra jamais). Se laissant facilement détourner de son chemin (« je délogeai bientôt pour reprendre le chemin de Paris, que j’avais quitté par trop de faiblesse »), l’essentiel de la seconde partie du roman nous relate comment le page passe de main en main, de maître en maître, entrant à leur service par recommandation du précédent, jusqu’à finalement revenir à la Cour (« ce fut ainsi qu’après tant de courses vagabondes, je revins au lieu où j’avais été nourri ») et suivre le nouveau roi à la guerre. Le roman s’achève sur une scène de bataille, alors qu’une autre ouvre celui de Stendhal, de même que l’épisode amoureux inaugure les péripéties picaresques quand il y met fin dans La Chartreuse.

3) La place de la bataille

La place de la scène de bataille dans les deux romans est emblématique de l’inversion de l’itinéraire des deux héros. La Chartreuse de Parme s’ouvre en effet sur la bataille de Waterloo, événement essentiel qui inaugure les débuts picaresques de Fabrice. Si ce dernier ne suit pas la même quête onirique que le page dans sa jeunesse, c’est justement que Waterloo l’a d’emblée contraint à défaire « un à un tous ses beaux rêves d’amitié chevaleresque et sublime ». La quête a donc été en quelque sorte avortée, ou plutôt retardée, par cet événement qui a placé l’entrée du héros dans le monde sous le signe de la désillusion : c’est sur le champ de bataille que « les écailles tombèrent des yeux de Fabrice ». De plus cet épisode est raconté de façon burlesque par le narrateur : le point de vue interne d’un personnage naïf et inexpérimenté enlève en effet tout sens à la bataille, qui apparaît comme une succession d’incidents insignifiants et de perceptions, que Fabrice n’est pas capable d’interpréter. Le narrateur se moque de son héros (« il commençait à réfléchir quelque peu ») et raconte la scène sur un ton burlesque, aux chutes quasi voltairiennes (« il était plaisant de courir après des voleurs au milieu d’un champ de bataille »). Il y a même une progression dans l’absurde : Fabrice tue comme à la chasse, se bat contre des français, garde un pont qui ne mène nulle part… Par ce récit décalé, le narrateur parodie un topos littéraire et montre ainsi la faillite de l’héroïsme : Fabrice, dont l’imaginaire est nourri des récits de chevalerie qu’il a lu (comme chez le page et don Quichotte), perd ses illusions et renonce au rêve.

Chez Tristan l’Hermite, la bataille est ce qui clôt l’itinéraire de l’adolescent : au terme de ses pérégrinations le page est revenu à la Cour et suit le nouveau roi à la guerre. Ici l’épisode de la bataille n’entraîne pas la désillusion mais l’achève, elle signale l’impossibilité du retour au rêve et place le passage à l’âge adulte sous le signe de la médiocrité du monde, qu’il faut accepter. Cette acceptation ne se fait pas sans une sombre amertume qui marque les derniers chapitres du roman : « je ne sais combien de soldats qui l’avaient vu tomber auprès d’eux se jetèrent en foule sur lui pour fouiller ses poches et le dépouiller ». On assiste même à une progression dans l’absurde, la folie qui, loin cette fois d’avoir une dimension parodique, retranscrit cette amertume, cette « noire mélancolie » devant un monde sans grandeur, et qui ne peut aboutir qu’à la misanthropie, l’auteur déclarant « ne vouloir hanter que rarement » les hommes. Ainsi, après avoir évoqué l’inconscience des femmes, montrant « aussi peu de crainte du péril que si l’on eût tiré qu’avec des sarbacanes chargées de sucre », le narrateur décrit les « délires » provoqués par les « maladies d’armée », dont il a lui-même été atteint : outre ses propres « discours ridicules », dont la curiosité attire « toute la ville », il mentionne la cas d’un gentilhomme qui tente de manger un « bouchon de paille » et meurt peu après, et celui d’un autre homme qui s’imagine « être quelque divinité puissante » et tue un religieux à coups de gril. En mêlant dans ces chapitres « le tragique au ridicule », le narrateur donne une image du monde très pessimiste, inconstant et tiraillé de façon absurde entre ces deux pôles. C’est pourquoi il n’y a aucun héroïsme à l’œuvre dans ces scènes de sièges et d’émeutes  ; il ne s’agit d’ailleurs même pas d’une guerre contre une nation menaçante mais bien d’une

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guerre civile, déclenchée par des questions religieuses : dans ce contexte d’un peuple en conflit contre lui-même, aucune grandeur n’est possible. Les différents morts qui nous sont rapportées, tous gens proches du page, ne perdent ainsi pas la vie à la suite de combats épiques, mais bien de façon misérable, pour s’être trop « élevé sur une barrique afin de voir les défenses du rempart », à la suite d’une « mousquetade dans un bras » ou d’une « malheureuse balle ». Ces morts sont souvent l’occasion pour le narrateur d’un cri de dépit : « ce jeune aiglon […] se vit atterré d’un coup d’artillerie, la première fois qu’il déploya ses tendres ailes dans le champ de Mars ».

Ces deux itinéraires inverses, l’un assumant l’échec d’une quête et l’autre conduisant à son aboutissement, se croisent en un point central : la rencontre amoureuse. L’épisode de l’amour est en quelque sorte celui où Fabrice et le page se rencontrent, avant de poursuivre leur chemin dans deux directions opposées, vers un dénouement qui consacre la différence fondamentale entre les deux œuvres.

V- Deux chemins qui se croisent pour ne plus se rejoindre

1) La place centrale de l’amour

Au début de la seconde partie pour Fabrice, à la fin de la première pour le page, les deux héros rencontrent l’amour. L’influence du personnage féminin sur la quête onirique est, dans les deux cas, capitale : elle consacre son commencement pour l’un et son échec pour l’autre. L’épisode amoureux dans les deux œuvres est placé sous le signe de l’imaginaire, faisant appel à tout un appareil de références littéraires ou picturales : si Clélia est comparée aux « belles figures du Guide », le page appelle sa maîtresse « cette jeune Armide » ; la favorite de cette dernière prend pour nom Lidame (en référence à l’Astrée), tandis que le père de Clélia craint de « jouer le rôle d’un Cassandre ». Les circonstances de leur relation (emprisonnement, séparation) permettent aux amants de La Chartreuse de mettre en place une communication par signes propice aux « cristallisations » amoureuses, tandis que ceux du Page disgracié mettent en scène leur relation, jouent des rôles et se laissent prendre à ces « mille petits jeux ». Les premiers recréent le topos du prisonnier et de la fille du geôlier, et les seconds celui du chevalier servant et de sa dame. Les deux héros atteignent le plus haut degré de bonheur à ce moment du récit : le page confie vivre « plus heureux dans [sa] servitude que les plus grands potentats ne font dans leur souveraine autorité » et Fabrice affirme « qu’avec quels transports il eût refuser la liberté si on la lui eût offerte en cet instant ». Tout deux opèrent une sorte de mythification de la femme aimée lorsqu’elle n’est pas/plus là : le page se souvient dans la seconde partie des « faveurs d’une maîtresse digne des passions d’un grand seigneur » tandis que Fabrice songe « que l’image sublime de Clélia Conti, en s’emparant de toute son âme, allait jusqu’à lui donner de la terreur ». L’apogée de l’amour se rencontre pour nos deux héros dans un lieu clos, retiré du monde, une sorte de locus amoenus : il s’agit de la prison pour l’un et de la grotte pour l’autre. Ces deux lieux, qui matérialisent le rêve pour un bref instant dans le récit, se rejoignent par des caractéristiques communes : le plaisir que l’on y ressent, l’intimité, le jeu ou la rêverie, l’enfermement. C’est dans ce faîte du bonheur, où le monde n’a plus de prise et où l’imagination triomphe, que Fabrice et le page se croisent véritablement. Par la suite cette illusion incarnée ne dure pas  ; devenue « une chimère absente », les deux héros empruntent alors deux chemins différents,

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l’un se lançant à sa poursuite et l’autre acceptant progressivement l’échec du rêve. Nous pouvons dire que d’une certaine manière, à cet instant précis du récit, Fabrice prend la relève du page.

2) Le dénouement   : Le Page disgracié et La Chartreuse, ou la vie et la mort

Le dénouement consacre la différence fondamentale entre les deux œuvres : deux solutions sont proposées au lecteur au terme d’une quête, qui visait à abolir les frontières entre rêve et réalité. Le Page disgracié se termine lorsque le héros entre dans l’âge adulte, au terme du « dix-huit ou dix-neuvième an de [sa] vie ». Sa vie ne fait que commencer et se place dès lors sous le signe de la désillusion, comme si le passage à l’âge adulte correspondait à cet instant où la mort du rêve est acceptée, assumée. Le Page disgracié est en effet, pour H. Colet, « la tentative de Tristan l’Hermite pour maintenir le rêve dans la vie, l’imaginaire dans le réel, qui est un échec ». Le roman s’achève ainsi sur un trait d’amertume misanthropique, l’auteur avouant avoir du « dégoût […] pour toutes les professions du monde » et « prendre en haine beaucoup de diverses sociétés » ; l’illusion perdue, l’auteur adulte porte un regard très pessimiste sur le monde, qui impose à l’homme sa médiocrité et sa vanité. Mais le roman se termine aussi sur l’écriture : Tristan l’Hermite annonce « deux volumes suivants », qui poursuivraient l’autobiographie de l’adulte. Si cette suite n’a finalement jamais été écrite, l’unique tome du Page disgracié est néanmoins ce qui reste au terme de la quête onirique de son auteur-personnage : la voici elle-même « cristallisée » dans une œuvre littéraire, qui permet au lecteur de revivre cet itinéraire à chaque fois qu’il le souhaite. C’est sans doute pour cela que les volumes annoncés n’ont jamais vu le jour : en restant un récit d’enfance et d’adolescence, le roman de Tristan l’Hermite permet de garder quelque chose de la quête, de recréer le rêve et, peut-être, de le faire triompher, à chaque fois qu’un lecteur s’en empare et accompagne le héros dans ses pérégrinations.

Dans La Chartreuse de Parme, les deux héros font triompher le rêve : en maintenant une relation caractérisée par la distance, l’empêchement, l’interdit, Fabrice et Clélia parviennent à créer ce que G. Genette appelle « un système et un échange de signes », ce qui leur permet, par le processus de cristallisations amoureuses qui en résulte, d’échapper au monde, de faire « sécession » comme le formule G. Blin. Quand cette relation ne peut plus être maintenue, quand la distance disparaît et que les signes s’abolissent, en un mot quand les amants sont réunis, il n’y a plus rien à dire pour le narrateur (« nous demandons la permission de passer, sans en dire un mot, sur un espace de trois années ») et plus rien à faire pour les héros ; aussi meurent-ils tous les uns après les autres : « Sandrino […] mourut au bout de quelques mois […], Clélia […] ne survécut que de quelques mois à ce fils si chéri […], la comtesse […] ne survécut que fort peu de temps à Fabrice, qu’elle adorait, et qui ne passa qu’une année dans sa Chartreuse ». Il faut alors, pour saisir pleinement le sens de ce dénouement, nous souvenir d’une formule du comte Mosca : « de tous temps les vils Sancho Pança l’emporteront à la longue sur les sublimes don Quichotte ». A la longue : mais quand Fabrice meurt, il n’a pas 35 ans. Ainsi a-t-il pu resté un « sublime don Quichotte » en maintenant le rêve jusqu’à la fin de sa vie et du livre, et triompher des « vils Sancho Pança », c’est-à-dire d’un monde sans grandeur. Cette victoire est aussi celle du lecteur : lire le roman de Stendhal c’est s’enfermer avec plaisir dans La Chartreuse de Parme de même que Fabrice dans sa chartreuse, c’est devenir membre des « happy few » et rejoindre l’auteur-narrateur et ses personnages dans un « monde repassionné » par l’imagination. Et il y a plus : contrairement à Tristan l’Hermite, Stendhal ne laisse pas du rêve que son œuvre, il donne au lecteur une expérience : une fois le livre fermé, le lecteur est capable, à son tour, de faire jouer les cristallisations sur le monde, de donner plus de couleur et de relief à ce qui l’entoure par la force de l’imagination. Ainsi, au

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terme de la lecture, la quête continue. La Chartreuse de Parme remet cette « musique en soi pour faire danser la vie », si chère à Céline, et par laquelle le regard de celui qui n’est plus un lecteur revivifie le réel.

En conclusion :

Fondamentalement, la « quête onirique » du page de Tristan l’Hermite est un échec ; pour maintenir le rêve, l’auteur est obligé d’interrompre l’écriture, annonçant « deux volumes » sur sa vie adulte qui ne paraîtront jamais. Seul Le Page disgracié reste de cette quête, mais une fois le livre fermé, le lecteur ne garde que ce rapport pessimiste de l’auteur à l’existence, fait d’amertume, d’ironie et de mélancolie, regardant le monde comme une vaste farce un peu bouffonne ; le lecteur est à son tour disgracié. A l’inverse, si Stendhal laisse aussi le livre, il laisse plus que le livre : La Chartreuse de Parme parvient à faire passer « le rêve dans la vie, l’imaginaire dans le réel ». Lorsque le lecteur repose le volume, il est prêt à croire à « la chasse au bonheur », à voir le monde d’un œil neuf et brillant, à jouer dans une comédie et non pas à regarder une farce. En d’autres termes, lire La Chartreuse permet de quitter un monde terne pour celui, flamboyant, du rêve, mais de revenir et de ramener dans le réel un peu de ce rêve, afin de le réanimer ; le lecteur quitte La Chartreuse comme Fabrice s’enfuit de prison, à jamais transformé et à l’aide « d’une corde à l’aspect d’un volume in quarto ». Finalement ces deux ouvrages sont bien des romans de formation dans ce sens que les deux héros poursuivent une quête, pour laquelle le lecteur les accompagne, et s’en trouvent à la fin fondamentalement changés dans leur rapport à l’existence. Mais l’aboutissement est si différent, leur progression si opposée qu’il faudrait peut-être lire La Chartreuse de Parme comme, ou plutôt à la place de la suite annoncée du Page disgracié : puisque le page et Fabrice suivent le même chemin en sens inverse, traversant les mêmes étapes mais dans un ordre, et donc dans un sens différent (signification comme direction), les lire à la suite fermerait la quête comme une boucle, et enfermerait le lecteur, par cette lecture en chiasme, dans « l’imagination créatrice elle-même » (pour reprendre un expression de Guérin) ; ou, en d’autres termes, dans la boucle des rêves.

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